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Nouvelle série, n°10

2nd semestre 2023

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NOTE DE LECTURE

Denis Ruellan et Josiane Ruellan
Reporters en guerre : communication militaire et information médiatique en Indochine (1945-1954)

Aimé-Jules Bizimana, Université du Québec en Outaouais

C

et ouvrage porte sur les relations entre les médias et les forces armées françaises lors de la guerre en Indochine entre 1945 et 1954. Ce conflit oppose la France et les indépendantistes vietnamiens qui luttent pour la libération et la décolonisation. La France mène alors une guerre pour maintenir ses possessions coloniales et cherche à redorer son blason après avoir subi les humiliations de sa défaite en 1940 et par les troupes japonaises en Indochine.

En cinq chapitres, l’ouvrage se penche sur l’information comme arme de guerre et comme donnée stratégique pour les armées. La recherche s’appuie sur plusieurs sources documentaires comme les archives militaires et civiles sur l’Indochine, les témoignages de journalistes et de militaires issus d’ouvrages biographiques, les publications de la presse et les images de l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense (ECPAD). Durant la guerre d’Indochine, la gestion officielle de l’information et de la communication n’est pas une nouveauté car les armées ont déjà expérimenté divers dispositifs de contrôle des médias particulièrement lors des deux guerres mondiales. L’avant-propos contextualise le cadre général de la communication des armées et expose l’angle d’approche qui traverse l’analyse :

La relation entre les médias et les forces armées peut apparaitre de prime abord comme asymétrique dans la mesure où les militaires disposent quasi exclusivement des moyens de contrôle et d’accès à l’information dont ont besoin les personnels des industries culturelles. En réalité, la relation est plus équilibrée car l’importance prise par les enjeux de communication rend les médias et notamment leurs journalistes, utiles et même nécessaires à l’action militaire. Une interdépendance s’est installée au fil du temps, et la modulation de ses modalités souligne l’évolution des rapports de collaboration et de pouvoir dans ce cadre (p. 10).

L’armée française a mis en place une stratégie communicationnelle qui consiste à occuper massivement l’espace des contenus et des représentations. C’est une machine de propagande qui s’appuie sur un corps de « soldats-reporters », une initiative inspirée des Propagandakompanien allemandes que les Français avaient vues à l’œuvre avec un imposant dispositif de publicisation (textes et images) durant la Seconde guerre mondiale. Les soldats-reporters de l’Allemagne nazie étaient chargés de faire croire aux journaux et aux correspondants neutres que la ligne Siegfried et ses défenses étaient impénétrables et que l’Allemagne n’avait pas commis d’agression (Knightley, 2004 : 245). Pour justifier sa guerre de maintien de sa puissance coloniale et de lutte contre le communisme, la France va mettre en place un système qui opère en prenant appui sur plusieurs acteurs militaires et civils dont les médias. Ce n’est pas un système qui vise la coercition pour s’imposer mais plutôt la coopération avec les médias.

Le dispositif de communication français axé sur les soldats-reporters vise à influencer les opinions françaises et indochinoises ainsi que les gouvernements étrangers. « La stratégie consiste à créer des milliers d’images et à les rendre disponibles, et ainsi à saturer les espaces et les contenus informationnels. Il ne s’agit plus (ou pas seulement) de rétention de l’information, mais au contraire de saturation par la profusion d’images, évidemment conformes aux intérêts des autorités militaire et politique. Saturer permet d’occuper et, graduellement, de remplacer en se rendant incontournable sinon irremplaçable » (p. 13). Le journalisme décrit est un journalisme en dépendance au sens où il est « impliqué dans la politique publique et la stratégie militaire qu’il contribue à définir en même temps qu’il est défini par elles » (p. 30). C’est l’un des maillons de l’action psychologique de l’armée. L’ouvrage offre une contextualisation utile des vocables « guerre de propagande », « guerre du moral », « guerre d’influence » et « guerre psychologique » qui réfèrent à différentes dimensions de la guerre de l’information et de la communication auprès des soldats, des opinions, d’autres gouvernements et de l’ennemi. L’analyse illustre bien la difficulté à faire la distinction entre information, communication et propagande.

La communication militaire française en Indochine est un système qui cherche à « servir la presse pour s’en servir » (p. 57). Le général Jean de Lattre de Tassigny, qui agit comme commandant en chef des armées et haut-commissaire en Indochine, en est le premier convaincu: « L’information est une arme d’appui et qu’il faut, pour la manier, dialoguer avec les journalistes, travailler avec eux, se préparer à collaborer avec les médias, pour mieux les utiliser » (p. 54). Le commandement français connaît très bien le rôle de la presse et craint son action qu’elle juge potentiellement dommageable si elle n’est pas contrôlée et encadrée pour mieux servir la cause coloniale sous divers déguisements sémantiques. Un vaste plan de propagande est destiné à vanter la « mission civilisatrice » de la France et du processus de « pacification ». Ces termes cachent bien sûr mal les véritables intentions politiques et géopolitiques en jeu pour l’empire français en déclin.

À la différence du camp de presse de la Seconde guerre mondiale où les correspondants de guerre étaient accueillis et surveillés, « le camp conçu pour l’Indochine est un service de presse dont le rôle est moins d’accueillir les journalistes que d’y suppléer » (p. 35). Les « soldats-reporters » ont un statut professionnel flou, tantôt militaire, tantôt civil. Les autorités militaires et civiles françaises tolèrent bien la dualité de leur statut avec certains soldats qui œuvrent pour les services d’information à Saigon tout en ayant des contrats de journalistes (sous pseudonymes) avec des journaux à Paris. Malgré quelques incongruités administratives, c’est une ambiguïté commode pour les autorités tant qu’elle sert les intérêts communicationnels de la position française en Indochine. Parmi les soldats-reporters, dont plusieurs avaient des trajectoires marquées par leur époque au sortir de la guerre 1939-1945, ceux dont les images ont été largement reprises par la presse française ont bénéficié d’une bonne visibilité et d’une bonne reconnaissance.

Parallèlement aux soldats-reporters, le contingent journalistique en Indochine est composé autant de correspondants que d’envoyés spéciaux français et internationaux. Le dispositif informationnel leur offre également le transport militaire, entre autres par avion, et d’autres facilités logistiques. Les autorités françaises s’assurent de repérer les journalistes acquis à l’action militaire de la France pour s’en servir dans leur campagne de communication. La communication institutionnelle de l’empire français en Asie a comme objectif de faire prédominer le point de vue français sur la guerre. La stratégie en place « revient à […] rapprocher [les journalistes] de la source qui s’estime la seule légitime à parler, à satisfaire leurs interrogations et leurs demandes, et ainsi à les éloigner d’une pluralité de voix dont le pouvoir se méfie, les militaires eux-mêmes » (p. 121-122).

Sur le terrain en Asie et même une fois revenus d’Indochine, « les journalistes sont incorporés dans un dispositif qui vise à les inciter à dire une certaine vision de la guerre » (p. 137). Denis et Josiane Ruellan évoquent un double dispositif de bienveillance et de surveillance. D’une part, la bienveillance à travers une intendance militaire qui sait manier quelques largesses pour amadouer la presse et, d’autre part, la surveillance avec un dispositif qui exerce un contrôle serré des correspondants en fonction de leurs points de vue avec l’objectif d’étouffer les nouvelles négatives. L’Indochine prolonge en effet le modèle de la censure préalable qui existait durant les deux guerres mondiales et la guerre de Corée.

De manière générale, les autorités militaires françaises font semblant d’aider la presse française et étrangère pour gagner sa confiance et sa coopération mais, en réalité, les objectifs politiques et militaires cherchent à torpiller l’information indépendante et à canaliser plutôt le récit de la guerre dans le moule officiel :

L’analyse de la censure atteste de l’attitude pour le moins docile de la plupart des correspondants qui anticipent la censure en ne soumettant que très peu de nouvelles pouvant donner lieu à controverse avec l’autorité militaire. Le dispositif est particulièrement efficace en ce qu’il conduit à l’intériorisation des normes par les journalistes, rendant le travail des censeurs aisé, et l’information diffusée peu problématique pour le Commandement (p. 150).

Grâce à cette surveillance efficace et à leur complicité, les correspondants en place ne parlent pas ou très peu dans leurs reportages des atrocités de la guerre comme les violences commises à l’endroit des populations locales ou la torture des prisonniers. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a aucune opposition de la presse à la guerre. C’est le cas notamment de la presse communiste mais les opposants sont très minoritaires.

Enfin, le dispositif informationnel repose également sur la production iconographique (photographies et films). Là aussi, la production d’images vient soutenir le grand récit de la stratégie communicationnelle française : « Il faut montrer le pouvoir des armées et le contrôle de la situation en Indochine » (p. 164). Les soldats-reporters bénéficient d’un meilleur accès au front que les autres correspondants des médias français et internationaux et leurs images sont largement reprises par les journaux et la presse magazine illustrée. La communication militaire agit en effet comme une agence de presse en vue de contrôler le récit imagé qui est diffusé dans les actualités d’Indochine.

À la suite de Robinet (2013) qui a proposé une analyse d’une fabrique de l’information basée sur une « co-production entre les journalistes, les responsables politiques et les militaires français » en Afrique, l’ouvrage défend l’idée d’une « coproduction de l’information » qui repose « sur la participation, passive ou active, des journalistes présents en Indochine et des chefs de rédaction en métropole » (p. 95). La fabrique de l’information en Indochine par l’armée française a été possible grâce au relais des médias comme partie prenante du dispositif.

Alors qu’on pouvait se demander pourquoi la guerre d’Indochine était dans l’angle mort de la recherche en communication, cet ouvrage apporte un regard analytique nécessaire sur ce conflit oublié et sur les relations armées-médias. L’analyse documentée des relations de collaboration et de pouvoir entre les militaires et les journalistes en Indochine réactualise l’éclairage sur les dispositifs de communications des armées et certains concepts clés des études en communication. 

Denis Ruellan et Josiane Ruellan (2022). Reporters en guerre : communication militaire et information médiatique en Indochine (1945-1954). Éditions de l’Université de Bruxelles, 213 p.

Aimé-Jules Bizimana est professeur agrégé au département des sciences sociales
de l’Université du Québec en Outaouais (UQO) et chercheur au Centre de recherche
interuniversitaire sur la communication, l’information et la société (CRICIS).




Références

Knightley, Phillip (2004), The first casualty: The war correspondent as hero and myth-maker from the Crimea to Iraq, 3e édition. Johns Hopkins University Press.

Robinet, François (2013). Journalistes, responsables politiques et militaires français en Afrique : une information en co-production (1994-2008) ? Relations internationales, 153, 95-106.




Référence de publication (ISO 690) : BIZIMANA, Aimé-Jules. Denis Ruellan et Josiane Ruellan – Reporters en guerre : communication militaire et information médiatique en Indochine (1945-1954). Les Cahiers du journalisme - Recherches, 2023, vol. 2, n°10, p. R155-R158.
DOI:10.31188/CaJsm.2(10).2023.R155


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