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Nouvelle série, n°10

2nd semestre 2023

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Formes de relations aux publics construits en creux des stratégies éditoriales des pure players nationaux

Marie-Caroline Heïd, Université Paul Valéry – Montpellier III

Résumé

Depuis l’émergence des premiers médias de journalisme dit citoyen en 2005, les médias d’information nés en ligne se sont multipliés. Nous proposons de retracer leur processus d’institutionnalisation et de revenir sur les différentes modalités de contribution proposées successivement aux publics non-journalistes. Puis nous concentrons nos analyses sur les identités déclaratives et les prescriptions d’usage des pure players, créés après 2015, pour dégager les différentes formes de relations que ces médias offrent aux publics imaginés et construits en creux des stratégies éditoriales.

Abstract

Since the emergence of the first so-called citizen journalism media in 2005, news media that originated online have multiplied. We propose to trace the process of institutionalization of these media and to return to the different methods of contribution successively offered to non-journalistic audiences. Then we focus our analyses on the declarative identities and usage prescriptions of pure players, created after 2015, to identify the different forms of relationship that these media offer to the audiences they have imagined and built in the hollow of editorial strategies.

DOI : 10.31188/CaJsm.2(10).2023.R025





A

u moment du lancement du « Bondy Blog » par L’Hebdo en décembre 2005, Alain Jeannet déclarait dans les colonnes du Monde1 : « Pour survivre à terme, les journaux doivent aller sur le terrain et faire revenir de l’humanité dans leurs pages. Si on n’est plus en prise avec certaines réalités, on est morts. » Plus de quinze ans après l’émergence des premières initiatives françaises de journalisme dit citoyen, les pure players, ces « sites indépendants qui ont fait le choix du statut d’éditeurs de presse en ligne » (Charon, 2015 : 10), se sont multipliés. Beaucoup n’ont pas survécu, faute de trouver un modèle économique viable, alors que d’autres font désormais partie intégrante du paysage médiatique français comme Slate ou Mediapart. Bien qu’il recouvrît des formes et des modalités diverses, le participatif était envisagé sur les premières plateformes comme un impératif (Pignard-Cheynel et Noblet, 2010). Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Alors que le modèle pro-am (Bruns, 2010) semble largement dépassé, qui sont les publics construits et imaginés en creux des stratégies éditoriales des pure players actuels ? Au travers de leur ligne éditoriale, de la manière dont ils la présentent aux lecteurs, mais aussi par les actions qu’ils prescrivent ou qu’ils interdisent aux usagers sur leur site, quels sont les publics à qui s’adressent ces médias ? Notre propos s’attache à répondre à ces différents questionnements qui peuvent être résumés par la problématique suivante : En quoi l’analyse des identités professionnelles des pure players actuels et de leurs prescriptions d’usage, nous permet-elle de dégager les différentes représentations des publics inscrites dans les relations que ces médias initient en creux des stratégies éditoriales ?

Cette étude porte sur des pure players fondés après 2015, année qui marque un tournant dans l’histoire du journalisme numérique selon Jean-Marie Charon (2015 : 16) avec la création de nouveaux médias qui se caractérisent par des projets éditoriaux très délimités, avec des niches extrêmement précises sur la spécialité d’information, la forme de journalisme ou le public visé. Nous proposons de nous concentrer sur l’ensemble des pure players français d’information générale et politique avec un périmètre national, lancés après 2015 et adhérents au Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (SPIIL). Dix médias correspondent à ces critères en juillet 2022 : Le journal minimal, Là-bas si j’y suis, Brief.me, The Conversation, Le Zéphyr, Les Jours, Mediacités, Le Média, AOC et Fondamental.

Précisons que nous ne cherchons pas à identifier les pratiques effectives des publics sur ces médias, recherche qui nécessiterait d’orienter l’étude vers la réception en explorant les différentes formes d’appropriation des usagers. Nous partons du principe que l’équipe éditoriale, fondateurs et journalistes, au travers de ces dispositifs, visent des figures spécifiques du public et leur proposent différentes formes de relation, définies en fonction de la conception qu’ils se font de ceux à qui ils s’adressent. Comme l’indiquent Henri Assogba, Alexandre Coutant et collaborateurs (2015 : 1), « les représentations des publics par les acteurs relèvent d’enjeux professionnels qui détermineront en partie la façon dont les services et contenus qu’ils proposeront seront présentés et structurés, ou encore le type d’interactions qui seront encouragées avec et au sein des dispositifs ». Aussi, chaque pure player va valoriser une forme de relation s’adressant à un lecteur modèle (Eco, 1985) spécifique, public idéal, inscrit dans le dispositif médiatique dans l’objectif de susciter un engagement de sa part comme son adhésion au projet, sa fidélité, son soutien financier (dons ou abonnement), etc. Ces formes relationnelles sont dépendantes de nombreux éléments comme le parcours des fondateurs, la ligne éditoriale du média mais aussi leur modèle économique. Rappelons que les pure players ont beaucoup de difficultés à rencontrer un public et à atteindre un équilibre financier. Ils sont globalement peu lus et difficilement reconnaissables par le grand public (Bousquet, Marty et al., 2015). À titre d’exemple, parmi les médias étudiés, Le journal minimal est « en pause pour une durée indéterminée » depuis décembre 2022, pour laisser le temps aux fondatrices d’envisager un autre modèle économique. En septembre 2022, Mediacités a lancé la campagne #JesauveMediacités, après celle de 2021, en alertant sur la nécessité de trouver 2000 abonnés supplémentaires.

Nous retraçons dans une première partie l’histoire des pure players d’informations générales et politiques, le processus d’institutionnalisation des premières initiatives et les différents tournants terminologiques qui ont accompagné cette évolution. Nous présentons, dans un second temps, notre canevas conceptuel et méthodologique. Puis nous déployons les résultats, en présentant d’abord l’analyse transversale des intentions communes des fondateurs et de leur équipe éditoriale, exprimées explicitement sur les sites ou induites implicitement au travers de leurs prescriptions d’usages. Nous présentons ensuite quatre grandes formes de relations aux publics qui émergent des analyses menées au regard des apports de la sociologie pragmatique, et plus précisément des différentes cités établies par Boltanski et Thévenot (1991).

Processus d’institutionnalisation des pure players

Pour contextualiser nos propos, nous revenons dans cette première partie sur les différentes étapes du processus d’institutionnalisation des pure players intégrant la contribution des publics non-journalistes. Pour retracer cette évolution, nous mobilisons l’analyse institutionnelle qui nous invite à adopter un point de vue diachronique afin d’appréhender l’émergence de ces médias, en termes d’effets circulaires. Pour Lourau (1970), l’institution est le produit d’une confrontation permanente entre l’institué, ce qui cherche à se maintenir, l’ordre établi (les codes et pratiques du journalisme traditionnel dans notre cas), et l’instituant, les forces de changement et de subversion (soit les premières initiatives de journalisme citoyen). L’institutionnalisation correspond à la normalisation de l’instituant par l’institué, lorsque la contradiction est dépassée et que la contestation initiale devient la nouvelle norme (Lourau, 1970). Le processus d’institutionnalisation des pure players a suivi plusieurs phases (Heïd, 2015) qu’il nous semble important de préciser, avant de nous concentrer sur l’analyse de médias plus récents.

Du journalisme citoyen aux pure players de « seconde génération »

Les premières initiatives de journalisme citoyen remontent au développement de la « blogosphère citoyenne » qui a acquis une visibilité à la suite de différentes actualités (attentats aux États-Unis en 2001, guerre en Irak en 2003, tsunami en Asie en 2004, etc.). Comme l’indique Cardon, derrière ces pratiques, le statut des auteurs et leurs intentions sont alors multiples : « Publication parallèle de journalistes en marge de leur écriture salariée, apport d’expertise par des spécialistes dans le débat public, contre-information locale assurée par les habitants, citoyens ordinaires commentant l’actualité… » (2007 : 51). À cette période, le phénomène prend une ampleur inattendue, décrite et soutenue par des journalistes et chercheurs comme Gillmor (2004) et c’est dans ce contexte propice au développement de l’expression citoyenne que les premières plateformes de « journalisme citoyen » font leur apparition.

En France, ce sont les émeutes dans les banlieues, à la suite du décès de deux adolescents en octobre 2005, qui marquent l’apparition du phénomène instituant. L’Hebdo lance alors le « Bondy Blog » dont l’objectif est de s’immerger dans la vie de la banlieue pour mieux la comprendre et pour proposer une information différente des analyses « vues de Paris » relayées par les médias de journalisme traditionnel. L’année 2005 est aussi marquée par le lancement d’Agoravox, créé par Carlo Revelli et Joël de Rosnay, sur le modèle d’Ohmynews, média coréen considéré comme la première initiative mondiale de journalisme citoyen à grande échelle. Ces deux initiatives ont des fonctions et des statuts différents, mais elles ont toutes les deux l’objectif de donner la parole aux citoyens. Comme l’indique Tétu (2008), elles prennent ancrage dans un mouvement développé à la fin des années 1980 aux États-Unis, celui du journalisme public ou civique. Cette approche part du principe que « les journalistes doivent prendre une part beaucoup plus active dans leur milieu et contribuer à apporter, sur la base d’une interaction renforcée entre les médias et leurs publics, des solutions concrètes aux problèmes quotidiens des citoyens » (Watine et Beauchamp, 2000 : 1). Pour Rosen (1994), l’un des fondateurs du mouvement, seule cette approche peut permettre aux journalistes de regagner la confiance du public et de rétablir des liens constructifs avec les citoyens. Le « Bondy Blog » s’oriente davantage vers le journalisme civique car il propose un espace d’information sur la banlieue, mais il a aussi pour vocation d’aider les jeunes des quartiers populaires à faire leur travail de citoyen, en leur permettant de s’exprimer et en les formant aux pratiques journalistiques. Sur Agoravox, le contenu est intégralement rédigé et commenté par des citoyens : « [L]es journalistes assument ici la seule fonction d’éditeurs d’une parole privée qu’ils rendent publique. » (Tétu, 2008 : 84)

Du point de vue de l’analyse institutionnelle, la forme instituante de ces initiatives est indéniable, les fondateurs de ces projets visent à contrecarrer la désinformation et le conservatisme des médias traditionnels. Ce phénomène est alors soutenu par plusieurs auteurs, universitaires ou journalistes. Thierry Crouzet (2007) considère alors cette participation active des citoyens comme « une nécessité historique ». « internet des pronétaires » pour Joël de Rosnay (2006) ou « nouvelle force civique citoyenne » pour Ignacio Ramonet (2003), l’ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique, le journalisme citoyen vise une remise en question de l’institué, soit les médias de journalisme traditionnel.

En 2007, deux ans après ces premières initiatives, de nombreux médias voient le jour comme Rue89, Le Post, C4N, Arrêt sur images ou Mediapart. Un tournant terminologique s’opère : le journalisme citoyen laisse place au journalisme participatif. Cette nouvelle terminologie désigne uniquement des sites de journalisme qui se distinguent clairement des pratiques de la blogosphère. Ces médias ne se positionnent plus en nette opposition vis-à-vis du monde médiatique traditionnel, mais visent à créer une nouvelle forme de journalisme en ligne cherchant à renouveler la relation avec les publics. Nous notons ici une première phase d’institutionnalisation. Le projet initial est récupéré par les professionnels du journalisme. Les fondateurs de ces médias sont pour la plupart issus du monde de la presse écrite : Rue89 a été créé par des journalistes de Libération, Mediapart par Edwy Plenel, ancien directeur du Monde, Daniel Schneidermann a été journaliste au Monde et à Libération avant de présenter l’émission Arrêt sur images diffusée sur France 5 et Le Post est une émanation du groupe Le Monde et Lagardère.

L’institutionnalisation se poursuit ensuite en 2009 avec la création d’un statut professionnel et d’un syndicat. La loi n° 2009-669 du 12 juin 2009 favorise la diffusion et la protection de la création sur internet, et permet d’allouer aux éditeurs de pure players des aides publiques, au même titre que les organes de presse traditionnelle. Ce statut est renforcé par la création, en octobre 2009, du SPIIL dont les objectifs sont de promouvoir une presse indépendante et de qualité sur internet, de défendre un cadre juridique et règlementaire favorable au développement économique de la presse en ligne et de participer au renforcement d’un métier en pleine évolution. Cette institutionnalisation par professionnalisation marque le passage de la terminologie de journalisme participatif à celle de pure player. La controverse se transforme alors en une dialectique entre médias « nés en ligne » et « mis en ligne » (Mercier, 2010).

L’année 2010 marque un troisième tournant dans le processus d’institutionnalisation des sites web de journalisme dit participatif. Mediapart et Rue89 sont alors reconnus, par principe d’équivalence, par l’ensemble du système des formes sociales déjà là, soit le monde de l’institution journalistique. Nous avons étudié, entre juin et décembre 2010, les liens entre les sites web de journalisme traditionnel et participatif, leurs natures et leurs fonctions (Heïd, 2015). Très peu de médias dits participatifs sont alors cités par les médias traditionnels et quand c’est le cas, c’est pour apporter une information secondaire ou chiffrée. Deux sites se démarquent sur cette période : Rue89 et Mediapart. Les informations que Mediapart diffuse alors sur des scandales politiques et financiers, notamment les affaires Karachi et Woerth-Bettencourt, sont d’abord reprises par Rue89, puis par l’ensemble de la presse traditionnelle. Dans ce contexte, les cambriolages des locaux de ces deux médias, en fin d’année 2010, sont aussi largement relayés par les médias traditionnels. De même, Rue89 et Mediapart proposent également de nombreux liens vers des sites web de médias traditionnels pour approfondir certaines informations.

Enfin, dans son rapport remis en juin 2015 à la Ministre de la culture et de la communication, Jean-Marie Charon note la création récente d’une quinzaine de nouveaux pure players d’information : « Outre son nombre, cette nouvelle génération est intéressante à observer, tant elle révèle des traits qui lui sont particuliers. Ils concernent les projets éditoriaux, les formes d’organisation, les profils des initiateurs, ainsi que le mode de rémunération des contenus. » (Charon, 2015 : 15) Relevons que parmi la liste des pure players cités, nombreux sont ceux qui ont été contraints de mettre un terme à leur projet, faute de trouver un modèle économique viable, comme Le Quatre Heures, Ijsberg, L’imprévu ou 8e étage. Parmi ceux qui maintiennent une activité à l’heure actuelle, quatre d’entre eux sont des pure players nationaux sur l’actualité générale et politique – Brief.me, The Conversation, Le Zéphyr et Les Jours que nous analysons dans une partie suivante. Les autres sont des médias spécialisés comme Agri-Culture dédié à l’actualité rurale et agricole, Contexte s’adressant aux professionnels des politiques publiques françaises ou Hexagone consacré à la chanson française.

Évolution des modalités de contributions des publics non-journalistes

Dans le projet instituant, en 2005, les « journalistes citoyens » sont au cœur de l’information et rédigent les contenus. Puis, au fur et à mesure que ces médias s’institutionnalisent, la place accordée aux publics non-journalistes évolue. Sur les sites web de journalisme dit participatif, lancés en 2007, ils sont incités à commenter les articles ou dirigés vers des activités de collecte de données. Ils passent du statut de journaliste citoyen à celui de témoin, encadrés par des journalistes professionnels. À cette date, quelques médias laissent encore la possibilité aux publics non-journalistes de rédiger des articles complets. Cependant, il suffit de lire leurs chartes et lignes éditoriales pour comprendre qu’il est nécessaire de justifier de compétences rédactionnelles similaires à celles détenues par un journaliste professionnel pour passer les filtres éditoriaux. Par ailleurs, les contenus produits par des publics non-journalistes sont, sur les médias de journalisme dit participatif, différenciés des contenus professionnels. Comme l’indique Nathalie Pignard-Cheynel (2018), « les dispositifs de journalisme participatif ont souvent été conçus sur la base d’un malentendu : l’idée que le public allait contribuer avec des productions de qualité, de l’expertise, exemplaires sur le fond comme sur la forme. La réalité est tout autre ». Effectivement, la figure du lecteur-auteur est rare dans la pratique : « [L]e peuple invoqué relevant davantage des élites intellectuelles et technologiques que des catégories sociales les moins favorisées. » (Pélissier et Chaudy, 2009)

Ensuite, dès 2009, les usagers sont davantage orientés vers des activités d’évaluation et incités à noter les contenus et donc à hiérarchiser l’autorité des auteurs et des articles. À partir de cette date, nous relevons que ces médias sont de plus en plus dictés par des logiques évaluatives. Les sites web mixent deux formes d’évaluation pour hiérarchiser les informations. D’abord, les évaluations algorithmiques, basées sur un ranking quantitatif qui vont évaluer la notoriété des auteurs et des articles. Puis, les recommandations sociales qui s’appuient, mis à part pour les commentaires, principalement sur des critères quantitatifs (Heïd, 2015). Sur les pages dédiées aux articles, les critères d’évaluation à base de données chiffrées sont alors parfois démesurés : nombre de partage sur chaque réseau social, nombre de visites de la page, notes de l’article, sondage « d’accord avec l’article ? », nombre de commentaires, notes des commentaires, sondage « ce commentaire vous a paru pertinent ? », etc.

Puis à partir de 2015, à l’heure où les métriques d’audience se développent fortement dans la partie éditoriale des rédactions web (Ouakrat, 2016), cette démultiplication du chiffre s’amoindrit sur les interfaces. Effectivement, sur les pure players de seconde génération que nous étudions dans la partie suivante, les recommandations sociales diminuent car les lecteurs sont de moins en moins invités à évaluer les contenus.

En proposant successivement aux usagers de rédiger des articles, de participer au travail d’enquête ou enfin de participer au processus de hiérarchisation de l’information, les sites web ont finalement tenté d’associer les usagers à l’ensemble des pratiques professionnelles des journalistes.

Ancrage conceptuel et méthodologique

Avant d’étudier les formes de relations aux publics construites en creux de conception des pure players fondés après l’année 2015, il nous semble important de questionner le concept de public et de présenter notre canevas méthodologique ancré en recherche qualitative.

Le concept de public sur les médias numériques

Du courant des cultural studies aux théories de marketing contemporaines en passant par les recherches de Bourdieu (1979) et d’Habermas (1962), le concept de public intéresse des théoriciens issus de disciplines variées. Sans revenir en détail sur les différentes acceptions de ce concept, notons que les définitions sont loin d’être univoques, car « les publics sont les produits dynamiques de processus historiques et contingents de désignation et de représentation, mais aussi de subjectivation, d’appropriation, d’engagement, de constitution, de performance, etc. » (Ballarini et Ségur, 2017 : 10). En journalisme, la relation aux publics est fondamentale, elle est même inhérente à la profession. Le journaliste, par ses choix de sujets, d’angles, en cohérence avec une ligne éditoriale, vise à favoriser la rencontre entre ses productions et des lecteurs, auditeurs, téléspectateurs bien spécifiques. Et d’ailleurs, comme le notent Ringoot et Ruellan (2014 : 75) : « [S]i l’effet de routine du travail journalistique raréfie les moments de questionnements, la définition de ce qui intéresse le récepteur et la manière de s’adresser à lui est toujours susceptible d’alimenter des conflits internes. »

Mais alors comment définir les publics des pure players ? Notons, dans un premier temps, que « le » public d’un média ne peut pas se définir lui-même « dans la mesure où il n’existe pas en tant que collectif social préexistant à sa constitution » (Le Marec, 2001 : 51). Mais derrière chaque projet éditorial, il y a nécessairement un ou plusieurs fondateurs qui vont anticiper, projeter une image des futurs lecteurs, une figure du public. Dans un contexte « d’hyper-concurrence », les nécessités commerciales contraignent les propriétaires de médias à affiner leur compréhension des publics pour définir une ligne éditoriale adaptée. Les publics projetés sont alors regroupés sous la forme d’un « public cible », déterminé en fonction de critères sociologiques (âge, CSP, etc.). Et pourtant, comme l’affirme Joëlle Le Marec (2001 : 4), « la construction d’un public en cible est totalement contradictoire avec la notion du public comme élément de l’espace public ». Effectivement, il paraît inapproprié de considérer les futurs usagers d’un média en ligne comme un public unifié ou comme de simples interprètes, ils doivent être pensés au travers de leur diversité et de leurs différentes configurations de construction des significations dans la réception médiatique (Heïd, 2016).

Par ailleurs, une fois le projet lancé, avec le développement des métriques, la rédaction dispose de données quantitatives précises pour appréhender les publics. De plus en plus emprisonnés dans des logiques d’audience, les journalistes utilisent de nombreux outils pour suivre instantanément le nombre de clics et de réactions sur chaque article. Mais, « les chiffres produits par les métriques ont d’abord et avant tout un rôle marketing : ils permettent de segmenter la clientèle et favorisent le développement de la relation-client » (Ouakrat, 2016 : 119). Ces statistiques sur les caractéristiques et les comportements des internautes sont précieuses ; elles permettent d’affiner les stratégies, mais elles ne s’interprètent qu’au regard d’une représentation qualitative des publics, préalablement définie. Les publics ne sont pas inertes, ils sont multiples et polymorphes, et ils agissent et interagissent avec les journalistes. Comme le précisent Ringoot et Ruellan (2014 : 73) : « [C]ette interaction peut être analysée en trois lieux : au sein même des produits éditoriaux, dans les dispositifs d’échanges entre les publics et les journalistes, à travers les représentations qu’émetteurs et destinataires se font les uns des autres. » Dans le cadre de cette contribution, nous nous concentrons plus spécifiquement sur les représentations que les fondateurs se font de leurs publics, nécessairement inscrites dans ces espaces médiatiques.

Observations des identités déclaratives, des prescriptions d’utilisation et des usages prescrits

Il est désormais temps d’expliciter notre démarche méthodologique ancrée en recherche qualitative. Notons d’abord que nous avons fait le choix de porter notre attention sur les pure players nationaux portant sur l’actualité générale et politique, dans l’objectif de pouvoir les appréhender dans la continuité du processus d’institutionnalisation présenté précédemment qui concerne uniquement des médias de cette nature. Pour les identifier, nous avons repris la liste des pure players de nouvelle génération citée en 2015 par Jean-Marie Charon et recherché tous ceux qui correspondaient à nos critères et qui maintenaient une activité de publication. Puis, à l’aide du moteur de recherche des membres du SPIIL2, nous avons sélectionné l’ensemble des médias correspondant aux critères suivants : pure players, français, lancés après 2015, traitant d’informations générales et politiques, avec un périmètre national. Dix médias correspondaient à ces critères, en juillet 2022, date de consultation du site du SPIIL. Quatre d’entre eux ont été créés en 2015 (Le journal minimal, Là-bas si j’y suis, Brief.me et The Conversation), trois en 2016 (Le Zéphyr, Les Jours et Mediacités), deux en 2018 (Le Média et AOC) et un en 2020 (Fondamental).

Précisons que nous considérons ces médias comme des dispositifs socio-techniques, soit comme des agencements d’éléments hétérogènes, matériels et idéels, mis en relation en fonction d’un but à atteindre (Peeters et Charlier, 1999). Ces médias, au travers de leur ligne éditoriale, de la manière dont ils la présentent aux lecteurs, de la mise en scène de leur identité suscitent nécessairement des formes d’engagement spécifiques auprès de leurs publics. Les actions prescrites ou interdites livrent aussi de nombreuses données sur la manière dont ils se représentent leurs publics. De la même manière, la réception se construit ensuite dans le lien social, en situation d’usage, avec un public « mental » (Dayan, 1992), représenté par le statut imaginé de l’identité des autres membres et de celui des concepteurs.

Concernant notre démarche méthodologique, nous avons mené des observations en ligne, rassemblées pour chaque média dans un tableau. Nous avons d’abord porté notre attention à leur identité déclarative (Georges, 2008), soit l’identité, directement renseignée par les fondateurs et leur équipe pour présenter leur projet éditorial à leurs lecteurs. Dans cet objectif, dans une première colonne, nous avons relevé tous les éléments qui présentent le média et sa rédaction, généralement extraits des rubriques « Ligne éditoriale », « Qui sommes-nous ? » ou « À propos » des sites web. Dans une autre colonne, nous avons indiqué les déclinaisons de ces présentations sur les comptes de chaque média sur les différents réseaux socionumériques. Dans une troisième colonne, nous avons centré nos observations sur les prescriptions (Akrich, 1987) d’utilisation de ces plateformes, formulées sous forme de guides, de discours d’accompagnement. Cette grammaire des bons usages (Proulx, 2006) est généralement disponible dans les rubriques qui visent à accompagner les publics dans la rédaction de contenus. Enfin dans une dernière colonne, nous avons complété ces données par des observations approfondies des usages prescrits (Paquienséguy, 2006), soit les actions obligatoires, recommandées, interdites sur ces plateformes. Ces données nous permettent de dégager la « virtualité de l’usager » (Bardini, 1996), soit les représentations que le concepteur se fait de l’usager, traduites en affordances (Gibson, 1977) et intégrées dans le dispositif.

Une fois toutes ces données récoltées, nous avons ensuite procédé, à la manière de la méthode de la théorisation ancrée (Paillé, 1994), en passant par une codification initiale pour nommer, résumer les propos développés par des mots, des expressions ou de courtes phrases. Les codes s’apparentaient à des annotations du type « le média se positionne contre l’accélération de l’information », « les lecteurs sont encouragés à proposer des sujets ». Puis, nous avons catégorisé les données, en croisant les codes repérés dans les différentes colonnes et sur les différents médias. Rassemblées, ces significations constituent alors des formes globales qui correspondent aux idées fortes dégagées par l’analyse. Toutes ces observations et analyses ont été menées entre le mois de juillet et d’octobre 2022.

Des intentions de conception communes

Avant de dégager les différentes formes relationnelles proposées aux publics, il nous semble nécessaire de mener une première analyse transversale des intentions communes affichées et/ou intégrées sur ces dix pure players.

Professionnalisme, déontologie et transparence pour regagner la confiance des lecteurs

Ces pure players indiquent vouloir se démarquer des autres médias d’information en ligne en proposant une offre différente dont les maîtres-mots sont le professionnalisme, la transparence et la déontologie. L’objectif est clairement annoncé : regagner la confiance des lecteurs.

À l’exception du Média, créé par des personnalités publiques proches de la France Insoumise, les fondateurs de ces pure players sont tous des journalistes professionnels de presse écrite ou radio. À titre d’exemple, Nicolas Prissette, le fondateur de Fondamental est l’ancien rédacteur en chef du JDD ; Emmanuelle Veil, rédactrice en chef du Journal minimal a travaillé à L’Express et Charlie Hebdo. Laurent Mauriac, principal concepteur de Brief.me a été journaliste à Libération, puis directeur général de Rue89. Fabrice Rousselot est aussi issu de Libération où il a travaillé en tant que correspondant puis directeur de la rédaction, avant de s’investir dans la version française de The Conversation. Daniel Mermet a d’abord produit et animé l’émission quotidienne Là-bas si j’y suis sur France Inter avant de la transformer en média en ligne. Sylvain Bourmeau, directeur d’AOC était quant à lui producteur de l’émission « La suite dans les idées » sur France Culture et a fait partie du groupe de fondateurs de Mediapart. Ces différentes trajectoires sont affichées et détaillées dans la présentation de ces médias, comme un gage de professionnalisme. Mediacités indique par exemple que le groupe de fondateurs, composé pour la majorité d’anciens journalistes de L’Express et de L’Expansion, a quitté leur journal au moment du rachat du groupe par Patrick Drahi, « par souci d’indépendance et envie de nouveauté ».

Par ailleurs, ces pure players font largement référence, dans leur manifeste ou charte déontologique, aux principaux textes éthiques de la profession (charte du SNJ, déclaration de Munich, déclaration de la FIJ, charte qualité de l’information, code déontologique élaboré à la suite des États généraux de la presse écrite, etc.). De plus, ils ne s’en tiennent pas à la publication de chartes, ils misent aussi sur la transparence pour justifier de leur appropriation de ces textes. Pour citer quelques exemples, Mediacités et Les Jours publient le nom des actionnaires de la société. The Conversation indique les origines de ses ressources financières et Brief.me publie pour chaque journaliste une déclaration d’intérêts (détention d’actions, adhésion à un parti politique ou à un syndicat, mandats électifs, liens familiaux avec des personnes ayant une activité professionnelle significative, etc.). La transparence est aussi de mise concernant les techniques de recueil et de traitement des informations par les journalistes. Par exemple, Mediacités précise les pratiques journalistiques de la rédaction dans un blog, « La Fabrique », et indique dans sa présentation : « [N]ous sommes convaincus qu’en expliquant précisément comment ils travaillent, les journalistes regagneront la confiance de leurs lecteurs. » Dans la même démarche, Fondamental propose le « making of » des articles rendant visible la démarche suivie par les journalistes.

L’indépendance comme gage de qualité

L’ensemble de ces médias valorisent leur adhésion au SPIIL et annoncent clairement leur indépendance. Cette donnée est en adéquation avec les travaux de Julie Sedel (2021) qui étudie la façon dont des entrepreneurs de médias en ligne se saisissent de l’indépendance « comme une alternative à la domination des groupes et des productions mainstream et transforment cette notion en label de qualité ». Aucun de ces pure players ne dépend de la publicité. Huit d’entre eux fonctionnent sur abonnement et proposent une partie en libre accès. Les formules d’abonnement sont de durée variable (du pass 24h à l’abonnement annuel) et peuvent aussi offrir des avantages comme celui de « participer à des rencontres-débats avec des personnalités » pour Fondamental ou d’« accéder aux boîtes noires des sujets » pour Le Média. Notons que l’ensemble de ces médias appellent aussi majoritairement au don ou à l’abonnement de soutien, plus onéreux que l’abonnement classique. Certains proposent aux lecteurs de devenir sociétaires, comme Le Média qui leur donne la possibilité de s’investir en tant que membre de la SCIC. Concernant le Journal minimal, il ne proposait pas d’abonnement, mais ce média, en pause depuis décembre 2022, était gratuit, sans publicité, et fonctionnait sur les dons et le mécénat. The Conversation quant à lui propose un modèle économique à part, puisque le média est financé en grande partie grâce au soutien de ses adhérents (les universités et institutions de recherche). Ces données sont en cohérence avec les travaux d’Alexandre Joux (2022) qui indique qu’« en développant un discours favorable à l’abonnement et au don, avec certes des nuances, les journalistes des médias pure players et alternatifs dessinent ainsi en creux un modèle économique idéal pour la presse en ligne qui repose sur la volonté de payer de la part du lecteur ou du citoyen ».

S’affranchir de la dictature de l’urgence pour permettre aux lecteurs de retrouver un rapport serein à l’actualité

Dans leur présentation, ces médias font le constat des dérives du journalisme en ligne, et en premier lieu l’accélération de l’information. Ils affichent leur volonté de proposer une offre différente pour permettre aux lecteurs de retrouver un rapport serein à l’actualité. Ils optent pour le temps long et certains se définissent comme des slows médias. Ainsi, Le Journal minimal vise « un retour à l’essentiel » et construit son identité « contre l’information en continu », Mediacités se dit « contre l’accélération de l’info » et Le Média annonce vouloir « s’affranchir de la dictature de l’urgence, pour laisser place à la confrontation des idées et des débats de fond ». Dans la même logique, Brief.me indique sa volonté de proposer une approche calme et reposante de l’actualité, avec moins de contenus mais plus de sens sous une forme épurée. Le Zéphyr affirme son intention de « retrouver le temps d’aller à la rencontre des gens » en proposant un journalisme « du pas à côté, de rencontre, lent et intimiste ». Fondamental souhaite fournir aux lecteurs « des informations de fond qui s’inscrivent dans le temps », et enfin, Les Jours propose des reportages au long court, qui peuvent durer plus d’une année.

Formats innovants et ouverture vers la recherche et l’édition pour renouveler l’offre de l’information en ligne

Tout d’abord, certains médias cherchent à se démarquer par le format proposé. Ainsi, Brief.me propose d’envoyer par mail quotidiennement les informations les plus significatives. Les Jours raconte l’actualité à la façon de séries (avec des épisodes, des personnages, des lieux) et multiplie les formats avec des playlists, des émissions live, des podcasts. Le Zéphyr publie des portraits qui illustrent l’actualité, ainsi que des feuilletons littéraires. D’autres se distinguent par leur collaboration avec le milieu de la recherche universitaire comme The Conversation, Fondamental ou AOC. Le monde de l’édition est aussi investi au travers de collaborations avec des auteurs, mais aussi via la publication de certaines enquêtes sous forme d’ouvrages ou de BD. Ainsi, des compilations d’articles issues d’AOC ou certaines enquêtes des Jours donnent lieu à la publication d’ouvrages. Le Zéphyr propose à la vente une revue trimestrielle et Le Journal minimal une BD sur le minimalisme.

Cette première analyse transversale nous permet de mettre en évidence les intentions communes des fondateurs de ces médias intégrées dans leur projet éditorial. Une première définition collective des représentations que les fondateurs se font des besoins de leurs publics se dessine. Leurs offres éditoriales s’adressent à des publics qui éprouvent un besoin de se tourner vers des médias indépendants, à la recherche d’informations fiables, rédigées par des journalistes professionnels qui respectent la déontologie de la profession, avec des formats éditoriaux innovants.

Des formes de relations aux publics variées

Nous analysons désormais les diverses « logiques de justification » qui nous permettent de repérer différentes formes de relations intégrant des cadres de référence communs, des imaginaires partagés avec des publics préalablement imaginés et construits par les fondateurs. Pour ce faire, nous nous référons à la théorie des conventions, issue de la sociologie pragmatique. Boltanski et Thévenot (1991), puis Boltanski et Chiapello (1999), ont établi une typologie de sept cités : domestique, civique, opinion, marchande, inspirée, industrielle et cité par projets. Chacune de ces cités s’oriente vers un modèle de consensus qui porte des valeurs de référence spécifiques auxquelles les acteurs sociaux vont avoir recours pour justifier des qualités ou des façons de faire. L’évaluation des caractéristiques d’un bien ou d’une action jugées pertinentes différera d’un ordre de justification à l’autre. Aussi, pour indiquer une conception de ce qui est juste dans une circonstance particulière, les acteurs vont se référer à des principes supérieurs communs, correspondant à des arguments de portée générale qui font référence à une forme de bien commun spécifique.

Nous portons notre attention aux principes supérieurs communs et aux valeurs de référence exposées par les fondateurs et leur équipe pour porter leur offre éditoriale qui peuvent être affichés explicitement sur leur site ou exprimés de manière sous-jacente. Nos analyses nous permettent de dégager quatre grandes formes de relations aux publics, s’orientant chacune vers les valeurs d’une de ces quatre cités : civique, inspirée, de l’opinion et industrielle. Bien évidemment, ces quatre grandes formes sont considérées comme plurielles et perméables, il existe des formes hybrides, nous présentons ci-dessous des dominantes.

Forme de relations aux publics orientée vers la cité civique

La cité civique, dont le principe supérieur commun se fonde sur l’action collective de citoyens libres et égaux, prend appui sur des logiques de justification orientées vers les valeurs de solidarité, de démocratie, d’équité, de liberté. Quatre médias nous semblent correspondre à ces logiques de justification : Là-bas si j’y suis, Mediacités, Le Média et Le journal minimal. Ces quatre médias ont une ligne éditoriale clairement orientée à gauche et portent un discours critique à l’encontre du système médiatique et politique actuel. Les fondateurs de Mediacités indiquent vouloir « revivifier la démocratie » et Le Média se définit comme « anti-système, anti-macronisme » et affiche sa mission de sauvegarde du service public d’information qu’il considère comme en voie de disparition dans le paysage médiatique actuel. Le journal minimal annonce sa volonté d’aborder l’actualité du point de vue du courant minimaliste, de maintenir la liberté de la presse en s’opposant directement aux dérives du capitalisme. Et enfin, Là-bas si j’y suis affirme son attachement à la tradition d’un journalisme de contre-pouvoir, populaire et engagé. La parole citoyenne est ainsi valorisée. Les fondateurs de Mediacités indiquent : « [N]ous croyons à un journalisme utile qui aide les lecteurs à participer activement et librement à la vie de leur cité. » Le Média indique sa volonté de « bâtir un espace commun et visible, influent et fraternel, un espace qui agrège et rassemble des initiatives citoyennes ».

Notons que ces quatre médias proposent des espaces de participation, ce qui conforte leur ancrage dans la cité civique dont le principe supérieur commun est l’action collective. Le journal minimal, Mediacités et Là-bas si j’y suis proposent des espaces de commentaires identiques à ceux que l’on retrouvait sur les premiers pure players. Le Média quant à lui offre l’accès à un forum pour les abonnés. Dans cette logique de collaboration entre citoyens, Le Journal minimal incite aussi ses lecteurs à poster leurs petits gestes écologiques « pour expérimenter le partage des meilleurs trucs et astuces de chacun » et Mediacités propose à ses lecteurs de s’impliquer dans des enquêtes collaboratives.

Enfin, les fondateurs de ces quatre médias font appel à la solidarité. Mediacités incite ses lecteurs à devenir sociétaire en rejoignant « la société des amis » et Le Média les invite à devenir « socios » (membres de la SCIC). Ces deux statuts permettent de participer à des rencontres physiques pour rencontrer l’équipe et les autres sociétaires ou de s’impliquer dans la vie de la coopérative. Dans la même logique, Là-bas si j’y suis incite les lecteurs à des regroupements physiques avec le concept de « cafés repaires » pour se retrouver et débattre sur des questions de société. Les équipes éditoriales de ces médias s’adressent à des publics qui souhaitent appartenir à une communauté qui porte des valeurs fortes comme la défense de la démocratie ou la liberté d’expression.

Forme de relations aux publics orientée vers la cité inspirée

Deux médias, Les Jours et Le Zéphyr nous semblent intégrer les caractéristiques du modèle de justification de la cité inspirée. Les valeurs en lien avec l’émotion, l’insolite, la création ou la passion sont particulièrement valorisées. Le Zéphyr met en avant des « aventures humaines » au travers de portraits, d’entretiens et de témoignages « de femmes et d’hommes au parcours atypique, poignant et inspirant, dont l’histoire fait écho à l’actualité et aux grands débats de société ». Ce média propose des formats lents, intimistes et édite en parallèle une revue sur l’écologie au graphisme soigné. Les Jours mise sur le journalisme d’investigation mais innove en proposant des formats variés pour « raconter » l’actualité à la façon de séries : « Attention, pas de fiction ici ! Tous les personnages de ces histoires sont vrais. C’est vous, c’est nous. C’est notre monde. » Les publics sont considérés comme sensibles à l’originalité, à l’esthétique et ces pure players leur proposent des contenus de fond, avec des formats lents, insolites qui provoquent émotion et inspiration.

Sur ces médias, les espaces de participation des publics sont très restreints. Sur Le Zéphyr, les lecteurs ont simplement la possibilité de laisser son avis sur les numéros du magazine papier. Notons qu’aucun commentaire n’a été posté jusqu’à présent. Les Jours ne propose pas d’espace de participation, les abonnés peuvent, seulement deux fois par an, voter pour un sujet d’enquête.

Forme de relations aux publics orientée vers la cité de l’opinion

Dans la cité de l’opinion, la réputation, la renommée, la célébrité ou la visibilité sont des valeurs particulièrement valorisées. Trois médias, The Conversation, AOC et Fondamental se distinguent par leur collaboration avec des publics de niche composés de spécialistes, pour la majorité issus du monde de la recherche. Ainsi, The Conversation vise à « faire entendre la voix des chercheuses et chercheurs dans le débat citoyen. Éclairer l’actualité par de l’expertise fiable, fondée sur des recherches ». Les journalistes collaborent avec des universitaires, éditent les articles avec les auteurs et les promeuvent dans l’objectif de les faire rayonner, notamment dans les médias traditionnels. Fondamental vise à « éclairer l’actualité politique à la lumière de l’histoire, de la philosophie et des sciences sociales » et comprend dans sa rédaction des chercheurs en sciences politiques, philosophie ou histoire. AOC publie des analyses, des opinions et des critiques rédigées par des journalistes et par « des chercheurs, des écrivains, des intellectuels et des artistes ». Les profils des lecteurs convergent avec ceux des contributeurs. Ces médias s’adressent à des publics cultivés, avisés sur les questions de société ou des publics pour qui la consultation de ces sites prend place dans des pratiques professionnelles.

Ces médias ont aussi largement restreint les possibilités d’interaction des publics non-contributeurs. AOC ne met pas d’espace de participation à disposition de ses lecteurs. Sur Fondamental, les abonnés peuvent proposer un sujet à la rédaction, partager des conseils de lectures, de films ou de visites. Les lecteurs de The Conversation peuvent aussi commenter certains articles mais en indiquant leur identité et en respectant une charte de participation très détaillée, laissant sous-entendre une modération accrue, allant jusqu’à conseiller les internautes sur les tournures de phrases (« cet article est nul » sera supprimé. « Voici pourquoi je ne suis pas d’accord… » sera conservé) pour faire en sorte que le site soit « un espace d’accueil pour toutes les discussions intelligentes ».

Forme de relations aux publics orientée vers la cité industrielle

Le principe supérieur commun de la cité industrielle est la performance technique et l’efficacité dans la satisfaction de besoins. Les caractéristiques valorisées sont la fiabilité, la fonctionnalité, la validité scientifique, l’efficacité. Un seul média étudié nous semble correspondre à cette cité. Il s’agit de Brief.me qui propose d’envoyer par mail à ses abonnés les informations quotidiennes les plus significatives. Ce média part du principe que « faire le tri entre l’important et l’urgent, entre les vraies actus et les fake news, entre les petits buzz et les infos de fond, demande de plus en plus de temps et d’expertise ». Aussi, il propose de trier et d’expliquer l’information pour l’envoyer par mail tous les soirs à ses abonnés. Dans sa présentation, Brief.me valorise ses techniques journalistiques pour faire preuve de fiabilité dans la hiérarchisation et le traitement de l’information et d’efficacité dans la rédaction pour produire « le maximum de sens dans le minimum de mots ». Le lecteur peut simplement participer à un sondage pour choisir le sujet des dossiers du week-end. Ainsi, Brief.me s’adresse aux lecteurs pressés, saturés par la masse d’informations en ligne, qui recherchent une synthèse de l’actualité fiable, épurée et concise.

Pour conclure, nous pouvons identifier que ces médias s’adressent soit à des publics définis en fonction de leurs engagements politiques et sociaux (cité civique), de leurs sensibilités (cité inspirée), de leurs expertises (cité de l’opinion) ou de leur temps de disponibilité (cité industrielle). Concernant les espaces de participation, ils sont en cohérence avec le projet éditorial et les formes de relation aux publics identifiées. Seuls les médias dont les valeurs s’orientent vers la cité civique valorisent l’expression citoyenne. Sur les autres pure players, la figure de l’amateur reste peu sollicitée, voire évacuée. Deux médias justifient clairement ce choix. AOC indique dans sa présentation sa volonté « de remettre de la verticalité dans un espace public déstructuré et horizontalisé pour refaire autorité, et structurer le débat ». De même, dans la FAQ des Jours, un lecteur demande : « Pourquoi n’y a-t-il pas de commentaires sous les articles ? » Le média répond : « Les abonnés nous écrivent pour nous féliciter de ce geste radical. Il n’y a pas de commentaires sur Les Jours, comme il n’y a pas de publicité, pour ne pas polluer la lecture. »

Conclusion

Si la promesse du modèle pro-am (Bruns, 2010) semble dépassée, quatre pure players, sur les dix créés depuis 2015, semblent tout de même tenter de maintenir la prophétie initiale des premières initiatives de journalisme citoyen, dans la lignée du mouvement du journalisme public et civique. Ces quatre médias défendent une ligne politique commune et s’adressent, au travers de valeurs issues de la cité civique, à des publics engagés, visant une remise en question du système traditionnel, médiatique et politique. Ces médias s’adressent « au cœur de cible » des sites d’informations nés en ligne « cantonnés à un groupe social restreint et relativement homogène d’un point de vue sociologique mais aussi, souvent, politique » (Bousquet, Marty et al., 2015). D’ailleurs, comme l’indiquent ces auteurs, ces publics sont souvent aussi très critiques envers les journalistes professionnels et les grands médias et « sont davantage orientés par une volonté d’adhésion, plus qu’une simple consommation d’informations » (2015). La différence notable entre ces pure players et leurs prédécesseurs repose sur une forte incitation à des rencontres physiques. Aurélie Aubert (2016), dans une enquête menée entre 2008 et 2012, visant à comprendre les ressorts de la participation sur les premiers médias citoyens, montrait que la culture civique était structurante chez les contributeurs mais qu’elle ne s’incarnait pas dans des projets collectifs. La nouvelle génération de pure players fait perdurer cette culture civique, tout en incitant les publics à dépasser les logiques propres aux espaces numériques de coopérations dictées par des finalités individuelles, sans réel plan d’action collectif. Les médias invitent leurs abonnés à se regrouper physiquement (réunions des sociétaires, cafés repaires) pour favoriser la formation de liens forts de type bonding (Casilli, 2012) et ainsi valoriser la cohésion sociale et les projets collectifs.

Les autres médias, orientés vers des formes relationnelles portant des valeurs issues de la cité de l’opinion, industrielle ou inspirée, s’apparentent à une nouvelle force instituante, cherchant à se démarquer d’un autre institué, le journalisme en ligne, et en premier lieu l’accélération de l’information. Leur ligne éditoriale évacue complètement la figure de l’amateur ou intègre la contribution des publics non-journalistes mais de manière si circonscrite que leurs espaces de participation ne peuvent être investis que par des publics hautement qualifiés. Ces pure players replacent la figure du gatekeeper au centre de leur projet éditorial et se démarquent de différentes manières, soit en proposant des formats novateurs, soit en s’adressant à des experts et spécialistes, soit en proposant une information pensée en fonction de la disponibilité de ces publics de niche.

Finalement, plutôt que de tenter d’identifier des collectifs concrets qui puissent être qualifiés de publics, « phénomène, somme toute, assez rare, souvent éphémère, de toute façon problématique » (Cefaï et Pasquier, 2004 : 20), les apports de la sociologie pragmatique nous ont permis de dégager des formes relationnelles, orientées par un sens du bien public. Ce choix écarte cependant certains éléments, comme les contenus ou les formats, tout aussi porteurs de sens dans la compréhension des relations entre un média et ses publics. Il serait intéressant de les prendre en compte pour prolonger cette étude, mais aussi de nous tourner du côté des publics effectifs. Quels sens donnent-ils à ces différentes propositions relationnelles dans l’activité de réception, au regard de leurs intentions en situation ? Nous pourrions alors analyser les activités de réception au prisme de la notion de « faire public » qui « peut traduire ce processus, ce travail croisé, constant et partagé, les publics travaillant autant à faire public que les médias eux-mêmes » (Croissant, 2022). 

Marie-Caroline Heïd est maitresse de conférences à l’Université Paul Valéry – Montpellier III




Notes

1

Santi, Pascale (2005). Il y a une sorte de presbytie de la part des journalistes, Le Monde [en ligne] lemonde.fr 17.12.2005.



2

Site du Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne accessible à www.spiil.org (consulté le 8 juillet 2022).






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Référence de publication (ISO 690) : HEÏD, Marie-Caroline. Formes de relations aux publics construits en creux des stratégies éditoriales des pure players nationaux. Les Cahiers du journalisme - Recherches, 2023, vol. 2, n°10, p. R25-R.
DOI:10.31188/CaJsm.2(10).2023.R025


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