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NOTE DE RECHERCHE

Nicole Cohen : Writers’ rights : Freelance journalism in a digital age

Gabriela Perdomo Páez

Le livre de Nicole Cohen, Writers’ Rights: Freelance Journalism in a Digital Age, explore les conditions de travail précaires des journalistes pigistes, de même que la façon dont l’ère numérique exacerbe celles-ci.

Au delà de son intérêt documentaire, cet examen des forces qui conditionnent le travail indépendant présente un double enjeu : d’une part, contester l’idée reçue selon laquelle le journalisme indépendant est inévitablement précaire et qu’il est donc impossible de changer ses conditions de pratique, d’autre part soutenir que le cadre marxiste, bien que né dans une société industrielle stratifiée, est toujours pertinent pour éclairer des rapports de production fragmentés et virtualisés.

La première section du livre étudie les conditions de travail des journalistes pigistes canadiens et dissèque les forces économiques, politiques et culturelles qui encadrent le fonctionnement des médias dans les sociétés capitalistes occidentales. Le second chapitre propose, pour sa part, un récit historique du travail de pigiste en Amérique du Nord, comblant ainsi une lacune importante dans la littérature au sujet de ce statut. La troisième section du livre se penche sur les conditions du travail à la pige, y compris la nécessité croissante pour les rédacteurs de se promouvoir eux-mêmes.

Cette réflexion conduit l’auteure, dans le chapitre suivant, à s’intéresser aux diverses manières dont les avancées technologiques se révèlent une épée à double tranchant dans un environnement numérique. D’une part, celles-ci font miroiter aux aspirants journalistes la promesse d’une carrière facile d’accès qui leur procurera une grande flexibilité et une autonomie au quotidien, une image déformée de la réalité qui masque les divers défis associés à la vie de pigiste.

D’autre part, les pigistes se voient de plus en plus demander de travailler pour des salaires dérisoires, voire d’accepter des travaux non rétribués, ceci, leur dit-on, pour le prestige d'être lu et pour accumuler de l’expérience. Les employeurs, faut-il le préciser, ont régulièrement le dessus : ils peuvent justifier des taux de rémunération bas du fait du nombre très élevé d’individus qui rejoignent les rangs des pigistes à l’ère numérique. Les deux derniers chapitres, enfin, mettent l’accent sur les efforts déployés par les travailleurs indépendants afin de s’organiser collectivement et d’améliorer leurs conditions de travail en déclin. Quatre études de cas analysant des réalités canadiennes illustrent ce propos. 

Cohen aborde son sujet à travers une grille d’analyse marxiste de l'économie politique. Une approche qui, estime-t-elle, est aujourd’hui sous-utilisée dans les études sur les médias et le travail culturel. L'auteure affirme que l’attention traditionnellement portée sur les institutions, les technologies et les personnalités emblématiques de l’histoire de la presse écrite a « marginalisé les expériences des journalistes au travail » (traduction, p. 56). La portée théorique de l’ouvrage de Cohen, pour sa part, donne à voir les enjeux des organisations médiatiques (« le capital ») et des pigistes (« le travail »).

S’il est vrai que, dans la littérature anglo-saxonne, l'approche marxiste des théories du travail est de moins en moins utilisée dans les études sur la communication et les médias, celle-ci, en revanche, inspire toujours nombre de chercheurs européens. Accardo et ses collègues notaient déjà une dégradation du travail journalistique dans Journalistes précaires (1998), un ouvrage basé sur des entrevues avec des reporters de la presse française. Précisément, ils observaient une tendance lourde dans les médias d’information à recourir aux services de pigistes et de travailleurs en contrat à courte durée. Les auteurs écrivaient déjà à l’époque que la presse « prolétarisait »... « une partie croissante des journalistes qu’elle utilise, en commençant bien sûr par les plus vulnérables c'est-à-dire les plus jeunes » (p. 8).

La deuxième édition de ce livre a été publiée en 2007, alors que la question de la précarité s’était aggravée, et on pourrait dire que c’est plus que jamais le cas. Étudier et discuter la précarité du travail journalistique en termes marxistes n’est donc pas aussi nouveau que Cohen le prétend. Néanmoins, cette grille d’analyse demeure pertinente.

Un espace de lutte

Accardo et ses collègues abordaient déjà, il y a près de 20 ans, l’inclination des journalistes à accepter, de manière plutôt passive, des conditions de travail en déclin, pour peu qu’ils puissent conserver leur statut social, un aspect également discuté dans Writers’ Rights. C'est d’ailleurs sur ce point que Cohen exprime l’un des arguments les plus puissants du livre : les journalistes et la société dans son ensemble ne peuvent plus accepter la précarité comme fatalité. Le cadre marxiste reprend ici son importance. Il soutient l’idée que les conditions de travail fragiles sont le produit direct de processus structurels qui façonnent le travail du pigiste, par opposition à une caractéristique intrinsèque à la profession. En incorporant Marx dans son analyse, Cohen permet de considérer le travail du pigiste comme un espace où la lutte est possible, et où les combats menés collectivement peuvent conduire à une véritable amélioration des conditions de travail.

Par ailleurs, Cohen invite à remettre en question la perception du travail à la pige comme un choix de carrière que les journalistes effectuent consciemment, en toute connaissance de cause. Sans nier que le travail à la pige puisse être agréable, et même lucratif pour certains, Cohen s’appuie sur les témoignages d’un échantillon de journalistes pigistes canadiens pour mettre en évidence les sentiments partagés qui habitent plusieurs de ces travailleurs. Elle observe que la majorité des pigistes possèdent une vision positive de leur mode de vie quand ceux-ci en discutent de manière générale. Ils vantent les avantages de la flexibilité, de l’indépendance dont ils jouissent, ainsi que la possibilité d’avoir un certain contrôle sur ce qu’ils écrivent.

En revanche, une majorité d’entre eux admettent l’existence d’un décalage entre une vision fantasmée du journalisme indépendant comme une occupation regroupant des esprits libres libérés de toute contrainte, et la réalité matérielle – précaire – du travail à la pige. Et sans surprise, une majorité des pigistes sont anxieux à propos de leurs revenus, de la précarité inhérente à ce type d’emploi, et de leur avenir professionnel en général. Un grand nombre des répondants avouent leur intention d’abandonner le journalisme à la pige, ou bien reconnaissent avoir délaissé les contrats provenant de médias d’information en faveur de contrats de rédaction pour des entreprises privées.

Cohen remarque que cette contradiction entre l’état idéalisé et la précarité réelle s’étend au-delà des perceptions identitaires propres au journalisme. Cette dynamique fait partie d’un phénomène culturel plus vaste :

C’est peut-être la plus grande contradiction du travail culturel du pigiste : c’est précisément en renonçant à un contrôle sur les employés, précisément par le fait que ce sont les travailleurs eux-mêmes qui cherchent à travailler à l’extérieur d’une relation d’emploi standardisée, que le capital est en mesure d’augmenter l’extraction de la plus-value de ces travailleurs. La participation au processus de gestion indique clairement que les conflits et les antagonismes de classe ne disparaissent pas lorsque les travailleurs se soustraient d’une relation de travail, mais plutôt qu’ils se creusent et s’intensifient — pas à cause de l'inévitabilité de l'écriture en tant que travail intrinsèquement mal payé et précaire, mais à cause de la façon dont le travail des médias est organisé sous le capitalisme contemporain.  (p. 233, notre traduction).

Cohen est d’ailleurs critique des récits qui présentent les pigistes comme des entrepreneurs, à savoir comme des individus indépendants, autonomes et en contrôle de leur destinée. Elle signale à cet égard les travaux de l’économiste américain et sociologue Richard Florida qui, à son avis, a idéalisé « la classe créative, l’économie de la connaissance et le travail flexible rendu possible par la technologie » (p. 26, n. trad.) en favorisant une vision excessivement enthousiaste du travail de pige, qui décrit cette occupation comme libératrice, et ses travailleurs, comme des agents émancipés.

Cette critique est puissante et nécessaire, car elle nourrit un débat plus large sur les avantages de la technologie numérique dans les industries médiatiques. Certains chercheurs ont d’ailleurs salué les effets positifs des technologies numériques dans le journalisme, affirmant que les reporters sont devenus des agents innovateurs au moyen de celles-ci. Cette vision suggère ainsi qu’ils auraient acquis considérablement plus d'autonomie et de contrôle sur leur carrière en cette ère numérique (Spyridou et al.).

L’analyse de Cohen, cependant, invite à résister à la tentation d’étudier le journalisme à la pige uniquement en fonction des progrès technologiques. Au contraire, elle insiste sur la nécessité de penser la présence de la technologie au regard des dynamiques du pouvoir, par rapport au travail et au capital. Selon Cohen, cette idéalisation des journalistes indépendants en Amérique du Nord élude la question centrale de la relation d’exploitation qui subordonne les travailleurs au capital. En outre, elle occulte le fait que beaucoup de pigistes, ne l’étant pas par choix, ne sont pas des travailleurs émancipés. Les aspirants journalistes n’ont souvent pas d’autre solution.

Quant à nombre de journalistes expérimentés, les restructurations dans les entreprises médiatiques et les pertes d’emplois qui en découlent les contraignent à adopter un statut de pigiste. Comme l’affirme Cohen, cette « indépendance » n’est pas nécessairement un affranchissement : « Comme le démontrent les journalistes indépendants, sortir d’une relation d’emploi – ou ne pas en avoir l’occasion elle-même, ce que devient rapidement la norme – ne veut pas dire qu’on met fin à l’exploitation et la relation vicieuse entre travail et capital. Au contraire, des contrats de travail à la pige permettent au capital d’accroître l’exploitation de la force de travail » (p. 83, n. trad.). 

Marginalisation sociale

L’un des aspects qui pourraient avoir reçu le plus d’attention dans le livre est la notion de marginalisation sociale comme conséquence de la précarité propre au travail de journaliste pigiste. En outre, l’ouverture du marché à une plus grande diversité de participants serait également illusoire. À titre d’exemple, 93 % des pigistes interrogés par sondage dans l’enquête de Cohen s’identifient comme blancs. De plus, seuls ceux qui ont un solide réseau de soutien, des familles généreuses ou une seconde source de revenus peuvent entreprendre une carrière dans les médias, généralement après des études universitaires, ce qui n’est pas de nature à favoriser la présence d’étudiants à faible revenu, d’immigrants, et dans beaucoup de cas, de femmes qui dépendent des revenus de leur partenaire de vie. C’est l’une des forces de l’analyse de Cohen d’établir de nouvelles perspectives de recherche sur cet enjeu primordial. 

Dans l’ensemble, le livre de Cohen offre une contribution significative aux études dans le domaine des médias et de la communication. Son approche envers le journalisme en tant que travail salarié enrichit la discussion sur ce que signifie la précarité dans les organisations médiatiques au regard des interactions plus larges entre les médias et la société.

Le livre entreprend un dialogue avec d’autres chercheurs spécialisés dans les études de médias tels que Henrik Örnebring et Mark Deuze. Cohen aborde les travaux de Örnebring sur les relations entre les journalistes et la technologie pour recadrer la conversation à la lueur de la dynamique particulière des organisations médiatiques et du journalisme indépendant au sein d’un environnement axé sur les technologies. Tout au long du livre, elle discute également le travail approfondi de Deuze sur les médias comme employeurs de travailleurs culturels. Elle partage un désir analogue de mieux comprendre le rôle des gestionnaires de médias, tout comme la manière dont leurs actions et fonctions dans la hiérarchie d’une entrepresise peuvent aujourd’hui façonner les conditions de travail des journalistes dans un environnement médiatique connecté.

La volonté de Cohen de défendre le rôle du journalisme comme force positive dépasse le cadre de cet ouvrage : elle se situe au-delà du milieu universitaire, à travers le domaine de l’activisme. En dépit du fait que l’auteure, une ancienne journaliste elle-même, constate que le journalisme « se produit comme une marchandise pour le profit du secteur privé » elle demeure néanmoins fidèle à l’idée selon laquelle le journalisme « dans sa forme idéale […] contribue aux discours et aux débats publics, et permet aux citoyens d’exiger une reddition de comptes, en plus de fournir un espace de la réflexion sur la meilleure façon d’organiser la vie politique, économique et sociale » (p. 7, n. trad.).

Cohen estime que les efforts récents de journalistes pigistes canadiens de s’organiser en syndicat ou en groupes professionnels pour acquérir un pouvoir de négociation par rapport aux employeurs potentiels sont aussi louables que nécessaire. Elle conclut le livre en défiant ses lecteurs de considérer les conséquences de la fin du journalisme en tant que profession viable. Elle demande : « Quel genre de médias, au juste, est produit par une main-d’oeuvre tout à fait précaire ? » (p. 234, n. trad.). Une question d’importance, à n’en pas douter.

Cohen, Nicole S. (2016). Writers’ rights : freelance journalism in a digital age. Montreal : McGill-Queen’s Press-MQUP.

Gabriela Perdomo Páez est candidate au doctorat en Communication à l’Université d’Ottawa.




Références

Accardo, Alain (dir.) (1998). Journalistes précaires. Bordeaux : Le Mascaret.

Deuze, Mark (2016). Managing media workers. Dans G. F. Lowe et C. Brown (dir.), Managing Media Firms and Industries (p. 329-341). Cham : Springer International Publishing.

Örnebring, Henrik (2010). Technology and journalism-as-labour: Historical perspectives. Journalism, 11 (1), 57-74.

Spyridou Lia-Paschalia, Matsiola Maria, Veglis Antonin, Kalliris George et Dimoulas Christos (2013). Journalism in a state of flux: Journalists as agents of technology innovation and emerging news practices. International Communication Gazette, 75 (1), 76-98.




Référence de publication (ISO 690) : PERDOMO PAEZ, Gabriela. Writers’ Rights: Freelance Journalism in a Digital Age [Recension]. Les Cahiers du journalisme - Recherches, 2018, vol. 2, no 1, p. R149-R153.
DOI:10.31188/CaJsm.2(1).2018.R149


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