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2nd semestre 2024

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Les « pesticides tueurs d’abeilles » dans la presse écrite : évolution des formes de médiatisation d’une controverse

Nataly Botero, Université Paris-Panthéon-Assas
François Allard-Huver, Université de Lorraine

Résumé

L’objectif de cette étude est d’observer l’évolution des formes de médiatisation et des choix journalistiques opérés au sujet de l’usage des néonicotinoïdes. Ces choix aboutissent souvent à une mise en opposition entre les différentes formes du vivant (plantes vs animaux) et des filières de production (apiculteurs vs producteurs de betteraves), à un traitement sous l’angle de la controverse et à une dramatisation des polémiques, miroir de l’évolution narrative des controverses. Le matériau empirique analysé concerne la presse écrite nationale, régionale et en ligne, entre 2015 et 2021, avec un focus sur la controverse déclenchée par la réautorisation des néonicotinoïdes en 2020. L’approche adoptée est celle d’une analyse discursive et narrative, attentive à la matérialité langagière et aux formes de convergence et de divergence caractérisant la construction médiatique de cette controverse.

Abstract

The objective of this study is to observe the evolution of media forms and journalistic choices made about the use of neonicotinoids. These choices often lead to an opposition between the different forms of life (plants vs. animals) and the production sectors (beekeepers vs. beet producers), to a treatment from the angle of controversy and a dramatization of polemics, mirror of the narrative evolution of controversies. The empirical material analysed concerns the national, regional and online print media between 2015 and 2021, with a focus on the controversy triggered by the reauthorization of neonicotinoids in 2020. The approach adopted is that of a discursive and narrative analysis, attentive to the linguistic materiality and the forms of convergence and divergence characterizing the media construction of this controversy.

DOI : 10.31188/CaJsm.2(11).2024.R117





P

armi les problématiques écologiques les plus pressantes, celle de l’érosion de la biodiversité et de ce qui est convenu d’appeler « la sixième extinction de masse » commencent à prendre une place importance dans les médias d’information. Le déclin du vivant a fait l’objet d’études approfondies depuis les années 1960, dont l’emblématique ouvrage Silent Spring de Rachel Carson, consacré aux atteintes causées par l’usage des pesticides de synthèse sur les oiseaux et les insectes (Carson, 2002). La mobilisation générée grâce à cette publication a abouti à l’interdiction du DDT, à la régulation des épandages aériens et à la création de l’Environmental Protection Agency aux États-Unis. Parmi les animaux les plus représentatifs de cette extinction de masse dans l’imaginaire populaire, on retrouve bien souvent l’abeille : « Si l’abeille venait à disparaître, l’homme n’aurait plus que quatre années à vivre ». Attribuée à Albert Einstein, cette formule apocryphe circule sur les réseaux depuis de nombreuses années bien que son authenticité n’ait jamais pu être prouvée (Reeves, 2008). Pour autant, elle est utilisée pour alerter l’opinion du danger qui pèse sur l’abeille et les pollinisateurs tout comme leur service écosystémique crucial pour l’agriculture et l’environnement en général.

L’interdiction de certains pesticides a poussé l’industrie agrochimique à en développer d’autres. Ainsi, une nouvelle génération de produits a été mise sur le marché dans les années 1990 : les néonicotinoïdes (NNI), insecticides et acaricides utilisés en enrobage des semences de manière préventive. Dérivés de la nicotine, ceux-ci comprennent une dizaine de molécules : acétamipride, clothianidine, dinotéfurane, imidaclopride, nitenpyrame, thiaclopride, thiaméthoxame, etc. Leur action toxique pour le système nerveux des insectes est dite systémique, car elles pénètrent l’intégralité des tissus de la plante, de la racine jusqu’au pollen, la rendant nocive tout au long de sa vie. Les premières alertes sur le déclin des pollinisateurs ont été données par des apiculteurs, mais ces formes de connaissance informelle et locale ont été négligées par les pouvoirs publics car jugées non légitimes (Kleinman et Suryanarayanan, 2013). Par la suite, biologistes et écologues ont formalisé ce type de savoir à travers le concept de « syndrome d’effondrement des colonies » (vanEngelsdorp, Evans et al., 2009), dû à la fois aux pressions subies par les maladies et parasites qu’au développement de l’agriculture industrielle et à l’usage intensif de pesticides. Le rôle critique des insecticides agricoles dans la disparition des pollinisateurs, et tout particulièrement des néonicotinoïdes, est désormais largement démontré (Biesmeijer, Roberts et al., 2006 ; Henry, Béguin et al., 2012 ; Rortais, Arnold et al., 2005).

Dans ce contexte, l’objectif de cette étude est d’observer l’évolution des formes de médiatisation et des choix journalistiques opérés au sujet de l’usage des néonicotinoïdes. Ces choix aboutissent souvent à une mise en opposition entre les différentes formes du vivant (plantes vs animaux), à un traitement sous l’angle de la controverse (Allard-Huver, 2021b) et à une dramatisation des polémiques, miroir de l’évolution narrative des controverses (Quet, 2015). Ces points traduisent les évolutions des pratiques journalistiques sur l’environnement (Comby, 2009 ; 2015a), l’état des représentations de questionnements publics sur l’environnement (Botero, 2021b) tout comme des mécanismes plus anciens liés à la circulation de certaines formules dans l’espace médiatique et public (Krieg-Planque, 2009 ; 2010). Nous scrutons ainsi la mise à l’agenda médiatique du déclin des abeilles et des pollinisateurs à partir de 2015, en nous intéressant tout particulièrement aux stratégies discursives et narratives qui accompagnent la polémique autour de l’interdiction puis de la réautorisation des NNI. La nature du corpus invite à déployer une double analyse, qui s’entremêle : d’une part, l’articulation entre matérialité textuelle et dispositif d’énonciation médiatique (discours) ; et d’autre part, la manière dont les événements sont racontés, avec leurs mises en intrigue, la construction différentielle des actants et leurs quêtes (narration). Comment s’opère la mise en récit médiatique sortant cette catégorie d’insecticides de la sphère strictement agricole ? Quels ressorts discursifs sont mobilisés et quelles tensions/focalisations émergent dans le traitement déployé par la presse écrite ?

Pour répondre à ces questions, trois corpus de presse ont été analysés : la presse quotidienne nationale (Le Monde, Libération, Le Figaro), la presse régionale (Sud-Ouest, Ouest-France, La Nouvelle République, etc.) et d’autres formats d’ouverture journalistique, comme des pure players (Les Jours, Le Vert Média, The Conversation). Ce matériau permet d’explorer des formes d’éditorialisation multiples : la circulation de la formule « pesticides tueurs d’abeilles », réinjectant de la conflictualité ; ainsi que les modalités émergentes de la parole journalistique, participant au renouvellement de l’auctorialité médiatique (Ringoot, 2015). La période analysée va de janvier 2015 (année d’apparition de la formule en une dans la presse nationale) à décembre 2021, avec un focus sur la controverse déclenchée par la réautorisation des NNI en 2020.

Nous reviendrons dans une première partie sur la question de la médiatisation des controverses environnementales et plus particulièrement sur celles liées aux pesticides. Puis, dans une deuxième partie, nous observerons comment la question des NNI et la circulation de la formule « tueurs d’abeilles » dans les presses nationales et régionales mettent à jour la controverse. Nous considérons ensuite si des formats émergents du journalisme (pure players) contribuent à la circulation d’une information d’un cadrage différent. L’enjeu de ce travail est donc double : montrer les processus par lesquels des objets environnementaux – ici, les abeilles et les pesticides – cristallisent l’attention médiatique et la sphère publique (Pascual Espuny, 2017) tout comme expliciter en quoi ce travail traduit des adaptations et des évolutions des formes médiatiques face aux questions environnementales.

Controverses environnementales et pesticides

En tant que ligne directrice de cette analyse, nous entendons la controverse au sens « d’une dispute (ou un conflit) qui performe le monde dans lequel elle s’inscrit. Elle provoque la création de nouveaux groupes d’acteurs, conduit à la production de nouveaux savoirs, modifie les règles et normes » (Méadel, 2018: 248). Les controverses environnementales, en particulier, convoquent « plusieurs logiques et plusieurs rhétoriques renvoyant à plusieurs principes de légitimité : un objet politique, scientifique, éthique, économique et même esthétique » (Jeanneret, D’Almeida et al., 2005) auxquelles s’ajoutent des enjeux médiatiques et de reconfiguration de l’opinion publique en général (Libaert, 2020). D’un point de vue médiatique et journalistique, plusieurs facteurs contribuent à la présence importante de contenus ayant trait aux controverses environnementales. On peut citer le travail important d’acteurs issus de la société civile qui, fortement engagés dans des luttes spécifiques, contribuent à la médiatisation des questions environnementales tant par souci d’information que par stratégie (Carlino et Stein, 2019). L’institutionnalisation dans les rédactions des thèmes liés à l’écologie, au sein desquels les controverses sont au premier plan, y contribue également (Comby, 2015a ; Mauger-Parat et Peliz, 2013).

Sur le plan institutionnel, le Grenelle de l’environnement mis en place sous la présidence de N. Sarkozy en 2008 a stipulé une réduction « de 50 % l’utilisation des produits phytopharmaceutiques dans un délai de 10 ans, si possible » (Ministère de l’Agriculture, 2020). Le groupe responsable du développement du programme Ecophyto était porteur de deux perspectives opposées : d’une part les acteurs favorables à une transformation structurelle des pratiques agricoles ; d’autre part ceux prônant la substitution des pesticides les plus dangereux (Aulagnier et Goulet, 2017). Cette controverse fondatrice s’est finalement soldée par l’échec de la première perspective et le report de l’échéance, fixée à 2025.

Par la suite, la Loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages a été votée en 2018 sous la présidence de F. Hollande, promulguant l’interdiction totale des NNI en 2020. La même année, l’Union Européenne a procédé à l’interdiction de trois molécules parmi les plus controversées : l’imidaclopride, le clothianidine et le thiamethoxam, grâce notamment aux alertes données par les scientifiques et les acteurs de la filière apicole sur l’impact négatif des néonicotinoïdes. Bien que la France ait ajouté le thiaclopride et l’acétamipride à cette liste, à l’été 2020, dans un contexte sanitaire et économique complexe pour la filière betteravière, la question d’une réautorisation temporaire s’est posée. La crise du « puceron vert » causant la jaunisse de la betterave a conduit les producteurs à exercer une forte pression sur le gouvernement de J. Castex pendant le premier mandat présidentiel d’E. Macron. Ce dernier fait alors le choix controversé de réautoriser pour trois ans la mise sur le marché de ces insecticides le 4 novembre 2020. Cette décision a entraîné une polémique et un regain d’attention médiatique autour de la figure emblématique des « abeilles », qu’il convient alors de « sauver ».

Les pesticides occupent ainsi une place particulière au cœur d’enjeux complexes allant de la reconfiguration des rapports à l’information et sa circulation dans la sphère publique (Allard-Huver, 2021b), au changement de régime discursif des controverses qui peuvent alors se transformer en véritables polémiques médiatiques (Allard-Huver, 2021a ; Amossy et Burger, 2011). Une forme de mise en abîme accompagne bien souvent les questionnements sur les pesticides, tant ils convoquent à leur tour des controverses de plus en plus complexes, cristallisant l’attention de l’opinion publique et conduisant les acteurs les plus divers (consommateurs, médecins, associations, médias, etc.) à y prendre position. Ce qui était à l’origine une controverse scientifique, dans le sillage de l’agronomie et des sciences du vivant, se déploie désormais dans un espace public élargi (Le Marec et Babou, 2015). La partie suivante s’intéresse à la manière dont la presse écrite s’empare de la controverse sur les NNI.

Médiatisation des néonicotinoïdes : mise en discours d’une controverse

La collecte des corpus de la presse quotidienne nationale (PQN) et régionale (PQR) a été réalisée à partir de la base des données Europresse. Le premier corpus comprend des articles du Monde, du Figaro et de Libération, recueilli à partir des mots clés « néonicotinoïde(s) » et « tueurs d’abeilles ». Cette requête a conduit à 188 articles publiés entre le 01.01.2015 et le 31.12.2021. Ils se répartissent à hauteur de 44 % pour Le Monde, 28 % pour Le Figaro et 28 % pour Libération. Le deuxième corpus porte spécifiquement sur la dérogation accordée à ces pesticides, scrutée à travers dix journaux de la PQR : La Voix du Nord, Sud-Ouest, Le Progrès, Presse Océan, Paris Normandie, Nouvelle République, Midi Libre, L’Indépendant, La Charente Libre et Le Bien Public. Les mêmes mots clés ont été utilisés durant la période allant du 01.07.2020 au 30.11.2020, aboutissant à 571 articles. Une répartition est majoritaire à l’ouest de la France, avec trois titres du Centre Ouest (Sud-Ouest, Ouest-France et La Nouvelle République), regroupant respectivement 20 %, 18 % et 12 % des articles (voir figure 1). Le tableau suivant récapitule la distribution des articles pour les journaux de la presse régionale et montre bien la prédominance des titres du Centre-Ouest et de l’Ouest ce qui peut paraître étonnant au vu de la concentration des cultures betteravières dans le Nord, l’Est et le Bassin Parisien (Véber, 2020) mais qui peut aussi s’expliquer par l’absence dans la base de données Europresse de certains titres majoritaires à l’Est de la France comme Le Républicain Lorrain ou les Dernières Nouvelles d’Alsace.

Figure 1. Répartition des articles publiés par titres de la presse quotidienne régionale


Le troisième et dernier corpus s’intéresse aux formats journalistiques émergents, en particulier les pure players The Conversation, Les Jours et Le Vert Média. Non indexés sur les bases des données, c’est à partir de leurs propres moteurs de recherche que nous avons recueillis 32 articles. Ces médias ayant été lancés en 2015, 2016 et 2020 respectivement, nous avons choisi d’explorer l’intégralité de leurs archives et de ne pas circonscrire à une période spécifique ce corpus. Il s’agit là également d’intégrer des articles qui peuvent par leurs formats ou la ligne éditoriale de leur titre, traiter la question des néonicotinoïdes et des abeilles sur le temps long de la controverse.

Qu’elle soit imprimée ou en ligne, nationale ou locale, la presse écrite constitue une scène d’apparition et de configuration (Arquembourg, 2016) pertinente à la compréhension des controverses environnementales contemporaines, rythmées par des acteurs se disputant la définition des problèmes et tentant d’imposer des discours d’autorité. Ce triple corpus permet d’examiner à la fois les territorialités, les moments de rupture, les figures et les acteurs clés de la controverse en question. Une analyse diachronique est effectuée pour la PQN qui, sur une période de six ans, présente un panorama global des principaux enjeux liés à l’usage des NNI (choix politiques, conflits et alliances entre acteurs, héros et victimes). Une analyse plus ponctuelle d’ordre synchronique est déployée pour la PQR, axée davantage sur la polémique autour de la dérogation des NNI (cultures ravagées par la jaunisse, difficultés de la filière betteravière, sauvegarde des emplois). Cette même perspective est mobilisée pour l’analyse des pure players, en mesure de faire émerger de nouveaux angles de traitement. Afin d’en percevoir les saillances discursives, nous présentons ci-dessous trois analyses successives de chaque type de presse, pour ensuite proposer une mise en perspective commune en conclusion.

« Néonics » et « pesticides tueurs d’abeilles » : opérateurs de polémicité dans la PQN

Le premier article attestant du lexème « néonicotinoïdes » a été publié Le Monde en 2007, alors que ceux du Figaro et Libération ont attendu début 2011. Libération est pourtant pionnier dans l’usage de la locution « insecticides tueurs d’abeilles », parue dans deux articles dès 2004, tout comme la mention de deux marques : Gaucho (imidaclopride) et Régent (fipronil). Tombée dans l’oubli jusqu’en 2011, cette locution est montée en une à partir de 2015 pour les trois titres étudiés, faisant preuve d’une cristallisation discursive et d’une visibilité médiatique accrue (Botero, 2021a). Le corpus de la PQN en compte 88 occurrences, majoritairement mobilisées par Le Monde et Libération (35 et 41 occurrences respectivement).

La distinction effectuée par Georges Kleiber (2012) entre dénomination et désignation est pertinente pour élucider les liens entre « néonicotinoïde » et « pesticides tueurs d’abeilles ». Selon cet auteur, la dénomination renvoie au nom donné à une entité par convention, alors que la désignation se fonde sur des informations descriptives permettant de connaître l’entité désignée selon le point de vue du locuteur. Ainsi, « néonicotinoïde » agit comme la dénomination officielle de cette famille d’insecticides, dont la consonance savante le rattache à l’univers scientifique. Sans connaissance préalable du contexte, impossible pour un auditoire de se faire une idée de la nature de l’objet et des enjeux que le lexème véhicule. L’expression « pesticides tueurs d’abeilles » devient alors la désignation qui s’est imposée dans le discours de la presse. Elle renseigne aussi bien sur l’action que sur le sujet qui la subit : la dysphorie l’emporte ainsi sur l’apparente neutralité scientifique véhiculée par la dénomination. En outre, la visée vulgarisatrice de cette expression permet à la presse écrite d’endosser un rôle pédagogique vis-à-vis de son lectorat.

Remarquons par ailleurs que dans le corpus de la PQN, l’usage de cette locution peut varier par l’utilisation des signes typographiques1 :

[1] Les sénateurs devraient donc se colleter avec l’épineuse question des insecticides tueurs d’abeilles, les désormais célèbres néonicotinoïdes – « néonics » pour les intimes. (Le Monde, 10.05.2016)

[2] Ce dossier est censé être tranché depuis l’adoption en août 2016 de la loi sur la biodiversité, qui prévoit l’interdiction de ces pesticides dits « tueurs d’abeilles » et dont l’impact sur notre santé inquiète de plus en plus. (Libération, 27.06.2017)

[3] Ces produits, considérés comme tueurs d’abeilles, seront bannis à compter du 1er janvier 2018. Des dérogations pourront toutefois être accordées aux agriculteurs, jusqu’au 1er juillet 2020. (Le Figaro, 22.07.2016)

Les verbes « dire » et « considérer » ainsi que l’emploi des italiques et l’encadrement par des guillemets sont la marque d’une modalisation autonymique, dans laquelle l’énonciateur attire l’attention du co-énonciateur sur un mot, en lui laissant le soin « de comprendre pourquoi il attire ainsi son attention » (Maingueneau, 2021 : 186). Les journaux étudiés mettent à distance cette locution en l’attribuant à un énonciateur tiers non spécifié, se gardant ainsi de la prendre en charge : l’éthos journalistique de neutralité est préservé. Dans l’exemple 1, l’autonymie se réalise à travers la troncation du lexème « néonicotinoïde », devenu « néonic ». Loin d’un usage hypocoristique (atténuation discursive) caractérisant l’apocope, cet exemple rend plus aisée la prononciation et la mémorisation du mot, tout en le faisant coïncider sur le plan phonétique avec l’insulte.

La locution « pesticides tueurs d’abeilles » revêt également une dimension formulaire, au sens de Krieg Planque (2009) : il s’agit d’un syntagme nominal court, stable au niveau formel, véhiculant des enjeux sociaux et comportant une dimension polémique. Le seul critère qui peut faire défaut est celui de la référence sociale généralisée, à savoir, le fait que tout le monde sache de quoi il s’agit. L’usage de cette formule témoigne d’un processus d’éditorialisation du traitement de la question :

[4] Ce n’est pas pour convaincre les parlementaires d’en finir avec ces « insecticides tueurs d’abeilles », comme les qualifient les ONG. Au contraire, le ministre [Le Foll] s’est adressé aux députés lundi […] pour les inciter à ne pas se prononcer en faveur d’une interdiction simple et totale. (Le Monde, 16.03.2016)

[5] « Les pesticides tueurs d’abeilles ne servent à rien, sont chers et ont des effets catastrophiques. » Interview du chercheur au CNRS Jean-Marc Bonmatin. (Libération, 01.03.2018)

[6] Le ministre de l’Agriculture, Stéphane Travert, vs le ministre de la Transition écologique, Nicolas Hulot. Un léger parasitage sur la question des pesticides tueurs de pucerons mais aussi, malheureusement, d’abeilles. (Le Figaro, 28.06.2017)

[7] Son chemin de croix vient des betteraves et d’un pesticide – le néonicotinoïde – destiné à tuer les pucerons porteurs du virus de la jaunisse virale… mais qui tue aussi les abeilles. (Le Figaro, 14.08.2020)

[8] « Personne n’est pro-néonicotinoïdes. » Grégory Besson-Moreau, rapporteur LREM du projet de loi pour réintroduire temporairement ces insecticides « tueurs d’abeilles » […] Le gouvernement, appuyé par le groupe LR, veut sauver une filière betterave en crise. (Le Figaro, 06.10.2020)

L’utilisation de cette formule rend compte de l’adoption d’un point de vue de défense des abeilles, car la possibilité leur est donnée de désigner les NNI autrement (« pesticides protecteurs des plantes » par exemple). Le Figaro met peu en avant cette locution (12 occurrences) et effectue un ciblage vers les pucerons, alors que les atteintes contre les abeilles sont données à lire comme un effet collatéral indésirable mais inéluctable. L’extrait 9 fait état d’un choix contraint, de l’impossibilité d’échapper à ces technologies, évacuant ainsi toute alternative.

Ces exemples montrent que la formule en question réinjecte de la conflictualité là où d’autres acteurs (industriels, institutionnels) s’attellent à élaborer un récit euphorique de l’usage des NNI, en axant leur discours sur la protection des plantes. Ils mobilisent très faiblement des termes à teneur conflictuelle comme « pesticide », « insecticide » ou « biocide », au profit de lexèmes davantage consensuels comme « phytosanitaire » ou « phytopharmaceutique2 ». C’est ainsi que la protection médicale des cultures est mise en avant, faisant souvent l’objet d’une apocope (« les phytos »). On ne parle plus que du végétal, en faisant l’impasse sur la dimension problématique, indésirable ou illégitime (Aulagnier et Goulet, 2017) de ces technologies.

Un tel figement discursif interroge : de quel type d’abeille parle-t-on, alors qu’il en existe plus de vingt mille espèces recensées ? La grande majorité a un comportement solitaire et seule une trentaine d’espèces produit du miel (Maire, 2020). L’abeille domestique (apis mellifera), apporte aux cultures occidentales des bénéfices directs (miel, cire, gelée) et indirects (pollinisation des plantes) depuis des milliers d’années. Le côtoiement ancien entre abeilles et êtres humains abreuve l’imaginaire occidental et a donné lieu à de nombreuses productions : récits littéraires, mythes, fables et contes populaires. Associée à des valeurs positives (Tavoillot et Tavoillot, 2017), l’abeille est un symbole fort, un signe plein qui nourrit de nombreuses thèses philosophiques (Histoire des animaux, Aristote) et politiques (symbole du Premier Empire). Peu d’insectes et d’invertébrés jouissent de la plus-value symbolique de l’abeille, laborieuse et pourvoyeuse de douceurs.

Cette attention particulière se manifeste dans l’usage quantitatif qui en est fait : l’hyponyme « abeille » compte 605 occurrences, loin devant les hyperonymes « insecte » et « pollinisateur » (276 et 278 occurrences). « Abeille » devient alors l’antonomase d’une multitude d’espèces qui ne sont même pas nommées :

[9] Les néonicotinoïdes, ces pesticides au nom si imprononçable qu’ils sont surnommés « néonics », tuent les abeilles et moult autres bestioles. (Libération, 10.05.2016)

[10] Malgré ce pas en avant, la survie des abeilles (au sens large, donc pas seulement les abeilles domestiques) est loin d’être assurée. (Libération, 09.11.2018)

La centration sur l’abeille rend aisée la mise en lumière le sort de l’apiculture, filière économique en souffrance. L’angle de traitement axé sur la perte d’un maillon de la biodiversité, de la valeur écosystémique d’un groupe d’espèces et son droit d’exister indépendamment des bénéfices que la société puisse en tirer est négligé :

[11] Plus d’une centaine de députés et sénateurs se sont mobilisés mardi pour les abeilles tricolores et la filière apicole, qui emploie 100 000 personnes mais dont la production a été divisée par trois entre 1995 et 2016. (Libération, 28.03.2018)

[12] « Économiquement, il a été calculé que la pollinisation des abeilles et autres insectes pollinisateurs générait mondialement chaque année près de 130 milliards d’euros d’activité », rappelle Robert Therry. (Le Figaro, 08.10.2021)

Tel qu’il est possible d’apprécier, les choix éditoriaux de la PQN se concentrent sur les acteurs et les enjeux au niveau national, avec un focus pour les décisions politiques et les problèmes économiques liés à l’interdiction des NNI. La partie suivante examine le traitement de la controverse à travers la PQR, en particulier à travers la dérogation accordée aux néonicotinoïdes.

La réautorisation des néonicotinoïdes : un traitement sous l’angle des mises en opposition

L’analyse comparative des publications de la PQN et de la PQN est particulièrement intéressante durant la période qui précède puis suit la réautorisation controversée des néonicotinoïdes. Elle met à jour un cadrage médiatique et des processus de narration d’une controverse environnementale centrés sur le registre agonistique.

À l’instar de ce qu’on retrouve dans le corpus de la PQN, l’abeille semble être le point d’entrée des considérations environnementales dans la controverse. En effet, si les pesticides interdits sont considérés négativement pour leurs impacts sur l’environnement et la biodiversité en général, l’analyse textuelle des occurrences via le logiciel AntConc permet de visualiser la prédominance du lexème « abeille » dans ce corpus (687 occurrences) proportionnellement est au 34e rang des termes les plus utilisés. De la même manière que dans le corpus de la PQN, elle s’affirme comme le principal animal concerné par la controverse environnementale, non seulement par rapport aux « pollinisateurs » (135 occurrences) et « insectes » (205 occurrences) mais également par rapport à d’autres catégories d’animaux également impactés comme les « oiseaux » (81 occurrences). Le lexème « néonicotinoïdes » revient pour sa part pas loin de 1304 fois dans le corpus PQR (27e rang). La formule « tueurs d’abeilles » qui a servi d’élément discriminant dans la constitution d’une partie du corpus, quant à elle, revient pas moins de 141 fois. S’il s’agit pour certains journalistes de reproduire là un qualificatif qui circule dans l’espace public du fait de l’action de nombreux groupes militants (Pollinis, France Nature Environnement, etc.) le fait que les néonicotinoïdes soient réputés, dits ou tout simplement qualifiés de « tueurs d’abeilles » revient à en faire une véritable « épithète homérique » de cette catégorie de pesticides. Cela confirme les éléments observés longitudinalement dans la PQN sur la focalisation concernant cette espèce particulière. Elle est devenue à la fois « héraut » de la lutte contre les pesticides et victime sacrificielle, tout comme les formules hyperboliques « hécatombe », « disparition » et « mortalité massive » en témoignent, renforçant sur même coup l’image négative des pesticides.

Plus encore, le cadrage négatif des néonicotinoïdes s’observe également dans l’analyse des cooccurrences et des champs lexicaux choisis pour parler des impacts environnementaux de ces derniers. Ainsi, on parle de l’« effondrement » ou du « déclin » des insectes pollinisateurs que les pesticides « déciment » et qui ont alors des « effets dramatiques sur les populations » d’oiseaux. Dès lors, les pesticides sont accusés par certains militants environnementaux interrogés d’« atteintes » et de « crime » contre la biodiversité, voire de « régression environnementale » ou « écologique ». Si les abeilles sont bien au centre de cette controverse, les articles analysés contribuent également à une montée en généralité des risques observés et contribuent à leur tour à la construction d’un problème environnemental global.

[13] Le retour des néonicotinoïdes est un crime contre la biodiversité. […]. Ces pesticides sont les plus toxiques jamais utilisés : depuis leur apparition au milieu des années 1990, le nombre des insectes volants a été réduit de 75 %. (L’Est Républicain, 04.10.2020)

[14] « Régression » « Principe de réalité » « Catastrophe pour la biodiversité !3 » Le ton est monté, mais les députés ont tranché. Ils ont adopté, hier après-midi (313 pour, 158 contre dont 32 voix LREM, un record !), les articles du projet de loi qui permettent la réintroduction temporaire des néonicotinoïdes. (Ouest France, 07.10.2020)

Nonobstant, l’analyse qualitative des articles met en avant des ressorts narratifs intéressants qui rejoignent des travaux précédents sur l’analyse des controverses (Quet, 2015) en particulier des formes qui construisent une « dramaturgie » de l’événement (Mercier, 2006) au travers de l’affrontement entre diverses catégories d’acteurs et d’êtres vivants. De prime abord, l’opposition entre une logique économique et une logique scientifique : d’un côté des intérêts catégoriels défendus par les acteurs du monde agricole – les « récoltes » et la « filière » qu’il faut sauver – de l’autre l’intérêt général de la sauvegarde d’espèces sentinelles dans une période d’extinction massive. Cette opposition prend alors un tour éthique où se pose la question de la « valeur » qu’on accorde à certaines catégories du vivant plutôt que d’autres. Ainsi, il faut choisir entre sauver des insectes jugés utiles (« auxiliaires ») et détruire ceux considérés comme ravageurs (« pucerons »), de même qu’il faut choisir entre sauver les plantes (« betteraves ») et potentiellement contribuer à la mort des abeilles. Ces choix narratologiques dans le cadrage des articles se traduisent également de manière esthétique entre les deux iconographies dominantes dans la presse régionale. Aux images de plants de betteraves jaunis se succèdent les images d’abeilles, vivantes ou mortes au pied des ruches. Parfois, c’est la juxtaposition des deux images qui est présentée comme dans l’article « Retour des néonicotinoïdes : la betterave ou l’abeille, qui sauver ? » publié par Le Parisien le 4 octobre 2020. Le titre est évocateur et traduit bien l’alternative construite tout au long du traitement médiatique de cette crise l’abeille ou la betterave, il faut choisir – qui sauver, qui perdre.

[15] Les cultures subissent actuellement une jaunisse virale, qui touche 35 % des betteraves à l’échelle nationale. En cause : les pucerons qui pullulent depuis l’interdiction, en septembre 2019, des néonicotinoïdes. (Ouest-France, 30.07.2020)

[16] Néonicotinoïdes : l’abeille ou la betterave, il faut choisir (Charente Libre, 23.09.2020)

Enfin, la crise culminant avec la réautorisation des NNI se traduit également par des conflits entre des catégories du monde agricoles qui s’opposent et qui semblent ne pas avoir les mêmes poids politiques. Les « apiculteurs » affrontent et échouent face aux « betteraviers » qui obtiennent la réintroduction des pesticides bannis. Cette lecture et cette construction politique d’un sujet lié à une controverse environnementale et scientifique se font également par la cristallisation des récits autour d’une figure politique, Barbara Pompili, dont le nom est cité 230 fois. Ancienne députée écologiste ayant porté l’interdiction des NNI au Parlement, devenue ministre de l’Écologie, elle autorise à nouveau la commercialisation pour trois ans de ces derniers. Elle est alors fustigée par une partie de la presse pour sa posture contradictoire, certains parlant même de « palinodie » pour qualifier son attitude. Ici, on retrouve un traitement sous l’angle politique d’une controverse scientifique et environnementale, caractéristique de choix éditoriaux dans la presse française sur les représentations de l’environnement et des sujets ayant trait aux controverses (Badouard, Mabi et al., 2015).

Formats d’ouverture journalistique : miroir ou bifurcation ?

Dans cette dernière partie, nous analysons 32 textes issus de trois titres de la presse native en ligne (Les Jours, The Conversation et Le Vert Media), dont la répartition est relativement homogène (11, 12 et 9 articles respectivement). Loin d’une prétention d’exhaustivité, nous proposons une illustration de la circulation de cette controverse à travers des formats journalistiques novateurs. En l’occurrence, Les Jours fait le choix de traiter l’actualité au travers d’un format sériel – chaque série étant appelée une « obsession ». Les articles sont autant d’épisodes qui permettent de développer une histoire sur un temps long, enrichis de multiples liens et documents complémentaires. The Conversation, quant à lui, a pour objectif de « donner accès aux savoirs des chercheurs et des universitaires pour éclairer le public » (The Conversation, s.d.). Il s’inscrit dans la lignée des médiations du savoir propre à la science ouverte (Mayeur, 2021), ses articles étant écrits par des chercheurs et revus par des journalistes professionnels. Enfin, Le Vert Média est le seul journal spécialisé dans l’actualité sur l’écologie de notre corpus. L’existence de ce pure player témoigne d’un intérêt et d’un engagement médiatique accru pour les questions d’écologie, comme en témoigne la rédaction de la charte « Pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique4 ». Les trois médias choisis revendiquent une indépendance journalistique qui se manifeste par l’absence d’actionnaires et de publicité.

Au sujet de la disparition des abeilles, Les Jours propose la série « Il faut sauver le soldat Maya », produite par la journaliste Cécile Cazenave. Les onze épisodes (publiés entre le 10 avril et le 21 septembre 2019) traitent tour à tour des pesticides, des services écosystémiques, du marché du miel ou encore de l’apiculture urbaine. Bien que le terme « néonicotinoïdes » ne revienne que 33 fois dans ces articles, deux d’entre eux y traitent directement : l’épisode 3 « Les néonicotinoïdes se sont fait l’abeille » et l’épisode 4 « Pesticides : Bruxelles butinée par les lobbies ». On retrouve dans le troisième épisode un cadrage scientifique de la controverse avec un retour sur les expérimentations des chercheurs ayant permis de prouver l’influence néfaste des pesticides. L’épisode 4 propose un cadrage davantage politique, notamment sur la lenteur de l’appareil communautaire européen à faire interdire les NNI malgré l’abondance des preuves scientifiques. On retrouve là des questions plus générales sur l’influence des lobbies et leurs tactiques de communication sur des sujets sensibles avec la volonté de rester maître du problème, d’en contrôler les arguments tout comme d’équiper le risque au bénéfice d’une certaine catégorie d’acteurs (Libaert et Allard-Huver, 2014). Les autres épisodes ne se concentrent pas directement sur la controverse en question mais contribuent à la complexifier, montrant à la fois le rôle d’autres « acteurs » responsables du déclin des abeilles comme le parasite varroa ou le frelon asiatique. À côté des acteurs classiques que sont les animaux (abeilles, varroa, guêpe), les apiculteurs ou les scientifiques, on retrouve d’autres acteurs personnifiés. Ainsi les pesticides sont qualifiés « d’ennemis invisibles », tout comme le réchauffement climatique de « Max la menace ». Cela permet d’inscrire la disparition des pollinisateurs dans des controverses plus larges pesant sur la santé et l’environnement. On note également la présence d’Arnaud Montebourg, « le président des ruches », qui endosse un rôle opposé à celui de B. Pompili dans la PQR.

Concernant The Conversation, parmi les douze articles extraits, cinq traitent directement la controverse des néonicotinoïdes. La question politique et économique revient comme un élément structurant du débat : dans l’article « Réintroduction des pesticides néonicotinoïdes : comment nos députés ont-ils voté et pourquoi ? » (février 2021), les chercheurs en sciences politiques Olivier Costa et Awenig Marié s’intéressent avant tout au poids des idéologies politiques et des lobbies dans le processus de réautorisation des produits interdits. Les origines géographiques des députés et la présence de betteraviers sont évaluées comme des facteurs déterminants dans la dérogation accordée. De même, dans le texte « Néonicotinoïdes, un débat qui réduit la nature à sa valeur financière » (juillet 2021), Marion Ligonie et Sarah Maire, chercheuses en contrôle de gestion et comptabilité, positionnent la controverse sous l’angle d’un affrontement entre logiques économiques où l’abeille n’est de nouveau vue qu’au travers des bénéfices financiers et écosystémiques qu’elle apporte. Dans les autres articles, les néonicotinoïdes et leur interdiction prennent peu à peu le rôle de controverse « témoin » : ils sont « convoqués » comme des tiers pour témoigner des conséquences des actions humaines sur l’environnement et la santé. On retrouve alors ici des phénomènes de cristallisation caractéristiques des controverses modernes et de leur médiatisation (Pascual Espuny, 2017) et qui traduisent des positionnements et des choix à même de connoter fortement la controverse et son traitement médiatique.

Enfin, les articles du Vert Média s’attèlent principalement à justifier l’interdiction des NNI non pas à travers les atteintes sur les abeilles, mais à travers leur toxicité pour l’ensemble du vivant. Cet élargissement de la focale contraste avec la fixation sur l’abeille caractérisant la plupart titres de presse analysés. A travers des liens hypertextes, ce pure player renvoie souvent aux analyses comportant des informations techniques pointues publiées par Le Monde et Libération, témoignant ainsi de la co-construction médiatique de la controverse. Ce corpus fait également la part belle à la parole des associations écologistes ou de défense des animaux (Union nationale de l’apiculture française, Pollinis, LPO, FNE, etc.). Le registre agonistique de confrontation et de dénonciation y est prépondérant, avec des petites phrases saillantes comme « dictature agrochimique » et « refus de baisser les bras ». La société civile et le mouvement associatif sont présentés comme volontaires et combatifs, si bien qu’une importance particulière est accordée aux recours juridiques et aux actions en justice ayant pour objectif de faire condamner l’État pour sa défaillance dans la protection de la biodiversité. Enfin, à rebours de l’angle de traitement proposé par Le Figaro, pour qui l’usage de ces insecticides serait une fatalité, plusieurs textes du Vert Média sont consacrés aux alternatives. N’étant plus question de défaillance technique, la controverse prend une coloration éminemment politique avec les nombreux acteurs impliqués dans la lutte pour l’interdiction des NNI.

Conclusion

Tel que nous avons pu mettre à jour dans ces analyses, les trois types de presse entretissent leurs discours et convergent sur la question majeure de la sauvegarde de l’abeille, emblème d’une biodiversité dont l’érosion porte atteinte à la biodiversité dans son ensemble et, in fine, à l’espèce humaine en général. Une telle décantation médiatique peut être éclairée à travers l’hypothèse de la prise en compte par les médias des concepts issus des sciences du vivant. C’est le cas de l’« espèce parapluie », à savoir une espèce dont la conservation protégerait un grand nombre d’espèces avec lesquelles elle coexiste (Roberge et Angelstam, 2004). Cette hypothèse est aussitôt infirmée lorsqu’on considère que n’importe quelle espèce d’invertébré pollinisateur pourrait endosser ce rôle. Le traitement du déclin des abeilles effectué par la presse écrite va de pair avec le chiffrage des services environnementaux qu’elle rend aux sociétés humaines, caractérisant une approche gestionnaire et administrative du vivant. Ainsi, la mise en visibilité de l’abeille semble avoir pour effet paradoxal d’éclipser la disparition globale des insectes, de la faune pollinisatrice (Foucart, 2019) et plus largement, de l’ensemble des espèces dont les services écosystémiques seraient négligeables sous cette perspective. Cet escamotage est révélateur d’un imaginaire anthropocentré à partir duquel le vivant est évalué, mesuré, protégé ou annihilé en fonction de ce qu’il apporte sur le plan économique. Un point qui reste à explorer, serait d’analyser si cet escamotage peut également s’avérer être la conséquence des choix faits par certains acteurs engagés dans la défense de l’environnement de mettre l’accent sur une espèce connotée positivement dans l’imaginaire des français (Tavoillot et Tavoillot, 2017) pour alerter sur le problème environnemental des pesticides en général.

Soulignons alors le rôle des pure players : doublement affranchis de la réputation de journal de référence que les titres de la presse nationale doivent entretenir, ainsi que des logiques territoriales de la presse régionale, ces médias jouissent d’une autonomie journalistique leur permettant de développer des angles d’éclairage inédits de la controverse. Les Jours, par exemple, s’attèle à rendre prégnante sa dimension narrative à travers l’exercice de feuilletonisation. Ce format médiatique sérialisé fait état d’un événement inachevé et toujours en attente de dénouement (Revaz, Pahud et al., 2009), la non-résolution appelant à poursuivre le récit. Cette tendance à la fictionnalisation ne semble pas incompatible avec un angle de traitement majoritairement scientifique, entremêlant récit et controverses. Les deux autres pure players se distinguent à la fois par un registre factuel et un cadrage politique, ce qui les rapproche des presses nationales et régionales. L’éthos universitaire de The Conversation et le processus particulier de rédaction conduisent à la production de contenus médiatiques où les chercheurs embrassent la complexité de la vulgarisation scientifique, à l’heure d’une médiatisation accrue des informations scientifiques (Boukacem-Zeghmouri et Rodríguez Bravo, 2019). Alors que les textes de ce journal se concentrent sur les logiques des institutions (jugées passives), les choix journalistiques du Vert Média mettent en valeur les logiques des associations et de la société civile (jugées actives). Il se distingue également par une interdiscursivité forte, avec une co-construction énonciative à la fois médiatique et militante.

Dans le cadre des différents corpus analysés, il s’avère que plus que les néonicotinoïdes, c’est bien l’abeille qui est devenue la « pierre d’achoppement » de la controverse entre plusieurs logiques propres aux objets environnementaux – économiques, scientifiques, éthiques, esthétiques voire politiques. Ainsi, la formule « tueur d’abeilles » revêt un caractère polémique et permet de désigner des animaux martyrs sacrifiés sur l’autel du développement agricole, tout en contribuant d’une certaine manière à réduire la biodiversité sous l’angle d’un rapport économique. En effet, dans les différents titres, l’attention ne semble parfois porter que sur les espèces contribuant aux services écosystémiques et nous invite à questionner des processus d’invisibilisation médiatique de nombreuses espèces animales au moment où la sixième extinction de masse devient un enjeu environnemental majeur. Animal totémique par excellence, les abeilles font l’objet d’une appréciation symbolique forte : parmi l’ensemble de la entomofaune, elles sont perçues comme ayant plus de valeur et bénéficient ainsi d’une attention particulière. Plus encore, la présence de figures humaines (agriculteurs, militants, apiculteurs, personnalités politiques), marque cette impossibilité des titres de la presse de se détacher d’un récit centré sur des « héros », des « victimes » et des « coupables ». On retrouve alors une forme de personnification nécessaire de la dramaturgie des récits comme si, à l’heure de l’anthropocène, il paraissait toujours difficile de se détacher des figures humaines pour traiter l’information sur les impacts environnementaux causés par l’humain. 

Nataly Botero est maître de conférences à l’Université Paris-Panthéon-Assas,
François Allard-Huver est maître de conférences à l’Université de Lorraine.




Notes

1

Nous ajoutons un moyen typographique supplémentaire, le gras, pour souligner des points importants dans les extraits.



2

Sans la prétention d’en faire un corpus parallèle, nous avons interrogé les sites internet de trois énonciateurs institutionnels à l’été 2022 : le ministère de l’Agriculture, Phyteis (ancienne Union Internationale pour la Protection des Plantes, fédérant les entreprises qui commercialisent des pesticides) et les Chambres d’agriculture de quatre régions betteravières (Hauts-de-France, Île-de-France, Normandie et Grand-Est). D’un point de vue quantitatif, le constat est sans appel : alors que les lexèmes « phytosanitaire » et « phytopharmaceutique » apparaissent dans 1433 résultats, « pesticide » en compte 295 et « biocide » seulement 15.



3

En gras dans le texte.



4

Le lancement aura lieu à l’automne 2022, de nombreux médias généralistes et spécialisés dans les questions écologiques étant signataires (Le Vert Média, Reporterre, Socialter, franceinfo.fr, etc.)






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Référence de publication (ISO 690) : BOTERO, Nataly, et ALLARD-HUVER, François. Les « pesticides tueurs d’abeilles » dans la presse écrite : évolution des formes de médiatisation d’une controverse. Les Cahiers du journalisme - Recherches, 2024, vol. 2, n°11, p. R117-R131.
DOI:10.31188/CaJsm.2(11).2024.R117


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