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Nouvelle série, n°10

2nd semestre 2023

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Les figures des publics construites par les discours des acteurs au sein des rédactions locales d’Europe francophone

Laura Amigo, Université de Neuchâtel
Nathalie Pignard-Cheynel, Université de Neuchâtel

Résumé

Cette étude porte sur les figures des publics dans la relation de proximité que les médias locaux établissent vis-à-vis d’eux. La recherche se base sur trente-quatre entretiens semi-directifs menés au sein de dix rédactions de médias en Belgique francophone, en France et en Suisse romande. Les figures sont élaborées à partir des discours des journalistes qui mettent en évidence des attentes à l’égard des publics concernant les pratiques et les actions lancées par les médias afin de redynamiser la relation avec eux. L’analyse des matériaux discursifs met au jour trois figures idéales typiques des publics : le « citoyen », le « proche », le « client », en relation à trois dimensions, soit gatekeeping, sociale et commerciale, qui façonnent ces pratiques et actions de proximité. Elle permet également de préciser ces figures en confrontant ces attentes aux rôles des journalistes mis en évidence dans la littérature. Plutôt que d’être considérés comme des récepteurs de contenus, les figures identifiées mettent en lumière que les publics sont envisagés comme des entités actives et impliquées dans les relations aux médias. Elles suggèrent que les rédactions cherchent à nouer des liens avec les publics basés sur la confiance et l’adhésion à des valeurs et causes communes. Cette approche apparaît comme une réponse aux défis des médias locaux en matière d’équilibres économiques et de désaffection des publics.

Abstract

This paper focuses on the figures of audiences in the relationship that local news media build towards them. The research is based on thirty-four semi-structured interviews conducted in ten newsrooms in French-speaking Europe (Belgium, France and Switzerland). The figures are developed based on journalists’ discourse, which emphasizes expectations of audiences regarding the practices and actions implemented by their news organization to revitalize their relationship with them. The analysis of discursive materials reveals three ideal-type audience figures: the "citizen", the "fellow" and the "customer", in relation to the three dimensions – gatekeeping, social and commercial – that shape these proximity practices and actions. It also allows for a more precise characterization of these figures by comparing these expectations with the roles of journalists described in the literature. Rather than being considered mere receivers of content, the identified figures highlight that audiences are seen as active and involved entities in their relationship with the media. They suggest that newsrooms seek to create connections with audiences based on trust and adherence to shared values and causes. This approach appears to be a response to the challenges faced by local news media in terms of achieving economic sustainability and addressing audience disaffection.

DOI : 10.31188/CaJsm.2(10).2023.R009





L

e renouvellement des liens aux publics est devenu un impératif des médias locaux confrontés à une accumulation de défis et difficultés (transition numérique, désaffection des publics, recherche de rentabilité) (Nielsen, 2015). Les médias investissent de plus en plus de temps et de ressources afin de renforcer un lien distendu avec les publics, quand ce lien a longtemps été considéré comme un acquis ou une réalité ignorée. Assouplissant la distinction entre producteurs et récepteurs d’information, le développement des technologies numériques a contribué au développement de démarches plus intégratives des publics dans le processus éditorial. La littérature rend compte de la manière dont les médias organisent cette participation, voire cet engagement des publics, en développant des concepts de « journalisme participatif » (Paulussen, Heinonen et al., 2007), « journalisme réciproque » (Lewis, Holton et al., 2014) ou encore « journalisme d’engagement » (Wenzel et Nelson, 2020). Les pratiques (et tâtonnements) des médias en la matière conduisent à repenser les rôles que les journalistes d’un côté, et les publics de l’autre, sont amenés à remplir. Étudier cette question à partir des discours des journalistes pour cerner ce que nous appelons les figures des publics est l’ambition de ce travail.

La relation des médias locaux à leurs publics : entre enjeux
d’information, missions sociétales et nécessités marchandes

Les liens entre les médias et les publics reposent sur des représentations et des attentes mutuelles. Les images que les journalistes construisent de leurs publics, comprises comme « la conceptualisation mentale des personnes avec lesquelles on communique » (Litt, 2012 : 330) ont un poids dans leurs routines de travail et dans l’élaboration des stratégies éditoriales (Pool et Shulman, 1959 ; DeWerth-Pallmeyer, 1997 ; Litt, 2012). Les sources que les journalistes mobilisent pour connaître les publics influencent ces images (Coddington, Lewis et al., 2021), qu’il s’agisse des interactions avec les publics (en personne, en ligne, via le courrier des lecteurs ou les réseaux interpersonnels des journalistes – Coddington, Lewis et al., 2021 ; Robinson, 2019), des études de lectorat (Montañola et Souanef, 2012) ou encore de l’analyse de leurs traces sur des canaux numériques (Nelson, 2019 ; Costera Meijer, 2020). Malgré ces outils et dispositifs de traçabilité, comptabilité et interaction avec les publics, la littérature montre que les publics demeurent une figure méconnue, floue, voire caricaturale (Gans, 1979 ; Robinson, 2019), même à l’échelle de médias locaux (Amiel, 2017a), alors même que la proximité avec les publics en est un trait distinctif (Mathien, 1993).

La récente et abondante littérature sur les rôles des journalistes a ouvert une nouvelle voie permettant de penser la question de leurs liens aux publics. Elle souligne que les attentes à l’égard du journalisme renvoient aux constructions discursives par lesquelles les journalistes légitiment leur place dans la société. Elles comprennent des rôles normatifs (des normes abstraites et des attentes sociales) et des rôles cognitifs (des croyances, valeurs et idéaux individuels des professionnels sur leur travail), articulés à des dimensions de performance des rôles journalistiques (les rôles pratiqués et les rôles narrés) (Hanitzsch et Vos, 2017). Bien que se focalisant sur les rôles des journalistes, Hanitzsch et Vos (2018), offrent en creux une grille de lecture des publics, tantôt vus comme des citoyens (perspective politique), tantôt comme des consommateurs (vie quotidienne). Schématiquement, dans le premier cas, le journalisme vise à donner aux citoyens les informations nécessaires pour agir et participer à la vie politique, tandis que dans le domaine de la vie quotidienne, les journalistes fournissent des conseils, une aide et un encadrement pour la gestion de soi dans trois espaces interdépendants : la consommation, l’identité et l’émotion (Hanitzsch et Vos, 2018).

Dans la continuité de ces travaux, des auteurs se sont attachés à mettre en évidence la tension, voire l’inadéquation entre d’un côté la manière dont les journalistes projettent leur rôle et de l’autre les attentes des publics en la matière. Ces études (notamment Willnat, Weaver et al., 2019 et Loosen, Reimer et al., 2020) montrent globalement que les journalistes accordent plus d’importance aux missions « classiques » du journalisme, comme la production d’une information la plus objective possible, l’enquête sur les gouvernants, l’analyse et l’explication des nouvelles, que les publics. Ces derniers valorisent davantage les rôles orientés vers eux : permettre aux gens de s’exprimer, se concentrer sur l’audience la plus large possible, ou encore favoriser les changements sociétaux. Des études se sont plus spécifiquement penchées sur les attentes vis-à-vis des rôles des journalistes locaux. Heider, McCombs et al. (2005) avancent que les publics souhaitent un journalisme qui agit comme « bon voisin », se montrant soucieux et compréhensif de sa communauté et proposant des solutions à ses problèmes ; que ce soit comme « chien de garde » de la démocratie en surveillant les acteurs au pouvoir ou en offrant un espace pour exprimer des opinions et formaliser les problèmes de la communauté. Une autre recherche conduite aux Pays-Bas suggère que les publics attendent des médias locaux, au-delà de la fourniture d’informations impartiales, fiables, rapides et multiperspectives, que les journalistes accroissent la compréhension des enjeux locaux, assurent une représentation plurielle, créent une mémoire civique et favorisent l’intégration et la cohésion sociales (Costera Meijer, 2010). Ces études mettent ainsi en évidence la tension entre des missions liées à des enjeux d’information et des missions relevant davantage d’une dimension sociale, voire sociétale. Cette dernière est d’autant plus forte dans le cas des médias locaux qui, historiquement, se caractérisent par un attachement géographique et la création de liens sociaux (Martin, 2002). Les journalistes locaux s’identifient à leur région et partagent la vie de leurs publics alors même qu’ils en rendent compte (Bousquet, 2018), contribuant à un sentiment de collectivité (Arnold et Blackman, 2023).

La relation entre médias et publics se déploie également dans une logique économique. Rachel Matthews (2020) affirme qu’historiquement, la génération des revenus est un trait dominant des médias locaux commerciaux, et que cela guide la construction des liens aux publics. Il se peut que la visée économique ne soit pas la motivation principale mais, en tant qu’organisation commerciale, un média (privé) ne peut se maintenir dans un marché sans générer des profits, si marginaux soient-ils (Beam, 1998). Les bouleversements de l’écosystème informationnel poussent d’autant plus les médias à chercher une plus grande rentabilité dans leurs opérations ou à tester de nouvelles sources des revenus (Neveu, 2019). En complément de leur activité de production d’information, plusieurs médias mettent par exemple sur pied des rencontres conviviales dont l’objectif est l’amélioration de l’image de la marque ou la génération des revenus (Negreira-Rey, Amigo et al., 2022 ; Ali, Radcliffe et al., 2020) et s’engagent plus largement dans des opérations de diversification de leur modèle d’affaires. Ces dernières décennies, le marketing est par ailleurs devenu un outil utilisé de manière croissante dans les médias, généralistes (Hubé, 2010) comme locaux (Amiel, 2017b), une tendance amplifiée à la fois par la transition numérique et par la nécessité de surmonter leurs difficultés économiques.

Si la littérature a bien couvert les attentes des publics à l’égard des journalistes, la perspective inverse, c’est-à-dire la manière dont les journalistes perçoivent leurs publics, voire leur assignent des rôles est un aspect encore peu exploré dans les recherches, qui plus est à l’échelle du journalisme local. Une manière de l’aborder consiste à étudier les pratiques participatives des médias locaux. Lily Canter (2013) montre par exemple que les publics peuvent remplir plusieurs rôles dans le processus de fabrication de l’information, en étant des sources, ressources ou collaborateurs. Holton, Lewis et Coddington (2016) montrent que les rôles portant sur la production d’information dans le domaine politique ou de la vie quotidienne envisagent les publics tant comme des sources d’information que des critiques du travail journalistique alors que les rôles de « service public », où les journalistes surveillent ceux en position de pouvoir et analysent l’actualité, positionnent davantage les publics dans la conversation avec les journalistes. De notre côté, développant l’idée que la relation aux publics excède le seul domaine éditorial, nous avons proposé (Amigo, 2023) un modèle de proximité des médias locaux aux publics qui repose sur l’intersection de trois dimensions : gatekeeping (en référence au choix éditorial et au processus d’élaboration des informations), sociale (en lien à la création d’un sentiment de vivre ensemble en favorisant l’interaction sociale et/ou la solidarité avec et entre les publics) et commerciale (renvoyant à la stratégie qui permet à un média de se maintenir sur son marché), façonnant les stratégies, elles-mêmes incarnées dans les actions et les discours des médias envers les publics. Dans le cadre du projet de recherche dans lequel s’inscrit le présent article, nous avons établi un modèle de neuf modalités d’inclusion des publics associé à vingt types d’initiatives (des actions éditoriales mais aussi d’autres natures – marketing, événementiel, solidaire, etc.) mises en œuvre par les médias locaux pour redynamiser les liens aux publics (à partir d’un corpus de 550 initiatives en Belgique francophone, France et Suisse romande) (Pignard-Cheynel et Amigo, 2023). Ces catégories permettent de saisir les traces laissées dans les dispositifs de nature éditoriale, marketing/économique ou sociale pour révéler les cadrages de la participation des publics.

Le présent article prolonge ces deux précédentes publications en s’appuyant sur la revue de littérature présentée plus haut. La perspective se veut complémentaire en explorant les figures des publics dans les discours des membres des rédactions de dix médias locaux d’Europe francophone (France, Belgique francophone et Suisse romande), en nous appuyant sur les études des rôles journalistiques et les trois dimensions (gatekeeping, sociale et commerciale) des liens entre médias et publics. Ces figures seront appréhendées à partir des discours (recueillis par entretiens) sur les pratiques et les actions entreprises envers les publics. Nous portons ainsi moins la focale sur la connaissance effective (et plus ou moins précise) que les rédactions ont de leurs publics que sur les projections des journalistes concernant ces derniers. Quelles sont les figures des publics qui émergent dans les discours des membres de la rédaction ? En quoi s’inscrivent-elles dans les dimensions gatekeeping, sociale et commerciale qui structurent le rapport des médias de proximité à leurs publics ? Que nous disent ces figures des positionnements des médias et des journalistes locaux vis-à-vis des publics ? Telles sont les questions auxquelles notre recherche vise à répondre.

Méthodologie

Notre étude repose sur un travail de terrain réalisé entre décembre 2019 et août 2020 dans le cadre du projet LINC, qui explore la manière dont les médias locaux pensent leurs liens à leurs publics. Au lieu d’adopter une approche comparative, le projet vise à mettre en évidence des tendances qui transcendent les particularités nationales, voire régionales. À cet égard, il s’appuie sur des recherches qui ont établi l’existence de cultures professionnelles communes, notamment entre la Suisse et la Belgique (Bonin, Dingerkus et al., 2017) et de traits communs entre différents systèmes médiatiques nationaux (Hallin et Mancini, 2004). Après avoir réalisé un recensement de 550 initiatives lancées par les médias locaux de Belgique francophone, France et Suisse romande incluant les publics (Pignard-Cheynel et Amigo, 2023), l’équipe de recherche du projet a réalisé des études de cas par entretiens au sein de 10 médias afin de mieux comprendre la manière ils appréhendent leurs publics.

La sélection des dix médias concernés a suivi trois critères : 1) la représentation des trois pays, 2) la prise en compte des médias de diverse nature (presse écrite, radio, télévision et numérique), et 3) la forte implication des médias retenus dans la recherche de proximité aux publics évaluée par le nombre, la variété et la nature des initiatives présentes dans le recensement réalisé.

La répartition des médias constituant notre corpus est la suivante :


Table 1. Distribution des médias considérés par l’étude par type et pays

Le matériau empirique du présent travail est constitué de trente-quatre entretiens semi-directifs menés par huit membres1 du projet LINC dont les deux auteures. Les personnes interviewées sont des journalistes qui avaient parfois des missions plus spécifiques, comme la gestion des réseaux socio-numériques et des rédacteurs en chef et directeurs des publications2. D’une durée moyenne d’une heure, les entretiens ont interrogé les genrépondants sur leurs pratiques professionnelles et représentations liées à la relation aux publics (connaissance des publics, initiatives incluant les publics et rôles des publics dans ces activités).

Les discours des acteurs – tenant compte des limites du matériau déclaratif – ont été codés manuellement selon les trois dimensions (gatekeeping, sociale et commerciale) de proximité aux publics que nous avons élaborées dans une précédente étude (Amigo, 2023). Cette approche déductive dans le traitement des données tenait compte des projections sur les publics de la part des acteurs de la rédaction concernant les initiatives mises en œuvre dans leur média. L’analyse a ensuite été affinée de manière plus inductive, pour faire émerger des « rôles » envisagés pour les publics par les professionnels interrogés, dans leurs discours. Précisons toutefois que contrairement aux études sur les rôles journalistiques, qui reposent majoritairement sur des enquêtes par questionnaires interrogeant les acteurs (journalistes ou publics) précisément sur les définitions de leurs missions et identités (rôles normatifs), notre exploration des figures des publics est conduite à partir de la production discursive des interviewés amenés à s’exprimer sur les initiatives et pratiques qu’ils mettent en œuvre dans leur média. Il s’agit ici de rôles « narrés » (Hanitzsch et Vos, 2017), au sens où ils sont saisis à travers les discours des journalistes qui dessinent ces figures et rôles des publics sans que notre matériau empirique nous permette de les confronter aux pratiques effectives ou aux rôles décrits par les publics eux-mêmes. Le terme « figure » renvoie donc à cette construction – et non pas à la réalisation d’un portrait-robot des publics par les acteurs. Il est d’autant plus important de parler de construction ou de représentation que la littérature souligne à quel point les publics demeurent une entité floue et imprécise au sein des rédactions (Gans, 1979 ; Le Bohec, 2000), même locales (Amiel, 2017a). Ajoutons également que nous employons le terme « publics » dans son acception générale, que nous préciserons ensuite grâce aux résultats de notre recherche. Il est employé au pluriel car nous nous référerons à (et nous basons sur un corpus de) plusieurs médias, mais aussi du fait de la fragmentation qui résulte de nombreuses options pour accéder à l’information ainsi que de la segmentation qui en est faite par les médias dans la manière de s’adresser à leurs publics. L’usage du pluriel renvoie également à l’idée d’un éventail des publics inscrits dans des contextes et des relations diverses avec les médias et dont les pratiques sont multiples. En outre, le pluriel s’explique a posteriori, par la conceptualisation que nous proposons dans cette recherche se fondant sur une figure polymorphe des publics.

Citoyen, proche et client : trois figures des publics

Les figures des publics que nous identifions dans cette section sont définies moins par leurs caractéristiques réelles ou imaginées que par les constructions discursives de la part des membres de la rédaction s’exprimant sur les initiatives et pratiques mises en place par leur média (par exemple, des enquêtes participatives, des rencontres conviviales, des cafés lecteurs, etc.). Les trois dimensions de proximité aux publics (gatekeeping, sociale et commerciale) ont été identifiées dans les discours des interviewés. Ceci nous a permis de donner corps à trois figures associées des publics qui n’avaient été qu’ébauchées précédemment : le « citoyen » (dimension gatekeeping), le « proche » (dimension sociale) et le « client » (dimension commerciale). En outre, pour chacune de ces figures, nous avons fait émerger, de manière inductive, des rôles associés aux publics dans le discours des interviewés. Ces rôles sont identifiés dans une relation dynamique avec les rôles normatifs des journalistes et le plus souvent formalisés par des initiatives mises en place par les médias, donnant corps à ces figures des publics.

Le citoyen : un individu informé et impliqué

Les entretiens mettent au jour la figure du « citoyen », comprise comme publics concernés par les contenus produits par les médias, voire qui participent à leur production (Amigo, 2023). Cette figure est directement associée à la dimension éditoriale et au concept de gatekeeping relatif à la sélection, la présentation et la transformation de l’information pour qu’elle devienne une actualité (Shoemaker, Vos et al., 2009 : 73). La figure du « citoyen » et ses rôles associés décrits ci-dessous s’inscrivent en miroir des rôles journalistiques que Hanitzsch et Vos (2018) qualifient de fonction analytique et délibérative du journalisme. Celle-ci se rapporte aux rôles journalistiques actifs, intervenant dans le débat politique et cherchant à engager les publics dans une conversation publique, mais aussi favorisant leur responsabilisation et émancipation en leur fournissant des moyens de participation (Hanitzsch et Vos, 2018 : 154).

Un premier rôle de cette figure renvoie à une conception relativement classique du citoyen « à informer », orientée sur la réception des contenus médiatiques ; le citoyen doit disposer des informations pertinentes concernant les affaires politiques (et dans une moindre mesure sa vie quotidienne). Il s’agit d’une « conception du journalisme en tant qu’exercice de transmission d’informations » (Hanitzsch et Vos, 2018 : 152) et de l’idée que les journalistes doivent fournir aux citoyens des informations pertinentes pour participer à la vie politique. Au-delà de ce rôle canonique des publics, les discours des journalistes mettent en lumière un deuxième rôle du citoyen qui sort d’une posture de réception pour interagir avec les journalistes, voire participer à la construction de l’information. Que ce soit via le signalement d’une information, l’envoi de photos ou vidéos, ou encore la réponse à un appel à témoignage, les citoyens deviennent des collaborateurs impliqués dans le processus éditorial en fournissant divers types de contenus aux rédactions, dans la lignée des pratiques de journalisme participatif (Paulussen, Heinonen et al., 2007). Ceci s’ancre dans la demande ponctuelle « pour avoir une nouvelle source d’informations » (Le Nouvelliste, direction 1), même si certaines rédactions essaient de créer un rapport plus soutenu : « On essaie d’entretenir un dialogue permanent avec la population, de leur permettre de nous interpeller sur le reportage, voire même de susciter chez eux des idées de sujets » (MaTélé, journaliste 1). L’expression la plus aboutie (mais qui demeure aussi la plus rare et ponctuelle) de cette collaboration réside dans la co-production ou co-construction de l’information : « Quand on a traité les municipales, on a fait plein de formats différents. Par exemple, on a fait des Google Forms pour faire remonter les préoccupations des lecteurs, faire de la co-construction et aller chercher de l’expertise, du choix et de la décision lecteur » (La Montagne, direction 2). Dans certaines rédactions, on attend du « citoyen » qu’il s’implique dans le débat public : « On pense que c’est important de défendre nos territoires […] Mais on ne fait rien tout seul. Pour avoir une force de frappe, pour que ça fonctionne, il faut qu’il y ait une communauté qui s’agrège et qui se structure autour du sujet » (La Montagne, direction 2). Toujours à La Montagne, on voit dans cette collaboration plus poussée un empowerment citoyen : « On redonne le pouvoir, enfin la capacité plus exactement, au lecteur qui participe à pouvoir nous aider à pivoter, à bouger, à faire » (La Montagne, direction 1).

Un rôle plus actif se dessine également dans les entretiens, celui du « citoyen-enquêteur ». Il peut être rapproché de la conception des publics défendue par John Dewey (1927), qui décrit des citoyens enquêteurs s’engageant dans l’exploration d’une situation troublant la vie publique ou démocratique afin de développer la nécessaire compréhension des éléments problématiques et ainsi pouvoir prendre les décisions permettant de maîtriser la situation. Quelques médias de notre corpus ont formalisé cette implication des publics à travers des enquêtes participatives relatives à des thématiques « concernantes » à l’échelle locale. Citons, par exemple, une investigation sur l’insalubrité de logements à Marseille menée par le quotidien La Marseillaise pour laquelle les contributions des publics traduisent, selon les journalistes interrogés, l’engagement des citoyens pour les causes communes : « Dans le centre-ville, le peuple marseillais vit dans des conditions qui ne sont pas dignes. C’était des gens qui avaient honte aussi […] L’idée de l’initiative c’était d’aller au-delà de relater les faits : "Balance ton taudis" c’était relever la tête et dire "voilà, moi je vis dans ces conditions-là, je suis victime de ça mais je veux me battre pour en sortir" » (La Marseillaise, direction 2). Historiquement, cette conception des publics s’est développée dans le courant du public journalism dans les années 1980 aux États-Unis et plus récemment du « journalisme d’engagement », parfois présenté comme héritier du premier (Ferrucci, Nelson et al., 2020 ; Min, 2020). Dans ces mouvements, les journalistes jouent un rôle d’animateurs du débat démocratique. Ils cherchent à encourager le dialogue et la collaboration avec les publics en s’appuyant sur les dispositifs numériques ou lors de rencontres en présentiel. Cette place plus centrale octroyée aux publics dans la démarche journalistique vise une production plus en phase avec les attentes et besoins des publics, l’encouragement du débat démocratique et le rétablissement de la confiance envers les médias.

Dans l’ambition de créer une plus grande confiance avec les publics, les journalistes déclarent adopter des démarches de transparence et de pédagogie de l’information, notamment à destination de publics considérés comme délaissés tels que les habitants des quartiers défavorisés. Les publics sont alors appréhendés dans le rôle de l’« apprenti » dont on attend qu’il comprenne, voire s’approprie les rouages du travail journalistique. Dans le cadre d’initiatives et dispositifs qui relèvent ou s’inspirent de l’éducation aux médias (ateliers, formations, etc.), les publics sont censés accéder, via les échanges et explications des journalistes, à la compréhension des choix éditoriaux opérés, ainsi qu’à la manière dont l’information est fabriquée. Selon un interviewé : « Ce qu’on espère, c’est que dans ces quartiers-là il y a des gens qui comprennent comment les journalistes fonctionnent, comment ils se mobilisent et comment ils peuvent nous alerter » (Rue89 Strasbourg, direction 1). L’exposition à la démarche journalistique peut également s’exprimer par l’implication dans des lieux et moments qui sont, en temps normal, hors de leur portée (des visites de la rédaction ou des conférences de rédaction ouvertes).

Enfin, du discours des journalistes interrogés émerge un dernier rôle pour la figure du citoyen, celui de « conseiller », sorte de boussole que les journalistes utilisent pour orienter leur offre éditoriale, le plus souvent via des outils de sondages ou de votes, mais également via des dispositifs plus lourds impliquant des échanges directs entre publics et rédaction. Les publics sont dès lors encouragés à exprimer leurs avis et opinions, sur le média, sa production, les sujets à traiter, etc. avec pour promesse que leurs suggestions seront prises en compte pour faire évoluer le contenu du média : « On fait des focus groups, c’est des rencontres avec des lecteurs assez ciblés. Les personnes sont invitées à nous faire leurs retours, et nous, on améliore le site et notre façon de fonctionner en fonction de ça » (Mediacités, direction 1).

Le proche : ancré dans le territoire, en interaction sociale, voire solidaire

La dimension sociale structurant la proximité aux publics des médias locaux renvoie à la mission que les médias locaux se donnent de construire un sentiment d’appartenance basé sur la sociabilité, la solidarité, le partage ou les attaches à un lieu (Amigo, 2023). Cette proximité territoriale est d’ailleurs citée comme un trait définitoire des publics : dans le discours des personnes interrogées, les publics sont identifiés aux habitants d’un territoire géographique aux frontières définies, celles de leur aire de diffusion. Cette proximité territoriale est vue comme consubstantielle : « Ce qui nous préoccupe est de rester un journal avec un ancrage, que les gens sentent qu’on est un journal […] Je veux écrire pour les Genevois, pour mon voisin. C’est ça qui est intéressant. » (La Tribune de Genève, journaliste 1) Le périmètre de cette proximité géographique varie toutefois selon les médias concernés, avec une différence assez marquée, pour la presse, entre les titres historiques (PQR) et les nouveaux entrants purement numériques. Ces derniers, tirant parti de la dématérialisation des pratiques informationnelles, revendiquent des publics élargis, qui s’étendent au-delà des tracés du territoire de diffusion premier. Ils explorent le caractère « géo-social » des médias locaux et leur capacité à créer un « sens du lieu » qui, selon Kristy Hess (2013), traduit l’affinité des individus avec un titre et avec la région géographique qu’il couvre, sans nécessairement y résider. « Le lectorat est les Strasbourgeois de la métropole ou les Strasbourgeois déracinés. Ce sont des gens qui ne sont plus à Strasbourg, mais qui se disent que c’est une manière de garder un lien avec leur ville natale, où ils ont étudié, où ils ont de la famille » (Rue89 Strasbourg, journaliste 1). Le terme de « proche » recouvre ainsi la double acception d’une proximité à la fois physique et affective.

La figure du « proche » implique une participation des publics dans des initiatives proposées par les médias qui promeuvent l’interaction sociale et l’aide mutuelle, au-delà du seul cadre éditorial, afin de nouer un rapport basé sur le vivre ensemble (Amigo, 2023). Dans les discours des personnes interviewées, deux rôles principaux apparaissent associés à cette figure des publics. D’une part, dans toutes les rédactions, les publics sont perçus comme une figure qui socialise : ceux avec qui l’on échange de manière informelle ou avec qui l’on partage un moment de convivialité. Ce rôle des publics est associé aux diverses opportunités que les médias créent pour les rencontrer et pour être plus visibles dans leur territoire. Citons par exemple, les concours de pétanque organisés par La Marseillaise ou la distribution de soupe par La Tribune de Genève lors d’une fête traditionnelle locale. Cette proximité physique crée chez les interviewés le sentiment d’un lien fort avec leurs publics. Elle est parfois convoquée comme un argument de légitimité de la part des médias : « Ce n’est pas une proximité qui est feinte : elle est réelle. Historiquement, on est le média local, donc on connaît tous les gens. On se dit bonjour, on se fait la bise… pas tous les 110 000, mais quand même ! C’est une proximité dont la RTBF [radio-télévision de service public belge] ne peut pas rêver. Ce n’est pas la même chose. Ils peuvent faire semblant, et peuvent jouer sur le vedettariat et d’autres paramètres que les nôtres » (MaTélé, journaliste 2).

D’autre part, dans trois rédactions, nos entretiens assignent aux publics un rôle d’engagement dans des activités promouvant l’entraide. Ce rôle de la figure du « proche » est mis en avant par nos répondants lorsqu’ils évoquent des initiatives comme des collectes de fonds pour une cause de bienfaisance, de solidarité (comme dans le cas de catastrophes naturelles) ou des groupes d’entraide. Ces actions sont organisées dans le respect d’une tradition du média (La Tribune de Genève), en réponse à un événement affectant la population comme la pandémie de Covid-19 (La Montagne), en lien à un engagement politique (La Marseillaise) ou comme partie d’une politique interne de responsabilité sociale (La Voix du Nord). À titre d’exemple, à La Montagne, la création des groupes Facebook permettant aux membres des publics de venir en aide aux personnes âgées durant le premier confinement de la pandémie de Covid-19, reflète le « rôle de médiateur au sens le plus pur [du média] […] Notre position est de mettre en relation des gens qui ont des besoins avec des initiatives » (La Montagne, direction 1). Ces deux facettes de la figure du « proche » conduisent certains journalistes à qualifier la relation avec les publics de « sentimentale » et « presque charnelle » (La Marseillaise, direction 1).

Le client, levier économique des médias

La dimension commerciale de la proximité aux publics fait référence aux modèles d’affaires et autres stratégies visant à soutenir un média sur un marché. Dans ce cadre, les publics sont perçus comme « clients », qui contribuent à générer des sources de revenus de manière directe (par les achats, les dons, la participation à des événements organisés par les médias, etc.) ou indirecte (par la monétisation de leurs traces numériques et de leur attention à des fins publicitaires) (Amigo, 2023). Si cette figure est moins présente que les deux autres dans les entretiens, certains journalistes expriment spontanément la nécessité de penser le journalisme (aussi) comme une activité commerciale. En particulier à une époque où le modèle d’affaires traditionnel des médias (fondé principalement sur la vente, les abonnements et la monétisation des encarts publicitaires) est déstabilisé par le développement du numérique dans un secteur devenu hyperconcurrentiel (Neveu, 2019), conduisant les médias à devoir diversifier leurs sources de revenus (Jenkins et Nielsen, 2020).

Le client est donc avant tout le « consommateur » de contenus éditorialisés (le journal, le site d’information ou d’autres types de contenus). Ce rôle est bien sûr central pour les médias commerciaux et met en évidence la porosité entre les dimensions gatekeeping et commerciale que la recherche a bien documentées ces dernières années, en particulier à la lumière du concept d’« audience turn » (Costera Meijer, 2020), qui souligne la nécessité pour les médias de penser leurs productions à destination d’un public consommateur. Force est de constater que cette approche s’exprime essentiellement, au sein de notre corpus, chez les journalistes « cadres » ayant des fonctions de direction au sein de leurs médias (rédaction en chef, direction de la rédaction, direction produit, etc.). Ces interviewés s’expriment le plus souvent ouvertement sur les logiques marketing qui façonnent leurs démarches alors que les rédactions s’y sont historiquement voulues imperméables (Coddington, 2015). « On essaie de penser la newsletter "produit cible" avec une démarche un peu marketée. [Par exemple on se dit] "si ça lui prend 45 minutes de lecture, à quel moment je vais le diffuser ? Est-ce qu’il faut vraiment que ça prenne 45 minutes ?" et cetera. On essaie de réfléchir "produit" et avec le client au milieu, le lecteur, le client, je n’ai pas de tabou avec ça » (La Montagne, direction 2). Les journalistes apparaissent plus prudents, voire démunis lorsqu’ils abordent ces questions : « Tout le monde parle de l’aspect participatif, tout le monde dans les médias a des supers idées. Puis derrière, il n’y a personne de chez personne qui analyse le modèle économique » (L’Avenir, journaliste 2).

Nos entretiens mettent également en avant une dimension commerciale davantage séparée de l’éditorial, qui vise à faire des publics l’« acquéreur » de services ou produits spécifiques, distinct de l’offre de contenus classique. C’est le cas par exemple des formations ou initiations au journalisme proposées par les deux médias télévisés de notre corpus qui conduisent parfois à la réalisation de productions diffusées. Le directeur d’une de ces chaînes assume ce positionnement qui conduit à chercher de nouveaux « clients », le plus souvent parmi les publics professionnels (des associations, des ONG, etc.), tout en envisageant des manières renouvelées de fournir des contenus éditoriaux : « Voyant aussi les revenus de la publicité, soit stagner, soit décliner, il fallait, quand même, être attentif aux différentes opportunités de marché que l’on avait. La formation en est une, la création de contenu financé en est une autre. Tout ça sans pour autant se compromettre ou porter atteinte à la crédibilité du média » (Léman Bleu, direction 1).

Enfin, la figure du client se formalise également à travers l’« usager » dont les comportements en ligne sont « monitorés » (Jouët, 2004). Le rôle des publics consiste ici à être observés, profilés, à laisser des traces de leur consommation ou leur exposition susceptibles d’être utilisées à des fins marketing. Cette conception des publics reflète les positions ou tâches consacrées à l’analyse des traces numériques des publics et à l’essor de l’usage des métriques au sein des rédactions (Pignard-Cheynel et Amigo, 2019 ; Ferrer-Conill et Tandoc, 2018). Selon Cécile Méadel, « les mesures d’audience deviennent une marchandise disponible pour tous ceux qui les financent ; leur statut est plus explicite : il s’agit d’un opérateur de marché qui permet à des acteurs impliqués dans une négociation commerciale de trouver une unité de mesure collectivement conçue, financée et acceptée » (2010 : 161). Ces analyses permettent aux rédactions de notre corpus non pas de connaître avec exactitude leurs publics, mais d’orienter la production et/ou la valorisation éditoriale pour tenter d’en optimiser la rentabilité. Les outils à disposition permettent aux rédactions (ou tout au moins à quelques personnes en leur sein) d’évaluer la position du média dans le marché informationnel local en termes de « taux de pénétration au niveau numérique » (MaTélé, direction 1) ou le succès de leurs productions : « [On peut] tire[r] les enseignements, avec des chiffres, décrypter les résultats, pour voir si ce qu’on fait est pertinent ou pas. C’est l’un des grands avantages du numérique » (Le Nouvelliste, direction 1).

Les publics, des figures élastiques

Les matériaux discursifs recueillis nous ont permis d’identifier trois figures principales des publics. Il convient de rappeler leur statut d’idéal type, ne correspondant donc pas pleinement et uniquement à l’ensemble des figures des publics présentes dans tous les médias locaux. Elles s’expriment d’ailleurs rarement de manière isolée et/ou exclusive dans les discours des acteurs. Elles ont été créées à des fins d’analyse et de compréhension des logiques à l’œuvre dans la relation entre les médias et journalistes et leurs publics qui se révèle bien sûr plus complexe, nuancée et mouvante que ne pourrait laisser penser l’établissement de ces trois figures distinctes. Il paraît ainsi intéressant de mettre en évidence quelques jeux de combinaison identifiables dans les discours d’acteurs, permettant d’explorer des porosités entre les dimensions gatekeeping, sociale et commerciale qui structurent ces trois figures.

Empruntant à la fois aux dimensions économique (« client ») et sociale (« proche »), certains entretiens font émerger une représentation des publics comme soutien financier, au-delà des modèles traditionnels de la vente et de l’abonnement. Le terme de soutien n’est pas anodin car le geste consenti par les publics n’est pas alors uniquement un geste commercial le renvoyant à son statut de « client », mais un geste de solidarité et d’engagement, traduisant une adhésion forte à la philosophie d’un média, une reconnaissance de son impact dans la société et un attachement à la relation qui les unit (Amigo, 2023). Si la souscription et l’appel aux dons dans les médias ne sont pas un phénomène nouveau, on note une accentuation ces dernières années, des voix s’élevant pour appeler à un financement participatif et citoyen des médias (Cagé, 2015), tandis que se développent dans le secteur numérique des pratiques de crowdfunding, en particulier dans les domaines de la culture et des médias (Ballarini, Costantini et al., 2018). Cette figure des publics se traduit dans nos entretiens à travers des discours qui expriment la volonté de « ne pas traiter les publics uniquement comme des porte-monnaie » (La Marseillaise, journaliste 1). Dans ces rédactions, les publics sont plutôt envisagés dans un rôle « d’ambassadeurs de la marque » (Mediacités). Les projets de mise en place d’un membership (Mediacités) et d’une coopérative (L’Avenir) illustrent cette démarche : « Pour qu’un média existe, il faut qu’il ait une vision et il faut qu’il ait des valeurs et je pense qu’il faut qu’il s’appuie, avec la vision et les valeurs, sur une communauté qui sera derrière, parce qu’il fait plus que s’informer en s’abonnant à nous » (Mediacités, direction 3). De même, les campagnes de levée de fonds participatives lancées par trois médias de notre corpus (Mediacités, La Marseillaise et Rue89 Strasbourg) renvoient à cette conception des publics, les interviewés projetant dans les aides reçues le témoignage d’un engagement et d’une adhésion aux valeurs du média.

Cet engagement réciproque peut également être saisi à l’intersection des dimensions gatekeeping et sociale. Les publics sont alors envisagés comme des citoyens qui s’informent mais surtout qui contribuent à la production d’informations dans un objectif de renforcement du vivre ensemble et du sentiment d’appartenance que souhaite créer le média à l’échelle locale. Les publics contribuent dès lors à une fonction de ciment social. Cette figure se dessine par exemple, lorsque les journalistes du quotidien suisse La Tribune de Genève évoquent la rubrique « La Julie » qui publie quotidiennement une sorte de billet d’humeur nourri des contributions des lecteurs : « "La Julie" a un rôle très important de lien avec les lecteurs. Parce qu’elle reçoit beaucoup de lettres, beaucoup d’appels de gens qui appellent pour leurs petits soucis, c’est quasiment le service social de La Tribune quelquefois » (La Tribune de Genève, journaliste 1). Cette hybridation de publics impliqués, à travers une initiative d’un média, à la fois dans la production éditoriale et dans la construction d’un collectif renvoie aux rôles journalistiques fondés sur l’émotion et le rapport à l’identité : les journalistes se placent comme « connecteurs, reli[ant] les membres du public à leurs communautés et à la société au sens large, en leur procurant un sentiment d’appartenance et en contribuant à une conscience partagée et d’identité » (Hanitzsch et Vos, 2018 : 159).

Des figures des publics en phase avec l’évolution des médias locaux

Au terme de ce travail, c’est une figure polysémique et plastique des publics qui émerge du discours des journalistes. Les rédactions de notre corpus envisagent les publics comme étant non seulement intéressés par l’information, mais aussi capables de compréhension du processus éditorial, de collaboration y compris en s’impliquant dans le débat public, et même de proposition ou prescription en formulant leurs préférences pour tel ou tel contenu, sujet ou angle. Si le rôle de quatrième pouvoir et chien de garde des médias locaux, visant à tenir informés les citoyens des affaires publiques et à faciliter l’engagement civique et le processus démocratique (Fenton, 2011 ; Carson, Muller et al., 2016) s’est progressivement érodé au profit de démarches plus servicielles, voire marketing (Bousquet et Amiel, 2021), la figure du citoyen impliqué, voire participant au processus éditorial demeure très présente dans le discours des personnes interrogées. Cette observation est en phase avec l’analyse des actions et initiatives mises en place par les médias locaux d’Europe francophone entre 2020 et 2022, qui montre une persistance, voire un renforcement des pratiques de journalisme participatif, et la volonté d’impliquer les publics dans le processus éditorial (Pignard-Cheynel et Amigo, 2023).

Si les résultats de cette étude permettent de saisir la question des figures des publics au regard des rôles journalistiques et de l’évolution des médias locaux, ils dépeignent une préoccupation croissante, au sein des rédactions concernées, pour les publics et la nécessité de renouer avec eux (rappelons toutefois que les dix médias retenus pour cette étude l’ont été en raison de leur intérêt marqué et revendiqué envers leurs publics). Cet intérêt demeure toutefois souvent teinté de l’idéalisme des premières expériences de journalisme participatif : impliquer les publics devrait permettre de les reconquérir, de les fidéliser, d’éviter l’hémorragie des ventes, etc. La démarche paraît toutefois moins uniforme que les expériences du milieu des années 2000. Il ne s’agit plus seulement de faire participer les « amateurs » à la fabrique de l’information mais de manifester une plus grande considération et écoute des publics, de les intégrer dans un éventail plus large d’initiatives et de multiplier les rôles possibles, tout en suscitant des liens profonds, construits sur l’adhésion à des principes partagés ou à des causes communes. Et c’est notamment en dépassant le seul cadre éditorial que les médias locaux s’y engagent, afin de répondre aux défis que leur pose le contexte actuel de crise du secteur en matière d’équilibres économiques et de désaffection des publics.

Toutefois, les figures des publics identifiées dans ce travail n’apparaissent pas pleinement stabilisées et consolidées. Elles sont issues de tâtonnements, d’expérimentations, de projets qui se font et se défont sans toujours s’inscrire dans des pratiques, une stratégie ou une vision de long terme. Nous n’excluons pas non plus qu’il puisse exister des zones de tension entre les discours recueillis et les pratiques effectives, des recherches antérieures ayant montré les dissonances entre les rôles que les journalistes conçoivent et narrent et ceux qu’ils pratiquent (Hanitzsch et Vos, 2017 ; Mellado, 2015). Il conviendra donc, pour approfondir la question des liens entre publics et médias, de prêter une attention aux mises en œuvre effectives de ces figures. Il s’agira de considérer quels sont les cadres et les moyens (tant humains que matériels) qui sont proposés au sein des médias et les stratégies qui les portent (Standaert, Pignard-Cheynel et al., sous presse) afin de mettre en évidence les adéquations, négociations ou dissonances entre les discours des journalistes vis-à-vis des publics et les mises en œuvre effectives. Dans ce cadre, il sera particulièrement intéressant d’observer ce qui se joue au-delà des « murs » de la rédaction, voire du média lui-même, pour englober les figures projetées par les autres acteurs qui « font » le média et dessinent ses rôles et son positionnement dans un écosystème informationnel lui-même en pleine mutation. 

Laura Amigo est chercheuse postdoctorale à l’Institut des médias et du journalisme de l’Université de la Suisse italienne et collaboratrice scientifique à l’Académie du journalisme et des médias de l’Université de Neuchâtel, Nathalie Pignard-Cheynel est professeure ordinaire à l’Académie du journalisme et des médias de l’Université de Neuchâtel.




Note : Les auteures tiennent à remercier vivement l’équipe du projet de recherche LINC pour leur contribution au matériau empirique analysé dans cet article : Loïc Ballarini, Franck Bousquet, David Gerber, Benoît Grevisse, Brigitte Sebbah, Olivier Standaert, Lara van Dievoet.




Notes

1

Loïc Ballarini, Franck Bousquet, David Gerber, Benoît Grevisse, Brigitte Sebbah, Olivier Standaert, Lara van Dievoet.



2

Afin de garantir l’anonymat des personnes interviewées, le codage privilégié distingue les « journalistes » (incluant ceux travaillant par exemple pour les réseaux socio-numériques) et les membres de la « direction de la rédaction » (incluant les fonctions de rédaction en chef et de direction de publication), suivi du nom du média.






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Référence de publication (ISO 690) : AMIGO, Laura, et PIGNARD-CHEYNEL, Nathalie. Les figures des publics construites par les discours des acteurs au sein des rédactions locales d’Europe francophone. Les Cahiers du journalisme - Recherches, 2023, vol. 2, n°10, p. R9-R23.
DOI:10.31188/CaJsm.2(10).2023.R009


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