Nouvelle série, n°11 2nd semestre 2024 |
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ENTRETIEN
Loup Espargilière et Paloma Moritz : face à l’urgence écologique, l’inventivité et la formation des journalistes comme impératifs
Incarnant tous deux une nouvelle génération du journalisme environnemental, Loup Espargilière (Vert) et Paloma Moritz (Blast) s’engagent pour enrichir le débat public sur l’écologie. Leur engagement se traduit par une réflexion sur de nouveaux formats pour traiter de l’écologie. En 2022, ils lancent la Charte pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique avec pour objectif d’améliorer le traitement de l’écologie et la formation des journalistes à ces enjeux.
LES CAHIERS - Comment vos parcours respectifs vous ont-ils conduits vers vos engagements écologiques ?
PALOMA MORITZ – J’ai fait mes études à Sciences Po Paris, et j’ai fait des échanges aux États-Unis et à Shanghai en dernière année. J’y ai pris des cours de philosophie politique, d’écologie et de théories de genre. J’ai eu la chance de tomber sur des professeurs géniaux à Santa Barbara, où on faisait des simulations de COP, où on regardait beaucoup de documentaires qui ont été une de mes premières portes d’entrée vers l’écologie. J’en ai regardé énormément et je me suis dit que la vidéo avait un rôle à jouer dans la prise de conscience sur ces thématiques, et aussi dans la possibilité de donner envie d’agir et de montrer des réponses face à l’urgence écologique. Peut-être à la fois par devoir de lucidité, mais aussi pour la nécessité de se projeter vers autre chose, de dire qu’une autre fin du monde est possible en quelque sorte. En rentrant de Chine, j’ai réalisé plusieurs 52 minutes, des 26 minutes, pour Spicee, beaucoup sur les questions démocratiques, sur les droits des femmes et aussi sur l’écologie. J’étais dans beaucoup d’ONG environnementales, que ce soit à Shanghai ou en France, et d’une certaine manière, ces questions démocratiques et écologiques se sont rejointes au moment où j’ai suivi la convention citoyenne pour le climat à laquelle j’étais chaque week-end en tant que journaliste.
Je ne vois pas comment on peut lire un rapport du GIEC et ensuite rester neutre.
Après, évidemment, j’ai rejoint Blast il y a maintenant deux ans pour être responsable du pôle écologie, et j’essaie de rester dans cette même ligne. J’assume une forme de journalisme engagé parce que je ne vois pas comment on peut lire un rapport du GIEC et ensuite rester neutre. J’essaie d’être au maximum dans la pédagogie, la vulgarisation, mais aussi de donner envie d’agir et de donner des clés pour le faire à l’échelle de chacun et chacune en rappelant aussi que tout ne se joue pas avec les petits gestes et qu’évidemment, il y a une dimension systémique aux problèmes auxquels on fait face.
Loup Espargilière – Comme Paloma j’ai étudié à Sciences Po mais à Lyon, j’ai fait un petit peu de sciences sociales à travers mon cursus de science politique, et puis j’ai étudié au CUEJ à Strasbourg. Après l’école, j’ai bossé pour Mediapart où j’ai fait de la vidéo notamment pendant la précédente campagne présidentielle en 2016-2017, et jusque-là je n’étais pas spécialisé du tout sur l’écologie.
En tant qu’Alsacien, je pensais que je voyais ce qu’était l’écologie puisque je faisais beaucoup de vélo et que je triais mes déchets. Je pense que j’étais à peu près au même niveau de compréhension du sujet que 99 % des Français à l’époque. Ensuite, je me suis plutôt converti sur l’actualité sociale quand j’étais journaliste pigiste. En vrai, je n’étais pas un très bon pigiste et il se trouve que des journalistes précaires qui savent parler de la précarité, il y en a un petit paquet en France. Donc, j’ai bossé en renfort aux Dernières Nouvelles d’Alsace en 2018, au moment de la crise des Gilets jaunes. J’ai occupé les deux rubriques sociale et écologie des DNA du service région à l’époque, et il se trouve que les Gilets jaunes, c’est une crise sociale qui est née d’une politique présentée comme écologique qui était donc la taxe carbone. C’est un moment où j’ai pris conscience à quel point les problématiques sociales et environnementales étaient en fait les mêmes, et à quel point une partie du monde médiatique a construit une opposition arbitraire entre les deux et joué le match des Gilets jaunes contre l’écologie.
Après les DNA, je suis devenu journaliste spécialisé dans l’écologie. Fin 2019, j’ai eu l’idée. Tous les matins, je devais lire beaucoup de titres de presse pour saisir les principaux sujets sur l’écologie. Je trouvais que la presse écologie fonctionnait beaucoup trop en silos à l’époque. Il y avait l’actualité plutôt sociale, militante, plutôt politique, plutôt scientifique, plutôt technique ou que sais-je. Il manquait un outil de revue de presse généraliste sur l’écologie qui m’aurait servi dans ma pratique professionnelle, mais qui pouvait servir à d’autres gens. C’est comme ça que m’est venue l’idée de Vert : en 24 heures, je faisais un prototype sous forme de newsletter.
Je n’ai pas choisi ça parce que j’ai fait des études marketing avec des benchmarks, mais parce que ça permettait de faire un petit journal facilement que je pouvais éditer tout seul. Je me suis rendu compte que ça pouvait aussi servir d’outil pédagogique pour un plus grand public, pas expert, pas militant, qui n’a pas de métier en rapport avec l’écologie. Et qu’avec des articles courts, simples, faciles d’accès, en faisant beaucoup de pédagogie, on pouvait permettre à des gens qui ont plein de métiers, par exemple des enseignants ou même des journalistes non spécialistes de l’écologie, de s’informer facilement et de comprendre des sujets hyper compliqués sur le climat, la biodiversité, etc. Tout ça avec un regard très politique sur l’actualité, où on dépasse très largement le cadre des gestes individuels pour avoir une vision vraiment systémique de tous ces sujets et on regarde de très près l’action du gouvernement, ou plutôt l’inaction, en matière environnementale.
Maintenant, Vert, c’est beaucoup plus que ça. On a une newsletter quotidienne, une hebdomadaire, un site sur lequel on croise beaucoup plus certains sujets et où on fait des reportages, des enquêtes, des infographies aussi, qui sont un bon outil pour vulgariser des sujets. On est de plus en plus présents sur les réseaux sociaux, et on a beaucoup plus d’abonnés sur Instagram qu’à notre newsletter. On a passé les 20 000 abonnés sur LinkedIn, on se rapproche aussi de nos abonnés de notre newsletter. Donc on a aussi une écriture un peu spécifique pour les réseaux sociaux, parce que c’est là aussi qu’il y a beaucoup de gens qui consomment plus l’information.
Loup, vous avez dit que vous n’étiez pas les premiers à parler d’écologie. Dès les années 70, il y a eu les pionniers : Le Sauvage, La Gueule ouverte, puis Reporterre dans les années 2000. Quelle approche de l’écologie retrouve-t-on dans vos médias ?
PM – Blast s’est créé en mars 2021 et le succès de notre campagne de financement participatif – on a levé quand même 930 000 euros en même pas deux mois, a montré qu’il y avait vraiment une demande de médias alternatifs, indépendants de tout pouvoir économique et politique, qui fasse vraiment le pari sur l’intelligence des citoyens. C’est quelque chose qui m’obsède depuis le début de ma carrière de journaliste. On entend beaucoup « il ne faut pas prendre les gens pour des cons, mais il ne faut pas oublier qu’ils le sont ». Là, c’est plutôt l’inverse, c’est faire ce pari sur l’intelligence en traitant des sujets complexes d’une façon la plus accessible possible. C’est-à-dire vulgariser des thématiques complexes sans leur faire perdre leur substance, sans simplifier.
Les ennemis de l’écologie font des attaques en militantisme pour nous faire perdre en légitimité.
À la base, la promesse de Blast n’est pas sur l’écologie donc ça a été assez dur de faire de l’audience au début. Mon idée, c’est qu’il y beaucoup de médias indépendants qui existent sur l’écologie ou qui le font très bien en presse en ligne, mais en vidéo, ça existe peu. Il y avait des youtubeurs, mais en média pas trop. Moi, j’essaie d’avoir toujours un traitement qui va être anglé. Il y a certains moments où je vais assumer des points de vue ou des prises d’opposition en utilisant l’humour ou en faisant l’ironie ou des choses comme ça, mais toujours en essayant de penser contre moi-même et en étant juste. C’est-à-dire que quand je fais le bilan écologique du quinquennat, même quelqu’un de La République en marche va avoir du mal à me dire que ce que je dis est faux parce que je ne prends que des faits que j’agrège.
Et moi j’essaie vraiment de garder ce sérieux-là parce que le problème, on le vit avec Loup, c’est que quand on parle d’écologie, en fait, on est très vite taxés de militantisme, du fait d’être biaisé, etc. Alors qu’on peut tout à fait en parler en mettant en avant les faits qui sont ceux du rapport du GIEC, etc., et c’est comme ça, je pense qu’on arrive à toucher un maximum de personnes et pas à braquer des gens qui n’iraient pas regarder parce qu’ils se disent, ah bah ouais, mais ça, c’est orienté. Alors bon, nous, avec Blast, on a quand même des titres parfois qui tapent un peu, mais derrière, le traitement est toujours sérieux et ne fait pas juste relayer, par exemple, sans remettre en perspective des rapports d’ONG ou autre. Pour moi, c’est vraiment quelque chose d’hyper important pour garder une légitimité parce que justement, tous les ennemis de l’écologie aujourd’hui nous font des attaques en militantisme pour nous faire perdre en légitimité.
LE – C’est clair qu’il y a eu des pionniers qui nous ont ouvert des portes. Y compris dans le travail qu’on a mené autour de la charte, on l’a mené avec des pionniers, donc on est très humble, je pense, sur notre contribution.
En fait à Vert, ce qu’on a fait de différent, c’est que déjà, on a beaucoup réfléchi en termes de format, c’est-à-dire qu’il y a des articles courts et faciles d’accès sur l’écologie, mais qui ne rechignent pas à aller dans la complexité non plus, et qui sont très lucides sur l’urgence, ce qui est possible de faire ou pas. Ça, ça n’existait pas. En gros, les formats courts, c’était 20 minutes : on ne va pas très très loin et on fait du tellement grand public qu’on dilue l’information.
Je pense qu’on a déjà cette vertu-là, et en fait, Vert, ça permet à des gens de glisser en 7 minutes par jour un maximum d’informations sur l’écologie. J’ai aussi pensé aux gens qui n’étaient pas spécialistes de l’écologie en disant, voilà, comme dans Le Monde, il leur faut 10 minutes pour lire un article, alors ils vont en lire un et une fois, temps en temps. S’ils peuvent lire un journal entier en 7 minutes, où ils vont brasser hyper large dans les sujets sur l’écologie, ça peut s’insérer dans leur lecture quotidienne. On s’est vraiment mis à la place des gens qui, c’est vrai, on peut le déplorer, lisent de moins en moins. Ils ont peut-être moins de temps et de budget à consacrer à ça, et donc on a beaucoup réfléchi le format. On essaie de brasser très large dans les sujets sur l’écologie. Aujourd’hui, Le Monde et Reporterre ont une couverture relativement exhaustive de ces sujets, ce qui était moins le cas il y a trois ans quand j’ai lancé Vert.
Il y a aussi le ton, où on essaie de ne pas être désespérants, on se marre, il y a des jeux de mots. Tous les jours, on essaie de présenter une bonne nouvelle ou une bonne idée et on mène un travail d’enquête journalistique sur chaque chose qu’on présente comme une solution, un peu selon les canons du journalisme de solution qui est une branche hyper intéressante en train de se développer. Par exemple, demain, ça va être, est-ce que réduire la vitesse automobile, c’est vraiment bon pour le climat ? Et donc, on interroge des chercheurs, on interroge les dernières études à jour, et on répond à une problématique dans le débat public aujourd’hui qui est : est-ce que c’est une vraie bonne mesure de sobriété que de réduire la vitesse automobile ?
Ce qui est rigolo, c’est qu’on a des gens qui nous lisent, qui sont en fait très loin des milieux militants.
Et ce qui est rigolo, c’est qu’on a des gens qui nous lisent, qui sont en fait très loin des milieux militants, qui sont effectivement, et c’est normal, les premiers consommateurs d’information sur l’écologie. Schématiquement, on a des grand-mères de droite, qui en fait viennent aussi parce que c’est moins docte qu’on pointe moins les gens du doigt. Et parce qu’on se marre un peu, il y a un travail sur la langue. Je sais que ma grand-mère de droite, quand je lui parle d’écologie, ça la fait chier un peu, mais elle est OK de lire les mêmes infos dans Vert, parce que ça sort de ce truc là un peu, où on s’adresse des reproches.
PM – À Blast, il y a plusieurs types de formats vidéo. Je fais des décryptages assez courts de 15-20 minutes sur des grands sujets, politiques mais aussi pour expliquer la crise de la biodiversité, et à la fois des entretiens plus longs, qui sont parfois conceptuels, ou qui sont des entretiens vraiment pédagogiques sur des grandes thématiques. Ça permet d’avoir différents formats, sachant que les entretiens sont aussi disponibles en podcast pour des gens qui ont juste envie de comprendre le plan de sobriété énergétique du gouvernement en 20 minutes, et d’autres qui sont motivés pour regarder un entretien un peu plus poussé avec des scientifiques ou des co-auteurs du GIEC en 45 minutes.
J’essaie aussi de plus en plus d’utiliser comme Vert, un peu d’humour. Souvent c’est de l’humour noir ou un peu de cynisme, mais on cherche à mettre aussi le gouvernement ou d’autres acteurs face à leurs contradictions avec des petits extraits vidéo. Parfois, je vais mettre des trucs un peu marrants dans le genre de C’est pas sorcier dans mes entretiens.
L’environnement ne se cantonne plus à une rubrique, on le voit dans vos formats. J’entends parler de luttes sociales, de mobilisations, de sciences du climat, d’ingénierie du nucléaire, etc. Comment on fait pour éviter l’effet inverse de la rubrique qui est de diluer l’environnement dans tout un média ?
LE – C’est une grille de lecture. On peut traiter chaque sujet avec un angle ou un éclairage écologique. Avec mon associée et acolyte, Juliette Keff, nous formons les journalistes de RFI à ces sujets-là.
On forme des référents climat, donc chaque service maintenant a une petite Greta Thunberg qui va dire « on devrait faire plutôt comme ça » – c’est pas forcément d’ailleurs des experts. Et on forme aussi des chefs, qui partent parfois de très loin, avec qui on se pose ces questions-là : comment dans vos services respectifs vous pouvez améliorer votre traitement ? Il y a d’abord la question de la quantité, effectivement, laisser plus de place à ces formats en temps d’antenne. Il y a le fait d’avoir des angles sur l’écologie. Par exemple, je prends un exemple caricatural, mais le projet E-COP de Total en Ouganda, on peut dire que c’est un projet « économie » avant tout. C’est Total qui va extraire des énergies fossiles qui vont nourrir ce marché-là et ça va rapporter autant d’argent au gouvernement. Donc de manière caricaturale, il y a des gens qui pourraient regarder ce sujet que du point de vue économique. Or, côté écologie c’est un cauchemar absolu. Localement, du point de vue de la biodiversité, des droits humains, mais aussi à l’échelle plus globale, c’est une véritable bombe climatique, ça va émettre plus que l’Ouganda et la Tanzanie réunis. En fait, on peut traiter ce sujet-là d’un point de vue uniquement environnemental aussi. On pourrait prendre ce projet et faire toute la partie économie et dire que l’Agence internationale de l’énergie (AIE) rappelle que si on veut respecter nos objectifs climatiques, on ne peut plus créer de nouveaux projets fossiles. Ça peut être juste un petit truc que tu ajoutes à chaque point en complément, histoire de rattacher ce truc-là à l’urgence environnementale.
Ce qui est crucial, c’est que les journalistes soient tous formés et qu’ils aient tous des compétences a minima pour savoir où on situe l’urgence climatique.
C’est plus possible d’avoir des papiers comme ceux sur l’inauguration du navire de MSC Croisières. Les journalistes n’ont pas vraiment dit que c’est une méga nouvelle pour le climat. Par contre, beaucoup laissent entendre que c’est quand même pas mal parce qu’il émet 25 % de CO2 en moins. Donc, t’as l’impression qu’il y a la préoccupation environnementale, mais 25 % par rapport à quoi ? C’est le sixième plus gros bateau. Il y a des auto-tamponneuses à l’intérieur et c’est pour aller servir d’hôtels flottants au Qatar. 25 % de beaucoup, beaucoup, beaucoup trop, c’est absurde.
Il y a beaucoup de journalistes qui, à la recherche de bonnes nouvelles ou d’un traitement rafraîchissant, vont céder aux sirènes du greenwashing. Très peu d’entre eux sont armés pour déceler les pièges typiques récurrents des entreprises pour faire du greenwashing, qui est en fait un récit parallèle à la crise climatique dans lequel les entreprises ont la solution. C’est absolument urgent que tous les journalistes dans tous les services, y compris les journalistes de sport qui couvrent la coupe du monde au Qatar, comprennent à peu près de quoi il s’agit et que, voilà, on n’a pas un mondial du Qatar neutre en CO2, c’est de la foutaise. D’ailleurs, la compensation et la neutralité carbone des entreprises, c’est de la foutaise. Encore faut-il être capable de le décrypter !
Il y a vraiment une nécessité de retrouver une forme d’inventivité dans le journalisme et dans le traitement de l’écologie.
Donc la formation permet de faire en sorte que tous les journalistes aient un regard, mettent des lunettes écologiques, quand ils regardent n’importe lequel des sujets.
PM – Je suis complètement d’accord. Le traitement médiatique de l’écologie montre à quel point on pense en silo et de façon binaire.
On pourrait facilement faire un parallèle avec le féminisme, qu’on va considérer comme une thématique parmi d’autres. En fait, les questions d’inégalité de genre sont présentes absolument partout. On l’a vu, par exemple, pendant le Covid-19 où les femmes étaient surreprésentées dans les métiers du soin. Il faut comprendre que, en fait, quand on parle de géopolitique, on peut parler d’écologie parce qu’on sait que le dérèglement climatique aggrave des situations géopolitiques existantes. Ou que les situations géopolitiques aggravent la situation climatique quand on parle de pénurie alimentaire. On sait que les questions démocratiques, de genre et d’écologie sont énormément liées. Il y a vraiment une nécessité de retrouver une forme d’inventivité dans le journalisme et dans le traitement de l’écologie. Je pense nécessaire que le journalisme aujourd’hui renoue avec une discipline qui est peu utilisée, peu connue, qui est celle de la prospective. Aujourd’hui, on a besoin plus que jamais de pouvoir se projeter, car quand on parle d’un monde à plus 3°C, ça ne dit rien à personne. Il faut être capable de décrire ce que veut dire un monde à +1,5°C ou à +2°C ou à +3°C et de montrer justement la complexité du problème.
Aujourd’hui, la plupart des journalistes ne parlent que de climat, ce qui est un énorme problème, car on associe écologie et climat. C’est pour ça qu’on essaie avec Loup de dire tout le temps « écologie ». Pas « environnement », parce que ça suppose que ça nous est extérieur. Ça reprend cette opposition nature/culture et c’est plutôt une mauvaise chose, parce qu’on doit en sortir et parler de vivant. En fait, quand on parle d’écologie, on parle des neuf limites planétaires donc l’acidification des océans, le cycle de l’eau douce, la biodiversité, etc.
Le traitement serait bien plus intéressant si les journalistes ne se contentaient pas de ne faire que des constats sur la crise climatique.
Et à partir du moment où on n’a pas en tête ces neuf limites planétaires, et bien, on va, par exemple mettre en avant des fausses bonnes solutions, parce qu’elles vont répondre à la crise climatique, mais aggraver la crise de la biodiversité par ailleurs. Donc ça nécessite en fait d’avoir cette complexité en permanence et en plus d’ajouter à ça un autre filtre de pensée en quelque sorte, qui est celui de la justice sociale, des droits humains et de faire en sorte de réduire au maximum les inégalités. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le GIEC dans leur rapport : on ne pourra pas faire face à la crise climatique sans réduire les inégalités.
Et je pense que c’est ça, en fait, que les journalistes sont incapables de faire aujourd’hui. Leur traitement serait bien plus intéressant s’ils ne se contentaient pas, dans les rares fois où ils parlent d’écologie, de ne faire que des constats sur la crise climatique.
D’où vient cette volonté d’agir sur la profession, notamment à travers la charte pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique ? Comment votre engagement pour l’écologie est aussi devenu un engagement pour penser les pratiques professionnelles de votre métier ?
LE – Je suis passé par Mediapart, où il faut tisser des ponts entre la société civile et nos pratiques journalistiques.
Le 9 août 2021, je ne sais pas si tu te rappelles ce que tu faisais, mais moi j’attendais fébrilement que sorte le premier volet du dernier rapport du GIEC, et j’ai été au désespoir de constater que la plupart des médias avaient choisi de faire disparaître cette info au profit de la venue de Lionel Messi au PSG. Donc ça m’a fait bondir, parce que j’ai vu ce document absolument majeur de l’histoire des connaissances scientifiques sur le climat totalement disparaître des ondes. Ça m’a fait vriller et on a eu cette obsession avec Vert, à chaque sortie d’un nouveau volet, de faire des événements publics, où on racontait simplement ce qu’il y avait dans ces rapports à des gens non experts, avec des scientifiques du GIEC, avec des membres de collectifs citoyens, comme QuotaClimat, ou Climat Médias, qui sont hyper forts pour qualifier, quantifier le traitement de ces sujets.
Aussi pour interpeller gentiment les journalistes sur les réseaux sociaux. On réfléchissait à comment, enfin, mettre ce sujet à la une, comment faire exister ce sujet dans les grands médias, audiovisuels notamment. C’est vraiment au fil de cette année-là, où je prenais de plus en plus fort dans la face la réalité brute, crue, scientifique des différents rapports du GIEC, et je ne retrouvais pas du tout dans les médias l’effet que ça produisait sur moi. C’est à ce moment que j’ai radicalisé mon engagement. Je suis engagé pour le droit de savoir des citoyens sur un sujet aussi majeur que la crise climatique, et je considère que c’est notre devoir de journaliste d’activer tous les leviers pour faire en sorte que les citoyens soient mieux informés et prennent des décisions plus éclairées sur des sujets qui sont juste l’avenir de la société et de tout ce qui vit sur Terre. Et donc j’ai pensé de plus en plus fort mon métier de journaliste articulé avec la société civile, avec les alertes des chercheurs et avec mes confrères et consœurs qui font du super bon boulot dans des rédacs où c’est parfois hyper compliqué de bien travailler.
Ce moment a coïncidé avec l’anniversaire des deux ans de Vert pour lequel on a proposé à nos lecteurs de créer un manifeste pour une nouvelle écologie qui était un texte à deux voix où les journalistes et les citoyens se réconciliaient autour d’une meilleure information sur l’écologie. Les journalistes s’engageaient à faire des choses, les citoyens d’autres. Par exemple payer pour l’information, ou alpaguer gentiment les journalistes pour leur expliquer qu’ils pourraient mieux faire leur travail. Ce texte a été relu par des collectifs citoyens et par des scientifiques, dont Valérie Masson-Delmotte. Après, on est allés voir des journalistes qui parfois bossaient sur ces sujets depuis beaucoup plus longtemps que nous. Il s’est constitué un petit collectif informel d’une trentaine de personnes, dont Paloma, dont Anne-Sophie Novel qui bossait avec nous à ce moment-là, dont Sophie Roland qui fait de la formation et du journalisme de solutions. Et donc on a phosphoré pendant trois mois entre gens qui étaient convaincus que l’affaire les dépassait largement : eux, leur média et la notion de concurrence.
Et donc, on s’est coalisés comme ça parce qu’on était tous convaincus qu’on avait un rôle à jouer et qu’il fallait qu’on arrive à convaincre les journalistes qui parlaient à beaucoup plus de monde de mieux faire le leur.
PM – À mon avis, il y a vraiment la réalisation d’une forme de solitude. On est malheureusement encore assez peu nombreux à vraiment traiter sérieusement cette urgence écologique et à lui donner la place qu’elle mérite dans les médias.
Plus on sera de journalistes à traiter intelligemment cette urgence, plus on aura un débat public de qualité.
Et si on le fait, c’est parce qu’on veut une prise de conscience générale. Pour qu’il y ait des mesures vraiment ambitieuses, il faut aussi qu’il y ait une compréhension du niveau d’urgence dans laquelle on est. Et aujourd’hui, on sait qu’il y a à peu près 39 % des Français qui n’adhèrent pas au consensus scientifique sur le fait que le dérèglement climatique est d’origine humaine. Donc ça prouve que même si les choses avancent et qu’on parle de prise de conscience, ça n’avance pas aussi vite qu’on le croit, il faut bien être lucide là-dessus.
Et donc si un maximum de personnes comprend la gravité de la situation, alors la société va basculer plus rapidement. Plus on sera de journalistes à traiter intelligemment cette urgence écologique, mais aussi les réponses à lui apporter, plus on aura un débat public de qualité et on pourra avancer vite et de façon démocratique. Ça se fait à la fois de façon formelle avec la charte ou avec des formations, ou parfois même de façon informelle, dans le sens où ça m’arrive très souvent de discuter après des plateaux avec des journalistes en leur disant « Tiens, voilà, t’aurais peut-être plus dû parler de telle ou telle chose » ou qu’eux-mêmes me demandent comment je fais pour donner un ordre de grandeur sur ci ou ça ?
L’idée n’est vraiment pas de se dire qu’on est en concurrence, mais plutôt qu’on va essayer de tous avancer. Il faut évidemment montrer les erreurs dans la profession, mais on dit qu’il est toujours possible de mieux faire, qu’il y a plein de manières de le faire et donc d’une certaine manière aujourd’hui vous n’avez plus d’excuses pour ne pas le faire.
L’objectif de la charte est-il de réunir des médias plus généralistes, notamment privés, au-delà de l’ensemble de rédactions déjà sensibilisées à ces questions ?
PM – Il faut prendre en considération que ce sont des journalistes qui ont signé la charte et pas que les rédactions. Il y a plein de journalistes de rédactions hyper variées qui ont signé la charte et qui ne l’ont pas signée au nom de leur rédaction. Ça montre une envie de faire bouger les choses l’intérieur. Par exemple, on retrouve des journalistes de France Télévisions, alors que la rédaction de France Télévisions n’est pas signataire. C’est aussi des journalistes qui vont essayer d’enclencher une dynamique au sein de leur rédaction ou de leur rubrique ou de l’émission dans laquelle ils travaillent.
La charte est arrivée pile au moment d’une transformation. On ne saura jamais si Radio France a un peu accéléré son tournant environnemental pour être là avant la charte, mais ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas travailler ensemble. Certaines rédactions n’étaient pas d’accord sur des points de la charte qu’ils considéraient comme politique, mais en tout cas je peux dire de mon expérience aussi en tant que journaliste dans un média indépendant et journalise pour un prime pour France Télévisions, c’est que les choses bougent très très vite.
La question, c’est la pérennité, de faire en sorte qu’il n’y ait pas que des one shot et des effets d’annonce, mais vraiment l’intégrer dans la couverture quotidienne des sujets et notamment sur les JT. Après il y a les formations qu’il ne faut pas sous-estimer. Là, j’ai envie d’être optimiste parce qu’il y a un énorme plan de formation qui a été lancé que ce soit à Radio France ou France Télévisions. Léa Salamé ne va pas tarder à être formée, c’est quand même une des journalistes qui est omniprésente à la radio ou à la télé donc si on a des journalistes comme ça qui commencent à être formés, ça va être très intéressant. Maintenant, il ne faut pas non plus tout mettre sur la formation. Des personnes peuvent être formées sur les questions climatiques et continuer à dire que la croissance verte est la solution par exemple. J’ai l’impression que cette charte a eu beaucoup d’impact et qu’elle continue à en avoir.
LE – On a aussi pensé le texte de la charte pour qu’il soit « signable » par des médias qui ne sont pas de la gauche radicale ou que sais-je. Le texte n’est pas trop édulcoré : on a évité certains mots-obus dont on sait qu’ils auraient posé problème, mais globalement ça nous a permis d’avoir RFI, France 24 ou 20 Minutes qui ne sont pas qualifiés d’écolos radicaux.
Le phénomène moutonnier qui a suivi la charte est intéressant. Radio France a fait son tournant environnemental – je ne dirais pas que c’est nous qui leur avons soufflé l’idée mais voilà, France Télévisions et TF1 ont annoncé leur grand plan environnemental dans la foulée. Tous les grands médias qui n’ont pas signé la charte ont eu des débats en interne.
Craignez-vous un risque de greenwashing dans le journalisme ?
LE – Il n’y aura pas de police de la charte pour suivre à la trace tous les signataires en disant « attention vous avez fait un article qui contrevient au point 13 de la charte ». Pour ça, on compte sur les collectifs citoyens ont très bien regardé qui étaient les médias signataires et qui ne manqueront pas de rappeler les journalistes à leur engagement. Cette charte a vocation à servir de boussole et plutôt à aiguiller dans une direction qui serait plus intéressante pour traiter ces sujets. On fait ça avec toute notre humilité de petits journalistes, de petits médias, on n’est pas là pour apprendre à la profession comme en faire son travail.
Pouvez-vous revenir sur la chronologie de la charte ?
Fin mars 2022, c’était la soirée des deux ans de Vert on a proposé à nos lecteurs un manifeste. Dans les semaines qui ont suivi, on a proposé à plein de journalistes de travailler avec nous. On s’est convaincus collectivement que c’était plus intéressant de faire une charte, donc un texte en dur à l’usage de la profession qui pouvait s’afficher dans les salles de rédaction et dans les écoles de journalisme. D’avril à juin, on a rédigé le texte, on a fait une vingtaine de réunions Zoom. Fin juin on s’est demandé si c’était opportun de sortir ce texte parce que c’était une année assez riche en informations entre la campagne présidentielle, les rapports du GIEC, la COP26. Il y a eu l’été cataclysmique que l’on sait, malheureusement on ne pouvait pas rêver meilleur avocat que cet été, notamment parce qu’il a révélé le caractère très aigu, réel et actuel de la crise et ça a montré aussi beaucoup d’insuffisances du journalisme sur le traitement de ces sujets.
On a sorti la charte le 14 septembre 2022 et à ce moment-là, il y avait déjà 50 rédactions et 500 journalistes signataires. Une semaine après, on dépassait les 100 rédactions, 100 % des écoles de journalisme reconnues, des boîtes de production, des associations de journalistes sur l’écologie et sur le social, des syndicats ou des sections syndicales de médias et 1600 journalistes à titre individuel.
Pour la suite, on verra bien. Ça nous a ouvert des portes dans plein de médias et maintenant on est les interlocuteurs privilégiés de plein de gens qui réfléchissent à l’évolution de leur pratique. Je discutais avec des journalistes autrichiens et allemands qui avaient eux-mêmes créé leur « charte pour le journalisme climatique », comme ils l’avaient appelée. C’est une charte qui nous a un peu inspirés. Ils nous ont dit que les médias germanophones ont beaucoup plus parlé de la charte française que de la charte germanophone. Ensuite, on a traduit la charte en anglais puis Voxeurop l’a traduite en italien, espagnol et allemand aussi. Donc voilà la charte s’est internationalisée et le Reuters Institute en a parlé.
Est-ce que la charte est une bascule ou est-ce que c’est un long changement, je ne sais pas encore. J’espère qu’il y aura des collectifs citoyens qui s’en serviront pour alerter les journalistes. J’espère que les rédactions et les écoles vont massivement former leurs journalistes. J’espère que les journalistes qui parlent bien d’écologie seront plus invités dans les grands médias.
La charte, c’est un des mille outils pour améliorer le traitement de ces sujets dans un futur proche.
Propos recueillis par Vincent Carlino.
Référence de publication (ISO 690) : ESPARGILIÈRE, Loup, MORITZ, Paloma, et CARLINO, Vincent. Loup Espargilière et Paloma Moritz : face à l’urgence écologique, l’inventivité et la formation des journalistes comme impératifs. Les Cahiers du journalisme - Débats, 2024, vol. 2, n°11, p. D15-D23.
DOI:10.31188/CaJsm.2(11).2024.D015