Accueil
Sommaire
Édition courante
Autres éditions
Projet éditorial
Partenaires
Éditions et formats
Contacts
Première série
depuis 1996
Seconde série
depuis 2018
Comité éditorial
Comité de lecture
Dossiers thématiques
Appel permanent
Conditions
Proposer...
Un article de recherche
Un point de vue
Une réponse
Une recension
Un dossier
Normes et instructions
Commander
Reproduire
Traduire
Comment ne pas
citer les Cahiers

Parutions et AAC

Nouvelle série, n°10

2nd semestre 2023

DÉBATS

TÉLÉCHARGER
LA REVUE

TÉLÉCHARGER
CET ARTICLE







POINT DE VUE

Le désert, et le poison, d’un Facebook sans nouvelles

Après l’avoir expérimenté en Australie et menacé d’en faire de même en Californie, Meta a retranché l’information de ses principales plateformes au Canada depuis août 2023. Ceci fait, les contenus qui demeurent sur Facebook sont, au mieux, navrants ; au pire, dangereux.

Par Jean-Hugues Roy




Illustration CdJ, incorporant des composants Pixabay


F

acebook l’avait fait pendant cinq jours en Australie, en 2021. L’entreprise, rebaptisée Meta depuis, refait le coup au Canada en 2023, mais pour une période beaucoup plus longue et qui n’est pas terminée au moment d’écrire ces lignes. Les abonnés canadiens de Meta ne voient plus, sur Facebook ou Instagram, aucun contenu d’un média d’information, qu’il provienne du Canada ou d’ailleurs dans le monde. La Californie est actuellement confrontée à la même menace, pour la même raison.

Les lois qui ont provoqué l’ire de Meta en Australie, en Californie et au Canada ne sont pas très différentes de la directive européenne sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique (DAMUN) qui a été adoptée en 2019 et qui a notamment été intégrée au droit français la même année. Toutes les trois reflètent « la volonté politique de permettre […] une diversification des sources de financement des journaux, ce qui contribue à l’indépendance de la création journalistique [par] un rééquilibrage du rapport de force [entre les médias, d’une part, et les GAFAM, d’autre part, qui] s’accaparent la valeur économique générée par les contenus de presse diffusés en ligne1 ».

Les approches législatives européenne, australienne et canadienne se ressemblent, aussi, parce qu’elles n’empruntent pas le chemin de la taxation. Elles n’imposent pas aux multinationales qu’elles versent un pourcentage de leur chiffre d’affaires ou de leurs profits aux médias. Toutes trois prévoient plutôt un cadre à l’intérieur duquel les GAFAM doivent négocier un partage de leurs revenus avec les entreprises de presse. Elles les contraignent, certes, mais leur laissent une certaine marge de manœuvre. Ironiquement, elles sont plus conciliantes avec les plateformes qu’un projet de loi dans l’État où siègent les deux géants du web. Le California Journalism Preservation Act, prévoit en effet que Google ou Meta versent des redevances pour chaque lien qu’elle font vers un contenu journalistique.

En France, Google avait regimbé. Après avoir été soumise à une amende de 500 millions d’euros, la multinationale a conclu des ententes-cadres avec deux organisations (l’Alliance française de la presse d’information générale (APIG) et le Syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM) représentant des centaines de titres.

Au Canada, Meta a refusé de se conformer à l’esprit de la loi et a retranché l’information de ses plateformes. Pour la société de Mark Zuckerberg, le journalisme n’a aucune valeur. Ce sont les médias, affirme-t-elle, qui bénéficient de l’achalandage procuré par ses plateformes.

Mais est-il vrai que l’information ne vaut rien sur les réseaux sociaux ? Pour le savoir, il faut se demander à quoi ressemble un Facebook sans nouvelles. Je m’étais déjà posé la question en 2020 en examinant la « facebooksphère » francophone en Belgique, au Canada, en France et en Suisse2.

Je me suis reposé la question plus récemment alors que la menace planait au Canada. J’ai examiné un échantillon de plus de huit millions de publications en français en provenance de plus de 25 000 pages Facebook administrées par des utilisateurs situés au Canada. Mon échantillon couvre les années 2021, 2022 et les cinq premiers mois de 20233.

Dans ce groupe, j’ai pu identifier environ 300 pages gérées par des médias d’information. En dépit de leur petit nombre, les pages médiatiques ont publié 12,5 % du contenu de mon échantillon. C’est dire à quel point les médias sont accros à Facebook. L’heure est peut-être au sevrage ?

Mais il faut aussi savoir qu’elles ont été responsables de 10 % des interactions (partages, commentaires, likes, etc.) enregistrées sur ces contenus. C’est dire, aussi, combien les médias francophones sont un bon business pour Meta. En effet, l’attention générée par les contenus qui circulent sur ses plateformes sont le pain et le beurre de la multinationale… qui voudrait aussi garder pour elle l’argent du beurre.

Par parenthèse, chacun sait que les interactions ne mesurent pas la portée des contenus, dans Facebook, mais elles sont la seule donnée publiquement accessible aux chercheurs pour avoir une idée de ce qui se passe sur cette plateforme. Obliger les GAFA à ouvrir leurs données aux chercheurs, en les contraignant au respect de la confidentialité des utilisateurs, serait une autre formidable idée de projet de loi pour les parlementaires de tous les pays. Fin de la parenthèse.

Retrancher l’information de Facebook, donc, ne ferait pas qu’y diminuer la quantité de contenu, cela en réduirait considérablement la qualité. Si on examine les quelque sept millions de publications Facebook qui restent dans mon échantillon quand on exclut celles des médias, on se rend compte que trois grandes catégories émergent.

Il y a d’abord les pièges à clics. Des pages comme « QC Lifestyle », « Veux-tu rire ? » ou les 72 pages de repiquage de contenu appartenant à la maison de production Attraction, comme « Ayoye » ou « TROP CUTE », sont parmi celles qui surnagent. Et c’est sans compter une centaine de pages « Spotted » qui jouent le rôle d’un babillard communautaire pour retrouver un chat perdu ou demander des conseils sur le meilleur restaurant de la ville. Des pages « Spotted » universitaires ont été rachetées, en 2022, par un réseau de producteurs de contenus viraux, H&L Média, nous apprenait Le Devoir.

On pourrait aussi ranger dans cette catégorie toutes les pages axées sur le divertissement (vedettes, animaux domestiques, recettes, déco, etc.), ainsi que celles, dégoulinantes de bons sentiments, qui diffusent des images de fleurs ou de peluches avec, en texte surimposé, des lieux communs affligeants que les boomers adorent partager.

Deuxième catégorie : les personnalités politiques. Sans information, elles ont le champ libre pour rejoindre les électeurs sans entrave. Les pages de Justin Trudeau, de François Legault, d’Éric Duhaime, de Pierre Poilièvre et de Gabriel Nadeau-Dubois sont parmi celles qui ont enregistré le plus d’engagement dans Facebook au cours de la période étudiée. Ensemble, elles ont généré près de 33 millions d’interactions. L’annonce de la séparation de Justin Trudeau sur Instagram seulement est d’ailleurs un surprenant manque de jugement dans le contexte actuel de la lutte qui oppose son gouvernement aux GAFAM.

Troisième type de contenu, qui est le plus étonnant : les chrétiens évangéliques. Des pages comme celles du réseau EMCI TV, en Montérégie, ou de la Radio Emmanuel, dans l’arrondissement de Saint-Laurent, cartonnent dans Facebook. On y trouve même encore la page du soi-disant révérend Paul Mukendi, reconnu coupable d’agressions sexuelles en 2019 et condamné à huit ans de prison, mais en fuite en République démocratique du Congo. Depuis 2021, il a maintenu un rythme d’une dizaine de publications par semaine sur sa page Facebook qui compte encore un administrateur au Canada. Chacune de ces publications a généré en moyenne près de 2 400 interactions. À titre de comparaison, les pages médiatiques ne suscitent en général que 160 interactions par publication.

La désinformation, on en trouve, mais pas suffisamment pour la constituer en catégorie à part entière. Des pages qui célébraient la lutte anti-vaccinale comme celles de Québec FIER, de la Fondation pour la défense des droits et libertés du peuple ou de son fondateur, Stéphane Blais, font bien partie de celles qui demeurent quand on élimine l’info. La désinformation au Québec n’atteint cependant pas les niveaux qu’on observe aux États-Unis et, par ailleurs, les complotistes sévissent désormais sur d’autres plateformes que Facebook.

Cela dit, on se rend compte depuis le blocage que la désinformation s’infiltre par le biais de publications virales qui repiquent les contenus des médias d’information en y ajoutant des éléments trompeurs ou clairement mensongers afin de les pimenter et d’en accroître l’engagement. Par exemple, une chronique du Journal de Québec sur les difficultés du joueur de tennis Félix Auger-Aliassime a été reproduite par un site appelé Hockey30 en y ajoutant que « les v-i-c-e-s » de la quinzième raquette mondiale « sont dévoilés » et en suggérant que l’alcool ou la drogue pourraient être parmi les sources des contre-performances récentes du joueur, alors que le journaliste n’avait jamais rien évoqué de tel ! La chronique prudente est bannie de Facebook alors que le repiquage truffé d’allégations trompeuses circule librement.

Sans information, les échanges que l’on aura avec nos « amis » sur les plateformes de Meta ont donc toutes les chances de s’appauvrir, ce qui pourrait pousser des abonnés canadiens à s’en détourner. Rappelons que ces abonnés ont permis à Meta d’engranger près de 1,9 milliard de dollars au cours des six premiers mois de l’année 2023. C’est le chiffre d’affaires canadien de l’entreprise selon ses plus récents rapports financiers. Il faudra suivre l’évolution de ce chiffre d’affaires au cours des prochaines années pour voir s’il diminue. Peut-être ces pertes correspondront-elles aux sommes que Meta s’obstine à refuser de partager avec les médias d’information. 

Jean-Hugues Roy est professeur à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal.



1

Marine Buat, La construction d’un droit voisin au profit des éditeurs de presse – Vers une adaptation au monde numérique (Maîtrise en droit), Université Laval et Université Toulouse 1, 2019.



2

Jean-Hugues Roy, « Kittens and Jesus: What would remain in a newsless Facebook? » First Monday, 27(7), juillet 2022.



3

Cet échantillon est basé sur des contenus recueillis à l’aide de CrowdTangle, un outil de Meta permettant notamment d’accéder en vrac à des publications sur des réseaux sociaux. Données et détails méthodologiques sont accessibles sur le compte GitHub de l’auteur.






Référence de publication (ISO 690) : ROY, Jean-Hughes. Le désert, et le poison, d’un Facebook sans nouvelles. Les Cahiers du journalisme - Débats, 2023, vol. 2, n°10, p. D15-D18.
DOI:10.31188/CaJsm.2(10).2023.D015


Proposer un commentaire