Nouvelle série, n°10
2nd semestre 2023 |
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Télévision numérique au Sénégal : enjeux et stratégies concurrentielles des grands groupes audiovisuels
Ngagne Fall, Université Grenoble Alpes
Résumé
Les enjeux financiers lors de la mise en place de la télévision numérique au Sénégal en 2015 ont provoqué d’importants conflits entre les acteurs de l’audiovisuel. Pour se positionner face au groupe local qui a gagné le marché de la TNT, les groupes internationaux tels que Canal+ et StarTimes semblent développer des stratégies pour éviter les freins nationaux. L’enjeu de cet article est d’analyser les actions mises en place par les groupes pour augmenter leur part de marché dans le secteur de l’audiovisuel sénégalais. Cette étude consiste à analyser les discours afin de mettre en exergue la stratégie discursive des grands groupes qui sont en concurrence sur le marché audiovisuel sénégalais.
Abstract
The financial stakes underlying the implementation of digital television have caused major conflicts between audiovisual players. To position themselves against the local group that has won the DTT market, international groups such as Canal+ and StarTimes have developed strategies to avoid national brakes. The aim of this article is to analyze the actions implemented by groups to increase their market share in the Senegalese audiovisual sector. This study consists in analyzing the speeches in order to highlight the discursive strategy of the large groups which are in competition.
DOI : 10.31188/CaJsm.2(10).2023.R117
L
a question d’ordre économique est l’un des enjeux majeurs de la transition de l’analogique vers le numérique. La question du financement s’est posée, à la suite des recommandations de l’UIT en 2006 qui avait suggéré aux pays africains de passer au numérique à la date du 17 juin 2015 (Fall, 2011, p. 2). Pour le compte du Sénégal, le premier comité qui a été mis en place en 2010 (CNN) devait se charger de trouver les financements. L’opérateur chinois StarTimes est la première société qui a proposé au Sénégal l’installation de l’infrastructure de la TNT à hauteur de 60 milliards de francs CFA, à condition que le Sénégal lui concède les dividendes numériques. Après une étude de la proposition, le Sénégal a finalement refusé l’offre de StarTimes. Les autorités ont préféré chercher une offre jugée plus « intéressante » (Entretien, 2020). En 2013, le Comité national de la transition de l’analogique au numérique (CONTAN) est mis en place par le président Macky Sall pour accélérer le processus afin que le Sénégal puisse respecter le rendez-vous du 17 juin 2015 (décret n° 2013-1432 du 12 novembre 2013).
Le CONTAN lance en 2014 un appel à candidature. 22 opérateurs ont répondu à l’appel à candidature (Baal, entretien, 2020). Parmi eux, Excaf Télécom, le seul opérateur sénégalais en compétition. Les autorités ont demandé que toutes les réponses soient accompagnées d’une proposition de financement. Parmi les réponses reçues, Excaf Télécom avait pris l’engagement de tout financer entièrement. Le choix porté sur Excaf Télécom devrait permettre à l’État d’économiser un budget assez conséquent. Pour réaliser le projet, l’opérateur sénégalais avait émis une seule condition : commercialiser en même temps ses produits par le circuit TNT avec le même décodeur pour une durée de cinq ans renouvelables une fois (en cas de non- rentabilité). Cette opération ne devrait rien coûter à l’État. Le coût de l’investissement était estimé à 40 milliards de francs CFA. Après les 10 ans, l’infrastructure devrait être remise à l’État. L’article 2 du contrat de concession entre l’État du Sénégal et Excaf Télécom précise la nature et le contenu de la concession : « En contrepartie de la construction d’une infrastructure de Télévision numérique terrestre (TNT), l’État du Sénégal concède exclusivement à la société Excaf Télécom l’exploitation de deux « Mux » de ladite infrastructure à usage commercial pour une durée de 5 ans renouvelable une fois, sous réserve des stipulations du cahier de charge ci-annexé. » (Contrat de concession, 2014)
Approche théorique des stratégies concurrentielles dans la filière audiovisuelle
Notre article s’inscrit dans le courant des industries culturelles et de la communication notamment les discours de la concurrence et de la convergence dans la filière audiovisuelle. La concurrence a été présentée comme la seule solution permettant d’améliorer la qualité des services offerts et de faire baisser les prix. Ces discours ne sont pas présentés comme défendant des intérêts industriels particuliers mais comme assurant la défense de l’intérêt général. (Bouquillion, 2008, p. 182). Ce discours affirmant la défense de l’intérêt général semble faciliter l’implantation des firmes internationales en Afrique.
L’introduction des télévisions internationales en Afrique, qui est difficile à dater avec précision, est le résultat d’un jeu complexe entre des dynamiques extérieures et internes au continent. Leur nouvelle visibilité correspond à une période de restructuration économique et de pressions politiques pendant laquelle les stratégies concurrentes internationales de reconversion des systèmes d’information et de communication occidentaux s’intéressent à la conquête de nouveaux territoires, notamment par la voie de l’internationalisation et de l’orientation des satellites vers l’Afrique (Missé, 2002, p. 14).
Depuis le début des années 1990, nous notons, en Afrique, la présence de chaînes publiques comme privées venues de tous les horizons. CNN (États-Unis) Canal Horizon, CFI, TV5, France 24 (France). Excaf Télécom, le premier opérateur sénégalais de chaînes payantes créé en 1972 a cassé le monopole de Canal+ qui est présent au Sénégal depuis 1992. Première chaîne de télévision à péage en Europe, Canal+ a été lancé en France en 1984 et son concept fut exporté dans les autres pays européens dès 1989 (Sonnac et Gabszewicz, 2013, p. 57-84).
Concernant Excaf Télécom, son capital est 100 % détenu par la famille Diagne. Il compte aujourd’hui 680 employés, un chiffre d’affaires estimé à 10 milliards de francs CFA. (Source : projet TNT au Sénégal). Ses activités s’articulent autour de quatre pôles, possédant un bouquet payant et deux chaînes généralistes : RDV, DTV. Excaf Télécom cible le marché local, contrairement à StarTimes qui est le premier opérateur de télévision numérique en Afrique, avec plus de 8 millions d’abonnés et couvrant plus de 90 % de la population du continent. Son réseau de distribution massif est composé de 200 salles de marque, de 3000 magasins de proximité, et de 5000 distributeurs, répartis dans 30 pays africains (Dubois de Prisque, 2011). Ainsi, l’émergence de la télévision numérique terrestre au Sénégal semble bouleverser le secteur de la télévision à péage facilitant l’arrivée de plusieurs opérateurs concurrents sur le marché audiovisuel. Du point de vue concurrentiel, d’une part le lancement de la TNT a favorisé l’entrée de nouveaux acteurs de la télévision payante comme StarTimes. D’autre part, cette mutation technologique semble redéfinir les frontières traditionnelles du marché pertinent de la télévision (Sonnac, 2012, p. 109-129).
Le modèle d’affaires de la télévision payante diffère de celui de la télévision gratuite pour deux raisons principales. D’une part, le distributeur, via sa plate-forme, acquiert le droit de distribuer des chaînes, principalement en exclusivité, contre le paiement d’une redevance, dont le montant est corrélé, en grande partie, par la capacité de la chaîne à assembler des programmes de qualité « haute » (contenus premium) d’autre part, le téléspectateur paie un abonnement pour accéder aux programmes. Ici, les contenus audiovisuels ne sont financés ni par la publicité ni par la redevance publique. (Sonnac et Gabszewicz, 2013, p. 57-84)
En obtenant un contrat de concession de service public, l’opérateur Excaf Télécom espérait avoir un monopole sur le marché de l’audiovisuel, mais il ne semblait pas prendre en compte ses concurrents qui ont mis en œuvre des tactiques et des stratégies pour rester compétitifs sur le marché de l’audiovisuel (De Certeau, 1990). Dans une certaine mesure, les stratégies déployées par les différents acteurs peuvent expliquer les enjeux politiques et économiques de la télévision numérique au Sénégal. L’obtention des droits exclusifs de la TNT par Excaf apparaît comme une stratégie de contrôle du marché audiovisuel. En réaction aux actions de ce dernier, Canal+ et StarTimes semblent élaborer des tactiques qui mettent l’accent sur un discours qui porte sur l’offre de programmes attractifs : « [F]ilms récents en première exclusivité, matches de foot de première division, principales compétitions européennes, etc. Contenus attractifs, coûteux, rares, parfois rendus indisponibles par des exclusivités et programmes bien identifiables sont les principaux critères d’abonnement qui mettent en évidence que la télévision payante répond à une demande spécifique du téléspectateur, et induisent les critères de réussite d’une plate-forme. » (Sonnace et Gabszewicz, 2013, p. 57-84).
Pour le contrôle du marché de l’audiovisuel, les opérateurs n’hésitent pas à mettre en avant des stratégies politiques impliquant parfois les institutions publiques. Vu les différentes stratégies entretenues par les uns et les autres, il serait intéressant de voir comment les grands groupes concurrents ont construit leurs discours et leurs positionnements afin de mieux contrôler le marché audiovisuel sénégalais ?
Notre problématique suscite au moins trois hypothèses. La première évoque la stratégie du groupe Excaf Télécom qui opterait pour la confrontation. Il semble souvent faire appel à un discours nationaliste et idéologique qui a comme fondement « la dramatisation et la disqualification » de l’adversaire. La deuxième souligne la méthode StarTimes qui serait dans une forme de médiation, une stratégie orientée dans le « discours de la solidarité » qui fait partie des imaginaires de vérité du politique (Charaudeau, 2014, p. 162). Et enfin, notre troisième hypothèse fait référence à Canal+ qui semble s’inscrire dans une dynamique s’appuyant sur les partenariats locaux.
L’objet de ce travail consiste à étudier les discours des acteurs, notamment les opérateurs susmentionnés qui livrent une farouche concurrence sur le marché télévisuel sénégalais. Il s’agit de circonscrire les identités des différents discours pour saisir les dits et les non-dits. Charaudeau rappelle en ce sens que « toute parole prononcée dans le champ politique doit être prise à la fois pour ce qu’elle dit et pour ce qu’elle ne dit pas. Elle ne doit jamais être prise au pied de la lettre, dans une naïve transparence, mais comme résultat d’une stratégie dont l’énonciateur n’est pas toujours le maître » (Charaudeau, 2014).
Analyser le positionnement de ces groupes audiovisuels revient à « étudier les stratégies d’un acteur médiatique conduit à apprécier le positionnement de celui-ci dans son environnement et à interroger sa place dans la chaîne de production et de valorisation ainsi que ses relations avec les autres acteurs (y compris des acteurs publics) – mais également son rapport à l’ensemble des règles, plus ou moins contraignantes en fonction de leur nature, qui pèsent sur ses activités. » (Bullich et Schmitt, 2019, p. 19-46) Ainsi, il convient d’abord de définir le corpus et la méthode utiles pour notre étude.
Méthodologie
Nous avons mobilisé un corpus de 21 textes qui est composé de communiqués et d’articles de presse. Ce sont des articles publiés dans la presse et dans les sites d’information (entre 2015 et 2020) qui renseignent sur les stratégies mises en place par les opérateurs de télévision en concurrence au Sénégal, en l’occurrence Excaf Télécom, StarTimes et Canal+. Les articles ont été choisis en fonction des critères de pertinence, d’exhaustivité et d’homogénéité. C’est-à-dire tous les articles publiés à ce sujet, qui sont adaptés à nos hypothèses et qui ont une thématique commune (Marty, 2019, p. 88).
L’analyse de ce corpus nous permet de voir les discours d’affrontement et d’évitement de ces trois opérateurs de télévision (Sonnac, 2012, p. 109 -129). Le corpus nous permettra également de montrer les différentes stratégies mises en place par les groupes pour dominer le marché télévisuel.
Pour l’exploitation du corpus, nous avons mobilisé le logiciel libre Iramuteq qui est une Interface de R pour les analyses multidimensionnelles de textes et de questionnaires, son fonctionnement consiste à préparer les données et écrire des scripts qui sont ensuite analysés dans le logiciel statistique R. Les résultats sont finalement affichés par l’interface (Loubère et Ratinaud, 2014).
En plus de ce corpus, nous avons effectué 7 entretiens semi-directifs que nous avons menés sur le terrain. Le choix des personnes interviewées se justifie par leur niveau d’implication dans la mise en place de la TNT. Ils sont soit membre du gouvernement, soit expert, membre du comité de la transition de l’analogique vers le numérique ou opérateurs privés. Ce sont des voix autorisées qui peuvent nous permettre de mieux comprendre l’objet de notre étude. Cependant, il est important de préciser que nos sollicitations pour un entretien avec les responsables de StarTimes et Canal+ ont été vaines. Pour un souci d’équilibre, nous avons repris les entretiens qu’ils ont accordés à la presse : Loubassou Grace, responsable des relations institutionnelles pour l’Afrique au sein de Canal+ international (Niakaté, 2018) David Courbe, directeur des relations publiques de StarTimes en Afrique Francophone (Enquêteplus. com, 2018).
Table 1. Liste des entretiens mobilisés dans le cadre de cette recherche
Cet article sera réparti en trois parties. La première partie sera consacrée à l’étude des discours nationalistes et idéologiques d’Excaf Télécom. La deuxième partie nous permettra de faire l’examen des stratégies de StarTimes pour contourner le monopole d’Excaf Télécom. Ainsi, comme StarTimes, le groupe français a aussi mené des opérations stratégiques. Dans la troisième partie, nous nous intéresserons aux moyens déployés par Canal+ pour résister face à l’arrivée de la TNT.
Le discours idéologique d’Excaf Télécom
Le groupe Excaf Télécom est l’un des acteurs majeurs de la télévision numérique au Sénégal. Il a été choisi par le Comité national de transition de l’analogique vers le numérique en 2014 pour conduire les travaux de construction d’une infrastructure de Télévision numérique terrestre (contrat de concession, 2014). En octroyant le marché de la TNT à Excaf, l’État du Sénégal a renforcé le seul groupe industriel sénégalais dans le domaine de la télévision payante. Souvent, si les pouvoirs publics interviennent, c’est pour permettre aux entreprises locales d’être compétitives sur le marché intérieur. Pour le cas de la France, Bouquillion estime que :
[L]’État intervient directement sur les pôles et groupes industriels. Il cherche à constituer ou à renforcer des opérateurs industriels, publics comme privés. Les groupes sont restructurés et grandis afin de doter la France de « champions industriels » atteignant la taille critique leur permettant d’être des compétiteurs sur les marchés internationaux alors en cours ou en perspective d’ouverture (Bouquillion, 2008).
Ainsi, durant la phase de réalisation, Excaf Télécom a rencontré des difficultés financières. L’opérateur a aussi eu un contentieux avec ses concurrents, notamment StarTimes. Ces moments de haute conquête du marché audiovisuel ont été rythmés de discours de positionnement produits par les différents acteurs (Le Bart, 1998). Certes pour Excaf Télécom le soutien de l’État n’a pas suffi, mais le directeur de la communication au ministère de la Communication ne manque pas de souligner l’engagement du gouvernement auprès des entreprises privées : « Canal comme StarTimes vendent des programmes audiovisuels, mais si on a un champion national comme Excaf Télécom l’État s’engage à le protéger. » (extrait d’entretien, 2019) Malgré tout, en l’absence d’un cadre juridique adéquat et une autorité de la concurrence pour réguler le marché, Excaf Télécom semble diminué pour faire face aux grands groupes internationaux. Dans certains pays, pour protéger les entreprises nationales contre les capitaux étrangers, les pouvoirs publics mettent souvent en place des cadres réglementaires favorables aux entreprises de la culture, de la communication et des télécommunications :
Les moyens juridiques d’action de l’État en matière de téléphonie mobile sont encore plus importants. Afin de préserver le caractère rentable de ces marchés, donc de favoriser les investissements des opérateurs dans les infrastructures, le nombre d’opérateurs de téléphonie mobile dite de seconde génération est longtemps resté limité à trois… Or, ces trois opérateurs sont tous des opérateurs français (Bouquillion, 2008).
Le groupe Excaf Télécom qui se serait trouvé, à un moment donné, dans une situation de faiblesse semble avoir recours à un discours identitaire et idéologique pour se légitimer. Sa ligne de défense était essentiellement marquée par la dramatisation et la disqualification de l’adversaire. Dans ce cas de figure, comme le souligne Charaudeau :
le sujet politique, en position d’avoir à combattre un adversaire, doit rejeter les valeurs opposées à celles qu’il préconise, en montrant par une bonne argumentation quels sont la faiblesse et le danger de ces idées […] Mais comme l’attaque verbale d’un adversaire faite dans un espace public est entendue par un public (physiquement présent ou non), celle-ci est susceptible de produire sur celui qui attaque des effets de retour tantôt favorables tantôt défavorables pour son image (Charaudeau 2014).
L’opérateur sénégalais a voulu montrer dans ses discours que ses concurrents se sont ligués pour le faire échouer. Le directeur général du groupe Excaf, Sidy Diagne déclare que Canal+ et StarTimes opèrent sur le marché télévisuel sénégalais de manière illégale :
StarTimes avait participé à l’appel d’offres et son offre n’a pas été retenue mais ils ont voulu trouver un subterfuge pour passer par la fenêtre et vouloir opérer au Sénégal et le tribunal heureusement nous a donné raison. Pareil pour Canal+. Nous pensons que la loi au Sénégal stipule qu’avant d’opérer, il faut avoir une convention approuvée par décret et Canal+ n’a jamais pu faire prévaloir un décret signé par l’État du Sénégal. Nous considérons qu’ils sont dans l’illégalité et qu’ils font un exercice que l’État doit stopper jusqu’à ce qu’ils se conforment. Tout cela fait que le projet a du mal à se mettre en place de manière convenable parce qu’il y a une concurrence déloyale au niveau des autres opérateurs qui ne sont pas soumis à la rigueur de la loi au même titre que l’opérateur Excaf. Nous pensons que cela fragilise le processus (extrait d’entretien, 2019).
Ainsi, le discours d’actualité produit par Excaf Télécom semble contenir des éléments qui renvoient au discours populiste tel que Charaudeau l’a décrit. Pour être reconnu comme tel, il doit répondre à un certain nombre de critères. Le contexte doit correspondre à une « situation de crise et victimisation. » Il doit y avoir une « source du mal », mettre en exergue les valeurs qui unissent une communauté sociale et un acteur populiste qui se présente comme un « sauveur ». La source du mal, très récurrente dans le discours d’Excaf, est représentée par le mot « étranger », des lobbies tapis dans l’ombre qui manœuvrent pour faire échouer le projet de la TNT. Charaudeau souligne que :
[L]a source du mal est souvent désignée de façon floue : le coupable ne doit pas être parfaitement identifié, de manière à laisser planer l’impression qu’il n’est pas visible et conduit ses affaires en sous-main, ce qui permet de suggérer l’existence de complots. Le discours populiste doit faire croire à la population que tout serait simple, si ne s’opposaient à ses aspirations des "machines" un "système" abstrait qui bloquent la société (Charaudeau, 2011).
Excaf Télécom avait du mal à finaliser le projet TNT, plusieurs dates ont été avancées pour l’extinction totale de l’analogique, mais finalement aucune n’a été respectée. En 2015, lors du lancement de la TNT, les autorités avaient annoncé que les premières extinctions vont débuter 4 ans plus tard, plus précisément en décembre 2019. Mais à cause des multiples défaillances constatées dans le processus de transition, les autorités étaient obligées de reporter l’échéance. Amadou Manel FALL, directeur de la stratégie, partenariat et innovation de la télédiffusion du Sénégal (TDS) confirme que « les premières extinctions devraient être programmées pour décembre 2019. On espère rattraper les reports et réussir à éteindre l’ensemble des émetteurs analogiques avant juin 2020. Aujourd’hui si on éteint le signal analogique, le problème c’est la distribution des décodeurs. On est conscient du retard concernant la distribution des décodeurs c’est du ressort de Excaf Télécom mais la TDS fera en sorte de l’accompagner » (entretien, 2020).
Ainsi, certains acteurs croient en l’existence d’un complot contre le groupe Excaf Télécom. Une autorité qui a voulu garder l’anonymat nous confie :
J’ai l’intime conviction que la société générale s’est retirée du projet parce qu’Excaf n’a pas travaillé avec les entreprises françaises, c’est parce qu’il n’a pas acheté du matériel français mais plutôt italien. Si le Sénégal réussissait à avoir son infrastructure qui marche à merveille, les autres pays allaient dire que c’est possible. Pour un petit pays comme le Sénégal c’est 40 milliards de francs CFA, les autres grands pays, c’est plus de 200 milliards francs CFA. La TNT est un marché énorme qui pouvait échapper à beaucoup d’entreprises françaises et très logiquement ils n’ont pas souhaité que le Sénégal puisse réussir ce projet en les zappant complètement (extrait d’entretien, 2019).
L’analyse de notre corpus nous permet de voir comment les acteurs désignent « la source du mal ». Pour voir les tendances, nous allons d’abord faire une analyse des spécificités. L’analyse des spécificités faite sur la fréquence des formes permet de mettre en évidence la prédominance des mots dans la classe lexicale. Sur la figure 1 (infra), on remarque l’utilisation du mot « étranger » par les différents acteurs.
Comme nous pouvons le constater sur la figure, il y a un emploi excessif du mot « étranger » par Excaf Télécom. L’autre fait marquant, l’absence totale du mot dans le vocabulaire de Canal+. Par contre, le mot est fréquent dans le discours de StarTimes. Le calcul des concordances nous permettra de saisir la différence de l’emploi du mot « étranger » par Excaf et StarTimes. Les deux opérateurs ont utilisé ce mot pour désigner des réalités différentes.
Table 2. L’utilisation du mot « étranger » par Excaf et StarTimes grâce aux calculs
des concordances
Le calcul des concordances nous permet d’identifier « la source du mal ». Sans pour autant les nommer explicitement, Excaf Télécom utilise le mot « lobbies ». À ce propos Charaudeau détaille : « la source du mal peut aussi être représentée par des personnes ou des groupes qui apparaissent comme des adversaires à combattre, en tant qu’ils appartiennent à un parti, une idéologie » (Charaudeau, 2014). Le discours du groupe Excaf Télécom laisse apparaître le doute sur les auteurs mais il nomme leurs actes avec précision. Surtout quand il laisse entendre que cette décision de l’État, si elle devait se confirmer, « correspondrait à une mise en faillite programmée d’un acteur national au profit d’une entreprise étrangère. Nous, Groupe Excaf Télécom, écartons résolument l’idée que l’État soit le fossoyeur des champions nationaux et le cheval de Troie des entreprises étrangères » (extrait communiqué Excaf, 2018).
Figures : [1] Spécificité du mot « étranger » dans le corpus ; [2] Analyses des spécificités du lexique « communauté » employé par Excaf ; [3] Calcul des spécificités du vocabulaire sportif dans le corpus ; [4] Le « local » dans la stratégie du discours de Canal+ dans le corpus.
Dans sa communication, Excaf désigne un ennemi tout en mettant la pression sur les autorités politiques. Charaudeau précise :
[…] que cet ennemi soit interne ou externe, le discours populiste le décrit de façon imprécise, comme une bête cachée, tapie dans l’ombre : le thème du complot est présent dans presque tous les discours populistes. C’est qu’il s’agit, en fin de compte, de trouver un bouc émissaire en stigmatisant la source du mal, en dénonçant un coupable pour orienter contre lui la violence, déclencher le désir de sa destruction qui aboutira à la réparation du mal (Charaudeau 2014).
Excaf Télécom a traversé des moments difficiles, en proie à de multiples critiques et il fallait trouver un bouc émissaire. L’objectif d’Excaf Télécom consisterait à réveiller un sursaut patriotique pour inciter le citoyen sénégalais à compatir et à le faire adhérer au projet. Comme lorsque, Mamadou Ibra Kane, président du patronat de la presse révèle qu’« au Sénégal c’est une fierté pour tout Africain de voir que ce sont des Sénégalais (nationaux) qui ont réalisé la TNT. C’est la structure qui a réalisé la partie technique de la TNT à partir de compétences nationales sénégalaises. De ce point de vue c’est vraiment quelque chose d’extraordinaire » (extrait d’entretien, 2019). La thématique de la nation est bien exploitée par Excaf Télécom. Il associe la préférence nationale à des valeurs patriotiques : « [C]et élan patriotique et révolutionnaire sans égal s’est appuyé sur l’engagement indéfectible de cadres et employés sénégalais motivés à affirmer et à démontrer la pleine capacité de l’expertise locale et nationale » (extrait d’entretien, 2019).
Dans ce contexte, l’entreprise n’est plus présentée comme une entité individuelle, en tant que groupe fruit d’une réussite familiale, mais elle apparaît comme un patrimoine national. D’ailleurs, Charaudeau rappelle en ce sens que « la thématique de la nation est souvent exploitée pour mettre en évidence le fondement de l’identité collective, voire le mythe de la nation organique et l’indépendance économique comme droit à disposer de ses propres ressources, contre l’exploiteur privé ou étranger » (Charaudeau, 2014).
Ainsi, pour convaincre, Excaf Télécom a évoqué les valeurs qui font appel à une identité collective. Ce discours est marqué par l’emploi de mots qui font référence à la communauté : « Pays », « Sénégal », « territoire », « national », « local ». L’analyse des spécificités du lexique « communauté » permet de mieux positionner le discours d’Excaf Télécom par rapport à ses concurrents.
Les résultats de l’analyse des spécificités donnent un premier aperçu sur l’utilisation des mots « pays », « Sénégal », « territoire », « national », « local » par les différents acteurs. Dans le cas de StarTimes et Canal+, on observe un sous-emploi des mots susmentionnés. Seule l’utilisation du mot « local » par Canal+ fait exception. En réalité, ce mot a une signification toute particulière dans le discours de Canal+. Nous y reviendrons dans la troisième partie. Contrairement à StarTimes et Canal+, Excaf Télécom a employé de manière excessive les mots qui font l’objet de notre analyse. Cela n’a rien d’étonnant d’autant plus que son discours est axé sur l’identité nationale. En effet, l’élaboration d’un tel discours semble révéler une volonté de cacher les manquements et de les rejeter sur les autres. Il a permis au groupe Excaf Télécom d’avoir le soutien d’un large public, qui dans sa majorité plaide pour l’appui des entreprises nationales :
L’attribution du marché de la TNT à une société locale en l’occurrence le groupe Excaf Télécom, société de Broadcast, bien connue dans la sous-région ne peut plaire ni aux concurrents ni aux multinationales. Ce qu’il faut déplorer dans cette guerre, ce n’est pas les lobbies étrangers qui utilisent des sociétés qui ne sont sénégalaises que de nom, et des télévisions voire même des groupes de presse-courtiers pour lancer des alertes et prédire l’échec. Nous déplorons le manque de patriotisme des certains médias sénégalais surtout de certaines télévisions qui ont orienté débats, arguments et reportages vers un manque d’expertise et une méconnaissance des outils du numérique (extrait d’entretien, 2019).
D’ailleurs, ce débat intervient dans un contexte de fortes revendications des populations contre l’octroi des marchés publics aux entreprises étrangères. Plusieurs mouvements citoyens qui prônent le patriotisme économique sont nés ces dernières années. Le plus en vue est le Front pour une Révolution anti-impérialiste populaire et panafricaine (FRAPP). Il lutte depuis quelques années contre l’accaparement de l’économie sénégalaise par les entreprises étrangères notamment françaises. Excaf Télécom est aussi soutenu par le conseil des diffuseurs. Ce contexte plaide en faveur du groupe Excaf Télécom. Même les plus sceptiques semblent modérer leurs critiques à l’endroit du groupe local, de peur d’être taxés d’antipatriotes. Charaudeau a bien raison de dire que, « pour pouvoir juger du populisme d’un discours, il faut l’analyser dans le contexte socio-historique où il apparaît et dans la situation de communication qui engendre un certain processus énonciatif » (Charaudeau, 2014).
L’analyse des concordances permet de saisir avec plus de précision les mots qui accompagnent le vocabulaire qui fait référence à la communauté. Le concordancier aide à situer les mots dans le texte. Dans ce cas précis, cette analyse nous permet de mieux appréhender le discours d’Excaf. Autrement dit, à quoi fait-il référence, en employant les mots « national », « Sénégal » ou « pays » ?
Table 3. L’utilisation des mots « national », « Sénégal » « pays » grâce à l’analyse des concordances
Grâce à sa position stratégique, Excaf Télécom a bénéficié d’une protection de l’État qui a continué à lui accorder sa confiance malgré les manquements constatés dans la mise en place de la TNT. La première difficulté est survenue dès le lancement de la TNT. Le prix du décodeur qui était fixé à 10 000 francs CFA l’unité a doublé sur le marché. La société avait du mal à respecter ses engagements en fournissant un nombre suffisant de décodeurs. L’extinction progressive qui était prévue en septembre 2019 a été finalement repoussée à cause des retards dans les travaux. Seulement 400 000 décodeurs ont été livrés, alors qu’il en fallait 1,2 million pour permettre à tous les Sénégalais d’avoir la télévision numérique. Ainsi, tous ces manquements auraient pu conduire l’État du Sénégal à résilier le contrat qui le lie à Excaf Télécom. L’article 13 du contrat de concession stipule qu’« en cas de manquements de manière grave et répétée à l’une quelconque de ses obligations ou de retard fautif dans la réalisation des travaux et des prestations techniques par la société Excaf Télécom non réparés dans un délai de 90 jours, le gouvernement du Sénégal pourra mettre un terme au contrat de concession » (extrait contrat de concession État du Sénégal Excaf Télécom).
Même si le directeur général d’Excaf Télécom estime avoir rempli sa part du contrat. Il estime que l’ensemble des sites seront livrés avant la date butoir. Excaf Télécom a eu le soutien de l’État et d’une partie du public grâce à son discours patriotique. L’État ne pouvait plus reculer, il avait choisi Excaf Télécom pour promouvoir « l’expertise locale ». Le gouvernement avait mené, lors de l’inauguration de la TNT, une large campagne de communication sur la « préférence nationale » en exaltant la réussite de ce projet. En effet, l’État était dans l’obligation d’accompagner Excaf Télécom pour paraître cohérent et crédible. Ainsi, face à cette bataille qui l’oppose à ses concurrents, Excaf Télécom demande une application stricte des textes pour mieux protéger le marché audiovisuel sénégalais contre les opérateurs étrangers tels que StarTimes.
Les stratégies de StarTimes pour contourner les freins nationaux
StarTimes opère en Afrique depuis 2002. En seulement quelques années, l’entreprise chinoise spécialisée dans les télécommunications, la construction de réseau, d’infrastructure de télévision numérique et de fourniture de bouquet payant, a réussi à s’implanter dans plusieurs pays d’Afrique. Son bouquet de télévision numérique est reçu dans 13 pays du continent. (Dubois de Prisque, 2011) StarTimes possède sa propre plateforme de contenus variés, avec ses 440 chaînes autorisées allant des chaînes d’informations généralistes, à celles dédiées aux films, aux séries, au sport, au divertissement, aux programmes pour enfants, à la mode, ou encore à la religion, etc. Ainsi, depuis son entrée en Afrique en 2002, StarTimes ne cesse de multiplier les initiatives pour conquérir le marché audiovisuel africain. En réalité « le groupe entend utiliser les technologies TNT dont il dispose pour construire des plate-formes terrestres ainsi que des téléports et louer des canaux satellites pour établir des réseaux couvrant tout le continent africain. Il a encore proclamé l’objectif de permettre à chaque pays et chaque foyer africain de regarder la télévision numérique à un prix abordable » (Dubois de Prisque, 2011).
L’arrivée de StarTimes au Sénégal
StarTimes a fait son apparition au Sénégal en 2010, date à laquelle les autorités ont mis en place le premier comité pour la transition de l’analogique vers le numérique. StarTimes a d’abord ciblé la télévision publique. L’entreprise privée chinoise a signé un protocole d’accord avec la Radiodiffusion télévision sénégalaise pour le passage de la chaîne publique de l’analogique vers le numérique. La convention estimée à 60 milliards de francs CFA n’a pas été finalisée. En réalité, cet accord était juste un moyen pour StarTimes de pouvoir pénétrer le marché télévisuel sénégalais. (Sène, 2010) Pour combler son retard par rapport à Excaf et Canal+, StarTimes semble élaborer des stratégies pour se positionner. Pour ce faire, l’opérateur semble cibler au moins deux secteurs : le social et le sport. L’entreprise a réussi à avoir des facilitations par le biais du gouvernement chinois. Ainsi, lors d’un forum Chine Afrique à Johannesburg en 2015, le président Xi Jinping avait inscrit dans les dix programmes prioritaires, un projet qui vise à fournir gratuitement des télévisions satellites à 10 000 villages africains (LesEchos.fr, 2019). La Chine avait choisi StarTimes pour piloter ce projet. Selon De Prisque, ce choix n’est pas fortuit, car il oblige les gouvernements africains à collaborer avec StarTimes. Ces dernières années le gouvernement chinois a décidé de soutenir de manière considérable les entreprises qui promeuvent la culture chinoise à l’international :
[…] l’objectif était de promouvoir l’émergence d’entreprises performantes dans le secteur culturel, d’encourager ces entreprises à participer à la compétition internationale et de les aider à accroître en définitive l’exportation de produits et de services culturels tout comme d’élargir l’influence de la culture chinoise à l’échelle mondiale et le soft power du pays. StarTimes figure sur cette liste d’entreprises triées sur le volet (Dubois de Prisque, 2011).
Au Sénégal, StarTimes a eu l’accord du gouvernement qui lui permet de fournir des télévisions satellites à 300 villages. Le CONTAN semblait pourtant comprendre la stratégie, mais l’opérateur aurait eu des garanties du côté des pouvoirs politiques. Mamadou Baal, membre du comité de pilotage de la TNT précise : « on voyait venir le piège. On avait dit non mais, ils sont allés voir les autorités politiques pour obtenir l’autorisation de mettre en œuvre le projet. Mais StarTimes a été très gauche, ils ont importé des décodeurs hybrides qui peuvent recevoir le signal satellitaire et le signal terrestre » (extrait d’entretien, 2019).
L’accord intergouvernemental entre la Chine et le Sénégal pour équiper 300 villages semble servir de prétexte pour une immixtion de StarTimes dans le paysage sénégalais. La société aurait profité de cet accord pour commercialiser illégalement des décodeurs sur l’ensemble du territoire sénégalais. Mamadou Baal souligne les méthodes de StarTimes : « [I]ls ont ouvert une société de droit mauricien et ils ont embauché des Sénégalais. Cette société a commencé la commercialisation des décodeurs à l’intérieur du pays alors qu’ils avaient dit que c’était uniquement pour 300 villages. Ils n’ont pas respecté les termes du contrat » (extrait d’entretien, 2019). Face à ses accusations, StarTimes se défend, le directeur des relations publiques de StarTimes en Afrique francophone David Courbé précise que l’entreprise chinoise n’est pas en concurrence avec Excaf Télécom qui détient l’exclusivité de la TNT au Sénégal :
Notre licence, c’est une télévision satellitaire comme Canal+. C’est pourquoi nous sommes en concurrence avec Canal+ et non avec Excaf. Et dans ce marché de télévision par satellite, StarTimes a une réelle plus-value à apporter aux consommateurs sénégalais, en termes de tarif et de contenu. La vision de StarTimes, c’est de permettre à chaque famille africaine d’accéder à la télévision numérique et d’en jouir. C’est dire que dans chaque pays où nous nous sommes implantés, on va essayer de faire en sorte que les bouquets proposés soient à la portée de tous les foyers, quels que soient leurs niveaux de revenus (Bayo, 2018).
Le sport et le social comme stratégie d’immixtion dans le secteur audiovisuel
Dans la poursuite de ses objectifs, StarTimes a acquis les droits de retransmission TV de la Ligue 1 sénégalaise de football professionnel pour un montant de 7 milliards de F CFA (9,45 millions d’euros). Ce contrat de 10 ans a trouvé un écho favorable chez les acteurs du football professionnel. (Jeuneafrique.com, 2018) Ces investissements entrent en phase avec les stratégies du groupe qui s’adaptent aux réalités locales. Ainsi, ces actes posés par StarTimes auraient des motivations stratégiques. Selon Jean Meissa Diop, ancien membre du CNRA, il s’agirait d’une stratégie élaborée par le groupe chinois pour avoir des soutiens locaux afin d’atteindre ses objectifs : « [I]l est vrai qu’il y a beaucoup d’enjeux industriels et de domination culturelle. StarTimes est un opérateur vraiment colossal qui étend ses tentacules jusque dans le Sport. Tout ça c’est pour s’imposer sur le marché national » (extrait d’entretien, 2020).
Sur le graphique de calcul des spécificités (figure 3 supra), on constate que le vocabulaire sportif (partenariat, contrat, ligue, convention, football) est largement employé par StarTimes. Par contre, il est sous employé par Excaf Télécom et Canal+. L’utilisation excessive du vocabulaire sportif par StarTimes nous donne des indications sur sa stratégie. Le groupe privé chinois a acquis les droits de la ligue 1 professionnelle pour une période de 10 ans. Ainsi, seul détenteur des droits de retransmission, l’opérateur pourrait obliger les téléspectateurs qui souhaitent regarder le championnat national d’acheter un abonnement. Une chaîne sportive Live TV, disponible uniquement sur le bouquet StarTimes a été créée à cet effet pour la retransmission de tous les matchs. En se liant avec la ligue de football de professionnel, StarTimes semble vouloir s’appuyer sur un partenaire solide pour avoir une légitimité au niveau national. Mamadou Baal donne quelques détails concernant la démarche de StarTimes :
|…] pour contourner la situation StarTimes a signé un contrat avec la fédération sénégalaise de football un contrat à hauteur de 6 milliards pour 10 ans. Ils ont eu un accord avec la RTS pour filmer les matchs qui seront diffusés sur leur bouquet. Cela ne concerne pas le CNRA mais les décodeurs n’entreront pas au Sénégal tant qu’ils ne seront pas conformes aux textes sénégalais. La fédération a saisi le CNRA pour permettre à StarTimes de commercialiser ses produits mais le CNRA a dit qu’aucune dérogation n’est possible (extrait d’entretien, 2019).
Cependant, StarTimes se défend de vouloir utiliser le championnat. L’entreprise chinoise estime que ce partenariat signé avec la ligue de football professionnel est une manière de répondre à la demande des abonnés qui souhaitent de plus en plus regarder des programmes locaux notamment le sport. David Courbé revient sur les raisons qui ont poussé StarTimes à signer un tel partenariat.
On a envie de voir l’équipe nationale sénégalaise et les clubs briller. Nous avons hâte de voir l’équipe nationale remporter des trophées internationaux. Nous voulons inciter aussi les autres fans de foot de l’Afrique à avoir une passion pour le championnat sénégalais, parce qu’il aura gagné en qualité, en visibilité et en intensité grâce à StarTimes. Nous voulons donner plus de visibilité au sport sénégalais, en permettant aux clubs de jouer dans les meilleures conditions. C’est pourquoi StarTimes a décidé d’installer 10 pelouses synthétiques sur l’ensemble du territoire sénégalais (Enquete+.sn, 2018).
Le discours de StarTimes s’oppose à celui de Canal+ qui n’utilise quasiment pas le lexique de l’argent. Pour se positionner et conforter sa place de leader en Afrique StarTimes n’hésite pas à multiplier les conventions et les partenariats locaux. Son positionnement rapide sur le marché africain pourrait s’expliquer par ses méthodes qui défient toute concurrence.
En 2007 au Rwanda, StarTimes a d’abord investi 20 millions de dollars pour devenir fournisseur de chaînes télévisées et fournisseur d’accès Internet haut débit. En 2008 des filiales en Guinée et en Ouganda où l’entreprise a investi 40 millions de dollars. En 2009, cette expansion s’est poursuivie au Nigeria, puis avec l’implantation successive du groupe en Tanzanie, en Centrafrique et au Burundi. (Morin-Allory, 2011, p. 68) À partir de l’été 2010, l’expansion reprenait sur le même rythme avec l’ouverture en juillet d’une filiale au Mozambique en vue de l’obtention, l’année suivante, du marché d’une valeur de 100 millions de dollars du passage de la diffusion analogique. La même année une convention était signée entre StarTimes et la Radiodiffusion télévision sénégalaise avec par voie de conséquence la création d’une coentreprise et un investissement de 118 millions de dollars, un accord similaire était conclu au Kenya avec KBC. Conséquence de cette forte dynamique, une clientèle africaine de StarTimes estimée à 600 000 foyers en août 2011, faisant du groupe un des acteurs clefs du secteur de la télévision numérique sur le continent. (Morin-Allory, 2011, p. 68) La stratégie de StarTimes est basée sur une logique industrielle, les conventions et partenariats signés se justifient par la conquête de nouveaux marchés. « En combinant leurs activités, plusieurs sociétés, peuvent, par exemple développer de nouveaux produits plus efficacement ou réduire les couts de production ou de distribution. Grâce aux gains d’efficience ainsi réalisés, le marché devient plus concurrentiel et les consommateurs bénéficient de produits d’une qualité supérieure à des prix plus équitables. » (Bouquillion, 2008, p. 111).
Grâce à son image d’opérateur philanthropique, StarTimes est presque accueillie partout à bras ouvert. En effet, depuis novembre 2016, la chaîne chinoise a acquis les droits de la Premier League du Ghana pour les 10 prochaines années (Necdem, 2016). StarTimes a déployé une stratégie qui marche grâce à sa capacité d’adaptation dans le contexte local. Bouquillion a raison d’affirmer que « les pôles doivent également être en mesure de négocier d’éventuelles associations avec des partenaires locaux comme de négocier avec les pouvoirs politiques, réglementaires et de régulation des lieux d’implantation » (Bouquillion, 2005).
Stratégie de Canal+ pour résister face à l’arrivée de la TNT
Le groupe Canal+ opère en Afrique depuis 1991. L’arrivée des concurrents de plus en plus nombreux sur le continent a poussé Canal+ à revoir sa stratégie. Le groupe s’est résolument tourné vers la création de contenus locaux. À ce propos, G. Loubassou, Responsable des Relations institutionnelles pour l’Afrique au sein de Canal+ International, affirme que « la concurrence, quand elle est loyale et saine pour le business nous pousse à mieux comprendre les enjeux de demain afin de garder une longueur d’avance. Notre atout ce sont les contenus locaux et notre proximité tant dans nos réseaux qu’à l’antenne » (Loubassou, adweknow, 2015). En 2014, avec le lancement d’une chaîne consacrée à la diffusion de contenus africains, Canal+ avait affiché ses véritables ambitions et comptait mener la bataille au niveau des programmes. La nouvelle chaîne A+ a misé sur la production locale. Pour réussir le pari de « l’africanisation » de ses contenus, Canal+ a décidé de promouvoir la production audiovisuelle africaine pour avoir des formats qui seront davantage adaptés à son offre. C’est pourquoi l’opérateur a mis en œuvre des sessions de formation en matière de conception et de production destinées aux producteurs locaux. L’initiative vise à encourager les transferts de compétences dans le secteur des médias. L’objectif : former des journalistes, des producteurs et des réalisateurs africains qui puissent offrir des programmes qui s’exportent hors du continent.
Le groupe Canal+ a compris que l’internationalisation des contenus audiovisuels obéit à des règles spécifiques. La capacité d’adaptation de la filiale sur le lieu d’implantation est devenue une condition de réussite. Par contre, cela ne doit nullement servir de prétexte pour ignorer le poids économique des productions étrangères. À ce propos Bouquillion précise que « l’internationalisation des pôles actifs dans ces domaines suppose alors l’implantation directe de filiales à l’étranger ou l’association avec des acteurs étrangers » (Bouquillion, 2005).
Canal+ n’a pas seulement cherché à s’adapter au marché africain, le groupe s’est aussi mis à la conquête d’un plus grand marché. C’est ce qui a motivé l’achat de la plateforme Rok (Forbes Afrique, 2019). L’acquisition de cette plateforme permet à Canal+ de diffuser des contenus africains dans un support qui comptait déjà plus de 15 millions d’abonnés au moment de la vente. Ainsi que le souligne Bouquillion, « les groupes peuvent chercher à étendre le marché du groupe dans un espace géographique donné ou dans un segment de marché. Les acteurs peuvent chercher à acquérir une clientèle déjà rassemblée et plus ou moins fidélisée » (Bouquillion, 2012). Les dirigeants de Canal+ justifient le rachat de la plateforme Rok par la volonté du groupe de répondre aux besoins des abonnés. Mais, en réalité, ceci relève d’une stratégie de renforcement du groupe. Canal+ n’a plus le monopole du marché de la télévision payante en Afrique. Il est fortement concurrencé par des groupes nationaux et étrangers. Bouquillion explique les raisons qui peuvent amener les grands groupes industriels à agir ainsi :
[…] ce type de stratégies peut se conduire aussi dans des marchés étrangers en forte croissance mais réputés difficiles d’accès ou donc difficile à pénétrer par la création de filiales partant de rien. Conduire de telles actions est d’autant plus important que la position des acteurs puisse être remise en cause par les stratégies, notamment de déplacement du centre de gravité des marchés, menées par d’autres acteurs (Bouquillion, 2008).
La politique du groupe français est tournée vers la concentration, dont l’objectif est de pouvoir développer constamment de nouveaux produits pour accroître sa part de marché. « Il est affirmé que seuls les très grands acteurs industriels sont en mesure de construire une recherche-développement et ainsi d’introduire les innovations technologiques. De même, selon ces discours, la quête de nouveaux marchés et la réalisation d’économies d’échelle justifient la concentration. » (Bouquillion, 2008).
La figure 4 supra, issue de notre corpus montre clairement le vocabulaire dominant dans le discours de Canal+. Les mots « local », « producteur », « film », « production », « série » sont employés de manière excessive par Canal+. Nous constatons par contre un sous-emploi de ces mots par StarTimes. Ce vocabulaire est aussi quasi absent dans le discours d’Excaf Télécom, sauf le mot « local » qui a une autre signification dans le discours d’Excaf. Dans le cadre de sa stratégie, Canal+ a décidé d’accompagner les producteurs locaux dans la création de production audiovisuelle. En finançant en partie les productions, Canal+ détient l’exclusivité de la diffusion des films et des séries. Le réalisateur sénégalais Abdou Lahad Wone donne les raisons pour lesquelles la deuxième partie de sa série Tundu Wundu a été diffusée sur A+ la chaîne africaine de Canal+ : « [C]’est tout simplement le schéma de financement qui a fait que la série est diffusée sur A+, la chaîne a coproduit et a préacheté le film. C’est pourquoi la première diffusion lui est réservée. » (extrait d’entretien, 2019)
En acquérant les droits d’exclusivité des séries télévisées, Canal+ cherche à se différencier de ses concurrents. Cela lui permet de créer de la valeur afin d’attirer de nouveaux abonnés. C’est dans ce contexte que Sonnac estime par ailleurs que « les chaînes doivent donc être distinctes aux yeux des téléspectateurs et, pour cela, leur proposer des produits que leurs concurrents n’offrent pas, en l’occurrence, des produits exclusifs » (Sonnac, 2012). La concurrence accrue permet une liberté de choix, la différence se situe certainement au niveau de l’offre exclusive.
Table 4. L’utilisation du mot « local » par Canal+ grâce au calcul de concordancier
Le local comme stratégie de positionnement
Le local a un sens pour Canal+. Il a construit ces dernières années son business model en Afrique autour de ce concept. En œuvrant pour la promotion de la production locale, Canal+ veut apparaître comme une entreprise qui agit pour le développement de la production audiovisuelle et cinématographique au Sénégal. Il veut donner l’image d’une entreprise qui crée de la valeur en appuyant un secteur qui manque énormément de moyens. L’opérateur s’attend à des résultats en termes d’images mais surtout à des retombées économiques. Le soutien des producteurs locaux permet à Canal+ d’avoir un ancrage local, c’est un moyen efficace d’attirer de nouveaux clients et de les fidéliser. Le soutien de l’entreprise ne signifie pas que celle-ci est activement engagée pour la relance du secteur. Elle considère le local comme une opportunité pour réaliser de bonnes affaires. En réalité, l’opérateur suit une logique financière qui l’amène à faire des choix stratégiques.
Conclusion
Les différentes stratégies mises en place par les acteurs ont été multiformes, chacun les a développées en fonction de ses atouts. Selon Bouquillion, « les acteurs sont positionnés sur des marchés à concurrence oligopolistique, laquelle est souvent rude, hormis pour quelques acteurs en position de totale ou très forte domination sur leur marché de base. De ce fait, ils sont engagés dans des stratégies de défense et de différenciation de leurs offres, notamment afin d’échapper le plus possible à une concurrence par les prix. Ces stratégies peuvent être de plusieurs types » (Bouquillion, 2012). Pour son positionnement, le groupe Excaf Télécom a misé sur la préférence nationale pour pouvoir remporter le marché de la TNT face à des sociétés étrangères avec des capacités financières plus importantes. Sur le plan financier, Excaf Télécom ne fait pas le poids face à Canal+ qui est coté en bourse ou la société StarTimes qui est une multinationale. Les deux dernières entreprises citées dominent le marché de la télévision payante grâce à leur marge financière. Pour conquérir le marché, elles n’hésitent pas à investir beaucoup d’argent. StarTimes a réussi à intégrer le marché grâce à des partenariats stratégiques avec les acteurs publics. Canal+, grâce à son poids financier accompagne les acteurs culturels, notamment les producteurs. C’est une stratégie pour elle d’inonder le marché de la production de séries télévisées. En effet, contrairement à Canal+ et à StarTimes, Excaf Télécom n’a pas les moyens financiers pour signer des partenariats avec les acteurs sportifs et culturels. Mais l’entreprise sénégalaise s’est appuyée sur l’identité nationale pour non seulement remporter le marché de la TNT mais aussi pour se positionner. Ces problèmes entre les opérateurs montrent l’absence d’une autorité de la concurrence qui veillerait au bon fonctionnement des marchés audiovisuels au Sénégal, qui serait amenée à intervenir pour maintenir ou définir des équilibres économiques afin de garantir l’intérêt général.
Ngagne Fall est enseignant chercheur à l’Université Grenoble Alpes.
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Référence de publication (ISO 690) : FALL, Ngagne. Télévision numérique au Sénégal : enjeux et stratégies concurrentielles des grands groupes audiovisuels. Les Cahiers du journalisme - Recherches, 2023, vol. 2, n°10, p. R117-R134.
DOI:10.31188/CaJsm.2(10).2023.R117