Nouvelle série, n°10 2nd semestre 2023 |
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ÉDITORIAL
Dans le brouillard de la guerre technologique
Face aux avancées accélérées des concurrents qui s’affrontent dans le domaine de l’intelligence artificielle, le monde de l’information et celui de l’enseignement supérieur peinent à concevoir des normes assez prévoyantes, voire extralucides, pour répondre aux évolutions à venir. Les revues scientifiques ne sont pas en reste.
À
l’automne 2021, les Cahiers du journalisme – Recherches consacraient leur dossier à l’intelligence artificielle. Sans, bien entendu, chercher à trancher péremptoirement la question déjà brûlante que soulignait son titre, « L’intelligence artificielle, coup de grâce ou coup de pouce pour l’information ? », ses contributeurs coordonnés par Jean-Hugues Roy, Colette Brin et Julie A. Gramaccia y apportaient de nombreux éclairages, encore très pertinents aujourd’hui, sur les réalisations, les promesses, les limites et les risques des diverses intersections entre ce domaine et celui du journalisme. Mais si ces grandes perspectives se dégageaient clairement, on ne pouvait alors deviner la vitesse prodigieuse à laquelle cet horizon incertain s’approchait. C’était il y a deux ans à peine, et pourtant les étoiles actuelles de l’IA générative étaient encore dans les limbes, pour ne pas parler de leurs successeurs imminents.
Les performances impressionnantes de ces graphistes et rédacteurs artificiels ont ajouté à tous les questionnements antérieurs une nouvelle couche d’apories urgentes, très concrètes mais très complexes. Faut-il par exemple interdire aux étudiants en journalisme d’y recourir (mais comment ?) ou plutôt les former à en devenir des utilisateurs experts ? Faut-il empêcher les agents conversationnels de s’alimenter avec des articles de presse au nom de la propriété intellectuelle ou les y encourager pour ne pas laisser le champ libre à des sources douteuses ? Sur ces points et d’autres, il n’y a pas de réponses faciles. Il y en aura probablement encore moins demain.
Au croisement des sphères universitaire et éditoriale, les revues scientifiques sont doublement concernées par ces évolutions. Dans les sciences dites « exactes », nombre d’entre elles ont dressé en toute hâte des barrières, parfois judicieusement provisoires comme celle de Nature qui précise que la revue « surveille de près les développements en cours dans ce domaine et examinera (et mettra à jour) ces politiques le cas échéant1. » Cependant, ces nouvelles règles, outre qu’elles ne semblent pas plus faciles à faire respecter que l’intégrité académique traditionnelle, se concentrent sur l’actualité de l’année : la génération logicielle de textes et d’images. L’analyse automatique de données, par exemple, n’est pas évoquée, bien que (ou peut-être parce que) l’appétit pour l’automatisation y précède de longue date2 l’arrivée de l’intelligence artificielle.
D’un autre côté, on peut considérer que les principes qui fondent traditionnellement les bonnes pratiques de recherche couvrent aussi l’essentiel des questions que pose aujourd’hui l’IA. Notamment le fait que tous les auteurs d’un texte doivent être identifiés, que celui-ci doit rendre compte d’un travail original, qu’une image ne peut pas plus être falsifiée par un robot que par Photoshop, et plus généralement que rien n’est sensé sortir d’une imagination biologique ou logicielle. C’est par exemple ce que rappelait le rédacteur en chef de Science3, lequel n’en annonçait pas moins l’ajout de règles visant spécifiquement l’IA, mais seulement « pour rendre ceci plus explicite ».
Tout facteur d’échelle mis à part – et il n’est pas mince ! – les Cahiers du journalisme et de l’information s’en tiennent pour le moment à un raisonnement du même ordre, ou du moins à sa première partie : sauf dans des cas exceptionnels et dûment signalés, la génération artificielle de texte, d’images ou de données n’étant pas conforme aux bonnes pratiques scientifiques auxquelles s’engagent déjà les auteurs, il ne nous semble pas indispensable d’ajouter des règles particulières dans l’immédiat (quitte à statuer au coup par coup), d’autant que les bouleversements en cours pourraient très vite forcer à les modifier. À titre d’exemple, certains des outils les plus banals comme les correcteurs grammaticaux – dont nous ne saurions trop recommander l’usage – commencent à recourir à l’IA pour reformuler des phrases boiteuses : à l’instar des OGM, garantir qu’un article ne contient aucune trace d’intelligence artificielle risque d’impliquer à l’avenir une traçabilité complexe.
Toujours en omettant ce déplaisant facteur d’échelle, les Cahiers ont un autre thème d’introspection commun avec Science et Nature, puisqu’ils comportent comme eux, en plus de leur contenu scientifique principal, une section consacrée aux articles de réflexion. Cette particularité, rarissime pour une revue de sciences humaines et sociales, entraîne des questionnements différents sur l’utilisation éditoriale de l’intelligence artificielle. Celle-ci a par le passé été mise à contribution pour la transcription des enregistrements d’entretiens, mais avec des résultats peu convaincants. En revanche, dès l’automne 2022, nous avions commencé à expérimenter les possibilités des nouveaux générateurs d’images. En l’occurrence, aucun des problèmes éthiques les plus connus n’entrait en ligne de compte : d’une part, il s’agissait clairement d’illustrations conceptuelles qui ne risquaient pas de passer pour des photos réelles, d’autre part elles ne privaient personne de son gagne-pain (puisqu’à l’exception de la correction des textes, toutes les tâches éditoriales des Cahiers sont bénévoles), enfin elles n’imitaient pas de créations soumises au droit d’auteur4.
Nous ne nous interdisons donc pas pour le moment de recourir à nouveau à cet outil graphique mais, comme le disait si bien Nature, la revue « surveille de près les développements en cours dans ce domaine et examinera (et mettra à jour) ces politiques le cas échéant. » Bref, comme tous les acteurs de l’enseignement, de la recherche et de l’information, nous avançons avec circonspection, mais un peu à tâtons, dans un brouillard mouvant.
Les Cahiers du Journalisme
et de l’information
1
Le texte est consultable à www.nature.com/nature-portfolio/editorial-policies/ai.
2Ainsi, face à son excellent concurrent gratuit, le principal logiciel commercial d’analyse statistique doit-il une bonne partie de son succès à sa facilité d’emploi, son interface permettant de réaliser des tests complexes sans nécessairement très bien comprendre de quoi il s’agit.
3Holden H. Thorp, « ChatGPT is fun, but not an author », Science, 379(6630), 2013, p. 313-313.
4Signe de l’incertitude ambiante, nous venons d’ailleurs de renoncer pour cette raison à une excellente idée d’image proposée par l’un de nos contributeurs, alors que le même clin d’œil ou hommage à Salvador Dali ne nous aurait nullement préoccupé s’il avait été réalisé par un illustrateur humain…
Référence de publication (ISO 690) : LES ÉDITEURS. Dans le brouillard de la guerre technologique. Les Cahiers du journalisme - Débats, 2023, vol. 2, n°10, p. D3-D4.
DOI:10.31188/CaJsm.2(10).2023.D003