Nouvelle série, n°10
2nd semestre 2023 |
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Consentir à la perte de son autonomie : les conditions d’adhésion des journalistes aux métriques d’audience
Olivier Koch, Université Côte d’Azur
Résumé
Les métriques d’audience sont utilisées dans les rédactions converties à l’information en ligne, entraînant des changements importants, tant dans l’organisation et la gestion du travail que dans les processus de décision éditoriaux. Dans le contexte d’incertitude que connaissent les industries de presse, lié au déploiement de l’offre de contenus sur internet, ces données servent à recentrer l’offre éditoriale sur la demande des publics et à adapter la production aux standards des infomédiaires. Cette transformation limite considérablement le pouvoir de prescription des journalistes et interroge leur perte d’autonomie. Au prisme des études sur la gouvernementalité et basé sur une enquête menée dans deux journaux auprès de 37 journalistes, le présent article vise à rendre compte du consentement des rédacteurs (à divers degrés) à cette limitation et à établir les conditions d’adhésion aux données d’audience en ligne.
Abstract
Audience metrics are used in newsrooms converted to online information, leading to significant changes, both in the organization and management of work and in editorial decision-making processes. In the context of uncertainty experienced by the press industries, linked to the deployment of the content offer on the Internet, these data are used to refocus the editorial offer on public demand and to adapt production to the standards of infomediaries. This transformation considerably limits the power of prescription of journalists and questions the consent to their loss of autonomy. Through the prism of studies on governmentality, through a survey conducted in two newspapers with 37 journalists, this article aims to explain the consent of editors to this limitation and to establish the conditions of accession to online audience data.
DOI : 10.31188/CaJsm.2(10).2023.R085
L
es métriques du web ont été introduites dans toutes les rédactions converties à l’information en ligne. Journalistes et managers disposent désormais de nombreux indicateurs sur l’évolution en temps réel des audiences, parmi lesquels les nombres de clics par articles, de partages, d’abonnements générés (les « taux de conversion »), ou encore des données chiffrées sur la popularité des sujets traités par la concurrence. Véritables instruments d’aide à la décision, ces données ont eu d’importantes incidences sur la division du travail et le management des professionnels de l’information (Anderson, 2011 Ouakrat, 2016 Bunce, 2019), mais aussi sur les processus de sélection des contenus (Aubert, 2021 Boczkowski, 2010 MacGregor, 2007 Tandoc, 2014), au point de leur reconnaître un rôle de gatekeeping longtemps réservé aux rédacteurs (Vu, 2013).
Orientées vers l’optimisation des recettes, les métriques contribuent à renforcer une évolution du journalisme qui, depuis les années 19801, consiste à recentrer l’offre éditoriale sur les attentes des lecteurs. Ce « journalisme à la demande » (Le Champion, 2022), combiné au passage au numérique, a généré une forte dépendance aux stratégies industrielles des infomédiaires. Les moteurs de recherche, les portails et les réseaux sociaux assurent en effet des fonctions de circulation et de valorisation de l’information, d’appariement avec les usagers et de mesure des audiences (Rebillard et Smyrnaios, 2010). En contrepartie, ils imposent aux éditeurs des modes de production, des formats et des types d’informations standardisés (Aubert, 2023 Germain et Alloing, 2022 Sonet, 2021 Mattelart, 2020 2021). Cette double dépendance, à la demande des publics et aux infomédiaires, restreint le pouvoir et la liberté des journalistes de prescrire des contenus. Longtemps ignorées ou dénigrées (Pradié, 2004), les données chiffrées sur les audiences ne peuvent plus l’être, ce qui interroge à la fois la perte d’autonomie et le consentement à cette perte. Comment expliquer ce consentement ? Sous quel régime de gouvernementalité les journalistes acceptent-ils que leur pouvoir de prescription soit restreint ?
Alan Ouakrat (2016) a associé l’usage des métriques d’audience à une forme de « gouvernance par les nombres », initialement théorisée par Alain Supiot (2015), qui doit retenir ici toute notre attention. Elle s’appuie sur la croyance, manifeste dans les discours des managers (Ouakrat, 2016), selon laquelle les nombres ordonnent et harmonisent les rapports sociaux. Cette gouvernance opère, affirme Supiot, comme un pilotage des activités par le truchement d’une signalétique, ce que font, dans le domaine du journalisme, les rédacteurs lorsqu’ils sélectionnent un sujet, ou lorsqu’un responsable d’édition privilégie une actualité au détriment d’une autre, en scrutant des métriques sur des tableaux de bord (les dashboards). Elle repose, enfin, sur un rapport social détérioré, privilégiant l’individuel au collectif2, ce dont atteste, dans les entreprises de presse, l’évaluation du travail individuel grâce au scoring des publications en ligne. Rédacteurs et chefs de service sont incités à consulter les métriques fréquemment, à les intégrer dans les boucles de prises de décision, et sont encadrés tant au niveau de l’interprétation que de l’usage qu’ils en font, selon les modalités du « faire faire » caractéristique de la gouvernementalité numérique (Badouard, Mabi et al., 2016). Cependant, les journalistes n’adhèrent pas de la même manière et à la même hauteur à ce qu’indiquent les métriques. Depuis presque 15 ans, des études sur le journalisme digital ont mis en évidence de fortes variations dans le rapport à ces données, en repérant les facteurs qui conditionnent leur adhésion, à savoir : les spécificités organisationnelles des entreprises de presse, le rôle que les journalistes reconnaissent à leur travail, leur formation et leur expérience et leur place dans la hiérarchie3. Autrement dit, l’efficacité du gouvernement par les nombres dans la presse en ligne est limitée et différenciée.
Il s’agit ici, à la croisée des études sur la gouvernementalité et de celles sur le journalisme digital, de saisir les conditions d’adhésion des rédacteurs aux métriques dans la presse écrite française et de mieux comprendre, ainsi, les modes de pilotage de la production éditoriale du journalisme à la demande. Pour cela, nous avons mené (en 2022) une enquête par entretiens semi-directifs et par observations dans deux rédactions, au Monde et au Parisien, auprès de 37 rédacteurs, dont 8 chefs de service, et 6 chargés d’audience. Les entretiens étaient articulés autour d’un canevas de questions sur la carrière des journalistes (formations et expériences), les routines de travail, l’exposition aux métriques, l’usage qu’ils en font, et les définitions de ce qu’est, selon eux, un article « réussi ». Nous avons cherché, dans un premier temps, à identifier les modes d’organisation et de management par les métriques, en repérant leur circulation dans les espaces de travail et les pratiques routinières de consultation. Dans un second temps, à la suite de recherches académiques anglo-saxonnes (Belair-Gagnon, Zamith et al., 2020 Tandoc et Ferrucci, 2016 Zamith, 2018), ont été repérées des conditions d’adhésion aux métriques qui n’avaient pas été mises en évidence jusqu’ici, comme l’état des carrières, la notoriété des services et la plasticité de la conception individuelle du rôle du journalisme.
Travailler avec et malgré les métriques d’audience
À l’origine de cette étude se trouve la question du consentement des journalistes à la limitation de leur autonomie, du fait de la double dépendance à la demande des publics et aux infomédiaires. On se propose de saisir les logiques de ce consentement au prisme des études sur la gouvernance par les nombres et sur la gouvernementalité numérique. Le parti pris méthodologique a consisté à repérer les différences de pilotages de l’activité, au moyen des métriques, dans deux journaux aux orientations éditoriales différentes (Le Monde et Le Parisien). L’exposition à ces données et leur circulation au sein des rédactions sont appréhendées comme les éléments d’un dispositif de contrôle par incitation et encadrement, mais dont la mise en œuvre est modulée différemment selon les deux types de presse.
Exposition et circulation des métriques d’audience
L’exposition et la circulation des chiffres d’audience font désormais partie de l’environnement et des routines de travail. Cependant, elles varient sensiblement selon les rédactions. À partir de l’enquête menée auprès des journalistes et des observations dans les espaces de travail, deux principaux critères ont été induits afin de décrire ces variations : la fréquence d’exposition et la circulation des métriques selon les positions occupées dans la hiérarchie.
Au Parisien, chaque année, les employés sont rassemblés pour assister à ce que certains qualifient de « grande messe des audiences ». Chaque mois, les rédacteurs reçoivent un rapport d’audience où figurent le nombre de visites, le pourcentage d’augmentation ou de baisse du trafic général, du trafic par source, les chiffres de la concurrence permettant de comparer les performances du journal. Chaque matin lors de la conférence de rédaction, dans plusieurs services, les chargés d’étude des audiences sont les premiers à prendre la parole pour présenter les scores de la veille et les sujets qui ont été les plus traités par la concurrence. Conjointement, les rédacteurs reçoivent chaque jour un mail automatique avec ces chiffres ou en prennent connaissance via le groupe WhatsApp du service. Ainsi, même si un journaliste n’a pas pu assister à la conférence, il est censé en tenir compte. S’ajoute à cette exposition au quotidien celle, constante, des écrans dans les espaces de travail où figurent le classement des articles les plus lus et la page d’accueil (la home) du site.
Les chefs de service disposent de davantage de données. Certaines sont transmises toutes les 10 minutes par le desk en charge de décrire les tendances de l’actualité « chaude » : ce qui est le plus lu, le plus diffusé sur les réseaux, les portails, etc. D’autres, livrées par les services d’audience, sont calibrées à des fins d’évaluation comparative des performances du service. Par exemple, un diagramme où figure une courbe (en rouge) représentant le nombre moyen de consultations heures par heures à J-7 (la moyenne il y a 7 jours) à laquelle est superposée une autre courbe représentant le nombre de consultations en temps réel au jour J. Ce diagramme est transmis chaque heure il permet de voir si les visites sont en dessous de celles de la semaine précédente, de visualiser la constance ou l’inconstance d’une performance. L’incitation est donc forte, pour le chef de service, d’utiliser les chiffres sur les sujets les plus consultés en ligne afin de déterminer ceux que ses rédacteurs traiteront et, ainsi, d’optimiser les scores de son service. Même si personne, plus haut dans la hiérarchie, ne lui demandera expressément de suivre ces tendances, il pourrait être blâmé de ne pas l’avoir fait dès lors que les chiffres les lui indiquaient et que les scores de son service étaient en baisse. L’anticipation du blâme se concrétise dans l’automatisation du choix, du moins dans une forme d’automatisme dans la prise de décision basée sur les données. Les métriques, en la matière, tendent à renforcer les processus de « circulation circulaire de l’information » (Bourdieu, 1996), à réduire le pouvoir de prescription des rédacteurs.
Ce processus est renforcé par le pouvoir grandissant du web, depuis 2018, sur les autres services : ce dernier est désormais considéré comme le nouveau « centre de gravité » du journal (comme l’indique l’un de ses directeurs). Ce desk est organisé manière à constamment détecter les sujets les plus consultés en ligne. Détection dont découlent des « recommandations » aux rédacteurs : celles de rebondir (les « rebonds ») sur les sujets dont les métriques indiquent une grande popularité. L’influence du web sur les autres services s’est renforcée par l’application des directives de la direction visant à mutualiser les contenus avec le print, la mutualisation permettant de contenir, voire de réduire, la masse salariale des rédacteurs. Elle est articulée au niveau hiérarchique de la rédaction chef centrale. Dans les conférences de cette rédaction, le directeur du service web indique les sujets qui ont une « forte résonance » sur le numérique et « peuvent être » traités par les services. Consécutivement, dans cette logique de mutualisation, les métriques contribuent à l’élection des sujets d’actualité dans les autres services.
Au Monde existe une batterie de chiffres globalement comparables à celle du Parisien. Ils sont produits par le service de l’audience intégré à celui du marketing. Cependant, ils n’apparaissent pas dans les espaces de travail sur des écrans prévus à cette fin, les rédacteurs y sont moins fréquemment exposés, et leur circulation est un peu différente. Pour leur part, les chefs de service ont accès à l’intégralité des métriques. Ils sont informés des sujets qui ont été les plus et les moins consultés dans leur service et chez les concurrents, mais ils ne sont pas blâmés s’ils décident de les ignorer. Les rédacteurs peuvent consulter les scores et le classement des articles les plus lus (soit sur la home, soit dans les rapports dédiés), le nombre global de nouveaux abonnés, etc., mais ils ne disposent pas de la même quantité ni du même type de données que leur hiérarchie. Un sas de rétention a été établi dans cette circulation : les chiffres des articles qui ont suscité le plus d’abonnements ne sont pas communiqués, essentiellement pour ne pas créer un esprit de « concurrence délétère » entre rédacteurs. Ils fuitent ponctuellement, mais à titre exceptionnel. La politique de rétention (partielle donc) des données est adossée à une justification, à une conception de la productivité collective du journal, dont la mise en cohérence peut être apparentée à une vision du journalisme orienté vers le citoyen (cf. infra). En effet, même s’il n’existe pas de doctrine écrite (comme le précisent de nombreux répondants), les chefs de service rappellent ponctuellement à leurs rédacteurs qu’un journal est un écosystème, en ce sens que l’audience est aussi faite de tous les articles qui ne génèrent qu’un seul ou très peu d’abonnements, et pas uniquement de quelques-uns qui en suscitent beaucoup :
Et donc c’est la masse de ce qu’on produit sur tous les sujets qui ramène de l’audience. On est encouragé à…, je ne dirai pas ne pas s’y intéresser, mais à ne pas avoir le nez dessus. On nous met pas de chiffres. Le site les a, mais il ne nous les donne pas4.
La conception écosystémique de la production est justifiée par la nécessité d’éclairer des lecteurs parfois peu nombreux sur des sujets peu ou pas populaires, mais dont la connaissance permettrait d’aiguiser un sens critique de citoyen et, de la sorte, de mieux se positionner vis-à-vis des grands enjeux du monde contemporain.
Ainsi, dans ces deux titres, des services dédiés produisent quotidiennement des données d’audiences avec des métriques du web. Et, dans la lignée de ce que plusieurs travaux anglo-saxons ont mis en exergue (Hanusch, 2017), leur distribution varie selon la place occupée dans la hiérarchie. Au Parisien, le pilotage de l’éditorial par les services audience est plus fort, plus prégnant, tandis que la politique des chiffres au Monde est moins prescriptive. La principale différence se joue donc dans le pouvoir qui est concédé à l’éditorial de conserver une certaine forme d’autonomie par rapport aux recommandations des services audiences et donc, de fait, aux objectifs chiffrés fixés par la direction. L’incitation à consulter les métriques, à les intégrer dans la prise de décision, est donc constante, quoique différemment gérée selon les niveaux de responsabilité et les orientations éditoriales de chaque titre.
Individualisation des performances, management par le scoring
Avant l’introduction des métriques dans la presse écrite, les chiffres des ventes du journal indiquaient une performance dont la dimension était collective. Il n’était pas possible d’associer un article en particulier, et donc le travail d’un journaliste, à l’achat d’un numéro ou à un abonnement (excepté dans le cas singulier du scoop). En revanche, l’intérêt porté à un article par le reste de la profession pouvait être déduit du niveau de reprise du sujet traité dans d’autres médias. La mesure du travail individuel dépendait des circuits de reconnaissance des pairs, ainsi que l’exprime ce journaliste « senior » du Parisien : « On pouvait connaître l’intérêt pour notre travail à travers les autres médias. Quand je faisais un article, la mesure c’était les médias qui s’y intéressaient, qui reprenaient l’info, quand on était invité sur les plateaux télé, radio5. »
Les métriques ont opéré un changement sur ce point. En établissant le nombre de vues, de likes, de partages, ou d’abonnements générés par article, elles individualisent la production. Dans cette logique de quantification, les scores de chaque article peuvent incidemment devenir ceux des performances de chaque rédacteur. La publication du classement des scores, des palmarès donc (les Top 5), soit sur le site du Monde (les cinq articles les plus lus), soit sur des écrans dans les espaces de travail au Parisien, rend possible le classement des journalistes. Les métriques permettent d’individualiser le travail collectif, de mesurer et comparer les performances des rédacteurs au moyen d’un benchmarking6. La rationalisation de la compréhension de l’audience, en ce sens, doit être appréhendée comme un processus de réorganisation managériale du travail (Anderson, 2011 Ouakrat, 2016).
Les éléments de notre enquête de terrain ne permettent pas d’établir s’il existe une évaluation, par les chiffres d’audience, dont dépendrait la justification d’une sanction des rédacteurs. Aucun cas de licenciement ou de changement de poste, par exemple, n’aurait été justifié par un déficit de productivité ainsi chiffré, aucune forme de grief n’aurait été adressée à des journalistes au motif que leurs articles sont peu ou insuffisamment lus ou qu’ils génèrent peu d’abonnements7. À l’inverse, les scores s’apparentent à des gratifications symboliques – à la logique desquelles les rédacteurs souscrivent ou non – chaque fois qu’ils sont communiqués, au Parisien, le matin en conférence de rédaction ou qu’ils figurent sur les écrans dans les salles de travail, et, au Monde, lorsqu’ils sont communiqués ponctuellement en aparté à un journaliste qui aurait généré beaucoup d’abonnements, ou dans les rapports d’audience. L’individualisation des performances s’observe aussi dans les pratiques routinières d’auto-évaluation du travail des rédacteurs ou des chefs de service, à travers la lecture des scores des articles consultés, partagés, et ayant suscité des abonnements. Les scores suscitent satisfaction et déception. Ainsi, comme l’évoque un journaliste du Parisien : « [Ç]a m’est arrivé d’être dans le top 5, c’est plaisant de savoir que je suis lu et que mon journal réussit » ou cet autre, du Monde, affirmant que le nombre de clics sur ses articles lui indique qu’ils « touchent le public, qu’il y trouve de l’intérêt » et que c’est ce qu’il recherche. De la même manière, des chefs de service expriment ponctuellement leur satisfaction à savoir que la consultation des articles de leur rubrique est en hausse et, parfois, qu’elle dépasse celle d’autres services. À l’inverse, des rédacteurs du Monde ont exprimé leur déception en réalisant que des articles ayant exigé beaucoup de travail, des enquêtes longues, minutieuses et difficiles, n’avaient pas trouvé leurs lecteurs, ou en trop faible quantité, et ils ont parfois fait part de leur étonnement vis-à-vis du score de collègues.
Ces pratiques routinières d’auto-évaluation reposent sur les chiffres transmis par les services du marketing et de l’audience, mais aussi sur une lecture interprétative de la hiérarchie éditoriale de la home. En repérant les articles en haut ou en bas de la page, et ceux qui restent le plus longtemps, sont déduits des niveaux, hauts ou bas, de consultations8. Le rang et le temps d’exposition sont, en effet, déterminés en partie par les scores de fréquentation. Ne pas être présent sur la page d’accueil, ne pas être bien placé, signifie que les responsables d’édition (ici, les homes editors) et les responsables de services n’ont pas attribué de valeur distinctive à l’article. La page d’accueil porte ainsi la trace du jeu d’une double reconnaissance : celle des pairs hiérarchiques et celle de l’audience quantifiée. Des journalistes manifestent de fortes frustrations à voir leur article supprimé au bout d’une ou deux heures, voire quelques dizaines de minutes, ou relégué trop loin en bas de la page d’accueil, surtout lorsque le ratio entre le temps passé à travailler sur l’article et la durée de parution en ligne est jugé insuffisant, et expriment différentes formes de contentement lorsqu’ils sont bien exposés pendant plusieurs heures (6 heures maximum en moyenne) ou plusieurs jours (ce qui est beaucoup plus rare).
Au service web du Parisien et du Monde, les métriques sont utilisées dans le choix des sujets, de la position sur la page et la durée d’exposition, mais essentiellement comme des instruments d’aide (et non de substitution) à la décision. Plusieurs critères de sélection sont pris en compte par les responsables du service et les home editors : la priorité donnée à l’actualité chaude, la prévalence éditoriale de sujets dits « de fond », la popularité d’un article, la gestion du flux (éviter les vides, échelonner les publications). Les mesures de Chartbeat9 sont utilisées pour pondérer le poids de certains critères, confirmer ou infirmer une intuition quant à la pertinence du choix, pour réduire l’incertitude :
Moi en tout cas c’est comme ça que je m’en sers [de Chartbeat], quand je suis à la rédaction, en chef côté actu, ça confirme ou non une intuition, je fais un peu mon choix. De tous les titres, spontanément je descendrais ce papier-là, je le trouve moins fort, il a fait son temps. Parfois Chartbeat, va confirmer l’intuition, effectivement, il n’est pas très lu. Soit, ça peut arriver, il est très lu, c’est parmi les papiers les plus lus, bon, ça m’embête de le descendre maintenant, je vais voir, et donc c’est là où l’audience peut ajuster. Je le laisse encore en titre, je vais plutôt en descendre un autre10.
Fait remarquable du passage au numérique, à l’ordre hiérarchique fixé dans le chemin de fer du print, par les responsables de l’éditorial, est substitué celui de la page d’accueil du site web, en fonction d’une combinaison de prévalence de la ligne éditoriale et de scores d’audience.
La mise en équivalence par le nombre permet d’évaluer et d’auto-évaluer les productions individualisées, de les hiérarchiser, de mesurer la concurrence interne (entre individus et entre services) et externe (entre entreprises de presse). Contrairement à ce qui est visé dans la politique de rétention des données au Monde (cf. supra), dans la doctrine (non écrite) du travail collectif, les mesures d’audience sont devenues des critères d’auto-évaluation du travail et, ponctuellement, de mise en concurrence11. La figuration des performances quantifiées au moyen des métriques, les dispositifs de pilotage de la production de contenu centrés sur les audiences, fonctionnent donc comme des instruments d’encadrement des pratiques, comme instruments de subjectivation des nouvelles normes d’action au travail.
Autonomie compensatoire et critique des données
Alors même que les données circulent et que les journalistes y sont exposés, ces derniers signifient l’importance limitée, ou du moins très relative, qu’ils leur prêtent. Elles sont certes consultées, mais sur de très courtes durées (« ça m’occupe cinq minutes, pas plus »), elles ne marquent pas la mémoire (« je les oublie très vite ») et donc s’effacent rapidement des consciences et elles ne focalisent pas l’attention (« je n’ai pas le nez dessus »). Et, pour cause, les scores ne demandent pas de longues interprétations, une fois le sujet choisi en fonction des tendances de l’audience, il se substitue aux mesures dont la consultation ne requiert que quelques coups d’œil. Ces marques de distanciation sont parfois corrélées à la mention d’une autonomie compensatoire, lorsqu’un répondant indique en quoi il garde une prérogative de prescription malgré la gouvernance par les nombres. Dans ce cas, le poids des métriques est rapporté à ce qui l’allège, le compense, neutralise son influence. Le choix libre de certains sujets (« le sujet que j’ai trouvé »), d’une part, c’est-à-dire non contraint par les mesures d’audience. Et l’angle, d’autre part, imprimant une lecture singulière, personnalisée, à des sujets dont les mesures recommandent le traitement. L’homogénéité de l’agenda fixé par les métriques serait, en ce sens, compensée par la pluralité des angles : peu de thèmes et de sujets, certes, mais une grande diversité de vues. La distanciation par rapport aux métriques et l’affirmation de l’autonomie compensatoire oblitèrent, ici, les mécanismes structurels de dépendances et d’influences diffuses au cœur des routines professionnelles : la dépendance aux sources, aux agences et les directives de la hiérarchie. Des travaux consacrés à la pluralité de l’information en ligne ont démontré, par ailleurs, une forte homogénéité des contenus sur la très grande majorité des médias en France (Marty, Rebillard et al., 2012) et sur les portails d’information aux États-Unis (Paterson, 2007).
Une autre pratique de la distanciation consiste à critiquer les données d’audience, à en contester la pertinence. La critique est menée dans trois principaux registres : celui du peu de fiabilité, du caractère dérisoire et de la relative utilité des métriques. La fabrication de données est mise en cause parce que les publics représentés sont estimés extrêmement « flous », « vagues » « imprécis ». Elles quantifient effectivement un intérêt des internautes, déduit d’une fréquentation ou d’un acte d’achat, mais elles ne fournissent pas de connaissance fine du public, des raisons pour lesquelles ses membres ont cliqué et acheté. Instrument trop pauvre donc pour que l’on puisse s’y fier. Connaissance trop limitée et limitante pour décider à l’aune de ses approximations.
Dans un autre registre, la pertinence des données est critiquée par leur caractère dérisoire, en particulier au regard d’objectifs quantifiés :
L’étalon c’est devenu le nombre d’abonnements générés. Mais le plus flambant, c’est quand ça monte au-dessus de 10 (rires). Un papier qui a décroché 8 abonnements, c’est à la fois honorable et misérable par rapport aux objectifs fixés pour que l’équilibre entre les abonnements papier et internet bascule du côté d’internet. Moi c’est aussi pour ça que je n’y apporte pas beaucoup d’importance, parce que ça me paraît toujours dérisoire par rapport aux objectifs12.
La critique porte sur l’impossibilité, à l’échelle individuelle ou collective, de générer suffisamment d’abonnements pour satisfaire les objectifs comptables de la direction. Parce que ces objectifs sont jugés trop ambitieux, il devient possible de se soustraire à l’évaluation et l’auto-évaluation du travail basée sur des données, de contenir les effets de concurrence produits par les métriques (puisque personne, in fine, ne peut y parvenir) et, ainsi, de neutraliser le dispositif de management par émulation.
Dernier registre de la critique, et non des moindres, les métriques sont estimées peu utiles, en ce sens qu’elles seraient redondantes par rapport à ce que savent les rédacteurs de leur public. Des rédacteurs affirment qu’ils ne les regardent pas, ou ne les consultent plus, parce qu’elles ne leur apprennent rien qu’ils ne sachent déjà. La connaissance des publics a été acquise par expérience dans le journal ou par d’autres moyens estimés plus pertinents, comme l’expriment ces répondants :
J’ai pas besoin de regarder les chiffres pour savoir que les sujets sur les animaux, le sexe ou les crimes attirent les lecteurs. Ça fait 35 ans que je fais ce métier13 !
– Je définis mon sujet en fonction de ce qui peut intéresser mon lecteur, pas en fonction des chiffres.
– [Enquêteur] Mais comment savoir ce qui l’intéresse si tu ne consultes pas les chiffres ?
– À l’intuition, en connaissant mon journal. Aussi en discutant avec des gens qui ne sont pas de ce microcosme quelles sont les préoccupations qui reviennent14.
Les répondants peuvent tenir à distance les recommandations données, au prétexte de leur redondance avec des connaissances préalablement acquises sur les goûts des publics, parce qu’ils sont déjà socialisés dans leur espace professionnel et dans leur rédaction. La socialisation opère par intériorisation des attentes de la hiérarchie et des cadrages spécifiques à l’identité éditoriale du titre. Le processus est engagé dès les formations au journalisme, dans les premières phases du travail précaire chez les pigistes ou, par exemple, à travers le parcours dans les locales constituant souvent un préalable à l’embauche au Parisien. Dans le cas du deuxième extrait d’entretien, le rédacteur indique qu’il n’a pas besoin des métriques pour connaître les « préoccupations » des « gens qui ne sont pas d[u] microcosme » du journalisme. Ce dernier a affirmé être en opposition avec son chef de service, lui reprochant de baser ses décisions éditoriales trop exclusivement sur les mesures d’audience. La connaissance empirique des publics est ainsi opposée à celle prescrite par son chef de service. La résistance se fait par la mise en concurrence et la hiérarchisation des connaissances légitimes sur les publics.
Conditions d’adhésion aux métriques d’audience
Les journalistes, nous l’avons observé dans les entretiens, prennent leur distance avec les métriques. Cette distanciation révèle des négociations et réajustements ponctuels avec un supérieur hiérarchique. Elle relève, plus généralement, d’un travail de conservation de l’autonomie. Cependant, cette distanciation n’est ni unanime ni indifférenciée. La littérature académique portant sur les facteurs d’influence des métriques a mis au jour des conditions d’adhésion permettant de rendre compte de ces variations, en particulier les spécificités organisationnelles des entreprises de presse, le rôle que les journalistes reconnaissent à leur travail, leur formation et leur expérience, leur place dans la hiérarchie. Nos éléments d’enquête permettent de confirmer certains facteurs (la formation), d’en mettre en exergue de nouveaux (l’état de la carrière et les services), et de discuter de l’attribution de l’influence des métriques selon l’orientation des rôles vers le « citoyen » ou vers le « consommateur ».
Formation, carrières et services
Au moyen d’enquêtes par questionnaires, il a été établi que les journalistes avec moins de formation utilisent davantage les métriques (Vu, 2013) et que le niveau de formation (bac ou master) peut être corrélé à la perception de l’utilité des données (Belair-Gagnon, Zamith et al., 2020). Basés sur des entretiens, nos matériaux empiriques font apparaître une distanciation beaucoup plus marquée chez les journalistes qui ont été formés dans les écoles reconnues par la profession, que ces derniers qui travaillent au Parisien ou au Monde. En revanche, quels que soient le niveau et le type de formation, les employés qui ont été embauchés il y a moins d’un an utilisent les métriques afin de s’assurer que leurs écrits se conforment aux attentes du public, même s’ils ont déjà une expérience dans des rédactions. Cet usage vise à réduire l’incertitude quant à leurs compétences de travail, à s’assurer de leur insertion dans l’entreprise, ceci dans un contexte économique singulier puisque l’externalisation de la production des industries de presse nationales, couplée aux stratégies de concentration dans les grands groupes, ont sensiblement accru la précarité des journalistes. L’évaluation reste cependant largement subordonnée à celle des supérieurs hiérarchiques (que ces derniers se basent sur les métriques ou non), en ce sens que les directions de service ont le dernier mot sur l’estimation de la « qualité » ou de la « pertinence » des productions. À l’inverse, les employés les plus avancés dans leur carrière, en poste depuis plus de 10 ans, se disent beaucoup moins vigilants vis-à-vis des scores, beaucoup moins vulnérables à leur prescription. La reconnaissance acquise au fil des années dans l’entreprise et la sécurité (toute relative) de l’emploi sont des conditions de distanciation vis-à-vis des métriques. Une autre différence transparaît dans le rapport que les journalistes entretiennent aux cadences de production d’information imposées via les données d’audience en temps réel. Selon l’état de la carrière et l’âge, la production urgentiste n’est pas perçue et vécue de la même manière. Les employés plus avancés dans leur carrière sont moins sensibles au potentiel d’émulation du pilotage par les données observé chez les plus jeunes (Ouakrat, 2016), et ils sont manifestement plus critiques aussi quant à la pertinence d’informations produites à ce type de cadence.
La prescription des chiffres et l’adhésion aux métriques varient sensiblement selon les services. Leur notoriété est un facteur de variation important. En fonction de ce qu’un service représente pour la réputation du journal (l’International pour Le Monde, par exemple), et selon son attractivité, un rédacteur peut disposer d’une marge de distanciation plus forte par rapport aux métriques. Il peut les ignorer plus facilement. La rubrique des services Police-Justice et Faits divers du Parisien est estimée « attractive » et « captive ». Les internautes viennent sur le site du journal pour en lire les articles, ils s’abonnent afin d’accéder à ses productions prémiums (réservées aux abonnés). Les rédacteurs estiment qu’ils n’ont pas à scruter les données parce que, de toute façon, leur service a déjà un haut rendement commercial, comme l’exprime ce rédacteur : « Généralement, le faits divers au Parisien c’est la rubrique qui génère le plus de clics et d’abonnements. Ça, on le sait. Donc au sein de ce service, on ne se préoccupe pas tellement des chiffres, parce que l’on sait que ça marche ces rubriques-là. »
À l’inverse, au sein des services jugés stratégiques dans le cadre de la politique dite « de diversification » au Monde – le Lifestyle notamment – l’incitation à surveiller la popularité des articles est plus prégnante et les journalistes interrogés ont intégré cette vigilance dans leurs routines de travail. La « diversification» désigne la stratégie industrielle consistant, en vue de générer de l’abonnement, à produire du contenu qui n’est pas journalistique ou qui est périphérique à l’identité éditoriale du journal, et à proposer d’autres services que ceux de l’information de presse (les ateliers ou cours du soir, les guides d’achat, etc.). En somme, il s’agit de susciter des actes d’achat sur une offre de services déployée par une marque média, sur le modèle de la stratégie mise en œuvre par le New York Times (dont s’inspirent les responsables de diversification au Monde). La rubrique Lifestyle (mode, design, gastronomie, voyage) est génératrice d’abonnements depuis l’épidémie de Covid-19. Son pilotage au moyen des métriques est facilité par la nature de cette production éditoriale, plus directement orientée vers un consommateur15.
De même, le contenu et la forme narrative des vidéos diffusées sur les réseaux sociaux évoluent en fonction de ce qui est attesté par les métriques16, lesquelles sont fournies par ces réseaux, comme le nombre de likes, de partages, le taux d’engagement ou les taux de départ (à t+10 secondes, t+30, etc.). Au Monde, deux services coexistent : celui des vidéos « verticales » (format et temps de production courts), destinées aux réseaux sociaux sur application, et celui des vidéos « horizontales » (format et temps de production longs), destinées aux consultations par ordinateur sur le site du journal ou sur YouTube. Les chiffres sont scrutés au sein des deux services, et cette vigilance est intégrée dans les routines de travail. La production de vidéos verticales a commencé en 2016, sous l’initiative de Snapchat17, dans la double perspective de fournir des contenus adaptés aux réseaux (en rupture, donc, avec la stratégie antérieure visant à les utiliser exclusivement pour renvoyer au site du média) et de s’adresser aux publics les plus jeunes (moins de 35 ans). Depuis, les enjeux de cette production éditoriale ont été partiellement redéfinis. Il importe, d’une part, d’augmenter la production de vidéos verticales transplateformes pour optimiser la visibilité du Monde sur les réseaux sociaux en général, et sur Facebook et Twitter en particulier, prenant ainsi acte des modifications des algorithmes afin de privilégier les contenus captifs (dont font partie les vidéos). L’enjeu industriel est important puisque ce type de contenu génère des ressources publicitaires18 (exception faite de TikTok). Il importe, d’autre part, de recalibrer l’offre de contenu sur de nouveaux segments de publics jeunes (13-17 ans et 18-24 ans sur Snapchat, et 18-24 ans et 25-34 ans sur TikTok) et, potentiellement, de fidéliser de futurs lecteurs du journal. Ces publics sont extrêmement volatiles19 : leur comportement d’usagers est jugé intermittent et itinérant, parce qu’ils peuvent s’abonner puis se désabonner sur des périodes plus courtes, et des séquences plus fréquentes, que d’autres tranches d’âge. Les métriques visent à réduire cette incertitude, mais, paradoxalement, la dépendance aux réseaux sociaux infomédiaires génère une incertitude industrielle permanente puisque les algorithmes sont constamment modifiés.
Enfin, situation plus marginale, le service Afrique du Monde a un partenariat avec la fondation Bill Gates. Bénéficiant d’une dotation de plusieurs centaines de milliers d’euros, le service doit justifier ses activités en retour, notamment sur la base comptable des scores. Bien que les rédacteurs estiment ne pas être influencés dans leurs choix éditoriaux par ces mesures, plusieurs éléments tangibles prouvent le contraire, en particulier l’augmentation de sujets « société » (pour donner suite à la prise en compte de l’intérêt des lecteurs francophones en Afrique révélé par les données) ou la décision d’arrêter une minisérie sur les migrations parce qu’elle générait trop peu d’audience. Zones grises du journal Le Monde, puisqu’au sein de cette organisation se côtoient des logiques de production et des ethos professionnels qui, bien qu’antagonistes, doivent cohabiter au nom de la pérennisation du modèle économique du journal.
Les rôles du journalisme
Les travaux sur les conditions d’adhésion aux métriques, selon l’orientation des rôles du journalisme, s’appuient sur une vision bipolaire de la structure de la presse, chaque pôle étant défini par des formes antagonistes de production et de légitimité, d’évaluation et d’identité professionnelles, d’autonomie ou de dépendance vis-à-vis des métriques. Parmi ces travaux, celui d’Angèle Christin (2020) analyse la transition numérique de deux titres (l’un en France, l’autre aux États-Unis), en montrant comment l’évaluation du travail a évolué d’un mode « éditorial » vers un mode « basé sur le clic ». L’évaluation éditoriale, affirme l’autrice, recourt peu aux métriques, privilégie les informations originales et « de qualité », développe une stratégie sur le long terme, et acquiert sa légitimité par les pairs dans une forme de résistance au marché. L’évaluation basée sur le clic, au contraire, recourt constamment aux métriques, selon une logique forte de marché, privilégie la viralité et la rapidité (ajustements des publications en temps réel), et appréhende le journalisme comme un acte de communication célébré par des scores d’audience20. De manière similaire21, Belair-Gagnon, Zamith et Holton (2020) ont analysé l’adhésion aux métriques en distinguant deux orientations de rôles opposés : vers le « citoyen » et vers le « consommateur ». Les auteurs ont établi que l’utilité perçue des métriques par les journalistes est nettement plus importante – et donc leur influence plus forte – lorsque le rôle est orienté vers un consommateur. Il y aurait là un antagonisme irréductible entre les deux rôles : remplir des missions d’information essentielles au fonctionnement d’une démocratie, et satisfaire des logiques consuméristes. Sur ce point précis, et à partir de notre terrain d’enquête, ces travaux peuvent être discutés. Bien qu’il existe une différence notable entre Le Monde et Le Parisien par rapport à l’évaluation du travail (cf. supra) et des lignes éditoriales, l’attribution d’une logique d’adhésion aux métriques en fonction de l’orientation des rôles vers le citoyen ou vers le consommateur pose un certain nombre de difficultés. En effet, les conceptions de tels rôles ne sont pas homogènes dans chaque rédaction ni dans chaque service, et les journalistes peuvent adhérer à différents rôles.
Des conceptions relevant du journalisme orienté vers le citoyen sont avancées au Parisien et, inversement, des conceptions du journalisme orienté vers le consommateur s’expriment au Monde :
Un article réussi va changer la compréhension que mon lecteur a des questions politiques. Ça doit lui permettre de mieux comprendre les ressorts de la vie politique. Ça doit l’éclairer en tant que citoyen, lui donner les moyens d’être plus critique22.
Un article réussi c’est un article qui permet de comprendre les grands enjeux de l’écologie et qui est lu par le plus grand nombre possible. À quoi bon faire un énième papier sur la COP 21 si c’est lu par quelques lecteurs23 ?
Dans un cas comme dans l’autre, le citoyen est visé, mais pour le rédacteur du Monde, les critères qualitatifs et quantitatifs ne sont pas exclusifs les uns des autres, même si la légitimité des premiers est subordonnée à celle des seconds. La finalité du rôle est atteinte à la condition d’accroître le nombre de lecteurs. Il en va de même pour les vidéos diffusées sur les réseaux sociaux numériques. Elles visent à capter des ressources publicitaires sur Facebook, YouTube et Snapchat, à fidéliser le public le plus jeune sur TikTok jusqu’à ce qu’il accède à un pouvoir d’achat suffisant, à susciter des abonnements durables dans la tranche supérieure des 25-34 ans, et à remplir une fonction de « service public »24, d’« éducation »25, notamment dans le contexte de désinformation sur les réseaux associés au phénomène des fake news.
Un article peut être estimé en mesure de satisfaire les deux registres d’évaluation « en même temps », en conformité aux normes des deux types de rôles. Par exemple, au sujet d’un rebond (Le Parisien) portant sur la nécessité ou non d’interdire la consommation d’eau des piscines l’été, question sur laquelle s’étaient positionnés des hommes et des femmes politiques (août 2022) et dont les mesures d’audience indiquaient une grande popularité, son auteur estime à la fois satisfaire les critères quantitatifs de l’audience et contribuer à alimenter le débat – relevant de l’écocitoyenneté – sur les enjeux de la préservation de l’eau. Aussi le mode d’évaluation est-il basé sur l’éditorial et sur le clic, sur la satisfaction d’une demande et l’exercice d’une compétence citoyenne. Ceci s’observe sur un ensemble plus large de sujets publiés depuis la dernière campagne présidentielle en 2022. Le thème de mobilisation électorale du pouvoir d’achat a été abondamment traité dans les colonnes du Parisien. Il s’apparente désormais à une « rubrique à part entière26 ». Cette évolution récente atteste d’une forte politisation de la condition du consommateur dont les frontières avec celles du citoyen sont floues.
Enfin, et surtout, les conceptions ne sont pas toujours assimilables à l’un ou l’autre rôle. À l’unanimité, les journalistes ont une vision conséquentialiste de leur travail, en ce sens qu’ils escomptent que leurs écrits produisent un effet sur le lecteur, mais les propriétés du lecteur (citoyen ou consommateur) et de l’effet ne sont pas toujours clairement définies. Au fil des entretiens, cet effet est signifié par les répondants à travers des indications du type : donner au lecteur les moyens de « mieux comprendre », « lui permettre de savoir quoi faire », « de pouvoir critiquer ». Aussi est-il essentiellement appréhendé comme une « transformation » de la compréhension, de l’action ou de la critique, mais pouvant s’appliquer indifféremment à des citoyens et à des consommateurs. Or, ceux qui ont cette conception large du rôle ne perçoivent pas les données d’audience comme des instruments de pilotage limitant leur pouvoir de prescription, mais plutôt comme des indicateurs pouvant occasionnellement aider à optimiser les effets escomptés. Sous ce rapport, l’adhésion aux métriques est conditionnée par la plasticité du rôle.
À quoi attribuer cette plasticité ? Au flottement des typologies utilisées pour décrire les pôles antagonistes (citoyen/consommateurs). En effet, le journalisme orienté vers le citoyen appartient à une typologie secondaire qui n’est pas articulée à une typologie primaire des citoyennetés. D’où la confusion possible, d’où la plasticité. Les modes d’existence du citoyen, celui de « consommateur citoyen » notamment (Porter, 2020), les pratiques différenciées de la citoyenneté et ses échelles (régionale ou nationale), sont de facto occultés par cette dichotomie. La sociologie électorale contemporaine suffirait à montrer, d’ailleurs, dans quelle mesure le vote peut être motivé (entre autres) par la conservation de certains types de patrimoines, par la conservation et l’optimisation du pouvoir d’acheter et, donc, de consommer. Plus généralement, les positionnements éditoriaux de la presse ne s’adressent pas à des publics de consommateurs apolitiques, d’un côté, et des citoyens engagés sur les problèmes publics, de l’autre, mais reflètent le marché des citoyennetés à travers la segmentation des publics. Enfin, il y a lieu de questionner quels attributs sont implicitement associés à cette conception très normative du citoyen qui, sous plusieurs aspects, revêt les traits des grandes entités abstraites des fictions philosophico-politiques, telles que le peuple, la société civile ou l’opinion. Les positions dans l’espace social d’où les normes de citoyennetés sont énoncées et prescrites, les groupes sociaux porteurs de ces normes, ne sont pas pris en compte dans les travaux. La critique de cette typologie demanderait à être poussée plus en avant à travers l’étude des opérations d’inclusion et d’exclusion des sphères de la citoyenneté légitime.
Conclusion
Les métriques d’audience sont omniprésentes dans les routines de travail. Leur consultation par les rédacteurs fait l’objet d’une incitation permanente, quoique gérée différemment selon les modes de management de chaque entreprise de presse. L’auto-évaluation par les données, restituées dans cet article à travers les matériaux empiriques, montre que les normes de la production d’information en ligne, les normes d’action et d’évaluation du travail notamment, sont intériorisées, subjectivées. L’efficacité de la gouvernance par les nombres et de la gouvernementalité numérique reste cependant à relativiser. L’incitation génère de l’action sous certaines conditions. Celles-ci ont toutes à voir avec la certitude, ou la maîtrise de l’incertitude. Une formation universitaire reconnue par la profession constitue une certitude de reconnaissance. L’état de la carrière également, même si les reconfigurations des groupes de presse et l’externalisation de la production sont facteurs de précarité et, donc, d’incertitude économique. La certitude de connaître et maîtriser les règles de la profession, d’être capable de répondre aux demandes de la hiérarchie, neutralise le pouvoir de pilotage des données. De même, la notoriété des services est une certitude d’adhésion des publics à l’offre éditoriale. À l’inverse, l’incertitude relative aux comportements d’achat des lecteurs les plus jeunes est réduite, du moins contenue, par le pilotage des productions vidéos verticales au moyen des métriques. En somme, l’adhésion varie donc selon le potentiel perçu des métriques à opérer comme des indicateurs, comme des instruments d’aide à la décision dans un contexte d’incertitude. Sous ce rapport, les infomédiaires jouent un rôle pour le moins ambivalent. La fonction d’appariement qu’ils assurent permet de mettre en relation, dans le foisonnement de l’internet, un producteur de contenu et un usager. Plus de possibilités donc, pour un journal, de trouver son lectorat en ligne. Cependant, l’obligation d’adapter la production aux standards prescrits crée une très forte dépendance à leurs stratégies industrielles. Or, ces stratégies évoluent en permanence, les algorithmes aussi. L’incertitude de la transition numérique, contenue par l’appariement, est ainsi constamment régénérée du fait de la dépendance des éditeurs aux plateformes du web.
Olivier Koch est maître de conférences à l’Université Côte d’Azur.
Notes
1Les sondages d’opinion réalisés pour connaître les publics remontent aux années 1930, notamment dans le domaine de la radio (Méadel, 2010), mais le recours aux études marketing est plus systématique à partir des années 1980 (Pradié, 2004).
2Supiot observe cette dégradation au XXe siècle dans l’inversion de la hiérarchie juridique de la loi (régulation du collectif) sur celle du contrat (régulation entre deux entités).
3Pour une description exhaustive des facteurs conditionnant l’influence des métriques, on pourra se référer aux revues de littérature de Folker Hanusch (2017), de Rodrigo Zamith (2018), et de Valerie Belair-Gagnon, Rodrigo Zamith et d’Avery E. Holton (2020).
4Entretien avec une rédactrice du service International, Le Monde.
5Entretien avec un rédacteur du service Faits divers, Le Parisien.
6Le benchmarking est technique managériale usitée dans les secteurs privé et public (Bruno et Didier, 2013) visant à susciter une émulation permanente, à des fins de productivité et de recherche des « meilleures pratiques », une « course sans fin » entre les membres d’une organisation et entre organisations.
7Il se peut que de telles pratiques existent dans ces entreprises de presse, mais aucun répondant interrogé sur ce point n’en a fait mention.
8Les études portant sur le rang et la durée d’exposition des publications sur la page d’un site montrent que la fréquentation (le nombre de clics) n’est pas le seul critère (Bright et Nicholls, 2013). Cependant, ce critère est un élément de lecture pris en compte par les répondants.
9Chartbeat est une suite d’outils d’analyse des audiences en ligne.
10Entretien avec une home éditrice, Le Monde.
11Le rideau de fer entre l’éditorial et le marketing n’est donc pas aussi étanche qu’il y paraît.
12Entretien avec une rédactrice du service Police-Justice, Le Parisien.
13Entretien avec une rédactrice du service Faits divers, Le Parisien.
14Entretien avec une rédactrice du service Politique, Le Parisien.
15Un article sur les « 50 tables à moins de 20 euros à Paris » dans la sous-rubrique Gastronomie, par exemple.
16Le lien entre les métriques et les contenus vidéos d’information a été établi pour ce qui concerne la plateforme Brut par Aurélie Aubert (2021 2023).
17En 2016, Snapchat cherchait à adapter son offre de contenus à des publics nationaux dans le bouquet Discovery. Le journal Le Monde a saisi cette opportunité pour déployer une offre de contenu sur ce réseau.
18Un responsable de la régie publicitaire du Monde considère, d’ailleurs, que le format vidéo est « le seul à ne pas connaître la crise » [Entretien, Le Monde].
19Entretien avec le chef du service TikTok/Snapchat, Le Monde.
20La distinction entre deux modes d’évaluation faite par Angèle Christin reprend celle faite par Pierre Bourdieu entre deux logiques et principes de légitimation dans le champ du journalisme, l’un « intellectuel », l’autre « commercial » (Bourdieu, 1994).
21Les auteurs n’utilisent pas l’appareil théorique de la sociologie bourdieusienne, mais utilisent des pôles antagonistes similaires pour concevoir les différences d’adhésion aux métriques. Pour une approche par capitaux et habitus de l’usage des métriques, voir les travaux d’Edson C. Tandoc Jr. dans l’article Why web analytics click (2015).
22Entretien avec un rédacteur au service Politique, Le Parisien.
23Entretien avec un rédacteur du service Planète, Le Monde.
24Entretien avec une responsable du service Audience, Le Monde.
25Entretien avec le chef du service TikTok/Snapchat, Le Monde.
26Entretien avec le chef de service Économie, Le Parisien.
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Référence de publication (ISO 690) : KOCH, Olivier. Consentir à la perte de son autonomie : les conditions d’adhésion des journalistes aux métriques d’audience. Les Cahiers du journalisme - Recherches, 2023, vol. 2, n°10, p. R85-R99.
DOI:10.31188/CaJsm.2(10).2023.R085