Nouvelle série, n°11 2nd semestre 2024 |
|||
DÉBATS |
|||
TÉLÉCHARGER LA REVUE |
TÉLÉCHARGER CET ARTICLE |
ENTRETIEN
Claire Morvan : favoriser l’empowerment des citoyens et les acculturer au monde médiatique
Infatigable défenseuse de la cause écologique dont elle a fait son métier, Claire Morvan, présidente de Climat médias s’inscrit dans tous les champs possibles de l’agir écologique : professionnel, militant, citoyen. Elle n’est pas seulement facilitatrice de la transition écologique, elle œuvre depuis des années à construire des ponts entre les parties prenantes de cette cause : acteurs publics, associations, citoyens et médias.
LES CAHIERS - Comment votre trajectoire vous a-t-elle amenée à interroger le traitement médiatique du climat ?
CLAIRE MORVAN - Je suis toujours très mal à l’aise avec cette question (Silence). Désolée, ça prend du temps ! Et bien, je suis une citoyenne active qui est tombée dans l’associatif très jeune parce que beaucoup de choses m’ont révoltée. À 17 ans, j’ai créé ma première association humanitaire dans le lycée où j’étudiais et, à partir de là, je ne me suis jamais arrêtée puisque j’ai pris conscience de mon pouvoir d’agir.
J’ai un parcours de juriste et me suis spécialisée dans le développement durable. J’ai travaillé une dizaine d’années au sein des collectivités à la mise en place de stratégies et de politiques environnementales au sein des territoires. Depuis 3 ans, je vis à Angers et me suis mise à mon compte. J’accompagne des territoires et des acteurs privés sur leurs stratégies de transition écologique et de sensibilisation. Voilà pour le volet professionnel. S’agissant du volet associatif, j’ai cocréé, en 2021, l’association Climat Médias que je préside.
Cette réflexion du traitement médiatique du climat m’a été inspirée par deux expériences personnelles. À 21 ans, originaire de la Côte d’Azur, je débarquais à Paris pour suivre mes études. J’écoutais Skyrock et Fun Radio parce que c’étaient les radios que tous les jeunes écoutaient. Un soir, je découvre sur l’une de ces radios, une émission diffusée vers 22-23 h, dont le but était de faire une battle d’insultes entre deux personnes. Le rôle de l’animateur était de compter les points. Ce soir-là, j’ai été désespérée de voir la nullité du programme et envisageais déjà d’interpeller le Conseil supérieur de l’audiovisuel (NDLR : actuellement l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique – Arcom). La deuxième raison qui m’a poussée à cocréer Climat Médias, c’est une discussion avec une amie. En 2021, elle m’a dit : « Si c’était si grave, tout le monde en parlerait tout le temps. » À ce moment-là, je militais pour la loi climat et résilience1. Moi qui fais de la sensibilisation depuis 15 ans, je me suis dit qu’il fallait arrêter de faire du porte-à-porte et du bouche à oreille et qu’il était temps de massifier les messages.
J’étais à l’époque sur différentes boucles WhatsApp et je suis tombée sur quelqu’un qui proposait de faire une pétition pour critiquer le traitement médiatique réservé aux questions climatiques et écologiques. Je me suis donc retrouvée dans une boucle dédiée. On était quatre au démarrage et on s’est dit, avant de pousser cette pétition, il faut étudier les médias : Qu’est-ce qu’il en est ? Est-ce qu’ils en parlent ou pas, comment en parlent-ils ? Climat médias est né sur ces constats et trajectoires qui se croisent. C’était en octobre 2021. Et on a fait le choix de restreindre au périmètre de la médiatisation « JT ». Une restriction toute relative quand même vu l’ampleur du travail.
Quand on regarde dans les archives audiovisuelles, on en parlait mieux il y a 15 ans et donc il s'est passé quelque chose ces dernières années.
Au fil des années, on s’est rendu compte que ce sont près de 13 millions de citoyens qui regardent quotidiennement les JT. Ça reste quand même le premier vecteur d’information des Français. Ce sont des citoyens qui regardent plutôt en famille, ce sont aussi des seniors, bref des personnes qui votent. Et donc on s’est dit que c’était un bon périmètre d’action. C’est aussi le rendez-vous des Français. C’est un peu la tradition.
Ce sont pour toutes ces raisons que l’on a commencé à observer le traitement médiatique du climat, dans une optique d’objectiver les choses. Et ce qu’on a vu et constaté nous a fait très peur. Un an plus tard, Climat Médias s’est constitué en association.
Vous avez utilisé les mots « terrifiée » et celui de « peur ». Le militantisme à l’endroit des médias et celui lié à la question climatique relève t-il de ce registre de la peur chez vous et chez d’autres ?
C’est peut-être un peu fort mais c’est aussi atterrant. Ce n’est pas de la peur mais c’est plutôt du choc de se dire mais qu’est ce qui s’est passé ? En fait, quand on regarde dans les archives audiovisuelles, on en parlait mieux il y a 15 ans et donc il s’est passé quelque chose ces dernières années que je ne suis pas capable d’expliquer parce que je n’ai pas l’historique.
J’ai fait partie d’une des premières générations à faire, il y a 15 ans, un master de développement durable. J’avais vraiment l’espoir que ma génération et toutes celles qui ont suivies, aient réussi à faire bouger les lignes. Et là, c’est comme s’il y a 3 ans je m’étais réveillée et que je me disais, mais ce n’est pas croyable, on en est toujours à la case départ et il ne s’est presque rien passé. Alors ce n’est pas complètement vrai, parce qu’évidemment, il y a eu beaucoup de choses, mais en tout cas d’un point de vue médiatique, c’était vraiment le no man’s land.
Quand on a commencé à regarder les JT, c’était atterrant. Et sans doute, ça l’est encore plus aujourd’hui avec l’abandon du pacte vert de l’Europe et la dissolution de l’Assemblée nationale.
Combien êtes-vous au sein de l’association Climat Médias ? Comment vous organisez-vous ? En consultant votre site, j’ai lu que vous aviez fait une campagne de dons.
Oui, en effet, nous avons conduit une campagne de levée de fonds qui a d’ailleurs très bien marché. Nous sommes sept personnes au bureau dont le rôle est de donner les orientations stratégiques. Puis, on dispose de douze personnes qui mettent en action les décisions et qui assurent la boucle opérationnelle.
L’association dispose également d’une autre boucle sur WhatsApp qui comptabilise 80 personnes environ. Ces personnes nous suivent, font des veilles ponctuelles et nous aident à relayer nos messages, sous toutes leurs formes et quels qu’ils soient, sur tous les réseaux sociaux. Grâce à ces relais, la résonance est de plus en plus importante. Nous avons aussi lancé une pétition, pour réclamer plus d’écologie dans les médias et surtout une meilleure qualité informationnelle, qui a récolté la signature de 25 000 citoyens. Notre but n’est pas que de réclamer plus de climat dans les médias, mais, également d’étudier comment sont traités les enjeux écologiques et les évolutions des pratiques journalistiques. En trois ans, on a vraiment constaté des évolutions positives.
Quand j’ai lu l’appel à articles pour ce numéro des Cahiers du journalisme, ça m’a intéressé car, nous, on étudie ces évolutions, on les a consignées dans des rapports qu’on a communiqués aux chaînes de télévision. Certes, la médiatisation de ces questions s’améliore mais en fait ce n’est pas suffisant. J’ai l’impression en fait que Climat médias, sans aucune légitimité scientifique car nous ne sommes pas des chercheurs mais des citoyens sans expertise sur les médias, même si on s’y familiarise, devient de fait un laboratoire de cette transformation médiatique en cours avec la volonté de l’illustrer et de dire voilà comment ça s’est passé en France. On est une des premières associations à faire ce travail dans le monde.
Les associations comme nous, on n’en a pas beaucoup trouvé. Il y a évidemment QuotaClimat en France, qui fait du plaidoyer et de lobbying à l’échelle nationale. Nous, notre rôle c’est l’étude des JT, en particulier leur évolution et d’échanger en interne avec eux pour essayer de faire avancer les choses. On travaille aussi à la création d’objets structurants, notamment et depuis neuf mois, à un observatoire des médias sur l’écologie, en partenariat avec l’ADEME, l’Arcom et cinq autres associations : QuotaClimat, Expertises Climat, Climat Médias, Data For Good et deux structures privées : Eleven Strategy, entreprise spécialisée dans l’IA et Mediatree qui nous fournit la data de tous les JT et journaux radios étudiés. C’est un commun dont la méthodologie sera en open source afin qu’il soit réplicable partout dans le monde.
Nous proposerons désormais un observatoire des JT qui présentera des indicateurs par chaîne d'évolution de la couverture médiatique des enjeux écologiques.
Nous disposons d’une salariée à temps partiel exclusivement dédiée au projet. Il verra le jour le 7 novembre à Paris. On est sur la phase de finalisation. On a un comité d’experts qui travaillent avec nous, principalement des chercheurs spécialisés dans l’analyse du discours de l’information, des chercheurs de l’INA et des spécialistes en data science. Tous ces chercheurs nous accompagnent à développer un outil aux données unifiées, robustes et fiables, le plus objectif possible. Dans le cadre de l’Arcom et de la loi climat et résilience, les chaînes sont désormais censées déclarer le temps accordé aux enjeux écologiques. Sauf qu’aujourd’hui, personne n’est outillé pour faire ça et les chaînes le font « à la mano », à leur manière en somme. Il n’y a pas de méthodologie définie, c’est du déclaratif, donc les chaînes le font ou pas, et elles le font bien ou pas. Or l’Arcom est limité dans ses moyens de contrôle. Donc à partir du mois de novembre nous proposerons désormais un observatoire des JT qui présentera des indicateurs, par chaîne, d’évolution de la couverture médiatique des enjeux écologiques. L’idée est d’éclairer les médias, les décideurs politiques et le grand public sur l’état actuel de la couverture médiatique des sujets écologiques, du point de vue quantitatif et qualitatif, et des enjeux associés.
Pour aller au plus simple, et par exemple, la chaîne CNews ne parle quasiment jamais de ces questions et, à l’inverse, il y a FranceInfo TV qui, d’après une étude que j’avais menée dans le cadre de la couverture de la COP 28, couvre à peu près tous les sujets de manière équilibrée. Donc on se rend bien compte qu’en fonction des lignes éditoriales des rédactions, on n’est pas du tout confronté à la même qualité informationnelle ni aux mêmes réalités.
Depuis la création de Climat Médias, comment avez-vous fonctionné concrètement pour alerter les médias sur la manière dont ils couvraient les enjeux environnementaux ?
Au début, nous étions quatre et avons commencé à regarder en replay ou en direct les JT. À force de visionner, on a constaté le peu de couverture médiatique sur le sujet et avons commencé à nous en offusquer. Mais de quoi parlent-ils dans les JT finalement ? Je me souviens très bien d’un meeting d’Emmanuel Macron à Marseille, en novembre 2021, juste avant l’annonce de sa candidature aux élections présidentielles, durant lequel il avait vaguement abordé le sujet écologique et finalement aucun journaliste ne l’a interpellé sur la question écologique ou l’a challengé sur la question alors que c’était le bon moment. On sortait juste de la loi climat et résilience, les JT n’ont pas relayé du tout le sujet. On était sidérés.
Les 5 chaînes étudiées y avaient consacré à peine trois minutes dans leur JT sur la semaine qui a suivi la sortie du rapport. On s'est dit : ce n'est pas possible d'accorder seulement trois minutes à un sujet dont dépend la survie de l'humanité.
L’été, comme l’hiver 2021, avait été extrêmement doux et sur les reportages des JT de TF1 tout le monde était montré en short, en train de jouer à la pétanque ou à boire du rosé en terrasse. Ce sont les images vues à longueur de JT. De notre côté, on ne pouvait pas se réjouir d’une situation qui annonce la catastrophe.
À partir de là, effectivement, Climat Médias s’est engagé sur deux chantiers : d’abord interpeller sur les réseaux sociaux les chaînes de TV (TF1, France 2, France 3, Arte et M6). On regardait les JT et on faisait des interpellations de journalistes et des médiateurs via les RSN. Puis lancer une pétition, en avril 2022, qui a récolté près de 25 000 signatures2, ce qui nous a donné une base de citoyens, possiblement activable et une visibilité. On n’était plus 4, on était 25 000. Donc ça crée une forme de légitimité.
Le contexte s’y prêtait, et l’association a surfé sur toutes les manifestations type marche Climat, le film Don’t Look Up sorti fin 2021, pour sortir ses chiffres. Mais nos alertes, via twitter à l’époque, n’engageaient que très peu de vues. C’est un autre événement qui nous a donné de la notoriété médiatique. En effet, parmi nos membres il y avait Véronique Etienne qui est médiatrice scientifique au CNRS et qui était chargée de vulgariser le volet 2 du rapport du GIEC auprès des journalistes. Elle avait organisé une conférence de presse à l’époque pour souligner l’importance du sujet et médiatiser la sortie du rapport en février 2022. Le jour J de la tenue de cette conférence de presse, aucun journaliste dans la salle.
D’après nos visionnages, les 5 chaînes étudiées y avaient consacré à peine trois minutes dans leur JT sur la semaine qui a suivi la sortie du rapport. On s’est dit : ce n’est pas possible d’accorder seulement trois minutes à un sujet dont dépend la survie de l’humanité. Donc, Véronique Etienne s’est appuyée sur les chiffres de Climat Médias, elle a mobilisé la communauté des chercheurs et a diffusé un tweet avec la mention #ClimatMedias.
Son tweet a fait le buzz et, dans l’après-midi, on a eu plusieurs journalistes dont France Inter qui nous ont contactés. C’est grâce à elle que nous sommes sortis de l’anonymat et sommes devenus un acteur décisif sur ces enjeux de médiatisation de la crise climatique. Les rédactions ont commencé à réagir à nos interpellations régulières. D’abord en message privé, certains journalistes nous écrivaient pour nous dire qu’ils nous trouvaient durs car ils parlaient quand même du climat. Au moins le dialogue entre nous, Climat Médias et les rédactions, s’installait. On n’a pas la prétention de leur dire comment faire leur métier. Nous sommes juste des citoyens très informés sur la crise écologique et qui pensons que les médias ont un rôle à jouer. Donc on s’est saisis de ces occasions pour discuter avec ces journalistes.
On s’est rendu compte que la plupart des journalistes qui avaient une fibre écologique n’avaient pas du tout été formés et n’avait pas tellement conscience de l’urgence. Il y avait donc des freins structurels en interne des rédactions, mais il y avait aussi des freins sur la manière dont les journalistes sont informés de la situation de la crise climatique.
Pour un citoyen lambda, c’est très étonnant de se dire : « Mais vous êtes des journalistes, vous êtes censés être les mieux informés et finalement c’est moi qui vous informe d’une crise climatique. » Quand il fait beau en Bretagne par exemple et que l’on est au mois de mars, ils vont filmer une personne qui va manger sa glace, une autre qui est allée à la plage, etc. Mais ce n’est absolument pas normal qu’on soit sur la plage au mois de mars à Brest ! C’est donc vraiment une question d’angle.
Par ailleurs, nous leur avons dit : « Vous devez éduquer les Français au réel. » À TF1, ils nous ont dit : « Ah mais pas du tout ! Notre boulot c’est de faire une photographie de l’actu, ce n’est pas du tout de faire de l’éducation. » C’était une forme de confrontation entre le regard citoyen et celui des médias.
Il y avait déjà des journalistes qui avaient envie de faire avancer les causes écologiques, mais ils n’étaient pas nombreux.
Et cette confrontation a abouti justement au fait qu’ils ont commencé, notamment à TF1 et à France Télévisions, à avoir des rendez-vous avec les scientifiques du GIEC entre les mois de mars et juin 2022. Les scientifiques leur ont expliqué que c’était un sujet très grave. À partir de septembre 2022, les rédactions se sont fixé les fameuses feuilles de route Climat et se sont engagées à mettre en place une politique de formation des équipes mais sur la base du volontariat.
D’après les témoignages, il y avait déjà des journalistes qui avaient envie de faire avancer les causes écologiques. Mais ils n’étaient pas nombreux. Nous avons recueilli des témoignages de journalistes de France 3 qui nous ont dit que leur rédaction nationale leur interdisait d’aller sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes parce qu’ils étaient considérés comme des écologistes. La rédaction a préféré envoyer des faits-diversiers qui couvraient cette actualité sous l’angle violence, guerre civile, etc.
En fait, ce que les médias nous disent c’est : « Nous, on a un devoir de neutralité et donc on ne peut pas être militant. Donc on ne peut pas envoyer des journalistes militants ou écolos sur des trucs écolos, parce que sinon forcément, ils vont manquer d’objectivité. »
Et c’est là où il y a un énorme travail à faire aussi : « Ce n’est pas être militant que de parler d’écologie puisque c’est un fait scientifique. »
Pour revenir aux témoignages de certains journalistes qui nous disaient : « Oui, on nous interdit de faire de l’écologie ou en tout cas de couvrir des sujets écologiques », ils nous ont dit : « Au début on se cachait, on ne savait pas trop. Puis finalement avec tous les mouvements de 2022 autour du film Don’t Look Up, ils ont commencé à se repérer dans les services. Ils ont commencé à se réunir secrètement et à se dire qu’est-ce qu’on fait ? »
En parallèle, quand les chaînes ont commencé à se faire taper sur les doigts par les citoyens, elles se sont dit : « Il nous faut des gens compétents. Et puis finalement, un an plus tard, il y a un service transition écologique qui a été créé. » Globalement, tous ces journalistes plus sensibles à ces sujets exercent désormais dans ce service. Ils ont principalement recruté en interne pour traiter ces sujets de façon professionnelle. C’est hallucinant de se dire qu’ils étaient obligés de se cacher et qu’ils étaient quasi marginalisés pour certains.
La société civile s’est réveillée et les médias ont été contraints d’agir. La journaliste Anne Sophie Novel, qui étudie le sujet depuis très longtemps, nous a dit : « Vous êtes la caisse de résonance citoyenne qui manquait aux transformations. Les journalistes ont besoin de vous. »
Au tout début, quand on a discuté avec les journalistes, ils nous ont dit : « Ah non, mais il y a l'interdiction de parler des 3E. » C'était inscrit sur les murs du Panthéon. Les 3E c'était l'Europe, l'Éducation et surtout l'Environnement.
J’ai compris que les directions des médias étaient frileuses sur l’idée de faire évoluer l’éditorialisation de leur JT sur ces questions parce qu’elles n’avaient pas vu l’évolution des besoins de la société, de mieux comprendre les crises en cours.
Au tout début, quand on a discuté avec les journalistes, ils nous ont dit : « Ah non, mais il y a l’interdiction de parler des 3E. » C’était inscrit sur les murs du Panthéon. Les 3E c’était l’Europe, l’Éducation et surtout l’Environnement « Il ne faut pas parler de ça. Tous les vieux de la vieille te le diront… »
Pourtant, les médiateurs des chaînes ont eu des centaines de plaintes sur la couverture des catastrophes climatiques de l’été 2022. Nous avons été invités sur le plateau du médiateur de France 2, avec d’autres participants, notamment Céline Guivarch3 et le directeur adjoint de l’information de France TV. C’était l’occasion de leur dire : « Oui, ça intéresse les Français qui ont besoin de se préparer et qu’il y a nécessité de médiatiser autrement les questions climatiques et environnementales. » Je pense que le directeur adjoint de l’information de France 2 avait une ambition et qu’il cherchait des alliés en interne. Il savait à qui s’adresser, mais il avait besoin d’avoir une personne extérieure qui dise va falloir aller plus loin.
Certains journalistes de France 3 nous ont contactés, car ils souhaitaient traiter certains sujets, mais n’avaient pas de contenu et ne savaient pas comment argumenter devant leur rédaction en chef. Climat Médias a donc commencé à préparer des listes de sujets pour encourager les journalistes à les traiter chaque mois. On a même pensé leur créer du contenu pour leur donner des arguments. Mais c’est un travail à temps plein de faire cela. Et d’autres se sont mis à le faire bien mieux que nous.
Parmi les freins structurels de taille, il reste à convaincre certains rédacteurs en chef qui refusent d’en discuter. Les journalistes nous disent : « On n’arrive même pas à les croiser ou à leur faire passer un message. Ils font partie de cette société qui ne veut pas que les choses changent aussi parce que c’est eux qui ont le plus à perdre. Ce sont des gens qui voient une menace dans la vision écologique du monde, une menace de leur mode de vie. Ils ne sont pas du tout favorables à traiter ces sujets de manière plus explicite. Ils acceptent de traiter des sujets sur les écogestes mais il ne faut surtout jamais dire qui est responsable de la crise climatique, sauf exception. » Dans 90 % des cas, on ne dit jamais qui est responsable des crises écologiques. Par exemple, l’été dernier (2023), TF1 a réalisé plusieurs reportages en Méditerranée et ont suivi plusieurs scientifiques. Il était question de la dégradation des fonds marin liée aux ancrages de bateau. Mais ce n’était jamais l’humain qui était mis en cause, c’est toujours l’objet, l’ancre. Il y a cette espèce de dépersonnalisation de la responsabilité ou de déresponsabilisation.
Parce que beaucoup de journalistes au sein des rédactions ne veulent pas accuser. Enfin ce n’est même pas qu’ils ne veulent pas accuser, c’est qu’ils ne sont pas convaincus par la crise climatique. Tous les services faits-divers, tourisme, économie, politique ne veulent pas entendre parler de ces sujets. Ils sont persuadés que l’on est des écolo-radicaux. Enfin je ne parle pas de Climat Médias mais des écologistes qui seraient des « ayatollahs », des éco terroristes ! Ils refusent en fait de se former, ils refusent de discuter, ils refusent de concevoir le monde autrement. C’est un manque de curiosité extrême.
Que pensez-vous de l’évolution de la couverture médiatique des enjeux environnementaux ?
Alors, il y a beaucoup de choses positives. Je commence par le positif. En janvier 2022, Climat Médias a créé un observatoire des JT qui vise à appréhender l’évolution de la couverture médiatique des sujets écologiques et principalement climatiques dans les JT. Il couvre un historique de visionnage des JT de TF1, France 2 et France 3 sur plus de 10 ans. Notre observatoire des JT indique qu’en 2021, ces sujets représentaient 1,5 % du bruit informationnel annuel. Aujourd’hui, dans le meilleur des cas, on atteint 4,4 % de couverture reportage dans un JT sur le sujet. Notre data scientist s’est connecté sur le site internet de TF1 et France 2 qui affiche la retranscription du contenu des reportages. Il a intégré un moteur de recherche qui, à partir de la textométrie, permet de disposer de relevés de visionnage. C’est uniquement du quantitatif et c’est la même méthodologie sur les dix dernières années, c’est-à-dire une méthodologie qui fonctionne par mot clé. Dès qu’il y a le mot changement climatique, dérèglement climatique, c’est comptabilisé comme étant un reportage. Les médias audiovisuels ont doublé de volume de couverture de la crise climatique, mais on partait vraiment de très bas. Donc oui, on a constaté une évolution.
Avec le nouvel Observatoire des médias sur l’écologie co-financé par l’ADEME et l’Arcom, notre objectif est d’élargir la thématique non pas à la seule question climatique mais également à la crise écologique dans son ensemble (climat, biodiversité, ressources). Notre objectif c’est également d’élargir notre périmètre aux chaînes audiovisuelles (Radio et TV) classées par l’Arcom comme étant du contenu informationnel. Nous avons une salariée qui est exclusivement dédiée au projet d’observatoire. C’est un temps plein qui requiert un important travail de veille médiatique quotidienne dans l’objectif d’ajuster notre dictionnaire textométrique.
On est en discussion avec les rédactions sur le périmètre d'étude, sur les mots du dictionnaire, parce qu'évidemment les mots du GIEC ne sont pas les mots des journalistes.
On a présenté l’observatoire à toutes les rédactions. Elles y voient un intérêt majeur et aujourd’hui on est en discussion avec elles sur le périmètre d’étude, sur les mots du dictionnaire, parce qu’évidemment les mots du GIEC ne sont pas les mots des journalistes. La question est donc de savoir comment on affine l’observation du traitement médiatique dès lors que les journalistes changent systématiquement de formulations pour séduire leurs audiences qui en ont marre d’entendre parler d’écologie. Actuellement, le dictionnaire comprend environ 2000 mots. Ce dernier a été bonifié par les chaînes. Ce n’est probablement pas parfait, mais ça a le mérite d’exister.
L’objectif des chaînes est d’arrêter d’utiliser les termes « changement climatique » ou « réchauffement climatique » parce que c’est déprimant et angoissant. Donc le grand défi qui se présente aux médias et aux journalistes, c’est de parler d’écologie sans mentionner les phénomènes en cours. Or en faisant ça, ils sortent de nos radars. C’est une vraie difficulté pour nous. Je ne sais pas à quoi ça rime de ne pas nommer les choses pour essayer d’économiser les sensibilités des uns des autres, je ne suis pas sûre qu’ils aient raison de faire cela et qu’on ait collectivement à y gagner…
Ensuite, il faut souligner que les formats ont évolué parce qu’on a eu le fameux météo climat qui a révolutionné la manière de faire la météo et de la liée au climat. En discutant avec la Directrice adjointe de la rédaction chez France TV en charge des dossiers climat, elle nous a dit qu’au lancement des rédactions du monde entier l’ont contacté pour la féliciter de ce nouveau format qui fait chaque jour intervenir un expert qui répond aux questions des citoyens ! Instaurer un lien entre citoyens et experts a été un coup de force remarquable puisqu’ils fidélisent les Français à la chaîne. Chaque jour celles et ceux qui ont posé une question se demandent, quand est-ce que celle-ci sera traitée.
Par ailleurs, les reportages sur le sujet se sont allongés. Avant la durée moyenne d’un reportage était d’environ 2 minutes 30 secondes. Aujourd’hui, ils diffusent des reportages qui peuvent durer jusqu’à 6 minutes.
Cependant, un des freins exprimés par les journalistes était : « On ne sait pas comment représenter une crise à venir, qui est insidieuse, qui somnole. » Désormais, les médias audiovisuels ont développé des services d’innovation au sein des rédactions qui ont vraiment permis de créer des projections dans l’avenir.
Désormais les médias audiovisuels ont développé des services d'innovation au sein des rédactions qui ont vraiment permis de créer des projections dans l'avenir.
Certes, ces reportages ont beaucoup d’influence et d’impact. Sauf qu’il y en a seulement 5 dans l’année sur TF1 ! Ça ne suffit pas ! Cependant, le point très positif, c’est que ces reportages nomment la responsabilité humaine.
Dans votre pétition, vous soulignez la nécessité de faire des enjeux environnementaux et de l’urgence climatique une question transversale. La couverture médiatique a-t-elle évolué en ce sens selon vous ?
Absolument pas. Il y a encore beaucoup de travail à faire. J’en ai discuté récemment avec la cellule transition écologique de France TV et leur ai dit que même s’il y avait eu des progrès on souhaiterait que l’écologie soit le prisme d’une interprétation du réel, car il y a une crise sur toutes les ressources. Si on n’étudie pas le réel à travers cette crise écologique, on passe à côté du réel. Et comme les journalistes de faits divers, d’actualités, d’économie ou de politique rechignent à se former, ils ne traitent pas de leur sujet sous l’angle environnemental. Je prends l’exemple de la ville d’Angers. Elle a mis un service transition écologique en haut de tous les projets, c’est-à-dire que tous les services qui produisent un projet doivent passer par ce service transition écologique et être étudiés en fonction de leurs recommandations. Il faudrait le même dispositif pour les médias. Comment on s’approprie les enjeux du sport, de la culture, de la médecine, de la sécurité au regard des enjeux environnementaux. L’enjeu n’est pas tellement de parler encore une fois de climat. L’enjeu est de préparer les Français à ce qui arrive, une crise civilisationnelle. Donc, il faudrait créer une sorte de membrane qui filtre les reportages et renforce la cohérence éditoriale. Car aujourd’hui on constate certes qu’il y a plus de reportages sur les questions climatiques mais dans le même JT, on a également des reportages sur l’avion, le tout-venant habituel. La dissonance dans un même JT est encore pire qu’avant.
Enfin, notre enjeu chez Climat médias est de faire de l’empowerment des citoyens et de les acculturer au monde médiatique. C’est aussi de faire de l’esprit critique et de la médiation scientifique dans les médias. On aimerait travailler sur des modules de formation à proposer aux associations d’éducation aux médias. L’avenir pour Climat Médias, c’est de poursuivre le travail d’éducation auprès des citoyens, poursuivre nos échanges avec les chaînes et notre travail de veille. Et nous continuerons à participer à des tables rondes pour partager nos observations.
Propos recueillis par Magali Prodhomme.
1
Loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets.
2Pétition « Pour + de climat dans les JT et les chaînes d’info » lancée sur le site change.org.
3Directrice, chargée des relations institutionnelles du Haut conseil pour le Climat.
Référence de publication (ISO 690) : MORVAN, Claire, et PRODHOMME, Magali. Claire Morvan : favoriser l’empowerment des citoyens et les acculturer au monde médiatique. Les Cahiers du journalisme - Débats, 2024, vol. 2, n°11, p. D7-D14.
DOI:10.31188/CaJsm.2(11).2024.D007