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Nouvelle série, n°11

2nd semestre 2024

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Le traitement médiatique de l’environnement au prisme de la colonisation : le cas de la
Nouvelle-Calédonie

Akila Nedjar-Guerre, Université de la Nouvelle-Calédonie

Résumé

En Nouvelle-Calédonie, les problématiques environnementales sont prégnantes et apparaissent comme centrales parmi les objectifs politiques et scientifiques du territoire. Les questions environnementales se caractérisent par une imbrication de celles-ci avec les questions sociales et identitaires liées aux revendications d’indépendance des populations kanakes. Les principaux médias apparaissent avant tout en Nouvelle-Calédonie comme des supports de l’expression des imaginaires et cadres de pensée eurocentrée concernant les principaux d’entre eux. Au prisme des médias de proximité, les considérations locales, et particulièrement les caractéristiques interculturelles des populations autochtones sont peu prises en compte alors qu’une partie des Mélanésiens vivent en tribus et de manière clanique avec un rapport à la nature différent des populations « blanches » urbaines. Comment l’étude du traitement médiatique de l’environnement peut-elle être révélatrice du fonctionnement des médias sur des territoires francophones multiculturels « colonisés » ?

Abstract

In New Caledonia, environmental issues are prominent and appear to be central to political and scientific objectives. Environmental issues are characterised in this territory by their interweaving with social and identity issues linked to claims for independence. The main media appear above all in New Caledonia as supports for the expression of imaginary and Eurocentric frames of thought concerning the main ones. Perceived as proximity media, local considerations, and particularly the intercultural characteristics of the indigenous populations, are rarely taken into account, while some Melanesians live in tribes and in a clan-like manner with a different relationship to nature than the “white” urban populations. How can the study of media treatment of the environment be revealing of the functioning of the media in multicultural “colonized” French-speaking territories?

DOI : 10.31188/CaJsm.2(11).2024.R041





L

es relations à notre environnement sont déterminées en partie, de manière consciente ou inconsciente, par notre rapport à la nature et particulièrement lorsque les menaces pèsent sur la préservation des espèces ou sur le milieu physique qui nous entoure. Les perceptions de la nature qui sont à la fois singulières et collectives (Ingold, 2012) reposent tant sur l’expérience vécue en lien avec l’ancrage territorial que sur les savoirs et connaissances acquis au cours du temps par les différentes structures de médiation telles que l’éducation, les médias et les services institutionnels (Bonnemains, 2016). Dans un territoire français comme la Nouvelle-Calédonie dont le lagon est classé au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 2008, la multiplicité des espèces endémiques ainsi que la diversité des langues vernaculaires méritent d’être analysées dans leurs dimensions interactives permettant de mieux cerner les relations des hommes à la nature. En effet, diversité linguistique et biodiversité sont étroitement liées (Payri et Vidal, 2019) et participent à la prise en compte des représentations de l’environnement et de la nature chez les populations par les institutions de recherche et par les pouvoirs publics. Les migrations successives liées tant à l’histoire coloniale qu’à la situation géographique dans le pacifique ont conduit à la construction d’une société multiculturelle constituée de Mélanésiens (peuples premiers), de Polynésiens, d’Asiatiques et d’Européens descendants de colons français ou arrivés ces dernières décennies sur le territoire. Le statut colonial qui en fait un « État »1 particulier parmi l’ensemble des territoires et départements d’outre-mer, conduit à l’expression des revendications indépendantistes issues des accords de Nouméa2. Celles-ci ne sont pas indifférentes aux volontés de conservation et de protection des terres par les populations locales souhaitant préserver les espaces naturels exploités par les sociétés minières installées à l’arrivée des premiers colons.

Qu’il s’agisse de la protection de la biodiversité ou des manifestations contre les impacts de l’exploitation minière, l’expression citoyenne dans les espaces publics est régulée par les dispositifs de médiation, qu’ils soient institutionnels ou médiatiques dans la gestion et la sensibilisation sur les questions d’environnement et de protection de la nature. Les travaux de recherche sur les discours médiatiques dans les territoires d’outre-mer en lien avec l’environnement sont très peu nombreux (Andrianasolo, 2021 ; Losen, 2022) et l’intérêt d’établir des comparaisons avec la métropole est pertinent compte tenu de la relation très forte qu’ont les acteurs et décideurs avec l’hexagone.

La mise en évidence de cette approche environnementale européenne proposée par les structures institutionnelles publiques et privées vient interroger l’existence ou non de marqueurs français et de discours normés sur la question de l’environnement au sein des médias. La littérature sur le traitement médiatique de l’environnement dans les médias de métropole montre une évolution du champ, passant d’une vision plutôt événementielle de l’environnement à l’occasion des grandes rencontres internationales ou lors des catastrophes naturelles à une vision plus systémique à travers l’identification de thématiques transverses comme le changement climatique (Comby, 2009). Au-delà de ces points d’identification et de rattachement au pays dominant se pose la problématique de la territorialisation qui se traduit par des discours dits de proximité, qu’ils soient institutionnels ou médiatiques, avec les populations concernées (Amiel, 2017). En effet, la particularité des médias locaux est de soumettre une information territoriale qui tiendrait compte des spécificités locales avec une structuration de l’information selon les échelles géographiques (international, national, local). Or, la singularité de la Nouvelle-Calédonie dans les profils des habitants qui la structurent nous amène à questionner les relations qu’il peut y avoir entre les univers interculturels dans les discours et le profil de la société calédonienne. La diversité culturelle renvoie d’autant plus à des modes et des pratiques de vie fortement différenciées entre des zones urbaines majoritairement « blanches » dans le sud de la Grande Terre d’une part et des zones rurales, voire tribales habitées à 90 % par des Mélanésiens dans tout le reste du territoire et sur l’ensemble des îles (Lifou, Ouvéa, Maré, etc.) d’autre part. Notons que les espaces très segmentés géographiquement correspondent, par ailleurs, à une segmentation ethnique et sociale du territoire3.

Bien que le mythe du « bon sauvage » soit dépassé4 (Révelard, Names et al., 2013), le rapport des Mélanésiens à la nature diffère fortement de celui qui s’est construit dans la société européenne. D’une culture traditionnelle et un rapport à la nature défini par les liens aux ancêtres, la population mélanésienne de Nouvelle-Calédonie, dans ses pratiques de vie rurale, a une relation directe avec les éléments de la nature pour lesquels elle attribue des caractéristiques différenciées selon la place que chacun occupe dans la vie au sein des clans et familles. Dans la culture kanake, les végétaux (et particulièrement certains arbres) sont considérés comme les réceptacles des esprits ancestraux et sont traités avec beaucoup d’égard. Ils participent, par ailleurs, aux événements qui jalonnent la vie en tribu comme la construction des cases et les rites funéraires à titre d’exemple (Horowitz, 2001). Ils représentent souvent les symboles de la chefferie, particulièrement comme éléments masculins puissants et virils. Le lien spirituel avec la nature est déterminé par la place qu’occupe le chef au sein de chaque tribu dans une société très clanisée et régie par des coutumes. Avant l’évangélisation qui débuta en 1840 aux îles Loyauté, la forêt accueillait la sépulture des défunts puisqu’elle était le théâtre de rites essentiels dans l’accomplissement du culte des morts et le passage du défunt vers l’ancestralité. L’exposition au centre culturel Jean-Marie Tjibaou intitulée « Forêt, au-delà du visible » qui a eu lieu du 11 octobre 2021 au 28 février 2022, articulant contenu scientifique et significations culturelles correspond bien à la considération de la nature comme élément constituant de leur spiritualité. L’évolution de la société calédonienne par les migrations successives et l’expansion des zones urbaines conduit à une hybridité culturelle (Leblic, 2008) particulièrement au sein des générations plus récentes d’une part, et en lien avec le développement dans l’espace public de problématiques conflictuelles autour de l’exploitation des terres par les sociétés minières d’autre part. Les associations d’habitants qui bordent ces lieux d’extraction du minerai (le nickel principalement) se sont équipées d’outils et de démarches propres aux Européens au fil du temps devenant ainsi une force d’opposition aux projets de développement des miniers, et négociant ainsi des contreparties à l’exploitation des terres (Révelard, Names et al., 2013).

Dans cet enchevêtrement des configurations sociales et politiques évoluant selon les dispositions réglementaires nationales et internationales sur la protection de l’environnement, les acteurs institutionnels du territoire produisent ainsi des outils cadrés et normés provenant de métropole et d’Europe, qu’ils internalisent particulièrement dans les espaces urbains au niveau des territoires « blancs » du sud. Facilités par les cadres et dirigeants venus de France par leurs statuts d’expatriés pour une grande partie d’entre eux, ces normes liées à la gestion de l’environnement (label, certification, etc.) associées aux discours nationaux sur l’environnement concernant les bonnes pratiques et les gestes à adopter configurent les imaginaires sur l’environnement d’un point de vue discursif. La présence d’une antenne de l’ADEME (Agence de la transition écologique) vient confirmer le déploiement de ces outils au sein du territoire.

Médias et représentativité locale

Les médias n’échappent pas à une structuration de l’imaginaire sur l’environnement calquée sur les approches européennes de la thématique, d’autant plus que les médias dominants d’un point de vue de l’audience sont ceux dont les équipes journalistiques ont été formées en grande partie en métropole. Ceci est d’autant plus vrai que parmi ces médias, la chaîne Nouvelle-Calédonie la 1ère appartient au groupe France Télévisions. Déclinée sur le territoire depuis 1965, cette chaîne, qui s’adresse à tous les Calédoniens, se déploie sur de nombreux supports : télévision, radio et internet et se place en tête des médias les plus regardés. Dans le domaine de l’audiovisuel, sa seule et unique concurrente « Calédonia Télévision », située dans le nord de la Nouvelle-Calédonie et issue de capitaux privés, se positionne sur une approche de proximité avec les habitants en favorisant des programmes axés sur le quotidien des habitants vivant dans les zones où elle est implantée (Koné, en province Nord). Les moyens financiers limités de la chaîne la conduisent à articuler des programmes produits en interne et des émissions de divertissement achetées principalement à TF1 et M6 (The Voice, Pékin Express, etc.).

Notons toutefois que les bouquets de chaînes proposés dans le cadre de la télévision numérique terrestre, et ceux des offres payantes permettent aux Calédoniens d’accéder à des programmes métropolitains intégrant les journaux télévisés des chaînes publiques et privées.

Concernant la presse papier, le journal quotidien « Les Nouvelles Calédoniennes » représente lui seul la presse écrite calédonienne payante et généraliste avec une déclinaison sur Internet. Comme NC la 1ère, située à Nouméa, c’est un média bien connu par les Calédoniens et qui se veut complet sur l’actualité nationale et internationale en proposant aussi bien des articles de fond que des articles relatant les faits divers de la société.

Dans ce paysage où ces deux médias sont les plus regardés, notre étude cherche à comprendre comment ces derniers articulent cadrage européen et proximité avec le public multiculturel dans le traitement de la thématique environnementale. Comment ces mêmes médias peuvent-ils rendre compte de la diversité culturelle dans un souci de sensibilisation aux questions importantes du territoire : celles du changement climatique et de la biodiversité ?

Au-delà d’une approche fonctionnaliste des médias, notre premier postulat repose tout d’abord sur le fait que ces médias participent à la construction des imaginaires sur l’environnement en attribuant à travers les thématiques et les figures des acteurs des positionnements spécifiques dans ces constructions discursives en lien avec leurs capacités d’agir (Bernard, 2006). De même, à travers leurs discours, ils contribuent à caractériser les rapports entre individus et au sein des collectifs dans un espace public multiculturel où « le destin commun5 » est l’essence même du projet politique calédonien depuis les accords de Nouméa. Notre deuxième postulat concerne le fait que les médias participent, par ailleurs, à définir la relation des individus avec les éléments environnementaux selon les propres représentations que les journalistes se font de l’environnement, non dépendantes des liens qui se tissent avec les acteurs de Nouvelle-Calédonie. Sur les territoires d’outre-mer, les relations très proches entre les différentes structures s’apparentent à celles que l’on observe dans les journaux régionaux de métropole (Amiel, 2017) avec un effet accentué de par leur insularité. De même, l’absence au sein des rédactions de journalistes spécialisés en environnement, contrairement à la presse généraliste de métropole (Comby, 2009) peut conduire ces derniers à s’appuyer davantage sur les acteurs spécialistes de ces questions, configurant ainsi leurs propres perceptions de l’environnement.

C’est à partir de l’analyse des deux médias principaux (par leur taux d’audience) – NC la 1ère et LNC – que le choix du corpus s’est porté sur l’information en ligne proposée par ces deux médias entre janvier et septembre 2020. La Nouvelle-Calédonie, n’ayant pas de stratégie numérique de diffusion de l’actualité puisqu’elle favorise principalement le support audiovisuel, notre choix de ne pas l’étudier s’est vite affirmé comme une évidence. Par ailleurs, il est important de souligner que cette période n’est pas spécifique à un moment particulier de la vie calédonienne mais plutôt à une conjoncture événementielle sur l’environnement en lien avec un engouement plus important pour cette thématique causée par la crise sanitaire et les périodes de confinement. La période de 9 mois permet ainsi de rendre compte sur un temps suffisamment long de la médiatisation de l’environnement par des journaux insulaires dans un contexte de multiculturalité et de changement climatique.

L’information en ligne est fidèle à l’actualité présente sur le journal papier en ce qui concerne la presse écrite, et bien plus abondante que celle proposée par le journal télévisé de 19 h 30, considéré comme « la grande messe » de l’information calédonienne (Wolton, 1990).

Les mots clés « environnement » et « développement durable » ont été choisis et interrogés sur les moteurs de recherche des deux médias pour le recensement des articles. Pour vérifier ce recueil, la recherche des mots biodiversité puis changement climatique étaient confrontés à la requête précédente permettant d’avoir une idée plus précise du nombre d’articles relevant de ces deux sous-thématiques. Après une lecture de l’ensemble, la catégorisation a posteriori des articles selon les contenus a conduit ainsi à sélectionner les deux sous-thématiques importantes du territoire que sont la biodiversité et le changement climatique pour les soumettre au traitement par le logiciel d’analyse textuelle IRaMuTeQ. Une élimination des doublons a été nécessaire pour évaluer quantitativement et qualitativement la place de l’environnement dans ces deux médias réunis.

Entre éléments naturels et gestion normée de l’environnement

Sur un corpus relatif à 9 mois de traitement médiatique, 768 articles incluant le terme environnement dans le contenu furent recensés. Une première lecture attentive des articles dans l’objectif de vérifier le contenu permettait de ne garder que ceux dont le mot « environnement », de nature polysémique, correspondait à notre problématique.

À partir des éléments obtenus, la construction des catégories s’est faite autour de 10 items : biodiversité ; catastrophes naturelles ; changement climatique ; déchets ; économie verte ; législatif ; mines ; énergie ; pollution et une dernière nommée autres. L’environnement se caractérise aussi bien par des éléments « naturels », quelle que soit l’approche journalistique, tels que la biodiversité, les catastrophes naturelles et le changement climatique, que par des items liés à l’activité humaine en lien avec le milieu physique : ceux des déchets, de l’énergie, de la pollution, du droit et de l’économie verte.

Les sujets sur la faune et la flore ainsi que sur les aléas de la nature ont toujours fait l’objet de traitement privilégié dans les médias de par leur caractère soudain et leur facilité à être mis en image (Arboit, 2006). Ceci est d’ailleurs démontré par la place plus importante des catastrophes naturelles dans le média télévisé (45 % des sujets environnementaux) que dans celui de la presse écrite (18 % des sujets sur l’environnement). Cela est compréhensible par le fait que la Nouvelle-Calédonie est un territoire connu pour son hotspot de la biodiversité ainsi que pour sa fréquence d’apparition des événements naturels (dépressions, cyclones et à moindre mesure feux de brousse constituent une grande partie des aléas naturels). Au-delà de cette distinction, c’est la place peu importante réservée au changement climatique dans les discours qui semble ressortir de cette analyse : 37 articles font référence aux termes de « changement climatique » ou « réchauffement climatique », représentant seulement 5 % des sujets environnementaux. Cette faible représentation incite à penser que les médias y accordent peu d’importance dans leurs questionnements sur l’environnement ou bien ne mentionnent pas explicitement les termes de changement ou de réchauffement climatique dans les sujets qui l’abordent.

Quant à la biodiversité, elle apparaît clairement comme une thématique principale de par la situation géographique du territoire et la prise en compte du lagon comme patrimoine mondial de l’UNESCO : les sujets représentent 5 % de l’ensemble des articles sur l’environnement pour la télévision, et 20 % pour la presse écrite.

La protection humaine et animale aux dépens des approches
culturelles des espèces

La mise en discours des sujets sur la biodiversité concerne quatre thématiques principales, objets de la régulation institutionnelle : les tortues, les requins, les chauves-souris ainsi que la forêt sèche. Ces sujets sur les éléments naturels qui sont abordés par les médias sont appréhendés dans une approche gestionnaire de l’environnement, comme le montre l’analyse par le logiciel IRaMuTeQ. La construction discursive axée sur les actions gouvernementales ou provinciales6 montre une administration étatique de la gestion des espèces, signifiée par la place des acteurs dans les discours relatés. Cette forte présence de l’état, tel que nous l’avions déjà montré dans nos premiers travaux de recherche sur le traitement médiatique de l’environnement dans les médias généralistes français (Nedjar, 2000) renforce l’idée que l’environnement est principalement un objet de management politique et scientifique par la prépondérance des institutions dans le traitement de la problématique : les acteurs des collectivités ou de recherche (IRD, IAC, etc.) dont le statut juridique relève de l’administration française pour ces derniers, sont très visibles dans les discours. Or, dans un territoire où la conception de l’environnement est appréhendée de manière différenciée selon les représentations culturelles, on s’aperçoit, d’après l’analyse des discours, que la place laissée à l’action citoyenne est très limitée et contribue à renforcer davantage l’écart entre les représentations proposées et les perceptions de l’environnement physique des habitants calédoniens.

Les enjeux liés à la sauvegarde des espèces prennent le dessus sur les significations culturelles des habitants autochtones à propos de ces espèces. Autrement dit, une gestion de type descendante telle qu’elle est montrée au sein des médias se traduit par un discours très présent sur la professionnalisation de la maîtrise de la nature. Ce traitement indique une perception des différentes modalités de figuration des éléments du monde naturel à travers les mondes imaginaires, « cognitifs » des journalistes. Les sujets de biodiversité les plus évoqués par les deux médias étudiés sont le requin et la tortue, le nuage de mots de NC la 1ère indiquant bien cette présence constante des organismes publics dans leur opérationnalité de la gestion des espèces.

Figure 1. Nuage de mots à partir des articles NC la 1ère sur le thème de la biodiversité, entre janvier 2020 et septembre 2020


Deux sujets, sur l’ensemble des articles traités par les médias font davantage référence aux modes de vie mélanésiens qu’à leurs perceptions : celui de la tortue et celui de la chauve-souris. Les pratiques coutumières de sacrifice de l’animal lors des rites de mariage pour la tortue ou de pratiques alimentaires des locaux pour la chauve-souris sont évoquées pour pointer les problèmes rencontrés par le management public. En effet, dans le cas de la tortue considérée comme une espèce en danger, la gestion des espèces par les autorités conduit à une prise en compte des pratiques coutumières dans la gestion de la tortue. L’espèce doit être régulée par les coutumiers dans un objectif de réduction des sacrifices respectant ainsi le processus de régulation des tortues par les institutions territoriales.

De même, l’accent médiatique mis sur la chauve-souris, et particulièrement sur la roussette – espèce la plus présente sur le territoire, chassée et consommée par les populations mélanésiennes dans le cadre des grands événements familiaux – remet en cause leur consommation en période de pandémie. L’animal pouvant être considéré comme un lieu de réceptacle et de transmission de la Covid-19, il est alors vu dans les discours comme un risque accentuant la propagation du virus. La place accordée à ce fait scientifique conduit à véhiculer l’idée que les pratiques de chasse doivent être questionnées, voire remises en cause dans une dimension sécuritaire de la population calédonienne en période de crise sanitaire.

Ces discours sur la protection humaine sont aussi visibles dans le cadre du traitement médiatique des requins. Animal de fantasmes fictionnels, la réalité des événements tragiques causés par celui-ci vient remettre dans l’espace public la question de leur régulation critiquée par les associations de protection des espèces à dimension internationale (sea shepherd, WWF) implantées sur le territoire. Ces points de tension entre acteurs politiques et structures associatives excluent toute considération culturelle spécifique aux Océaniens dans les espaces discursifs médiatiques.

Le changement climatique, une thématique éloignée des enjeux locaux

Cet imaginaire européen détermine le cadre qui structure les discours sur l’environnement avec des indicateurs très significatifs par rapport aux contenus des articles proposés, particulièrement ceux qui portent sur le changement climatique. En effet, l’étude des mots par le logiciel IRaMuTeQ dans ces deux médias montre à quel point les références à l’ancrage territorial sont très peu présentes.

Figure 2. Nuage de mots sur le changement climatique à partir des contenus diffusés dans Les Nouvelles calédoniennes et NC la 1ère


Sur l’ensemble des articles diffusés, un seul fait référence à un événement local et mentionne le terme de changement climatique : celui de la marche des lycéens en faveur du climat. Les autres sujets renvoient à trois catégories de termes indiquant que la question publique du changement climatique ne se pose pas à un niveau local, mais plutôt sur le plan international.

Cette vision internationale se polarise essentiellement sur les échanges politiques et dans une moindre mesure sur les impacts à l’échelle planétaire ou étatique.

Figure 3. Résultats de l’analyse factorielle de correspondances dans les articles de NC la 1ère et du journal de presse écrite LNC


Le changement climatique est une notion relativement abstraite pour les habitants du territoire (Bonnemains, 2016), la référence à des modes de pensées empruntés au langage normé présent lors des grandes rencontres autour du climat vient alimenter les sujets qui s’y rapportent. Malgré le fait que le changement climatique soit devenu « observable » dans la presse métropolitaine locale (Gassiat et Verger, 2016), les médias calédoniens quant à eux font le choix d’une vision éloignée des problématiques territoriales. Pourtant, les petites îles du pacifique, et particulièrement celles du Vanuatu, ont fait l’objet d’une attention médiatique sur la scène internationale, en considérant les habitants de ces îles comme les premiers réfugiés du changement climatique.

Médias de proximité et pouvoirs locaux

Dans cette analyse du traitement médiatique de l’environnement, l’imbrication des politiques publiques et les stratégies des acteurs locaux dans les discours journalistiques montrent des interactions fortes avec le milieu social et politique. Ceci implique de penser de manière critique et réflexive les modes de régulation et d’adaptation au changement climatique et à l’évolution de la biodiversité intégrant les formes locales de concertation et d’action (Juanals, 2019). La question de l’environnement et de sa préservation, et particulièrement de la biodiversité, sous-entend la thématique du patrimoine naturel qui ne peut être dissociée de sa dimension culturelle, car au-delà d’être un écosystème biologique, ce patrimoine représente le milieu ambiant comme territoire et espace de vie des populations. Or, dans les univers véhiculés par les médias, la place laissée aux dimensions culturelles autres que celles qui dominent les modes de pensée européens semble être inexistante au profit d’une gestion professionnelle des espèces naturelles. La construction de l’espace physique tel qu’il se dessine dans les espaces discursifs semble retirer toute action individuelle venant se référer à une ou des pratiques culturelles.

L’imaginaire sur l’environnement produit par les médias est ainsi la résultante d’un positionnement des rédactions journalistiques d’acteurs en interaction avec ceux qui agissent pour l’environnement d’une part, et d’une perception européenne de l’environnement d’autre part issue de leur milieu de formation. Ainsi, entre les acteurs locaux de l’environnement répondant à une logistique étatique emprunt des modes de fonctionnement de l’hexagone concernant la gestion des espaces naturels, et des acteurs internationaux pour le changement climatique, les médias, en tant qu’acteurs comme tant d’autres composent avec une perception coloniale de gestion politique du territoire au sein de laquelle l’environnement est une problématique parmi d’autres. La question environnementale ne faisant pas l’objet d’une expertise chez les journalistes locaux, la proximité se manifeste davantage avec les acteurs décisionnaires et les experts scientifiques qu’avec les populations locales pour lesquelles ces messages sont destinés. Les représentations normées qui circulent dans les espaces publics de métropole pénètrent ainsi les espaces médiatiques d’outre-mer, indépendamment des spécificités culturelles des territoires et de la diversité des populations qui y habitent.

Le journalisme territorial se résume ainsi à cette volonté de promotion des actions territoriales renforçant les identités professionnelles des acteurs responsables de l’environnement. Au centre de ces enjeux, la proximité est ainsi entendue « comme la pluralité des façons de décliner le proche : tantôt c’est le familier, le connu, celui avec qui la relation existe déjà, faite de services rendus et de mandats déjà occupés ; tantôt c’est le semblable occupant la même position dans l’espace social, la proximité objective faisant alors l’économie de toute interconnaissance et de tout lien social » (Le Bart et Lefèbvre, 2005 cité par Amiel, 2017).

L’adaptation au changement climatique ne peut faire l’abstraction des possibilités d’actions des citoyens et pas seulement ceux qui sont engagés dans des associations de préservation de l’environnement prédisposées à maîtriser les outils communicationnels, mais aussi ceux qui, absents des espaces publics médiatisés, sont confrontés dans leur quotidien aux variations du changement climatique et de la biodiversité et dont les savoirs sortent des cadres institutionnels. 

Akila Nedjar-Guerre est maîtresse de conférences à l’Université de la Nouvelle-Calédonie.




Notes

1

En Nouvelle-Calédonie, l’État français est compétent dans les matières énumérées limitativement par l’article 21 de la loi organique, et notamment le contrôle de l’immigration et des étrangers, la monnaie, le Trésor, les changes, la défense nationale, la justice, la fonction publique de l’État, le maintien de l’ordre et l’enseignement supérieur et la recherche. Les autres compétences sont du domaine de l’exécutif propre à la Nouvelle-Calédonie.



2

L’accord de Nouméa, signé le 5 mai 1998, a été ratifié par un référendum local, le 8 novembre 1998. Il dessine l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie à travers des transferts de compétences. Il prévoyait aussi l’organisation avant novembre 2018, du référendum sur l’accession à la pleine souveraineté de la Nouvelle-Calédonie. Celui-ci s’est déroulé en trois temps en 2018, 2020 et 2021.



3

Données de l’Institut de la statistique et des études économiques de la Nouvelle-Calédonie (ISEE), consultables à www.isee.nc.



4

Ce mythe du « bon sauvage » correspond, selon Révelard, Names et Massé, à une figure de l’individu autochtone en phase avec la nature, dans une relation à l’environnement « positive » et qui s’est traduite dans les écrits de grands auteurs à partir du siècle des Lumières.



5

Le destin commun est une notion définie dans l’accord de Nouméa désignant l’objectif de construire une « communauté de destin » pluriethnique qui repose sur la reconnaissance d’une part de la population kanake (celle du premier occupant) et d’autre part des autres communautés qui participent à la construction de la Nouvelle-Calédonie contemporaine. L’idée est, par ailleurs, d’éviter les tensions voire les affrontements qui ont marqué les années 1980.



6

La Nouvelle-Calédonie est divisée en trois provinces qui couvrent l’ensemble du territoire : la province sud, la province du nord et la province des îles.






Références

Amiel, P. (2017). Le journalisme de solutions : une solution à la crise de la presse locale. Communication [en ligne] journals.openedition.org, 10.07.2017.

Andrianasolo N. (2021). Émergence et médiatisation des controverses sociales à l’ère des réseaux socionumériques : le cas de Bois Blanc (La Réunion) et de Tim Hunt (Grande-Bretagne), thèse de doctorat. Université de la Réunion.

Arboit, G. (2006). De l’utilisation médiatique des catastrophes : l’exemple du tsunami de la Saint-Étienne 2004. Annuaire français de relations internationales, VII, 118-132.

Bernard, F. (2006). Organiser la communication d’action et d’utilité sociétales : le paradigme de la communication engageante. Communication et organisation, 29, 64‑83.

Bonnemains, A. (2016). Perceptions et représentations du changement climatique auprès des populations dans leur cadre de vie. Rapport de recherche, LabEx ITEM. 2016.

Comby, J.-B. (2009). Quand l’environnement devient « médiatique » : conditions et effets de l’institutionnalisation d’une spécialité journalistique. Réseaux, 157-158, 157‑190.

Gassiat, A. et M. Verger (2016). Le changement climatique et la presse quotidienne régionale : quelles représentations dans Sud Ouest de 1995 à 2010 ? LEspace géographique, 45(3), 249‑264.

Horowitz, L. S. (2001). Perceptions of nature and responses to environmental degradation in New Caledonia. Ethnology, 40(3), 237‑250.

Ingold, T. (2012). Culture, nature et environnement. Tracés, 22, 169‑187.

Institut de la statistique et des études économiques (ISEE) Nouvelle-Calédonie (2020). Recensement de la population 2019 (Synthèse n° 45). ISEE.

Leblic, I. (2008, octobre). Identité kanak, rapport à la terre et développement durable en Nouvelle-Calédonie. Présentation dans le cadre du Colloque Quelles approches promouvoir pour accompagner les dynamiques individuelles et collectives dans une démarche de développement durable ?

Losen, B. (2021). La construction des légitimités d’une expertise scientifique au prisme de sa médiatisation : le cas de la « crise requin » à La Réunion. Les enjeux de l’information et de la communication, 22(4), 25-43.

Nedjar, A. (2000). L’environnement dans les médias généralistes : l’analyse du cadre discursif, thèse de doctorat, École normale supérieure de Lyon.

Payri, C. et E. Vidal (dir.) (2019). Biodiversité en Océanie, un besoin urgent d’action Nouméa 2019. CRESICA.

Révelard, A., G. Names et M. Chassé (2013). Valeur de l’environnement chez les populations indigènes et concept du « bon sauvage » : le cas du peuple Kanak en Nouvelle-Calédonie. Présentation dans le cadre de l’atelier CERES-ERTI : Les valeurs de l’environnement : entre éthique et économie.

Wolton, D. (1990). Éloge du grand public : une théorie critique de la télévision. Flammarion.




Référence de publication (ISO 690) : NEDJAR-GUERRE, Akila. Le traitement médiatique de l’environnement au prisme de la colonisation : le cas de la Nouvelle-Calédonie. Les Cahiers du journalisme - Recherches, 2024, vol. 2, n°11, p. R41-R51.
DOI:10.31188/CaJsm.2(11).2024.R041


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