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2nd semestre 2024

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De l’inondation du siècle à la résilience urbaine : les discours de la presse canadienne francophone sur les inondations de 2010 à 2021

Lucie Loubere, Université de Moncton
Sylvia Kasparian,Université de Moncton
Fahim Ashkar, Université de Moncton

Résumé

Les inondations ont toujours existé, mais sous l’effet du changement climatique elles s’accentuent ces dernières années. Le traitement médiatique de ce sujet change-t-il dans ce contexte de crise écologique ? Le travail que nous avons mené repose sur l’étude d’un corpus d’articles de presse francophone canadienne édité entre 2010 et 2021 et portant sur les inondations. L’analyse montre une description factuelle des événements et de la gestion de crise qui se perpétuent au fil des années sans modification du discours. Cependant à partir de 2017 la thématique du changement climatique s’amplifie et contextualise les crises dans une perspective d’amplification future. À partir de 2019, la fréquence et l’intensité des inondations saisonnières s’inscrivent dans l’émergence d’un problème politique, impliquant les modifications d’urbanisme.

Abstract

Floods have always existed, but under the effect of climate change they are increasing in recent years. Does the media treatment of this subject change in this context of ecological crisis? Our work is based on the study of a corpus of articles published in the Canadian French-language press between 2010 and 2021 on flooding. The analysis shows a factual description of the events and the crisis management that continues over the years without modification of the discourse. However, from 2017 the theme of climate change is amplified and contextualizes the crises in a perspective of future amplification. From 2019 the frequency and intensity of seasonal floods is part of the emergence of a political problem, involving changes in urban planning.

DOI : 10.31188/CaJsm.2(11).2024.R105





L

es inondations sont les catastrophes naturelles les plus courantes dans de nombreuses régions du monde, y compris au Canada, où elles représentent le risque naturel le plus fréquent. Elles surviennent lors d’un débordement de rivières provenant de divers événements météorologiques comme la fonte des neiges, les chutes de pluie, les embâcles, l’obstruction d’un cours d’eau, ou plus rarement la rupture d’un barrage. Dans de nombreuses régions, elles s’aggravent, car le réchauffement climatique continue d’exacerber l’élévation du niveau de la mer et les conditions météorologiques extrêmes.

Sur le territoire canadien, les indemnités à destination des sinistrés d’inondations représentent en moyenne 1,8 milliard de dollars par an depuis 2009, alors même qu’elles ne représentaient que 405 millions avant 2008 (Moudrak Feltmate et al., 2018) Les conséquences de cette accélération sont multifactorielles, elles reposent entre autres sur une augmentation des crues en nombre et en intensité. À cela s’ajoutent également les limites des politiques urbaines antérieures amenant aujourd’hui 19 % de la population à vivre en zone inondable. Ces chiffres montrent une situation sociale qui devrait encore s’accentuer sous la pression du réchauffement climatique. Notre travail consistera à partir de l’analyse d’un corpus de presse canadienne à repérer comment les représentations des inondations se construisent en problème social et politique (Neveu, 1999).

Les prédictions basées sur les estimations du réchauffement climatique annoncent des tempêtes plus fréquentes et plus intenses, une neige toujours abondante en hiver, mais qui fondra plus rapidement entraînant la crue de rivières incapables d’assumer un tel débit. Ces phénomènes climatiques extrêmes sont désormais récurrents, ainsi certaines régions connaissent des épisodes d’inondations dites saisonnières, qui causent inlassablement des dégâts aux habitants ainsi qu’à la communauté, et ce chaque année. Cette fréquence rend ce sujet particulièrement propice à l’étude longitudinale des discours véhiculés dans la presse. En effet, un sujet comme celui-ci peut être considéré comme du sensationnel par sa puissance ou les dégâts matériels et humains qu’il entraîne. Mais sa récurrence saisonnière implique une forme de routine se situant entre le marronnier journalistique et le savoir-faire acquis par la couverture de plusieurs de ces événements (Mercier, 2006). Alors que la société connaît sur la dernière décennie une cristallisation des questions environnementales sur le réchauffement climatique, et alors même que dans la sphère publique, les raisons de ce dernier sont encore débattues, nous nous interrogeons sur l’évolution des discours médiatiques concernant les inondations qui, bien qu’ayant toujours existé, nous rappellent, la fragilité de notre équilibre écologique. Par conséquent, alors que les records de crues ne cessent d’être dépassés sur le territoire canadien, que nous dit le discours de la presse francophone canadienne sur le rapport de ce pays aux événements hydrologiques extrêmes ? Comment le réchauffement climatique qui est de plus en plus matérialisé dans les pensées influence-t-il le traitement médiatique des inondations ?

Au Canada, les crues sont récurrentes. De nombreuses grandes villes étant situées en bordure de fleuve, les risques qu’elles font courir aux biens matériels comme aux personnes constituent depuis longtemps un problème public et politique. Les solutions envisagées depuis toujours se déploient sur des questions d’urbanisme, de géologie, ou encore de moyens techniques et humains pour pallier les situations de crise qui arriveront tôt ou tard. Cependant, l’urgence climatique lance une nouvelle forme de réflexion sur les enjeux environnementaux, la posture de la société, si elle n’est pas unanime sur les solutions envisagées, adhère tout de même à l’omniprésence de ce qui peut être vu comme l’émergence d’un siècle vert (Debray, 2020). La pression que représente cette menace interroge la notion de risque elle-même. En effet étudié comme un construit social (Gilbert et Henry, 2003 ; 2009) le risque implique de nombreux acteurs (dont les médias), la hiérarchie de traitement de ces derniers dépasse les indicateurs quantitatifs (personnes touchées, prix des dégâts, etc.) pour y intégrer des notions d’intérêts des différentes parties impliquées (Bihay, Chemerik et al., 2022). Ainsi les inondations bénéficient d’un traitement médiatique fort, mais au-delà du nombre d’articles, la façon dont elles sont traitées s’inscrit-elle dans un risque plus grand qu’est le réchauffement climatique ?

Dans cette perspective, le travail journalistique porte plusieurs rôles dans une société. Chaque organe de presse, lorsqu’il traite d’un objet, suivant son orientation socio-économique ou politique, peut s’inscrire dans un des « systèmes de communication, déterminant le contenu et la forme des messages émis ou reçus » (Moscovici, 1976 : 246). Son discours peut donc se décliner avec un objectif informatif en apportant des éléments de savoirs sur un objet ou, dans une dynamique de propagation, en permettant d’accommoder une nouveauté aux cadres de pensée préexistants ou encore de propagande, en revendiquant une vision antagoniste (Doise, 2011). Ces productions discursives sont à la fois génératrices et témoins des représentations sociales et permettent de mettre en relation les éléments nouveaux dans un déjà-là pensé afin de leur donner sens par le vécu du public (Jodelet, 2003 : 64).

Ce rôle de médiation que porte la presse est également un enjeu dans la construction des problèmes publics (Neveu, 1999). C’est en mettant en avant des faits sociaux par la mise à l’agenda (McCombs et Shaw, 1972), comme ici les inondations de territoires habités ou exploités par l’homme, qu’un événement devient public. Cette mise en lumière au-delà de la temporalité de l’événement peut perdurer sur l’après-inondation. La forte médiatisation des inondations du fleuve Sacramento à l’ouest des États-Unis, comme la médiatisation sur le long fil des inondations dans la presse canadienne-anglaise a fait émerger une représentation de la notion de risque dans les médias (Comby et Lay, 2019 ; Rashid, 2011). Mais cela suffit-il à interroger les choix politiques à destination de ce problème, et comment ces interrogations sont-elles présentées dans la presse généraliste ? Le travail initié dans cet article souhaite étudier, à travers le discours de la presse, comment la pression du changement climatique impacte les représentations des inondations.

Méthodologie

Le sujet des inondations traité dans la presse généraliste nous a posé des problèmes de constructions de corpus. En effet, le mot « inondation », en lui-même dans un langage courant, ne se restreint pas à un phénomène hydrométrique. Il peut être utilisé pour qualifier une arrivée abondante de personnes ou d’objets, impliquant lors du recueil de nombreux articles hors sujet. Afin de pallier cette difficulté, nous avons procédé par étapes.

Dans un premier temps, nous avons extrait à partir de la base de données d’euro presse 18 500 articles contenant une flexion du mot « inondé » et/ou « inondation » sur le périmètre de la presse quotidienne et francophone canadienne entre 2010 et 2021. Sur ce premier corpus, nous avons soustrait manuellement les articles constitués de revues de presse qui ne contiennent que quelques phrases sur notre sujet et apportent une multitude de thématiques hors sujet. Nous avons également identifié et enlevé les articles utilisant le ou les mots de la requête, mais hors contexte hydrologique, comme « le standard était inondé d’appels », ou « il y a eu une inondation de patient au service d’urgence ». Le corpus final est constitué de 9726 articles, pour lesquels nous avons identifié l’année de parution. Les caractéristiques de ce corpus sont les suivantes :

Nombre de formes : 79 757

Nombre d’occurrences : 4 714 938

Nombre d’hapax : 28 092

Afin de traiter ce corpus dans son ensemble et de mettre à jour son évolution thématique, nous avons employé les méthodes issues de la statistique textuelle. L’analyse par classification hiérarchique descendante (CHD) de type Reinert (1993) proposée dans le logiciel IRaMuTeQ (Ratinaud, 2014a) nous a permis d’accéder au corpus par extrait thématique. En effet, cette méthode permet de regrouper les passages d’articles par proximité lexicale. Après avoir scindé les articles en segment de texte (ST) (plus ou moins une phrase et demie), l’algorithme compare le lexique présent dans chaque ST, ainsi que celui qui en est absent, afin de définir des groupes de verbatims homogènes au regard du reste du corpus1. Ces ensembles forment des classes de discours, qui seront illustrées par le vocabulaire surreprésenté. Cette méthode a été éprouvée à de nombreuses reprises en sciences humaines et sociales, elle permet de mettre en évidence « une dimension d’organisation du texte qui mémorise ses conditions de production » (Reinert, 1993 : 9). L’analyse du corpus faite à partir de ces « mondes lexicaux » va nous permettre d’étudier le contenu des articles par thématiques abordées, tout en permettant la comparaison statistique de la distribution de leurs fréquences dans la période étudiée.

Ce travail concerne donc un vaste ensemble d’articles, auxquels nous accéderons par la distribution du lexique. Ces outils, en sectionnant les discours, ont déjà fait leurs preuves pour l’étude thématique, mais ils rendent plus complexe l’étude du genre journalistique. En effet, les segments sont de taille homogène, quelle que soit la taille de l’article. Ainsi les articles de fond ou les faits divers sont difficilement identifiables durant les analyses, nous nous sommes donc focalisés sur l’évolution des thématiques.

Résultats

Nous avons effectué sur le corpus une CHD qui a permis d’identifier 5 thématiques structurantes dans l’ensemble du corpus. Ce traitement statistique classe 95,55 % du corpus, soit 118 319 segments de textes), le résultat est schématisé dans l’illustration 1. Ce dendrogramme est constitué (en partant du haut de l’illustration) de la structure de la classification, qui reprend dans une arborescence la proximité des classes de discours. Les blocs de couleurs correspondent à la quantité de ST contenus dans chaque classe, il est étiqueté en pourcentage de segments classés. Enfin la liste de mot illustrant chaque classe correspond aux mots les plus représentatifs2 de cette dernière, classés par ordre de corrélation décroissant.

Figure 1. Dendrogramme de la CHD


Notre corpus se décompose en 5 grandes thématiques traitant des causes des inondations avec les phénomènes météorologiques extrêmes (classe 2) et les phénomènes hydrologiques (classe 1), puis des témoignages des personnes (classe 5), et enfin les sujets plus globaux : le réchauffement climatique (classe 3) et la politique (classe 4). Ces grandes thématiques ne se répartissent pas de façon homogène dans la période de notre corpus. Ainsi, le graphique présenté en illustration 2, ci-dessous, nous permet une étude temporelle de cette classification (Ratinaud, 2014b).

Ce graphique reprend en ligne la structure du dendrogramme et en colonne les années de notre corpus. La largeur des lignes est proportionnelle à la quantité de ST contenus dans les classes, et la largeur des colonnes suit la quantité d’articles parus sur ces années. Enfin, les cellules du tableau sont colorées lorsqu’une année est surreprésentée dans une classe.

La lecture du graphique nous montre trois temporalités de discours, la thématique sur les événements extrêmes apparaît en alternance avec le récit des phénomènes hydrologiques, mais semble assurément subir une réduction à partir de 2017. Les témoignages et récits de vies sont surreprésentés dans le milieu de notre temporalité (2012 à 2017). Enfin, les sujets macroscopiques apparaissent significativement en fin de période à partir de 2018 pour le réchauffement climatique et 2019 pour les aspects gouvernementaux. Nous aborderons la description de ces récits dans cet ordre temporel.

Figure 2. Graphe chronologique de la CHD


Temps 1 : la description des faits

Ce discours composé des classes 1 et 2 représente plus de 36 % des productions. Les premiers éléments à être identifiés portent sur la description des inondations, l’alternance se fait entre des événements violents comme les ouragans et tempêtes (classe 2), et les questions de montées des eaux (classe 1). La première observation de ces verbatims est un lexique distinctif orienté sur les localités où se déroulent les faits, les plans ou cours d’eau qui sont nommés, ainsi que le nom des tempêtes ou ouragan. Nous pouvons y voir une description quotidienne, où l’on communique la progression d’une tempête, ou l’évolution d’un niveau d’eau. Cette partie du discours ne porte que peu de variations d’argumentaires sur la durée du corpus. Par exemple, les adjectifs et noms relevant de la notion d’exception ne montrent aucune corrélation avec l’année d’édition dans cette classe3. En effet, le calcul du lexique distinctif à chaque année sur cette thématique nous montre que ce sont les lieux des événements qui varient, alors que la mise en récit reste sur un même registre sémantique, dans les descriptions et qualifications. Pour illustrer cela, la formule « niveau historique » apparaît pour chaque année de notre corpus. Cette formulation est ici élevée au rang de témoin, marquant objectivement un dépassement de seuil relevé et archivé, comme en témoignent les extraits suivants :

Segment de 2011

Le niveau d’eau de la rivière Richelieu, qui a connu une hausse d’environ cinq centimètres hier matin, est maintenant à son plus haut depuis 150 ans. (Le Journal de Québec, 02.05.2011)

Segment de 2016

Des avis d’évacuation ont été transmis pour plusieurs villes longeant des rivières ou des fleuves qui pourraient déborder. Certains cours d’eau devraient atteindre un niveau historique vendredi, six jours après le passage de l’ouragan Matthew. (La Presse canadienne, 10.10.2016)

Segment de 2018

Voici le bulletin de 15 heures 30. La Presse canadienne MONTRÉAL – N-B – INONDATIONS Inondations au Nouveau-Brunswick : l’eau du fleuve Saint-Jean continue de monter, alors que les niveaux atteignent déjà des seuils historiques. (La Presse canadienne, 06.05.2018)

Figure 2. Graphe chronologique de la CHD

Temps 2 : les témoignages et la mise en avant des acteurs de terrain

Aux descriptions des faits, basés sur une narration synchrone avec les événements, s’ajoutent des récits rapportés de personnes. Constituant la classe 5 et représentant 26 % du corpus, ils mélangent des interviews de touristes de retour « après les inondations », aux témoignages de personnes ayant connu un lieu avant sa destruction. Mais une part de ces témoignages porte sur les personnes ou acteurs impliqués dans les inondations. Centrés sur les problèmes, actions ou revendications des acteurs, nous retrouvons une dynamique de structuration en problème social (Hilgartner et Bosk, 1988). Nous pouvons identifier la mise en scène de plusieurs types d’acteurs, les faits étant pris en compte sous l’angle des répercussions sur la population, ou des collectivités. Les cercles sociaux sont décrits en premier plan par la cellule familiale, ou l’on commentera les façons de « survivre », d’aménager un abri, dans une partie non atteinte par l’inondation. La question de la solidarité est aussi soulevée, mais sur une échelle individuelle, comme les collectifs de bénévoles rassemblés pour les grands nettoyages. Les représentants politiques présents dans cette partie sont sur un périmètre local (maire par exemple), et sont décrits dans leurs actions d’urgence parfois de « bricolages » palliant un manque de soutien des organismes provinciaux ou fédéraux, devant eux-mêmes hiérarchiser les crises.

Temps 3 : le changement climatique

Cette partie du discours (classe 3) représente 12,5 %, elle est surreprésentée une première fois en 2015, année qui coïncide avec la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques se tenant à Paris, puis elle sera également corrélée aux 4 dernières années du corpus. Si les statistiques textuelles nous montrent des surreprésentations entre année et thématiques, les autres périodes ne sont pas exemptes de ce sujet. En effet, bien qu’en plus petite quantité, le début du corpus contient des éléments sur le réchauffement climatique et au-delà de l’aspect quantitatif, la lecture de ces derniers nous montre des contenus ne portant pas sur les mêmes enjeux en fonction de la période.

De 2010 à 2014, le sujet climatique n’est donc pas particulièrement mis en avant dans les discours sur les inondations et, lorsqu’il s’exprime, il s’oriente sur une définition du problème et ses répercussions politico-économiques. Cela correspond à une construction des « représentations du monde scientifique et de ses relations avec la politique et la société » (Moirand, 2000 : 2). En effet, sur cette période, le concept de réchauffement climatique est défini par la reprise des expressions « changement climatique », ou « réchauffement climatique », « gaz à effet de serre », qui représentent une part restreinte du concept, mais qui sont repris inlassablement dans le discours. À ces nominations du phénomène s’ajoutent des arguments sur les coûts économiques qu’engendre ou engendrera cet état de fait. La lecture attentive des articles complets contenant les segments de textes présents dans ces classes de discours nous a amenés à identifier plusieurs types discursifs. Une première approche est basée sur des articles exposant la dégradation future d’un environnement prédit par des comités d’experts. Dans ces productions, les inondations sont une des menaces des scénarios, nous citerons en exemples les extraits d’articles suivants.

Segment de 2010

New York sauvé des eaux

Des projets titanesques pour transformer la Grosse Pomme en ville amphibie Isabelle Paré. D’ici 100 ans, New York, ce monstre de béton, pourrait devenir une sorte de Venise en terre d’Amérique. […] Ce scénario de fin du monde est basé sur les prévisions dévoilées l’an dernier par le Groupe de travail sur l’adaptation aux changements climatiques de New York (NYCPCC) […] Les rues et trottoirs de Manhattan y sont transformés en éponges capables d’absorber les eaux lors des inondations éclair (flash flood) dues aux tempêtes. (Le Devoir, 09.04.2010)

Segment de 2010

Changements climatiques – Sérieux dégâts en vue dans toutes les régions du Québec

Les dégâts importants causés aux infrastructures du Québec par les changements climatiques vont toucher toutes les régions du Québec en plus d’influer sur plusieurs activités économiques […] Tel est le bilan global dressé par le Centre Ouranos sur les impacts prévisibles des changements climatiques au Québec […] ans les deux cas, en effet, des périodes de sécheresses extrêmes, des pluies diluviennes et des inondations prolongées, l’arrivée de champignons et d’insectes ravageurs avec une augmentation des incendies de forêt vont neutraliser une bonne partie des gains prévus. (Le Devoir, 21.06.2010)

Il convient de noter qu’au début des années 2010, le réchauffement climatique se voit comme un événement futur. En effet, les inondations de cette période ne sont que peu contextualisées par cette situation. Parfois, ils nient l’implication d’un réchauffement actuel dans le sinistre, mais la question climatique est présentée comme un effet accélérateur pour l’avenir. Si la description des faits reposait sur le passé (comparaison aux seuils historiques), la notion de réchauffement climatique, elle, se base sur le futur.

Sur l’aspect économique, cette période est constituée par la mise en relation du changement climatique avec la production et le prix des énergies fossiles. Nous observons ici un discours articulant les arguments de coût économique (raréfaction du pétrole) et les arguments écologiques (baisse des gaz à effet de serre).

La seconde partie du corpus de 2015 à 2021 voit l’évolution des discours sur le changement climatique. Les rapports du GIEC se succédant, ils montrent un réchauffement déjà actif et l’accentuation des inondations comme des sécheresses se contextualisent non plus comme des événements exceptionnels, mais comme les prémices d’un avenir aux phénomènes météorologiques plus intenses. Le discours économique confirme ces tendances, là où les coûts du réchauffement climatique étaient exclusivement vus comme pronostic futur, il s’installe peu à peu comme indicateur permettant de comparer l’évolution des différentes années.

La dernière partie de la période est marquée par la présence de témoignages de chercheurs. Leurs discours portent sur de nombreuses disciplines qui n’interviennent plus dans une optique explicative du phénomène, mais privilégient un discours sur les répercussions du réchauffement climatique. Dans la multitude de domaines évoqués, nous noterons la géographie, l’hydrologie, l’agronomie, la santé, la gestion, mais la discipline qui par ses interventions montre un tournant dans le discours est l’urbanisme. Porté par les instituts de recherches et observatoires sur la vulnérabilité des villes, il est question sur les années 2019 à 2021 de résilience urbaine. Les inondations et le réchauffement climatique sont devenus une certitude, et dans cette période les travaux scientifiques médiatisés portent sur l’adaptation des villes aux futurs événements. Vues comme un système complet, les unités urbaines devront donc évoluer pour relever les enjeux de résilience que représente l’absorption des perturbations causées par les inondations permettant le maintien d’un fonctionnement minimal en mode dégrader et l’optimisation du temps de retour à la normale (Toubin, Lhomme et al., 2012).

Temps 4 : l’action politique

La dernière classe de discours porte sur l’action politique. Elle représente près de 24 % du corpus et est surreprésentée sur les dernières années, en accord avec les modèles étudiant les problèmes publics (Neveu, 1999). Comme pour le changement climatique, cette corrélation temporelle est jumelée à une variation de contenu du discours entre le début et la fin de la période étudiée.

Sur les années 2010 à 2014, non seulement le discours sur les actions politiques est sous-représenté, mais les éléments s’y trouvant gravitent sur les actions de gestion de crise exercées par les représentants politiques (municipal, provincial, fédéral). Pour chaque inondation remontent les verbatims portant les demandes et/ou accords d’aide à destination des collectivités ou des sinistrés ainsi que les moyens matériels ou humains mis en place. Cette typologie de discours reste stable sur l’ensemble de la période, où elle garde un même registre discursif de 2010 à 2021. En effet, à l’image des classes 1 et 2 portant sur les descriptions des événements sur un schéma très stable, ici nous assistons à la description des actions publiques sur ce qui apparaît comme une routine de fonctionnement. Articulé entre demandes d’aide de l’armée, déplacements de la population, recherches de financement et distributions de subventions, cet ensemble de segments de texte ne varie que par les noms des acteurs, évoluant au fil des années et des localités.

Le discours, porté plus spécifiquement à partir de 2019, correspond à un changement de politique d’urbanisme concernant les zones inondables (ZI). Au Québec, il est interdit de construire sur ces terrains depuis 2005. Cependant, ce sont les municipalités qui statuent sur les règles d’aménagement et donc de permission de construire, et sous la pression économique du secteur immobilier et des taxes que représentent les habitations, l’identification des zones inondables est soumise à plusieurs variations. Nous retrouvons donc dans notre corpus des articles remettant en question les stratégies municipales sur l’élaboration des cartes d’urbanisme, qui vers le milieu de la période consistent à modifier les secteurs en fonction des aménagements faits sur les cours d’eau. Ainsi, des projets immobiliers sont validés en zones inondables, prévoyant le changement de catégorie lorsque les aménagements (digue, remblais, etc.) seront exécutés. Ces politiques bénéficient d’un traitement médiatique mêlant les opposants aux projets qui dénoncent les risques pris, et les explications techniques des élus, justifiant ces choix.

Segment de 2019

Pourquoi des municipalités autorisent-elles la construction dans des zones inondables ? Nous connaissons tous la réponse : parce que ces terrains sont bon marché et que les immeubles qui y sont bâtis augmentent les revenus des villes. Les élus municipaux ferment donc les yeux. (Le Journal de Montréal, 29.04.2019)

Segment de 2019

Les deux élus ne semblent pas non plus être sur la même longueur d’onde en ce qui a trait à une solution à plus long terme pour éviter les inondations à répétition. Le maire de la municipalité de quelque 285 000 habitants estime que les autorités doivent envisager l’idée d’isoler certains quartiers à l’aide de digues au lieu d’inciter les gens à partir. C’est ce qu’ont fait certaines villes européennes, a plaidé le maire. (Le Journal de Québec, 23.04.2019)

Segment 2019

Ailleurs, dans le monde, on ne laisserait pas les municipalités, qui sont juges et parties, décider où on peut se construire en zone inondable. Ici, pour des raisons politiques, on reconstruira une digue à Sainte-Marthe-sur-le-Lac et on y autorise la réfection des résidences lourdement endommagées, mais on y interdit les nouvelles constructions, selon une logique qui échappe à tout le monde, à commencer par les trois ministres. (Le Devoir, 20.06.2022)

Les décisions concernant les zones inondables sont également impactées par des directives fédérales ou provinciales. Sur ces points, les articles mettent aussi en discours les individus, en décrivant les situations de propriétaires qui voient leur bien qualifié d’inondable par la mise à jour des connaissances en hydrométrie.

La dernière partie du discours se concentre sur la question des indemnisations des sinistrés. Les constructions faites avant 2005 conservent un droit acquis et peuvent donc encore être habitées. À ces dernières, s’ajoutent des habitations construites après 2005 sur des terrains pensés à tort hors de portée des eaux. L’ensemble de ces bâtiments ne pouvant être assurés, ce sont les collectivités qui assurent les indemnisations. Nous retrouvons donc une partie du discours décrivant les accords et les démarches qui suivront les crues. Mais la plus grande partie sur ce sujet est centrée sur les changements de règle de calcul des indemnisations mises en place par la province du Québec en 2019 (Boudreault et Bourdeau-Brien, 2020). À la suite des nombreuses inondations de la décennie 2010, le Québec a voté la mise en place d’un plafond « à vie » concernant la reconstruction des maisons inondées. Ce nouveau barème implique la fin des remboursements pour les biens subissant plusieurs inondations. Afin de compenser cette limitation, il est proposé des subventions supplémentaires pour l’installation des habitants concernés sur d’autres zones urbaines non inondables. Cette décision publique marque un changement de posture dans la façon de penser la ville. Ici, il n’est plus question de maîtriser les inondations, mais repenser l’implantation d’une partie de la ville pour moins les subir.

Conclusion

Nous avons voulu analyser les discours de la presse canadienne francophone concernant les inondations sur la dernière décennie, afin d’étudier comment la pression du changement climatique se transpose dans les récits journalistiques. Alors que durant cette décennie, les crues se sont renouvelées dans différentes régions du pays, l’étude lexicométrique nous a permis de mettre à jour 5 thématiques qui se distinguent dans leurs répartitions temporelles. Nous avons observé des discours stables au fil des ans, portant sur la description objective des événements et des actions mises en place par les acteurs politiques pour gérer les inondations, ainsi que leurs répercussions.

La fin de la période voit apparaître de façon plus prononcée la réalité du changement climatique et de ces expressions sur les inondations canadiennes. Mais ce sont sur les années 2020 et 2021 que les discours vont se différencier en prenant une orientation réflexive, agrémentée de discours de scientifiques, sur la vulnérabilité des villes et des politiques d’urbanisme, marquant ainsi la nécessité de modifier la conception des villes.

Enfin, ces inondations récurrentes s’inscrivent dans un volet de problématisation politique, qui amènera la province du Québec à orienter une nouvelle logistique des plans d’urbanisme, en plafonnant les indemnités de reconstruction des bâtiments multi-inondés.

Ce travail exploratoire nous a permis de retrouver les différentes étapes de la construction des problèmes publics. La temporalité choisie implique une médiatisation des événements déjà routinière en début de corpus. Cependant, la récurrence ainsi que la force des crues orientent le débat public vers un questionnement sur les choix qui ont amené tant de personnes à vivre et revivre l’inondation de leur habitat. Nous observons également que le discours sur le changement climatique n’apparaît en lien direct avec les inondations qu’après 2015. Il permet alors de contextualiser la situation et mettre à jour un nouvel objectif de résilience face aux changements et à leurs accélérations. Ces éléments seront repris dans les politiques d’urbanisme qui au début de notre corpus se focalisaient sur la retenue artificielle des inondations alors qu’en fin de période le changement d’orientation se fait sur une quête de replanification urbaine éloignant les habitations des zones inondables.

Les résultats de cette recherche montrent comment les inondations, comme sujet médiatique, reflètent l’évolution des enjeux environnementaux dans la gestion urbaine, mais également dans le travail journalistique. Le récit collectif que la presse produit prend au fil du temps, de l’évolution des connaissances et des enjeux publics, une orientation globale qui amène la gestion de crise dans une dimension plus globale et sur un temps long, répondant aux enjeux futurs. 

Lucie Loubere est post-doctorante à l’Université de Moncton, Sylvia Kasparian est professeure
et directrice du Laboratoire d’analyse de données textuelles à l’Université de Moncton,
Fahim Ashkar est professeur titulaire à l’Université de Moncton.




Notes

1

Le traitement statistique opéré ici consiste en une analyse factorielle par bi-partition sur un tableau lexical reprenant la présence et l’absence des 5000 formes les plus fréquentes limitées aux verbes, noms, adjectifs, adverbes et réduits à leur lemme (infinitif pour les verbes et masculin singulier pour les autres catégories grammaticales).



2

Au sens statistique du terme, les mots sont classés par ordre décroissant de corrélation entre présence de la forme et présence dans la classe (calcul de chi2).



3

Testé sur les mots « important », « d’avantage », « historique », « considérable » ; Test de chi<3, p>.05.






Références

Bihay, T., F. Chemerik et S. Rouquette (2022). Le risque argileux : un problème sans controverses ? ESSACHESS – Journal for Communication Studies, 15(1(29), 179-204.

Boudreault, M. et M. Bourdeau-Brien (2020). Limite à vie sur les inondations successives : vers un nouveau pacte social ? Assurances et gestion des risques/Insurance and Risk Management, 87(1-2), 1-32.

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Référence de publication (ISO 690) : LOUBERE, Lucie, KASPARIAN, Sylvia, et ASHKAR, Fahim. De l’inondation du siècle à la résilience urbaine : les discours de la presse canadienne francophone sur les inondations de 2010 à 2021. Les Cahiers du journalisme - Recherches, 2024, vol. 2, n°11, p. R105-R116.
DOI:10.31188/CaJsm.2(11).2024.R105


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