Nouvelle série, n°10
2nd semestre 2023 |
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Une médiation journalistique négociée : fact-checker et streamer le débat de l’entre-deux tours de la Présidentielle 2022
Nina Barbaroux-Pagonis, Aix-Marseille Université
Alexandre Joux, Aix-Marseille Université
Résumé
Diffusé à la télévision, le débat de l’entre-deux tours de la Présidentielle 2022 a encouragé l’expression de pratiques journalistiques enrichies sur l’internet, ainsi du fact-checking des propos des candidats ou de la diffusion commentée du débat sur Twitch.tv. Cet article compare ces deux manières de traiter l’actualité et questionne la nature de la médiation journalistique proposée. Si le fact-checking impose l’impératif journalistique à ses publics, Twitch favorise quant à lui la co-construction de l’information par le biais d’une discussion qui s’apparente à un dispositif participatif. Les deux pratiques se rejoignent quand il s’agit de former des citoyens éclairés et de proposer une lecture politique des enjeux de l’information.
Abstract
The debate between the two rounds of the 2022 French presidential election, broadcast on television, encouraged the expression of enriched journalistic practices on the Internet such as fact-checking of the candidates’ remarks during the debate and live broadcasts of the debate on Twitch.tv. This article compares how fact-checking and live journalism deal with the news and the underlying nature of their journalistic mediation. Fact-checking imposes the journalistic rules on its audiences. Twitch favours the co-construction of news through a discussion with the public that resembles a participatory device. However, both practices have the same inspiration when it comes to training enlightened citizens and proposing a political reading of news issues.
DOI : 10.31188/CaJsm.2(10).2023.R055
L
e rapport des journalistes à leurs publics est consubstantiel au métier comme à sa déontologie, laquelle précise les liens que le journaliste entretient avec ses sources, un « public » essentiel pour le journaliste et, en aval, avec le « public » de lecteurs, d’internautes, de téléspectateurs (Bernier, 2014). Pourtant, au nom du gatekeeping (White, 1950), qui établit dans les rédactions la liste des sujets qui méritent d’être traités (c’est la devise du New York Times), le journalisme s’est longtemps développé autour d’une politique de l’offre. Il a fallu que son audience s’étiole et que les critiques se multiplient pour que les publics soient mieux intégrés dans la fabrique de l’information, ce qui donnera naissance, par exemple, au public journalism dans les années 1990 (Rosen, 1999). Cette prise en compte des publics et de leurs demandes atteindra son paroxysme avec le market-driven journalism (McManus, 1994). L’arrivée de l’internet changera la donne : l’attitude des publics à l’égard de l’offre d’information va devenir de plus en plus mesurable (Zamith, 2020) et leur participation s’imposera, ce qui autorisera une forme de co-construction de l’information, ou même une information sans journalistes (Mathien, 2010). Mais cette ambition a souvent été déçue car, si les outils numériques autorisent une plus grande participation des publics à l’élaboration de l’information (Domingo, Quandt et al., 2008), le journalisme participatif s’est avéré plus souvent un impératif qu’une réalité, ce qui a conduit les rédactions à décliner autrement leur rapport aux publics (Pignard-Cheynel, 2019). L’émergence de dispositifs participatifs originaux peut s’expliquer par la crise de confiance qui frappe les médias historiques et favorise les médias en ligne qui peuvent proposer, plus facilement, un « journalisme engagé » (Batsell, 2015). Elle s’explique aussi par la montée en puissance de la désinformation. Il s’agit dès lors de faire preuve de transparence (Karlsson, 2010) pour réaffirmer l’ascendance des journalistes dans le domaine de l’information (Carlson, 2017) contre toutes les formes d’« information alternative » et, plus largement, dans des environnements numériques caractérisés par une sorte de « désordre informationnel » (Wardle et Derakshan, 2017).
Nous proposons d’analyser ces évolutions à partir d’une comparaison entre le fact-checking moderne1 (Dobbs, 2012) et l’information en direct sur Twitch.tv. Ces deux manières de faire du journalisme ont la particularité de mettre en scène le rapport du journaliste avec son public. La première parce qu’elle adresse au public des notices et des documents afin qu’il reproduise à son tour la démarche de vérification, dans une perspective à la fois d’éducation aux médias et à l’information, mais aussi politique puisque le fact-checking, en agissant sur des propos tenus dans l’espace public, encourage le discernement de son public la seconde, par une sorte de déterminisme technique puisque le chat en live sur Twitch, cet espace à droite de l’écran dans lequel les spectateurs, ou viewers, discutent en direct, organise de facto une superposition à l’écran de l’image et de son commentaire ce qui provoque une interaction entre le vidéaste, ou streamer, et son public.
Pour que la comparaison soit pertinente, nous avons choisi d’analyser le travail des journalistes fact-checkeurs et streamers sur le même événement : la couverture en direct ou presque-direct, pour le fact-checking, du débat de l’entre-deux tours de la Présidentielle française de 2022. En montrant le journalisme en train de se faire, à l’instar du live-blogging déjà documenté (Marty, Pignard-Cheynel et al., 2016), ces pratiques en direct témoignent de l’« audience turn » propre au journalisme contemporain. Pour le fact-checking et le live journalism, la relation établie avec le public diffère toutefois parce que la nature de la médiation journalistique est différente. Notre objectif est ici de qualifier cette médiation pour chacun des deux dispositifs à partir d’une étude de corpus issue de l’information produite sur cet événement.
Périmètre et méthode de recherche
Nous avons précisé l’environnement théorique dans lequel s’inscrit notre questionnement. À la croisée des recherches en journalisme en France, notamment au sein des sciences de l’information et de la communication et des journalism studies anglosaxonnes, notre réflexion interroge les mutations de l’identité professionnelle des journalistes, évolutive par nature (Reese, 1990), et la manière dont cette identité s’inscrit dans l’espace public – qu’il s’agisse de comprendre les ressorts de l’autorité journalistique, fondamentalement relationnelle selon Carlson (2015), de questionner le gatekeeping moderne à l’aune de la participation des publics (Bruns, 2003), d’interroger la portée de la revendication de transparence des journalistes (Karlsson, 2010) et, plus généralement, la prétention du journalisme à tenir, dans l’espace public, un discours de vérité comme alternative au désordre informationnel (Joux, 2021b). Dans cet article, la comparaison entre fact-checking et live-streaming vise précisément à explorer les limites de la médiation journalistique, du rapport que le journaliste entretient avec son public.
Les terrains mobilisés, des textes de fact-checking et des live-streaming, sont l’objet d’études spécifiques qui s’inscrivent dans la recherche sur l’émergence de nouveaux genres journalistiques (Ringoot et Utard, 2005). Ces nouveaux genres journalistiques ont pu se développer pour susciter l’adhésion des publics, ainsi du fact-checking qui procède globalement d’une réaffirmation du geste journalistique en même temps qu’il revendique une utilité sociale (Bigot, 2019). Mais, eu égard à la question de la médiation, il nous semble essentiel de mentionner aussi les recherches sur la dimension politique du fact-checking moderne, ainsi de Lucas Graves qui considère que le journalisme doit pouvoir contredire le politique dans l’espace public quand la vérité est en jeu (2016). S’interroger sur le fact-checking, c’est donc s’interroger sur l’articulation du journalisme avec l’espace public, sur les conditions de la médiation journalistique vis-à-vis des sources et vis-à-vis des publics.
Les recherches en journalisme qui portent sur les pratiques sociales en ligne soulignent, de leur côté, les formes multiples de la participation des publics à l’information, comme les dispositifs contrôlés de live-blogging (Pignard-Cheynel et Sebbah, 2015), des logiques de partage de l’information sur Twitter (Mercier, 2018) ou, de manière plus critique, l’émergence du médiactivisme comme alternative au journalisme institué (Cardon et Granjon, 2013). Si les réseaux sociaux de première génération (Facebook, Twitter) ont souvent fait l’objet de recherches, celles sur Twitch sont plus rares. En effet, fondé en 2011 et racheté trois ans plus tard par Amazon, ce réseau a construit sa notoriété sur le streaming de jeux vidéo. Ce n’est que récemment qu’il a également accueilli une parole journalistique – par le biais notamment de lives proposés par des médias (Carlino, 2021). Notre recherche contribue ainsi à l’exploration des enjeux de ce réseau-là pour le journalisme.
En ce qui concerne l’analyse qualitative des corpus, nous avons opté pour un terrain « limité » parce qu’il permettait la comparaison de deux pratiques journalistiques modernes : le débat de l’entre-deux tours de la Présidentielle française qui a opposé Marine Le Pen à Emmanuel Macron le 20 avril 2022. Dans notre approche comparative, le premier corpus est constitué de l’ensemble des articles de fact-checking publiés quelques heures après la fin du débat dans les rédactions suivantes : Francetvinfo, Le Journal du Dimanche, Le Monde-Les Décodeurs, Libération-Check News, Le Parisien et 20 Minutes-Fake Off. Nous avons, pour chacun des sites web de ces médias, récolté l’ensemble de leurs articles de vérification sur le débat de l’entre-deux tours. Les textes ont été regroupés par grappes autour des propos fact-checkés afin d’autoriser une comparaison du fact-checking à partir des énoncés des candidats. De manière transversale, nous avons, média par média, recensé les « verdicts » (plutôt vrai, faux…), la nature des propos fact-checkés (faits, chiffres, rappels chronologiques, rappels de la loi, déclarations, analyses) et les sources mobilisées comme éléments de preuve. Concernant le live journalism sur Twitch, nous avons retenu trois des quatre streamers qui ont intégralement diffusé le débat. Il s’agit de Samuel Étienne, Jean Massiet et HugoDécrypte . Nous avons exclu Sardoche qui n’a pas de prétention à informer. Après avoir enregistré en rediffusion puis retranscrit la totalité de leur intervention du 20 avril, nous avons isolé les verbatim thématiques par thématique en fonction des objets de recherche précités, ainsi que les adresses au public afin d’analyser la nature de la relation en direct entre le streamer et ses viewers. Nous avons pu ensuite comparer les postures des différents streamers vis-à-vis de leur objet. Qu’il s’agisse du fact-checking ou du live-streaming, notre analyse repose sur un corpus suffisamment restreint pour autoriser un traitement manuel, l’objectif étant, dans une perspective propre aux sciences humaines et sociales, d’identifier tout à la fois des régularités, des points de divergence et de souligner, aussi, la singularité des cas objets de la comparaison (Verdalle, Vigour et al., 2012).
Un exemple de fact-checking moderne : le débat Le Pen – Macron de 2022
Le fact-checking du débat de l’entre-deux tours par les six rédactions retenues correspond, plus précisément, à sept séries de textes publiés, complétés souvent par des hyperliens. Les Décodeurs (Le Monde) ont produit deux documents, un texte classique de fact-checking (2022a) et un texte de « décryptage » (2022b). Dans ce deuxième texte, les propos des candidats sont de nouveau vérifiés même si l’écriture normalisée propre aux exercices traditionnels de fact-checking est moins évidente. Cette écriture normalisée repose, de manière générale, sur une reprise du propos qu’il s’agit de fact-checker, lequel est complété immédiatement d’un « verdict » (faux, vrai, plutôt vrai, etc.) et d’un argumentaire qui donne les raisons ayant conduit au verdict. L’article de fact-checking met parfois à disposition les sources mobilisées par le journaliste, soit directement, soit par des hyperliens, ou renvoie vers des articles de presse qui traitent du sujet et sont considérés de facto comme des preuves certaines. Ce format se retrouve dans toutes les publications que nous avons analysées. Il trahit d’emblée un certain rapport des journalistes fact-checkeurs à leur public.
Si la forme canonique de l’article de fact-checking repose sur la reprise d’un propos qu’il s’agit de soumettre à évaluation, la démarche est entreprise au nom du public, pour l’aider à se prononcer sur les candidats lors du débat de l’entre-deux tours. Le fact-checking a ainsi une dimension politique, inscrite dans la relation aux publics, qu’il transfigure pour l’inscrire dans la relation avec le responsable politique. En effet, en choisissant des propos tenus par les deux candidats, le fact-checking les objective. Une fois le propos isolé et associé à un candidat, l’énoncé ainsi délimité devient un fait politique. S’opère alors un déplacement : il s’agit désormais non pas de vérifier seulement la vérité de l’énoncé, mais aussi, et par extension, l’honnêteté ou la rigueur intellectuelle du responsable politique. C’est la raison pour laquelle nous considérons, à la suite de Graves (2016), que le fact-checking moderne est éminemment politique parce qu’il s’inscrit dans une double relation aux politiques et aux publics du journalisme.
Le verdict complète le propos mais il n’est pas systématique, ce qui témoigne de la difficulté, pour les journalistes fact-checkeurs, d’arbitrer assurément. Ainsi, Le Parisien et le JDD ne proposent jamais de verdict et se contentent d’une vérification argumentée. Il s’agit toutefois des deux journaux qui, dans notre corpus, ont proposé un fact-checking a minima : 5 propos de Marine Le Pen vérifiés pour le JDD, tous plutôt faux, 7 propos de Le Pen et 2 propos de Macron pour Le Parisien avec, de manière générale, beaucoup de fact-checks très nuancés qui insistent sur une double lecture possible des chiffres, donc sur la dimension contextuelle de la parole politique. Check News ne propose pas de verdict non plus sauf un « plutôt oui » mais cela s’explique par l’approche originale retenue qui porte, non pas sur un simple énoncé, mais sur un temps d’échange entre les deux candidats, les propos de l’un et de l’autre étant évalués, ce qui interdit un verdict unique.
L’argumentaire enrichit le verdict, quand verdict il y a, et il est systématique. Cette partie argumentée de l’exercice de fact-checking est riche parce que s’y déploie un exposé de la méthode journalistique qui permet de statuer sur la véracité ou non des propos des candidats. On est là au cœur du « décryptage » revendiqué par le fact-checking, et c’est à cet endroit que se joue principalement le rapport des fact-checkeurs à leurs publics. Cette démarche relève à l’évidence d’un effort de transparence à travers l’exposé des raisons qui conduisent à l’établissement du verdict, les journalistes fact-checkeurs disposant ici d’un moyen de renforcer la confiance du public (Karlsson, Clervall et al., 2017). Mais cet effort de transparence est ambivalent. En effet, l’argumentaire donne à l’internaute les moyens de comprendre le verdict, donc aussi la possibilité de prendre ses distances avec la parole politique, en même temps qu’il invite le lecteur à reconnaître la pertinence de la méthode journalistique qui permet de contrôler la véracité des propos tenus dans l’espace public. Cette invitation sous forme d’impératif est évidente quand les journalistes complètent leur argumentaire par la mise à disposition des sources mobilisées.
En donnant accès à leurs sources, les journalistes fact-checkeurs s’inscrivent dans une relation originale avec leurs publics : ils considèrent que les lecteurs sont en mesure de répliquer la démarche qui a été la leur, par imitation dans un premier temps, puis par habitude en étendant cette « capacité à vérifier » à tous les types d’énoncés auquel le lecteur sera à l’avenir confronté. La reproductibilité de la démarche de vérification autorise ainsi une certaine horizontalité entre journalistes et internautes. En même temps, elle suppose l’acceptation, par les internautes, de la méthode journalistique, laquelle vient soumettre l’ensemble des énoncés dans l’espace public à ses propres canons, cette démarche étant par exemple explicite lors du lancement du Décodex au Monde en 2017 (Joux et Sebbah, 2020). Partant, la possibilité de revérifier à son tour offerte aux internautes se transforme en injonction faite aux publics du fact-checking, ce qui réinstaure une verticalité dans la relation : si la vérification peut être l’affaire de tous, la manière de vérifier est en revanche imposée. L’absence de vérification est par ailleurs dénoncée comme un risque, celui d’une attitude naïve face à des énoncés qui peuvent être incomplets, ambivalents ou malveillants. Quant aux sources mises à disposition pour reproduire la vérification, elles sont là encore choisies et données par les journalistes fact-checkeurs. Ces derniers contrôlent donc le dispositif dans son ensemble et toute participation active du lecteur est exclue : la reproductibilité de la démarche donne la priorité au geste journalistique et la compétence du lecteur est a priori disqualifiée sauf à accepter d’endosser à son tour l’impératif journalistique.
Il y a ainsi, dans le fact-checking, une exigence toute habermassienne à l’égard de l’information, avec laquelle chacun doit entretenir un rapport raisonné. Ce rapport-là n’est pas négociable et c’est le journalisme qui le prend en charge. Ce constat nous conduit à ne pas considérer le profane comme décrié, avec « l’idée que les publics n’ont pas les capacités de juger par eux-mêmes de la fiabilité d’un site internet » (Doutreix et Barbe, 2019 : 53) et que seule une élite sachante de journalistes dispose de cette prérogative.
Le fact-checking est plutôt très proche, dans ses intentions, de l’éducation aux médias et à l’information (Joux, 2021a) qui vise justement à l’émancipation des publics, même si cette émancipation est contrainte puisqu’elle implique d’accepter et d’intégrer la norme journalistique. Cette exemplarité de la méthode journalistique se donne à voir dans le fact-checking du débat de l’entre-deux tours. Il s’agit, pour les rédactions, de faire la preuve de leur capacité à attester de la véracité ou non des faits auxquels se rapportent les propos des candidats, donc d’imposer au politique les critères de vérité qui sont ceux que les journalistes reconnaissent comme légitimes. Ce choix-là, qui exclut la possibilité de statuer sur les éléments de contexte, sur les analyses développées par les deux candidats, conduit la plupart des rédactions à donner la priorité à la vérification de données chiffrées, ou réglementaires, qui ne prêtent pas à controverse dès lors qu’elles sont associées à des sources instituées.
En tout, les six rédactions de notre échantillon ont fact-checké 51 propos de Marine Le Pen et 24 propos d’Emmanuel Macron. 8 fact-checks portent sur les positions respectives des deux candidats. Emmanuel Macron s’en sort très bien avec seulement 3 propos « plutôt faux » mais aucun propos « faux ». Marine Le Pen est la mauvaise élève du débat mais les jugements des fact-checkeurs sont très nuancés. Si le JDD ne vérifie que 5 propos de Marine Le Pen, tous faux, les autres fact-checks témoignent d’un discours politique qui entrelace vérité et fausseté, ou exagération. Par exemple, les Décodeurs réalisent le plus gros travail de vérification avec 12 propos de Marine Le Pen fact-checkés et concluent à 6 propos plutôt vrais, 2 plutôt faux et 4 méritant d’être mieux contextualisés. 7 propos sur 12 sont traités en référence à des données chiffrées. Parfois, ces données ne suffisent pas, par exemple sur le nombre de soignants licenciés pour non-vaccination contre la Covid, les seuls chiffres disponibles étant ceux communiqués par le ministre de la Santé, Olivier Véran. Les cinq autres propos relèvent de déclarations qui nécessitent d’être contextualisées pour en évaluer la véracité. Deux verdicts reposent sur un rappel de la règle (constitutionnelle et décision de tribunal), deux autres sur le rappel de déclarations politiques connues, ne prêtant pas à controverse. Le dernier verdict porte sur l’accusation faite à Emmanuel Macron d’avoir reçu Vladimir Poutine « en grande pompe » à Versailles, une réalité selon les Décodeurs mais qui doit être nuancée car les échanges y étaient très tendus. Les Décodeurs renvoient ici à un article de la rédaction internationale du Monde qui évoque plusieurs « points de friction ». En définitive, la lecture des verdicts permet certes d’établir un bilan chiffré à peu près correct du Président sortant, mais les enjeux implicites, ceux qui ne relèvent ni des chiffres ni des lois, sont en grande partie passés sous silence. Ici se lisent les limites du fact-checking.
Ce constat se retrouve dans la totalité des fact-checks étudiés. Par exemple, la question européenne ne fait l’objet d’aucun fact-check alors que le programme de Marine Le Pen impliquait une rupture avec l’Union européenne, même sans « sortie » revendiquée. Seuls les Décodeurs abordent le sujet, mais c’est dans l’article de décryptage produit en plus de l’article de vérification – autant dire dans un format où le fact-checking n’impose plus ses normes. Le même constat peut être établi sur les soignants licenciés, l’intérêt n’étant pas de connaître leur nombre exact, même à quelques milliers près, mais de rappeler les éléments du débat (nouveaux types de vaccins, procédure rapide d’autorisation et inquiétudes associées, existence de la vaccination obligatoire chez les soignants, risques sanitaires, etc.). Dès lors, à vouloir statuer, le fact-checking est contraint de se contenter de vérifier les propos auxquels il est possible d’opposer des sources assermentées, qu’il s’agisse de renvoyer à la loi, de retrouver des chiffres ou de rappeler des déclarations publiques. Les enjeux politiques sont largement évacués, sinon confiés à d’autres journalistes via des liens hypertextes renvoyant à d’autres articles de la rédaction, ainsi de l’analyse des tensions entre Poutine et Macron lors de leur rencontre à Versailles. Ces choix limitent la portée politique du fact-checking, pourtant constitutive de son renouveau dans les années 2000 (Bigot, 2017). En fait, le fact-checking s’apparente d’abord à une entreprise d’éducation des publics et d’affirmation de l’autorité journalistique où la médiation l’emporte sur la production de l’information : présenté comme exemplaire, le rapport aux sources des journalistes invite le lecteur à repenser son rapport à l’information, la « source d’information » devant être au public ce que sont les sources primaires pour le journaliste.
C’est finalement dans la richesse informationnelle associée aux hyperliens que l’exercice de fact-checking va au-delà d’une simple vérification explicite des données, en offrant à ses lecteurs de solides moyens de comprendre les enjeux qui sont ceux associés aux propos fact-checkés. Le fact-checking relève alors d’une forme de curation originale qui permet de découvrir la richesse des documents produits par les sources primaires (rapports de la Cour des comptes, de l’INSEE, de l’OFCE) et la profondeur de certaines analyses journalistiques : sur 51 propos fact-checkés, 26 argumentaires indiquent une référence à au moins un article de presse. À l’exception des Décodeurs qui renvoient majoritairement à la rédaction du Monde dont ils dépendent, les autres fact-checkeurs donnent la priorité à d’autres médias, indiquant par-là que le journalisme, dans la diversité de ses incarnations, doit rester prescripteur.
Par ailleurs, en donnant la priorité aux sources instituées, le fact-checking cherche, par réciprocité, à bénéficier à son tour de l’autorité sociale qu’il leur confère. Le choix des sources est à cet égard très significatif du rapport d’ascendance que le fact-checking cherche à instaurer entre journalistes et publics : sont mobilisées principalement des sources instituées et des textes journalistiques produits par des rédactions ayant pignon sur rue – ces sources étant données au lecteur pour qu’il fasse à son tour le travail de vérification. Ce travail étant fastidieux et chronophage, la relation entre lecteur et le fact-checkeur repose sur un contrat tacite qui confie au fact-checkeur le soin de se confronter aux documents et d’en rendre compte. La mise à disposition du document source par le journaliste fact-checkeur sert alors de caution au lecteur qui peut vérifier, s’il le souhaite, la qualité du travail fourni – ce qu’il ne fera probablement pas. Autant dire que la richesse du fact-checking, à travers sa dimension curative, risque d’être peu exploitée par ses publics parce que les dispositifs de fact-checking ne sont pas participatifs et relèvent plus d’une injonction à la vérification qui est en fait déléguée aux cellules de fact-checking. La comparaison avec le live-streaming du débat sur Twitch est alors pertinente puisqu’elle semble favoriser, à l’inverse, une importante participation des publics.
Le débat sur le débat : Twitch ou la mise en abîme d’un événement télévisé
Twitch permet de diffuser des vidéos en direct sans limites de temps. Le service autorise également la participation des internautes grâce à son chat, une messagerie instantanée et publique. Ce dispositif particulier combine ainsi la diffusion en direct et l’apport d’une dimension sociale du fait de la superposition des deux écrans sur une même interface autorisant des modalités d’expression plurielles, souvent ludiques quand il s’agit de jeux vidéo (Barnabé, 2022). En proposant aussi de l’information, et pas seulement du live-streaming de jeux vidéo, Twitch fait émerger de nouvelles formes de médiation qui s’incarnent autour de figures singulières : les streamers Samuel Étienne, HugoDécrypte et Jean Massiet en ce qui nous concerne. Ces pratiques nouvelles de médiation peuvent relever d’une sorte de plateformisation de l’information (Rebillard et Smyrnaios, 2019), parce que le dispositif technique qu’est Twitch produit une incitation à l’interaction entre le streamer et son public via le chat. Le contenu proposé est donc en partie déterminé par la nature de l’interface, comme la sociabilité qui s’y déploie. En revanche, on ne peut pas parler, pour Twitch, d’une désintermédiation de l’information : Samuel Étienne, HugoDécrypte et Jean Massiet proposent un contenu informationnel original et natif, parce qu’ils sont en direct et parce qu’ils engagent une discussion avec leur public, faisant d’un live sur Twitch à la fois une offre d’information commentée entre viewers et une information discutée entre le streamer et ses viewers. En effet, l’information se coconstruit en partie sur Twitch entre le streamer et son public, comme se coconstruisent aussi la posture et la légitimité du streamer. Cette co-construction semble un impératif : pour le live-streaming du débat, le stream commence bien avant les premières images diffusées à la télévision afin de ménager un temps d’échange entre le streamer et son public, et il se finit après une phase de « debrief », complétée par certains par des vidéos d’analyse ou de fact-checking sur YouTube (HugoDécrypte). Ces séquences permettent de préciser le cadre de l’échange et font finalement de Twitch un dispositif original de médiation qui va donner son intérêt au débat d’entre-deux tours pour le streamer, mais aussi pour ses viewers.
Sur Twitch, direct et chat contribuent par ailleurs à la transparence de l’information et de sa fabrique, notamment grâce à la proximité entre streamer et viewers, tout en autorisant une certaine distance entre le vidéaste et son public, ce qui permet au premier de légitimer sa position centrale dans le dispositif. Cette proximité repose par exemple sur la participation du public au financement du live puisque les trois streamers expliquent qu’ils ont dû payer 1 500 euros pour pouvoir retransmettre le débat télévisé, incitant les viewers à s’abonner quand ils n’organisent pas tout simplement une cagnotte en ligne, option retenue par Jean Massiet.
La proximité entre le streamer et son public s’appuie également sur l’interaction entre le chat et la parole du streamer. Ensemble, ils forment une communauté « ludo-journalistique » (Bolz, 2022) autorisée à la fois par le format ludique et participatif de Twitch, mais également par le contenu informatif proposé par les trois streamers suivis. Cette interaction est exclusive avant et après le débat. Elle est plus ponctuelle pendant le débat, puisqu’il s’agit d’entendre ensemble la parole des candidats, les commentaires se logeant dans les temps morts ou à l’écrit. Jean Massiet poste ainsi en direct des récapitulatifs écrits des points à retenir tandis que Samuel Étienne se résout à utiliser le chat pour ne pas perturber l’écoute des candidats. La co-construction de l’information en live est aussi mise en avant par des procédés d’expression du participatif : reprise de questions posées dans le chat, organisation de sondages permettant de solliciter les viewers ou encore adresses verbales de la part du streamer qui dit intervenir pour son public et parler au nom du collectif. « On va débriefer »2 annonce Jean Massiet à la fin du débat après avoir, dans les échanges préliminaires, dit « essayer surtout de vous accompagner dans le suivi du débat ». Commençant son live par des problèmes de son, HugoDécrypte indique quant à lui : « Je voulais discuter avec vous. » Samuel Étienne, connu comme journaliste à la télévision, cite les autres streamers pour mieux s’apparenter à la communauté Twitch, mais il ne dit pas autre chose : « Je trouve formidable que quelqu’un qui est pas spécialisé dans l’actualité et dans la politique comme Sardoche dise : "bah moi aussi j’ai envie de partager ça avec ma communauté". » Cette dernière citation est explicite : la communauté l’emporte en priorité sur les compétences interprétatives du streamer. Le participatif est donc central et constitutif de la nature même de l’offre proposée.
La proximité avec le public passe également par le dévoilement de soi. Samuel Étienne souhaite bonne nuit à son fils en direct, sans en montrer le visage mais en expliquant qu’il va streamer toute la nuit car, devant la télévision, le débat l’aurait endormi. Sans aller jusqu’à exposer leur intimité, Jean Massiet et HugoDécrypte, comme Samuel Étienne, vont répondre à leurs viewers et les interpeller : les mercis sont répétés tout au long du stream, souvent quand l’aspect financier est en jeu, ainsi de Samuel Étienne qui commence son chat en remerciant « Renifleurdepets pour les 10 abonnements que t’as offerts à la communauté ». Cette proximité implique le streamer qui doit donner de sa personne : il en va de sa petite entreprise en ligne, à la différence du journaliste salarié en rédaction. Caractéristique de Twitch, la proximité se joue à travers la capacité des streamers à apparaître authentiques, proches et uniques aux yeux de leurs viewers (Coavoux et Roques, 2020). Dans le cadre du débat, un bon exemple de ce dévoilement est la demande des viewers, adressée à Jean Massiet, de montrer à l’écran les notes qu’il a prises. Il y a donc, par rapport à la télévision, une réelle demande de voir les coulisses de production de l’information, ce qui gomme l’asymétrie entre le journaliste professionnel et son public constatée dans le fact-checking. Twitch autorise enfin des échanges ponctuels tout au long du débat qui attestent de la possibilité, pour les spectateurs, de participer à la construction de l’information. Par exemple, un groupe de viewers va procéder à une rectification quand HugoDécrypte affirme injustement que le terme « harakiri » utilisé par Marine Le Pen signifie « prendre soi-même les conséquences d’une sanction ». Le streamer le remarque dans le chat et confirme la correction : « C’est un suicide, effectivement. » Dans le live de Jean Massiet, ce sont les viewers qui répondent à la question que se pose Jean Massiet : « Bourguiba, c’était en quelle année ? » Solliciter la communauté permet ainsi de compléter la parole du streamer, et Howmanyroads de répondre « 1956 Bourguiba @Jean Massiet », avant que Bakarette et Phoenixres indiquent successivement l’année 1957.
Cette horizontalité dans les échanges est néanmoins subtilement rebasculée lorsque le streamer réaffirme sa place, un phénomène déjà identifié sur le blog de Mediapart (Canu et Datchary, 2010) et que l’on constate également sur Twitch, au moins pour ce live-streaming du débat de l’entre-deux tours. En effet, bien que l’information se coconstruise avec les viewers et que l’on observe également une certaine autonomie du chat comme espace d’échanges pour la communauté, les trois streamers montrent que ce sont eux qui maîtrisent, in fine, les codes de l’information et du politique. Les échanges entre streamer et viewers conduisent ainsi les premiers à développer pour les seconds une approche relationnelle centrée sur la pédagogie, qu’il s’agisse de donner les clés de lecture du fonctionnement médiatique ou d’introduire les viewers à l’analyse de la communication politique.
Les trois streamers expliquent en amont du débat comment celui-ci va s’organiser et quel est le rôle des journalistes qui vont l’animer. Ils maîtrisent ces codes parce qu’ils sont proches, à leur manière, de la communauté des professionnels de l’information. Samuel Étienne l’affirme d’emblée : « Bon moi ça fait vingt-cinq ans que je suis dans ce métier et je suis beaucoup l’actualité proposée. » Jean Massiet n’est pas journaliste de profession et se présente comme streamer d’abord, puisque son live comme le débat « n’est pas réservé à une petite élite qui comprend le jargon », même s’il est ponctué de rappels doctes de définitions (« ce qu’on appelle régalien » « ce qu’on appelle l’inflation ») et de satisfecit sur ses analyses (« vous voyez on en revient sur la stratégie dont je parlais tout à l’heure »). Quant à HugoDécrypte, le journaliste d’un nouveau genre sur Twitch, précise qu’on n’est pas sur le plateau télé, mais il a un invité en début de stream et il réalise des interviews de responsables politiques, ce qu’il rappelle à plusieurs reprises, soulignant ici sa prétention à une reconnaissance journalistique pleine et entière. Autant dire que les trois streamers, s’ils encouragent la participation des publics, revendiquent une expertise qui leur autorise une position surplombante, sans céder pour autant à l’asymétrie radicale entre journalistes et publics qui serait le propre des médias traditionnels. C’est qu’ils parient tous sur une mise en abîme de l’image télévisée. Ils diffusent le débat, et payent pour le faire, mais l’intérêt de cette rediffusion se loge dans les marges de l’écran, dans la pastille qui donne à voir et à entendre le streamer et dans les interactions du chat qui donnent à voir l’engagement du public. Un débat sur le débat peut donc s’engager, encourageant une pédagogie critique de l’image télévisée.
Les trois streamers décodent pour leur public le dispositif journalistique proposé par la télévision. Jean Massiet rappelle que « les journalistes politiques dans le cadre d’un débat de second tour n’ont pas vocation à intervenir tout le temps… […] C’est pas leur rôle. C’est pas le moment, c’est pas comme ça que ça fonctionne ». Nos streamers experts comprennent l’apparente retenue de Gilles Bouleau et de Léa Salamé et confirment la normalité du dispositif : « Le côté très effacé des journalistes est normal. », dit Samuel Étienne. À la suite d’une intervention sur la tenue du temps par Léa Salamé, HugoDécrypte rappelle que « les journalistes font acte de présence, rien de plus. C’est normal dans les débats comme ça hein ». Par contraste, le live-streaming du débat sur Twitch est présenté indirectement comme une nouvelle manière de faire du journalisme. Samuel Étienne commence le stream par une analyse des mutations du journalisme autorisées par Twitch, Jean Massiet par se présenter comme analyste politique. HugoDécrypte annonce de son côté une organisation digne d’une rédaction : « On va en gros, avec mon équipe – parce que j’ai mon équipe aussi qui est à côté dans les bureaux… On va faire en sorte de fact-checker un maximum d’éléments pendant le débat, pour pouvoir juste vérifier des propos dès qu’ils seront dits… »
La référence au fact-checking rapproche ici HugoDécrypte d’une pratique journalistique « moderne » (Dobbs, 2012) et reconnue, qui légitime du même coup sa posture. Il préfère en revanche le terme d’« équipe » à celui de « rédaction », peut-être pour se rapprocher davantage de son audience qui délaisse les médias historiques. D’ailleurs, le streamer cultive cette proximité avec son jeune public à mesure que le débat avance. Et pour cause, tout comme Jean Massiet, dès que les journalistes en plateau ou les politiques qui les accompagnent évoquent les « jeunes », les deux streamers agitent les mains ou interpellent leur audience avec des « c’est pour vous les jeunes ». Ces deux habitués de Twitch, qui ont notamment collaboré en 2017 pour couvrir en direct le précédent débat d’entre-deux tours – une première en France, savent comment créer puis maintenir le lien avec un public dont la majorité (75 %) est composée de jeunes de 16 à 34 ans (Statista, 2022). Même le journaliste Samuel Étienne le rappelle à sa façon puisqu’il « pense qu’il y a une grosse partie des gens sur Twitch qui ne regarde pas ou plus les médias traditionnels… La télévision notamment parce qu’il manque cette interactivité… ». Twitch fait alors office d’interface hybride entre la télévision qu’on contemple avec passivité et les fonctionnalités sociales et interactionnelles propres aux réseaux sociaux numériques. À propos de la télévision, Samuel Étienne est le seul à bénéficier d’une expérience significative en tant que journaliste sur petit écran, expérience qu’il met directement en lien avec sa présence sur Twitch et qui transforme plus globalement sa pratique :
Twitch a fait évoluer ma façon de présenter l’actualité. Voilà peut-être vers plus de naturel… A fait évoluer sans doute ma façon de présenter « Question pour un champion » vers plus de naturel aussi. Et puis j’me pose plus de questions sur l’actualité, sur la façon de faire mon métier aussi. À cause – ou grâce à plutôt – les échanges qu’on a ici.
Cette posture de streamer sympathique, accessible et compétent leur apporte une crédibilité en sus pour jouer le rôle d’intermédiaire d’un nouveau genre. La revendication d’expertise est en revanche plus conventionnelle, parce que verticale, quand les trois streamers proposent un décodage des stratégies de communication des candidats. Mais il y a encore transgression car le live du débat sur Twitch leur autorise le commentaire alors que le dispositif du débat à la télévision force Gilles Bouleau et Léa Salamé à rester en retrait.
Sur le commentaire et ce qu’il dit de l’engagement des streamers, les postures diffèrent. L’analyse politique est la marque de fabrique de Jean Massiet qui opte pour un ton assertif, distribuant ainsi les bons et mauvais points aux candidats comme l’illustre ce propos : « Marine Le Pen qui est en train de rappeler un épisode qui avait coûté cher à Emmanuel Macron, sur la déconjugalisation de l’allocation adulte handicapé. Il s’y était opposé, mais finalement il est revenu dessus entre les deux tours. Elle a raison de revenir dessus parce que c’est un point faible. » Jean Massiet n’hésite pas non plus à décrypter les stratégies de communication des candidats, ainsi de ce commentaire sur Emmanuel Macron : « Il s’adresse directement aux journalistes, c’est assez marrant. Du coup ça exclut Marine Le Pen…’fin ça la met de côté. »
L’analyse des stratégies de communication par ces streamers, adeptes des outils communautaires, s’impose même comme une sorte de marque de fabrique. HugoDécrypte a ainsi invité derrière sa caméra l’essayiste Raphaël Llorca qui introduit le débat par une analyse de la sémantique des courants politiques en France en même temps qu’est présenté son livre Les nouveaux masques de l’extrême droite (2022). Ici, l’engagement est évident et HugoDécrypte indique que l’absence de neutralité est un leurre. La posture de Samuel Étienne est très différente. Il commente un débat diffusé par ailleurs par son employeur, ce qu’il mentionne d’emblée, mais ce commentaire se fait sur Twitch où la discussion, la controverse ainsi que la diversité des points de vue sont valorisées. Toutefois, le streamer, du fait de sa position centrale, peut seulement se permettre « de temps en temps un mot de contextualisation… d’explication la plus neutre possible – j’suis pas là pour vous dire pour qui voter ».
Samuel Étienne et HugoDécrypte ne partagent donc pas le même point de vue sur leur pratique et c’est ce qui fait la richesse de Twitch pour Samuel Étienne, le service offrant un espace d’expression aux journalistes institués comme aux néo-journalistes. Mais le journaliste institué, celui qui maîtrise les codes de la profession avec plus de 25 ans d’expérience, finit par s’imposer. En effet, l’interaction entre le streamer à la posture journalistique affirmée et les commentaires des viewers permettent une meilleure information, distincte donc des opinions qui s’expriment volontiers sur Twitch. Certes, Samuel Étienne explique à ses viewers qu’il n’a pas la seule vérité, parce qu’il voit les choses avec ses « filtres » culturels, éducatifs. Mais la synthèse des positions discutées entre le streamer et ses viewers permet d’instaurer une forme de transparence sur les postures de chacun. Pour Samuel Étienne, ce journalisme plus « réciproque » (Lewis, Holton et al., 2014) substitue la reconnaissance par les pairs à la reconnaissance par le public et renouvelle à sa manière la réflexion sur les identités journalistiques. C’est d’ailleurs ce que disait Samuel Étienne à l’ouverture de son live en se félicitant des initiatives des autres streamers, même ceux très éloignés du journalisme comme Sardoche. Leur pertinence est encouragée par leurs audiences en ligne, alors que la télévision et ses journalistes-star sont présentés comme le média d’un autre monde.
Une médiation négociée et des ressorts participatifs distincts
L’analyse du fact-checking et du live-streaming du débat de l’entre-deux tours révèle un rapport négocié aux publics, mais de manière très différente. Chez les fact-checkeurs, les publics sont invités à reproduire le geste journalistique : le journalisme conserve ici son ascendance, même s’il autorise l’émancipation du lecteur à qui l’on reconnaît la possibilité d’adopter la bonne méthode de vérification. C’est que le fact-checking repose sur une conception du journalisme qui l’associe à la régulation de l’espace public en garantissant, dans la discussion politique, la véracité des faits, dates ou données mentionnés par les candidats. Dans le live-streaming sur Twitch, l’information se coconstruit avec le public parce que le chat est un espace autonome qui vient compléter en partie la parole du streamer. Quand celui-ci se fait presque-journaliste en revanche, il impose un rapport d’autorité par son expertise (25 ans de métier chez Samuel Étienne), par sa rédaction et ses vidéos de fact-checking (HugoDécrypte) ou par son savoir (les définitions de Jean Massiet). Nous optons ici pour l’expression « presque-journaliste » parce que, finalement, l’emporte l’idée que la communauté prévaut : elle est constitutive du droit à l’expression du streamer, ce que concède Samuel Étienne quand il célèbre l’initiative de Sardoche. Le streamer s’inscrit d’abord dans une relation de communication, son stream servant à interagir avec ses viewers même si l’objet traité – le débat de l’entre-deux tours – est éminemment politique. Ceci explique probablement pourquoi les trois streamers vont tous s’intéresser aux ressorts communicationnels du dispositif journalistique que constitue le « plateau » du débat, avec ses deux journalistes assermentés, Gilles Bouleau et Léa Salamé, ainsi qu’aux stratégies de communication des candidats. Et parce qu’il s’agit d’un échange avec le public, le streamer-journaliste finit par s’engager à son tour dans le débat. C’est finalement sur l’engagement du journaliste, donc son possible rôle politique, que fact-checking et live-streaming finissent par partager une intention commune.
Dans le live-streaming, l’engagement est revendiqué. Même si Samuel Étienne n’entend pas dire pour qui voter, il rappelle l’importance du vote et la nécessité, pour les citoyens, de faire l’effort de s’informer pour voter en « citoyen éclairé ». Twitch rend possible cette émancipation informationnelle car il permet aux streamers de répondre aux interrogations des publics en leur proposant une revue de presse – « La Matinée Est Tienne » est l’émission de Samuel Étienne sur Twitch qui consiste en une revue de presse discutée. En invitant Raphaël Llorca, HugoDécrypte laisse planer peu de doutes sur ses choix politiques. D’ailleurs, dans son debrief, il revient sur la stratégie de Marine Le Pen qui consiste à séduire les jeunes ayant voté Mélenchon pour qu’ils la rejoignent au second tour. C’est là pour HugoDécrypte une manière de dire à son public de ne pas se laisser berner par la candidate de l’autre extrême de l’échiquier politique. Quant à Jean Massiet, les propos sont limpides lors du debrief puisqu’il qualifie ainsi Marine Le Pen : « Démagogue, populiste, anticonstitutionnel pour se prévaloir de la souveraineté populaire encore plus avec un référendum qui viendrait confirmer sa vision des choses. Donc voilà. » Le « parler » direct l’emporte sur Twitch qui interdit aux streamers de se mettre en retrait. À la proximité signifiée par la mise en avant de la personne du streamer s’ajoute une proximité idéologique qui, même non revendiquée, semble espérée de la part du streamer.
À l’inverse, les dispositifs de fact-checking étudiés misent sur une écriture visant à exclure toute trace d’engagement. Il s’agit de « vérification ostentatoire » pour reprendre les termes de Laurent Bigot (2019) pour mieux faire la lumière sur l’exemplarité des méthodes journalistiques d’établissement de la véracité des faits. L’engagement politique ne peut dès lors que relever du non-dit, même s’il reste évident à travers le seul choix des propos fact-checkés. Dans une précédente analyse du débat de l’entre-deux tour de 2017 (Joux, 2020), nous avions souligné combien le choix des propos et le nombre de propos fact-checkés pour chacun des candidats permettaient de cadrer (Entman, 1993) le fact-checking en défaveur de Marine Le Pen. Mais il est vrai qu’en 2017 la candidate s’était illustrée par sa capacité à trahir les faits. Elle se voyait ainsi opposer des sources institutionnelles, considérées comme légitimes de facto, ce qui repoussait tacitement la candidate du Rassemblement national dans l’opposition. Entre-temps, la volonté de normalisation du Rassemblement national a produit ses effets et les « dérapages » de la candidate Le Pen ont presque disparu. Si le propos de Marine Le Pen est le seul à être jugé souvent comme « faux » (19 propos sur 51) quand Emmanuel Macron n’a au pire que 3 « plutôt faux » sur 24 propos fact-checkés, l’analyse des argumentaires montre une attitude plus critique des rédactions à l’égard de Marine Le Pen, que ce soit par les marqueurs stylistiques employés ou par le choix de déclarer comme faux ce qui pourrait être considéré comme « plutôt faux » voire « plutôt vrai » chez Macron. Ainsi, sur deux propos de Marine Le Pen (chiffres de l’inflation, chiffres du chômage), les avis des rédactions divergent, certaines optant pour « faux » ou « plutôt vrai », la deuxième solution étant retenue à chaque fois par les rédactions qui proposent une contextualisation des chiffres mobilisés. Autant dire que les « faux », dans ce cas, sont exagérés : absence « formelle » d’inflation à défaut de chiffres récents quand tous les économistes assurent que le phénomène est enclenché débat sur les chômeurs de catégorie B et C non comptabilisés dans les chiffres du chômage, mais précaires quand même.
En définitive, le fact-checking engage les journalistes à sa manière en proposant à ses publics une médiation qui ne porte pas seulement sur la méthode journalistique, mais qui est aussi très politique. Si cet engagement est peu manifeste, il est évident dans le live-streaming. Ce dernier met en effet l’accent sur la relation aux publics, donc aussi sur l’échange qui suppose un dévoilement de l’intention politique. La posture du streamer interroge alors celle du journaliste, notamment chez Samuel Étienne pour ses activités dans les médias traditionnels. Cette mise en regard du fact-checking et du live-streaming permet ainsi d’identifier des logiques de dévoilement différentes de l’intention journalistique. Le fact-checking en souligne la permanence, avec le rappel de la bonne méthode et la mise en sourdine du geste politique. Ici dominent les pratiques reconnues par les pairs. À l’inverse, la proximité du streamer avec son public fait de lui un presque-journaliste parce qu’elle repose sur une relation singulière et éphémère, le temps d’un stream.
Nina Barbaroux-Pagonis est doctorante à l’Institut méditerranéen
des Sciences de l’Information et de la Communication (IMSIC), Alexandre Joux
est professeur à Aix Marseille Université et directeur de l’IMSIC.
Notes
1Dobbs parle de fact-checking « moderne » en référence à l’émergence d’un genre journalistique à part entière depuis la présidence de Ronald Reagan, et plus précisément depuis la campagne présidentielle de 2004 aux États-Unis, quand l’activité de fact-checking relevait « historiquement » de la vérification systématique de l’information dans les rédactions avant toute publication d’article.
2Les citations à suivre sont extraites de captations vidéo intégrales des streams sur Twitch de Samuel Étienne, Jean Massiet et HugoDécrypte (2022).
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DOI:10.31188/CaJsm.2(10).2023.R055