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Nouvelle série, n°11

2nd semestre 2024

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Le podcast natif d’actualité en France : reconfigurations journalistiques et effets de mimétisme

Flore Di Sciullo, Université Paris-Panthéon-Assas

Résumé

Partant du constat que le podcast natif dit « d’actualité » s’est fortement développé en France entre 2019 et 2024, cet article porte sur six des titres les plus écoutés de cette catégorie et produits par des médias traditionnels (Le Monde, L’Express, Les Echos, Le Parisien, BFM TV et l’AFP). L’étude s’appuie sur des entretiens avec les journalistes produisant ces podcasts et une analyse de discours de 138 épisodes (mois de mars 2023) et leurs discours d’escorte. L’ambition est de confronter le discours des journalistes à la réalité de leurs pratiques. Soulignant différentes logiques éditoriales récurrentes dans ces podcasts (traitement distancé de l’actualité, mise en récit, effort de pédagogie notamment), l’hypothèse est que ce format journalistique encore nouveau tend à se codifier, voire à se standardiser.

Abstract

From the premises that news podcasts in France grew strongly between 2019 and 2024, this paper focuses on six of the most listened-to news podcast titles produced by traditional media (Le Monde, L’Express, Les Echos, Le Parisien, BFM TV and AFP), and is based on interviews with the journalists producing these podcasts and a discourse analysis of 138 episodes (for the month of March 2023) and their peritexts. The aim is to compare the discourse of journalists with the reality of their practices. Highlighting various recurring editorial logic in these podcasts (notably distancing from hard news, using storytelling and making pedagogical efforts), the hypothesis is that this still-new journalistic format is becoming more and more standardized.

DOI : 10.31188/CaJsm.2(11).2024.R151





L

e podcast natif dit d’actualité connaît depuis quelques années un succès à plusieurs égards, en matière d’écoutes (le podcast d’actualité représentait en France, en 2019, 34 % des 250 titres de podcasts les plus écoutés sur Apple1 (Newman et Gallo, 2019 : 6), et le classement ACPM de mars 2024 compte encore plusieurs titres d’actualité dans son top 102) et en matière d’intérêt général, puisque plusieurs événements consacrés au podcast ont récemment mis l’accent sur les podcasts d’actualité (le Paris Podcast Festival édition 20223, le Printemps du podcast édition 20224, ainsi que les « Premières rencontres Obcast » en 20235). Plusieurs enquêtes journalistiques attestent ce développement : citons les articles d’Isabelle Duriez (2020), de Marion Mayer (2022), de Caroline Bonacosssa et al. (2021), ou encore de Valérie Manasterski (2023).

Du point de vue scientifique, quelques études existent déjà, avec une focale sémiotique si l’on pense aux études de cas proposées par Ella Dollé sur « L’Envers du récit » (2020) et d’Agathe Welcomme (2020) sur ce même podcast, de Pauline Escande-Gauquié sur « La Story » (à paraître), de Nolwenn Autret sur le traitement de l’actualité locale dans les podcasts de PQR (2021), ou celle, plus généraliste, de Kévin Gasser (2020). Citons également le travail, pionnier en la matière, de Camille Brachet sur les podcasts produits par des rédactions de médias traditionnels (2009). C’est dans ce contexte d’une floraison du podcast d’actualité en France que notre étude propose de prolonger les observations déjà menées, en insistant d’une part sur les motivations des producteurs de ces podcasts et d’autre part sur dispositifs éditoriaux proposés.

Cet article s’insère dans les recherches collectives de l’Observatoire du podcast6 – et en particulier de la base de données réalisée par Marie-Eva Lesaunier, complétée avec notre concours. Cette base de données balise l’ensemble de l’offre du secteur du podcast natif en France et permet de constater qu’à la date du 1er septembre 2022, 74 titres de podcasts proposaient un contenu ayant « l’actualité générale » pour thématique principale. Parmi ces résultats, il faut d’emblée souligner l’extrême hétérogénéité de ces podcasts selon le statut du producteur (des studios spécialisés comme Binge audio avec « Programme B », des titres de presse quotidienne comme Le Monde avec « L’Heure du Monde », des pure players comme Les Jours avec « Les croissants », des radios comme France info avec « Le quart d’heure »), la durée (pouvant varier de 5 minutes à une heure) la périodicité (mensuelle avec « Les histoires de 28’ » d’Arte radio ; hebdomadaire avec « L’info des marmots » de Paris Normandie, ou quotidienne, pour 26 % des podcasts d’actualité générale, dont « Sur le pouce » de Ouest France ou « Focus » de RTL). Outre des périodicités changeantes, et parfois irrégulières, le nombre d’épisodes produits varie également, certains titres de podcasts ayant arrêté leur production après quelques semaines de diffusion tandis que d’autres se distinguent par leur longévité. D’importantes disparités sont également à relever du point de vue du format. En effet, alors même qu’ils ont l’actualité pour thématique commune, ces podcasts peuvent prendre des formes très variées, oscillant entre le format court (« Le Flash du Parisien » [Le Parisien], « L’édito du Figaro » [Le Figaro]) ; la compilation de brèves (« les sons de l’actu en Haute-Savoie et dans l’Ain » [Dernières nouvelles d’Alsace], « La Bretagne en cinq infos » [Le Télégramme], ou encore « Conversation Express » [The Conversation France]); le format analyse, s’appuyant sur l’approfondissement d’un seul sujet d’actualité : « Minute Papillon » [20 Minutes], « Pour Suite » [France Inter] ; « Bande passante » [La Provence]. Ces trois formats correspondent à ceux que répertorient Nathan Gallo et Nic Newman dans leur étude détaillée sur le podcast d’actualité, que nous restituons ici en anglais, car ils sont difficilement traduisibles en français : les « micro-bulletins » (d’une durée d’environ 5 min), les « news round up » (6-16 min), et les « deep dives » (20 min ou plus), podcasts définis par les auteurs comme « prenant typiquement une seule histoire pour une analyse plus fouillée » (2019 : 6).

C’est cette catégorie du deep dive qui nous intéresse ici. Ne pouvant analyser en détail ni tous les titres de podcasts d’actualité produits en France, ni même tous les titres du format deep dive, nous avons procédé par échantillonnage en retenant les six principaux podcasts quotidiens français (par succès d’audience7), produits par des médias traditionnels : « La Story » des Echos, « Le Titre à la une » de BFM TV, « Code Source » du Parisien, « L’Heure du Monde » du Monde, « La Loupe » de L’Express et « Sur le fil » de l’AFP. Pour chacun de ces titres de podcasts, nous indiquons les principales informations (titre, date de création, animateur/producteur, vignette et résumé principal) dans la table 1.

Table 1. Description des podcasts du corpus


Nous proposons d’analyser les imaginaires évoqués par les producteurs d’une part sur la base de cinq entretiens8 menés avec les producteurs et productrices de ces podcasts9 et leur transcription dans les discours d’escorte (manières de figurer les publics) en les confrontant à la réalité des pratiques par une analyse du discours des épisodes et une comparaison des différents podcasts entre eux. En concentrant notre attention sur le mois de mars 2023, l’analyse porte sur l’ensemble des épisodes produits par les podcasts étudiés sur cette période, soit 23 épisodes pour chaque média, pour un total de 138 épisodes. Comment ces podcasts se présentent-ils à leurs auditeurs ? Quelles en sont les principales caractéristiques, et quelles sont celles mises en avant par leurs producteurs ? Pour mesurer les écarts entre promesses et pratiques, quatre processus éditoriaux retiendront notre attention : la sélection des intervenants (I), la mise en récit (II) le choix des thématiques (III) et la mise en perspective des événements (IV).

Quand les médias traditionnels valorisent leur propre rédaction grâce au podcast

L’offre additionnelle à la production des rédactions que constitue le podcast d’actualité n’est pas sans rappeler le développement du service web par ces mêmes rédactions. Comme le rappelle Françoise Laugée : « Il y a vingt ans, la presse écrite était synonyme de journaux imprimés. Aujourd’hui, l’entreprise de presse est productrice de contenus audiovisuels. Le journal acquiert des caractéristiques du web dont il était jusqu’ici dépourvu : images animées, son, instantanéité et interactivité. » (2017 : 41) Le constat de Brachet va dans le même sens : « Les grands médias ont donc très rapidement récupéré ce mode de production et de consommation de contenus ; les radios surtout, la presse énormément, et les chaînes de télévisions de manière plus expérimentale. » (2009 : 22) La production des podcasts d’actualité par les médias traditionnels ne se fait donc pas ex nihilo, mais s’inscrit dans la continuité d’innovations technologiques dont les usages passent aujourd’hui pour naturalisés, mais dont l’investissement a été le fruit d’efforts, de formations et de paris de la part des rédactions : publication des journaux en ligne, mobilisation d’outils vidéo, blogs des journalistes. D’un dispositif à l’autre, l’ambition est la même : permettre aux journalistes de s’exprimer avec plus de liberté et de valoriser les forces vives de la rédaction, dans un dispositif d’autant plus attrayant qu’il est profitable à la fois pour le média, pour les journalistes et pour les lecteurs/auditeurs10.

Une première lecture des résumés de ces podcasts permet de voir la fréquence avec laquelle la profession journalistique est explicitement convoquée. La « rédaction » est ainsi désignée dans les résumés de « L’Heure du Monde » et de « La Story », là où ce sont « les journalistes » qui sont évoqués dans les résumés de « Code Source », « Sur le fil » et « La Loupe ». Seul le résumé du « Le Titre à la une » n’évoque ni la profession journalistique ni la rédaction de BFM TV, ce qui indique peut-être une plus grande autonomie de la cellule podcast vis-à-vis des rédactions des émissions diffusées à l’antenne.

Cette volonté de mettre en lumière la rédaction du média se retrouve dans la sélection des intervenants. Nous avons comptabilisé ceux-ci de manière systématique pour chaque épisode sur l’ensemble du mois de mars, en distinguant trois types : les journalistes de la rédaction, les « experts », soit des professionnels d’un autre corps de métier, et les « profanes », soit des individus dont le nom de famille n’est généralement pas précisé et dont la parole vaut pour le vécu d’une expérience particulière (voir table 2).

Table 2. Nombre d’intervenants sollicités par catégorie pour chacun des titres de podcasts (sur l’ensemble des 23 épisodes)


Le constat est sans appel. Sur l’ensemble des épisodes analysés (n=138), 73 % d’entre eux (n=101) font intervenir un ou plusieurs journalistes de la rédaction. Ce sont donc les voix des journalistes de la rédaction qui sont majoritaires, et ce, de façon constante, quel que soit le titre de podcast. Les intervenants sont en écrasante majorité des journalistes de la rédaction pour « L’Heure du Monde » (96 % des intervenants), « La Loupe » (91 %), « Code Source » (84,8 %) et « La Story » (76,3 %). En revanche, les intervenants sont plus variés pour « Le Titre à la une » et « Sur le fil ». En effet, « Le Titre à la une » est le seul podcast du corpus à faire participer plus d’intervenants extérieurs (71 %) que de journalistes. Quant à « Sur le fil », les journalistes restent majoritaires, mais suivis de peu par les intervenants « experts » (n =17) et avec une forte présence d’intervenants « profanes » (n=7). La présence prééminente des journalistes correspond au modèle canonique que constitue le « Daily » du New York Times et, comme le rappellent Newman et Gallo, permet aux médias producteurs « de réutiliser des talents journalistiques préexistants et de mettre en avant l’expertise de leur rédaction » (2019 : 6). Les ambitions qui sous-tendent cette valorisation des journalistes sont principalement de deux ordres.

D’un point de vue éditorial et rédactionnel tout d’abord : inviter les journalistes faisant déjà partie de la rédaction permet de garantir la production d’un contenu qualitatif en peu de temps. La valorisation du travail journalistique est ainsi omniprésente dans la façon qu’ont les médias de justifier la création de leur podcast qui « [fait] entendre des journalistes raconter leurs enquêtes, partager leur cheminement, partager leurs impressions » (Delcambre, 2020) [« L’Heure du Monde »] ; « décrypte les transformations du monde grâce à l’expertise de tous les journalistes de la rédaction » (L’Express, 2022) [« La Loupe »] ; « Au micro, les reporters partagent aussi les coulisses de leurs enquêtes » (Collet, 2023) [« Code Source »] ; « Pas question que le podcast devienne un objet extérieur à la rédaction » [« La Story »]. Valoriser ainsi les journalistes internes permet aussi de montrer une rédaction unie, soudée, dont les différents services communiquent entre eux. Il s’agit aussi de fournir aux journalistes la possibilité d’exploiter leur expertise tout en investissant plus de subjectivité et en donnant à comprendre les « coulisses » de leur métier. C’est notamment ce qu’explicite Caroline Datchary dans son étude sur Mediapart : « [L]’investissement dans des formats non conventionnels par la rédaction en chef afin d’inciter les journalistes à diffuser davantage d’informations et ce, en jouant sur le fait que celles qui seraient jugées inintéressantes ou impubliables dans un format conventionnel, peuvent devenir newsworthy dans un format non conventionnel. » (2010 : 130) C’est le cas lorsque les journalistes interrogés relatent les détails du quotidien d’une enquête, la manière dont se déroule une conférence de rédaction, la préparation d’une réunion politique ou les habitudes d’un mercredi à l’Assemblée nationale. Le fait de se « prêter au jeu » de l’entretien constitue pour les journalistes une nouvelle activité, qui peut être contraignante, car chronophage et en dehors des heures de travail rémunérées, mais valorise leur travail et leur donne l’occasion d’expérimenter une nouvelle manière de s’exprimer, de s’adresser au public :

On peut se permettre de faire des enquêtes sur le temps long, on peut raconter des choses d’une façon sonore, qu’on ne raconterait pas autrement11.

Tous les jours, tu as un journaliste qu’on tutoie et qui va vous expliquer que […] oui, ça peut être simple et clair, et que moi je suis quelqu’un de simple et clair, quelqu’un d’accessible […] donc lisez mes articles parce qu’en fait c’est très clair12.

On accentue aussi le côté « coulisses » chez nous. C’est-à-dire que là où le journaliste s’efface dans ses enquêtes, nous dans « Code source », on va au plus mettre le journaliste au centre de l’histoire ; on va dire : « [M]ais vous, à ce moment-là, vous réagissez comment ? » et « qu’est-ce que vous dites ? », et « comment est-ce que vous arrivez à entrer en contact avec cette personne ? ». Donc on apporte un peu des informations en plus par rapport au papier13.

D’un point de vue stratégique ensuite, proposer un podcast valorisant la parole des journalistes de la rédaction permet de créer un produit d’appel, gratuit, qui fait rayonner le média à une large échelle, y compris auprès d’un public qui ne serait pas un consommateur habitué de ses productions originelles (articles papier, journaux télévisés). C’est sur ce point qu’insiste Pierrick Fay : « L’objectif, c’était de montrer les compétences des journalistes des Echos […] et le podcast doit être au service de ça, de mise en valeur du travail des journalistes. […] Quand je parle de vitrine, [il s’agit pour moi] de dire aux auditeurs du podcast : vous voyez, les Echos, c’est ça. On peut avoir l’image d’un truc un peu aride, l’économie, c’est compliqué, etc. Et bien nous, en une vingtaine de minutes, on essaye de vous rendre l’économie en quelque chose de simple14. » Il s’agit aussi de proposer un format de podcast où les intervenants sont faciles à « caler », puisqu’ils sont sur place. C’est en ce sens que l’on peut parler de bricolage au sens où il s’agit, littéralement, de faire « avec ce que l’on a sous la main15 ». Faire intervenir des journalistes permet certes de valoriser la rédaction, mais aussi d’aller droit au but sans en passer par une laborieuse recherche et un calage d’intervenants extérieurs.

Le podcast au service d’un journalisme narratif

Frédéric Antoine propose d’étudier la radio comme un « dispositif sonore », ce qui implique selon lui de « décrire l’infrastructure du travail dans une radio, infrastructure matérielle et conversationnelle, et à montrer comment cette infrastructure prédéfinit des places pour chacun des participants, émetteur comme récepteur » (2016 : 83). En déplaçant ses analyses de la radio vers le podcast natif, nous avons relevé la thématique la plus présente dans le corpus – à savoir la réforme des retraites et les mouvements sociaux la contestant16 – et codé les 17 épisodes, en prêtant une attention à la structure des épisodes (séquences repérables, présence d’archives et/ou de musique, etc.), aux conditions d’énonciation (modes d’adresse du journaliste aux invités et aux auditeurs, présence de déictiques temporels, etc.). Ce codage a permis de mettre au jour un processus central dans le podcast comme dispositif sonore : celui d’une mise en récit de l’actualité.

La narration comme plus-value : un argument récurrent pour les producteurs
de podcasts d’actualité

En témoigne en premier lieu la prégnance du lexique de la narration et du récit dans les résumés des podcasts (accessibles sur le site du producteur et les plateformes d’écoute) : « L’actualité racontée simplement » [La Story] ; « Des histoires dans l’actualité racontées » [Code Source] ; « Céline Kallmann vous raconte une histoire » [Le Titre à la une] ; « Nous racontons les grandes et petites histoires du monde » [Sur le fil]. On comprend donc que ces podcasts se réclament clairement d’un journalisme narratif tel que défini par Gilles Bastin, c’est-à-dire un journalisme qui « s’appuie sur des techniques éprouvées du récit de fiction (construction par scènes, importance des personnages, présence sensible d’un narrateur, etc.), pour enrichir le reportage journalistique » (2018). Cette orientation vers le journalisme narratif s’explique en premier lieu par la référence faite aux podcasts américains : le « Daily Code Source » d’Adam Curry, « This American Life » d’Ira Glass (principalement basé sur des témoignages et des histoires de vie), « Serial » de Sarah Koening (podcast d’investigation, chaque saison étant une enquête au long cours en plusieurs épisodes), et surtout le « Daily » du New York Times (animé par Michael Barbaro et Sabrina Tavernise), lancé en 2017 et cumulant désormais plus de 2 millions d’écoutes et érigé au rang de parangon du podcast d’actualité. En effet, dans leurs études respectives sur le sujet, Newman et Gallo (2019 : 5) tout comme Duriez (2020 : 3) font état du systématisme de cette évocation dans les discours des producteurs, et ce aussi bien aux États-Unis qu’en France. Même constat dans les entretiens que nous avons menés : « Pour nous, The Daily, ça a été une grosse référence17 » ; « On ne le copie pas, mais on s’est beaucoup inspiré au début du Daily. […] C’était le Daily à la française quoi18 » ; « L’idée, c’était de faire l’équivalent du Daily du New York Times. […], d’être le “Daily” français19. »

Pour les producteurs, ce recours à la narration présente pour principal avantage celui d’une différenciation vis-à-vis de la manière dont les médias traditionnels pratiquent l’information, permettant notamment une plus grande expression de la subjectivité journalistique. Il présente également l’avantage de la pédagogie, Marie Vanoost rappelant que pour beaucoup de journalistes, la mise en narration est une manière « d’intéresser le lecteur à des articles qu’il n’aurait peut-être pas lus, ou pas lus jusqu’au bout, sous une autre forme » (2016). Construire une histoire permet de « prendre le lecteur par la main » et ainsi de capter son attention jusqu’au bout. C’est aussi une manière plus incarnée, laissant plus de place pour la description et une certaine part d’émotion que cette pratique journalistique rend possible comme le remarque Alexandre Eyriès : « Des journalistes se sont progressivement mis à raconter des histoires pour adoucir la sécheresse de certaines descriptions du réel. » (2018 : 247) Plusieurs des journalistes interrogés mettent ainsi en avant la liberté éditoriale que leur prodigue la narration, la mise en perspective de l’actualité via une certaine prise de distance doublée d’une certaine subjectivité dans le traitement de l’information : « On n’est plus aussi guidé par cette contrainte-là et on peut décider finalement d’aborder un sujet d’actu de n’importe quelle manière, c’est-à-dire le commencer différemment20. » ; « On peut raconter des choses de façon sonore, qu’on ne raconterait pas autrement21. »

Raconter l’actualité comme une histoire : une formule stable, mais répétitive

L’un des principaux procédés mobilisés dans ces podcasts consiste à traiter les faits d’actualité comme des histoires, avec des protagonistes identifiables, une situation initiale et des rebondissements. La forme narrative donnée à l’information, dans les cas qui nous intéressent ici, consiste d’abord à assigner au présentateur le rôle d’un narrateur. On le comprend clairement dès les premières minutes des épisodes, toujours ponctuées d’une même phrase d’accroche où l’animateur ou animatrice se présente, et s’adresse au public. Citons les cas des accroches de « L’Heure du Monde » et de « La Loupe » : « Bonjour, je m’appelle Jean-Guillaume Santi/Cyrielle Bédu… et il est l’heure du Monde. » ; « Salut, c’est Xavier Yvon. Nous sommes le… Bienvenue dans “La Loupe”, le podcast quotidien de L’Express. Allez venez, on va écouter l’info de plus près. » C’est ensuite ce narrateur qui, sons d’archives à l’appui, va mettre en contexte le sujet d’actualité central de l’épisode et en présenter les protagonistes. On retrouve ainsi les trois caractéristiques du récit telles que rappelées par Marc Lits : « La mise en récit entraîne enfin des choix de narration de trois types : des questions de structure, de temps, de personnages. Le récit, par définition, est un objet clos sur luimême avec un début, un milieu et une fin. » (2019 : 139)

Commençons par cet aspect de structure. Celle-ci reste sensiblement la même d’un titre de podcast à l’autre et d’un épisode à l’autre. Elle repose essentiellement sur une alternance entre parole journalistique et son d’archives. La structure est assez similaire d’un titre de podcast à l’autre : générique/amorce, présentation du sujet par le présentateur à l’appui d’archives sonores, entretien avec relances du commentateur et de nouveau archives sonores et ponctuations musicales, etc.

Si cette structure type est en soi peu innovante et rappelle bien sûr celle d’un documentaire destiné à une diffusion télévisée, il faut toutefois souligner quelques innovations proposées çà et là. En la matière, c’est surtout « La Loupe » qui propose différents dispositifs d’un épisode à l’autre, le plus souvent avec un objectif pédagogique. Un épisode se présente par exemple sous forme de captation d’une conférence de rédaction22, un autre comme une « armoire à archives » qui permet de remonter dans le temps et de faire un retour sur de précédents épisodes consacrés au même sujet23, un autre encore recourt à un objet, une « bible » à disposition des journalistes, dont on entend les pages se tourner et dont la matérialité est commentée : les pages sont marquées de posts-its de différentes couleurs, chaque couleur correspondant à un type d’événement. Notons également que cette structure type, qui rappelons-le est basée sur celle du « Daily » du New York Times, permet de faire du podcast d’actualité un genre journalistique certes récent, mais dont les principales caractéristiques, prises dans une généalogie médiatique affirmée, facilitent son identification et le stabilisent dans le secteur encore émergent du podcast natif français.

Quant aux personnages, ils sont rendus présents dans la narration par leur évocation et leur description. Non seulement leur titre et leur fonction sont presque toujours rappelés, mais il est également fréquent de les voir décrits dans des catégories d’actions (« elle [Élisabeth Borne] est à la tribune, mais elle ne peut pas commencer à parler24 », « On ne l’a pas entendue, elle a été débordée par les cris des uns et des autres25. » ou des gestes, voire des expressions faciales. Ainsi trouve-t-on une description d’Olivier Dussopt : « [O]n voit bien qu’il est atteint. On sent qu’il accuse le coup et qu’il n’a plus de voix, il est fatigué, il a une écharpe autour du cou26. » Notons également que l’évocation de protagonistes est fréquente dans les épisodes, dans une sorte de mise en abyme du procédé narratif : « voilà pour les souvenirs. Depuis, il y a eu l’entrée en scène des personnages principaux de cette réforme27. » ; « Depuis près de 4 mois, c’est la saga dont on lit les rebondissements presque tous les jours et à force on commence à bien connaître les personnages. Macron donc, Borne, Dussopt, mais aussi les députés LFI, les sénateurs de droite, les syndicats, et les manifestants28. » Les récits d’actualité que proposent ces podcasts reposent donc sur l’identification claire de protagonistes décrits dans leur fonction, mais dont la personnalité ou du moins les réactions ou le comportement peuvent aussi être commentés pour l’auditeur.

Enfin, c’est par l’utilisation déterminante des sons d’archives, qui vient enrichir le point de vue des intervenants, que le discours devient récit. Généralement crédités dans les métadonnées, ils sont principalement fournis par l’INA, et proviennent donc de journaux télévisés ou radiophoniques, qui peuvent dater de plusieurs années (diverses références sont faites aux mobilisations contre la réforme des retraites de 1995 par exemple), comme de quelques jours voire quelques heures avant la diffusion de l’épisode. Sur la base d’un comptage manuel (à partir de l’écoute des épisodes et de la consultation des pages qui leur sont dédiés sur le site du producteur et les plateformes d’écoute), nous avons compté puis répertorié dans le tableau ci-dessous (table 3) les sources créditées29. Ces résultats chiffrés montrent bien que ce sont en très grande majorité des archives sonores issues de journaux radio ou télévisées des grandes chaînes françaises (publiques comme privées) qui sont mobilisées.

Table 3. Répartition des archives et sons extérieurs mobilisés dans les épisodes


Avec en moyenne quatre à sept extraits par épisodes, d’une durée de quelques secondes chacun, les archives fonctionnent comme des ponctuations à la fois illustratives et informatives. Elles permettent aussi de renforcer le propos du journaliste et d’exemplifier le sujet traité, ce qui explique que plusieurs des épisodes traités reprennent, pour un même sujet, les mêmes sources sonores : ainsi retrouve-t-on le discours d’Élisabeth Borne déclenchant le 49.3 à l’Assemblée dans les six épisodes dédiés au 49.3, ce à quoi s’ajoutent aussi des extraits de l’intervention d’Élisabeth Borne puis d’Emmanuel Macron au JT (respectivement 4 et 3 utilisations). Ajoutons qu’aux archives s’ajoutent plus rarement des sons originaux, produits et montés directement par les journalistes de l’équipe de production pour les besoins du reportage (sons pris en manifestation, réalisation de micro-trottoir, etc.). Un examen détaillé des sources de ces archives (voir figure 3) permet en outre de constater qu’étonnamment, ce sont en majorité des archives d’origine télévisuelle qui sont mobilisées, résultat qui mériterait d’être confronté à d’autres épisodes pour en tirer une conclusion stable.

L’utilisation d’une archive ou d’un son de reportage permet de changer de voix, de rythme, et donc de maintenir l’attention de l’auditeur. Mais elle peut aussi produire également une forme de répétition, le commentaire du journaliste et le propos de l’archive étant souvent redondants. Le recours à la mise en récit peut donc être considéré comme une contrainte, aussi implicite soit-elle, dès lors qu’une volonté de différenciation émerge. C’est le point de départ de l’analyse d’Alexandre Eyriès sur le journalisme narratif : « Face à la montée en puissance des médias sociaux et du journalisme participatif, les professionnels de l’information ont dû se recentrer sur leur cœur de métier et développer des manières différentes de traiter l’actualité. » (Eyriès, 2018 : 247) S’il s’agit, pour reprendre les termes de l’auteur, de rendre l’information « plus attrayante et plus intéressante » (Eyriès, 2018 : 248) et si les producteurs décrivent bien les nombreux avantages qu’un traitement narratif de l’information leur procure, ce recours à la narration peut également s’avérer une injonction et peut, dans une sorte de retour de bâton, constituer une forme de standardisation.

Ressemblances thématiques d’un épisode à l’autre, et d’un podcast à l’autre

Pour quantifier les sujets d’actualité mis en avant dans ces podcasts , nous avons répertorié chacun des 138 épisodes selon les 13 principales thématiques suivantes : « écologie », « conflit russo-ukrainien », que nous avons volontairement distingué de « international/politique étrangère », « santé », « retraites » (pour les sujets liés à la réforme des retraites de 2023), « économie », « portrait/success story » (des épisodes centrés sur un seul personnage, célèbre ou anonyme, privilégiant le témoignage et/ou le parcours de vie), « société », « technologie/numérique », « féminisme/violences sexistes et sexuelles » ; « faits divers / police justice » ; « divertissement » ; « vie politique ».

Nous avons constitué ces catégories ad hoc, partant des titres des épisodes et de leur écoute ainsi que du rubriquage habituel de la presse quotidienne nationale, et considérant qu’une seule thématique peut être attribuée à un épisode de podcast (chaque épisode ne traitant que d’un seul sujet). Les sujets liés à la la vie politique et en particulier à la réforme des retraites (n=19) et à la guerre en Ukraine (n=15) dominent, suivis de près par les sujets « économie » (n=15), « portrait/success story » (n=15), ainsi que « technologies et numérique » (n=13). En revanche, les thématiques « faits divers » et « divertissement » comptabilisent respectivement 6 et 7 épisodes. Il ressort de ce codage que le traitement de ces différentes thématiques est assez homogène selon les différents titres de podcast étudiés (figure 1), et peut en premier lieu s’expliquer de manière assez logique : les médias généralistes hiérarchisent les thèmes traités en mars 2023 de la même manière, partageant la même logique de mise à l’agenda.

Figure 1. Nombre d’épisodes pour chaque thématique dominante


La plupart des thématiques sont traitées au moins une fois dans chaque titre de podcasts, et dans des proportions comparables. On trouve ainsi, pour la catégorie « écologie », 2 épisodes pour « La Story », « Sur le fil » et « Le Titre à la une », 1 épisode pour « Code Source » et « L’Heure du Monde », 3 pour « La Loupe ». De même, la thématique « International » est traitée dans 3 épisodes pour « L’Heure du Monde », « La Loupe » et « Sur le fil », contre un seul épisode pour « La Story », « Code Source » et « Le Titre à la une ». En outre, ces titres de podcasts témoignent d’une volonté de diversifier les thématiques traitées. Parmi les 13 thématiques répertoriées, chacun des titres de podcasts en traite entre 8 (« La Loupe ») et 11 (« Code Source », « Sur le fil »). Plusieurs personnes enquêtées expliquent cette volonté de diversification des thématiques, notamment Thibault Lambert qui insiste sur le lien avec la ligne éditoriale du média producteur que le podcast cherche à refléter : « On a un peu cette obligation de refléter la ligne éditoriale du Parisien, qui est très diversifiée. Notre but, c’est que chaque semaine de “Code Source”, il y ait à peu près… que ça reflète un peu l’éclectisme du journal30. »

Dans le même temps, ce pluralisme de l’information est contrasté par un effet de répétition. Si ces podcasts appartiennent à des médias aux lignes éditoriales très diversifiées et différentes les unes des autres, leurs productions podcast en revanche tendent à effacer cet ancrage pour proposer des contenus assez similaires. En témoignent notamment plusieurs épisodes aux titres et aux angles comparables. Par exemple « Leslie et Kevin, les zones d’ombre du double meurtre » (« La Loupe ») et « Meurtre de Leslie et Kevin, trois suspects et beaucoup de zones d’ombre » (« Code Source ») ; ou encore « Camaïeu, Go Sport, Gap… Comment l’empire de Michael Ohayon s’écroule » (« Code Source »), et « Camaïeu, San Marina, Kookaï : désastre dans le monde du prêt-à-porter » (« L’Heure du Monde »). On retrouve donc ici le constat opéré par Emmanuel Marty, Franck Rebillard, Nikos Smyrnaios et Annelise Touboul : « La multiplicité des espaces de publication sur Internet pourrait favoriser le pluralisme tout autant que certaines redondances. » (2010) Parmi les marqueurs de cette redondance se trouve aussi une répétition dans la formulation des titres, dont la tournure à l’interrogative constitue un trait commun à l’ensemble du corpus (68 % des épisodes étudiés, n=94).

On assiste ainsi à une forme d’uniformisation des contenus dont parlaient déjà Theodor W. Adorno et Max Horkheimer dans leur théorie critique des industries culturelles (1974). Dans ce contexte, celle-ci prend la forme d’une « circulation circulaire de l’information » dont parlait Pierre Bourdieu (1996) et que l’on retrouve dans les analyses sur la reprise des informations formulées par Julia Cagé, Nicolas Hervé et Marie-Luce Viaud (2017). Dans le corpus étudié, les similitudes s’observent en matière de cadrage, mais aussi du style, des tournures de phrases, des sons d’archives utilisés, et ce alors même que les podcasts sont produits par des médias aux lignes éditoriales pourtant très éloignées. Les ressemblances de structure, de contenus de ces podcasts et de la manière dont ils sont valorisés sont similaires s’expliquent par les codes et les pratiques que ces différents producteurs partagent.

Ces cadres partagés conduisent à une même conception de la newsworthiness ; cette notion forgée en 1965 par Johan Galtung et Mari Holmboe Ruge, reprise et complétée par Tony Harcup et Deirdre O’Neil en 2001, implique qu’un fait est susceptible de se voir accorder un traitement journalistique selon une dizaine de critères, parmi lesquelles l’agenda médiatique est déterminant31. Les podcasts du corpus traitent en effet des mêmes sujets, selon un angle similaire, ce qui laisse deviner une mécanique journalistique comparable d’un média à l’autre. Cette mécanique repose d’une part sur un principe de concurrence inversée (si tous les concurrents parlent d’un sujet, c’est qu’il faut en parler aussi) et d’autre part sur une ambition de complémentarité : l’offre éditoriale est de traiter des mêmes sujets que dans le format initial (papier/dépêche/télévision), mais d’une autre manière ; et c’est la mise en perspective qui permet précisément aux médias traditionnels de faire ce pas de côté dans leurs podcasts quotidiens. C’est ainsi logiquement la recherche des mêmes résultats qui conduit à produire des contenus similaires.

Laisser « tiédir » pour mieux mettre en perspective l’actualité : une vraie valeur ajoutée du podcast natif

Il faut enfin envisager ce traitement de l’actualité par les podcasts de notre corpus au regard de la conception du temps qu’ils proposent. En effet, les producteurs sont nombreux à faire de cette contrainte du temps de production qui sauf exception interdit un traitement immédiat des événements – une plus-value éditoriale :

Il y a des rendez-vous très importants comme ça, sur lesquels exceptionnellement, on fait des épisodes même très courts, presque du jour pour le lendemain, mais c’est vraiment très exceptionnel. Sinon y a toujours 3 ou 4 jours de battement entre l’actu, voire des fois beaucoup plus. Et c’est un parti pris qu’on a et qui est assumé qui ne gêne pas trop les gens en fait, parce que […] je pense qu’on est suivi par des gens qui s’intéressent à l’actu, mais qui ne la suivent pas au quotidien32.

Comme un épisode de « Code Source » en moyenne, c’est 3 jours, nous on a tout de suite pris le parti de… On a un peu abandonné l’idée de réagir à chaud. Et donc c’est pour ça qu’on a pris ce créneau de raconter des histoires d’actu. C’est-à-dire qu’on choisit plutôt une temporalité de raconter ce qu’il vient de se passer, c’est-à-dire un peu un feuilleton33.

Disons que ce n’est pas du flow flux à 100 %, c’est de l’actualité chaude, mais qu’on a laissée tiédir un peu34.

En arrivant dans un deuxième temps, ces podcasts permettent ainsi la synthèse de plusieurs jours, semaines, voire mois d’articles sur un sujet, et ainsi livrer à l’auditeur la somme d’une expertise journalistique accumulée sur un long laps de temps. Par quels procédés cette mise en perspective est-elle mise en œuvre, mise « en ondes » ?

C’est d’abord une recontextualisation qui est proposée, ce qu’explicitent souvent les journalistes en début d’épisode : « Pour comprendre comment on en est arrivés là35. » ; « Revenons un tout petit peu en arrière : comment en est-on arrivés là ?36 » ; « Revenons d’abord sur le feuilleton de ces derniers jours37. » ; « Si on essaye de comprendre comment on est arrivés là aujourd’hui…38» La clé de cette mise en perspective consiste ainsi à remonter dans le temps : « Code Source refait le film sur la réforme des retraites39. » ; « On regarde vers le passé pour éclairer le présent40. » Dans ce retour, ce sont, d’un épisode à l’autre, les mêmes événements qui sont évoqués : les mouvements sociaux de 1995 (2 épisodes), le mouvement des Gilets jaunes (3 épisodes), la campagne d’Emmanuel Macron en 2017 (3 épisodes), la réforme des retraites avortée en raison de la crise sanitaire en 2020 (2 épisodes), la nouvelle campagne électorale d’Emmanuel Macron en 2022 (5 épisodes), puis l’annonce du projet de loi par Élisabeth Borne en janvier 2022 (2 épisodes). Il s’agit donc, dans un souci pédagogique, de faire une courte synthèse, y compris pour un auditeur ou une auditrice qui n’aurait pas à sa disposition tous ces éléments. Ces podcasts vont donc dans le sens de l’essor du « journalisme d’explication », observé notamment par Guillaume Goasdoué (2015 : 168).

En deuxième lieu, la mise en perspective de l’actualité dans le corpus étudié consiste à interroger l’avenir. Là encore, l’objectif est clairement annoncé dans les épisodes : « Et maintenant ? Comment gouverner ? » ; « Si on se pose la question un peu plus largement pour la suite : qu’en est-il de sa capacité à gouverner ? » ; « J’aimerais maintenant qu’on s’intéresse aux conséquences politiques41. » Deux grandes pistes de réflexion reviennent d’un épisode sur l’autre : la suite du quinquennat d’Emmanuel Macron dans un contexte de tension sociale, que celui-ci, disent les journalistes, pourrait chercher à atténuer avec d’autres réformes concernant notamment l’écologie ou le pouvoir d’achat ; à l’inverse, et sur le plus long terme, presque tous les épisodes se concluent en interrogeant la place qu’un tel contexte pourrait laisser à l’extrême droite dans les années à venir.

Toutefois, ce « tiédissement » de l’actualité revendiquée par les producteurs doit être relativisé. En effet, bien qu’interrogeant passé comme avenir, les épisodes étudiés s’inscrivent très nettement dans une temporalité resserrée, et se destinent à une écoute dans les quelques jours qui suivent la mise en ligne du podcast, voire le jour même, comme en témoignent les innombrables marqueurs en ce sens. Les termes « aujourd’hui », « hier » et « demain » apparaissent respectivement 30, 7 et 6 fois dans l’ensemble des épisodes. En outre, les événements datés devant survenir seulement quelques jours après l’épisode sont fréquemment évoqués : « jusqu’au 12 mars » (pour un épisode diffusé le 6 mars) ; « ce jeudi 2 mars » (pour un épisode diffusé le jour même). Cet ancrage dans une contemporanéité immédiate s’explique par les modes de consommation des podcasts : si les épisodes peuvent être pensés pour « durer » et pouvoir être écoutés plusieurs semaines, voire plusieurs mois après leur mise en ligne, les chiffres montrent qu’en grande majorité, les écoutes se font le jour même de la publication de l’épisode (Newman et Gallo, 2019 : 23). Toutefois, ces remarques mériteraient d’être mises à l’épreuve d’une analyse plus étendue, prenant en compte des sujets de différentes natures, inscrits dans une temporalité plus diluée.

Conclusion

La plus-value du podcast d’actualité semble résider à un triple niveau des modes de production et de réception. Il permet au média producteur de diversifier son offre et ainsi de capter un public qui est considéré par les producteurs comme n’étant pas nécessairement un lecteur/téléspectateur fidèle ; il permet aux journalistes d’insuffler davantage de subjectivité, voire d’humour que dans ses articles et de donner à voir les coulisses de son métier ; il permet une familiarisation synthétique avec des sujets parfois complexes, avec des intervenants qui orientent leur discours vers la synthèse, dans un souci de pédagogie et d’accessibilité.

Étant donné ces ambitions communes, il n’est pas étonnant de constater que ces podcasts sont, souvent, très similaires les uns aux autres. Alors qu’il se présente comme une « nouvelle » manière de présenter l’information, le podcast d’actualité est donc déjà en partie formaté, ce qui témoigne de son installation en tant que genre journalistique et de son identification en tant que telles.

Même s’il se développe, le podcast d’actualité reste un objet encore neuf, dont cet article a espéré éclairer certains des traits les plus saillants. Nous posons seulement les premières pierres que de futures études viendront, nous l’espérons, bientôt compléter. Deux pistes en particulier méritent à nos yeux une attention particulière. Il serait intéressant d’étendre l’analyse aux différents formats que revêt le podcast d’actualité, les uns plus courts (les flashs, les revues de presse) et les autres plus longs (les documentaires, les enquêtes en plusieurs épisodes), ainsi que les podcasts produits non seulement par les médias traditionnels, mais aussi par les studios spécialisés. Ce sont alors les caractéristiques inhérentes au podcast d’actualité, si tant est qu’elles existent, qui pourraient être mises au jour. Il serait également fécond d’analyser les podcasts d’actualité d’un point de vue non seulement discursif, mais aussi économique afin d’interroger leur place dans l’écosystème du podcast natif français, qui se développe encore. Il faudrait alors s’interroger sur les motivations d’ordre financier (captation d’abonnés, renouvellement du modèle d’affaires, vitrine pour de futurs investissements) qui peuvent pousser les rédactions des médias traditionnels à investir le podcast d’actualité. 

Flore Di Sciullo est postdoctorante à l’Université Paris-Panthéon-Assas.




Notes

1

L’étude porte sur cinq pays : Les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, la Suède et l’Australie.



2

Dans les 10 premiers podcasts natifs les plus écoutés en mars 2024, on trouve en 1re place « Les actus du jour – Hugo Décrypte », suivi de « L’Heure du Monde » du Monde en 2e position, « Code Source » du Parisien en 3e position, « La story » des Echos en 14e position.



3

Dans le cadre du « Paris Podcast Festival », Table ronde le 21 octobre 2022 « Quels nouveaux formats podcasts pour l’information ? », animée par Michaëla Cancela-Kieffer, avec Caroline Gillet, Marine Baousson, Elise Goldfarb et Julia Layani.



4

Festival « Le Printemps du podcast » (Paris), Table ronde le 20 mai 2022 « Comment le podcast trouve-t-il sa place dans les médias d’information ? », animée par Cindy Aunay, avec Xavier Yvon, Thomas Rozec, Anne-Laetitia Béraud.



5

Dans le cadre de la journée d’études « Premières rencontres Obcast » (Université Panthéon-Assas, 20 juin 2023), table ronde « Quelles écritures de l’information dans les podcasts d’actualité ? », avec Cyrielle Bédu, Pierrick Fay, Isabelle Labeyrie, Thibault Lambert et Yves Pulici.



6

Obcast/L’observatoire du podcast est un projet de recherche porté au CARISM (Université Paris-Panthéon-Assas) par Arnaud Mercier et Cécile Méadel, avec un financement du ministère de la Culture (et plus particulièrement de la DGMIC – Direction générale des médias et des industries culturelles).



7

Nous suivons ici les chiffres de l’ACPM (« Classement Podcasts mars 2023 », disponible à www.apcm.fr).



8

Ces entretiens ont été menés par l’autrice ainsi que par Marie-Eva Lesaunier dans le cadre du projet « Obcast, l’Observatoire du podcast » (Carism / Ministère de la Culture).



9

Ces entretiens ont été réalisés avec Thibault Lambert, co-responsable du podcast « Code Source » du Parisien ; Pierrick Fay, journaliste, chef du service podcast des Echos et producteur de « La Story » ; Fabien Randrianarisoa, chef du Service audio, BFM TV ; Cyrielle Bédu, productrice de « L’Heure du Monde », Sophie Peroy-Gay, journaliste alternante pour « Le Titre à la une ». Les fonctions indiquées dans ce texte ne sont valables qu’à la date de réalisation de l’entretien, plusieurs des enquêté.es ayant depuis changé de poste ou de statut.



10

Sur ce sujet, et la manière dont les journalistes produisant ces podcasts se représentent leur activité, voir notre texte, co-écrit avec Marie-Eva Lesaunier et Arnaud Mercier : « Le podcast natif d’information : opportunités et nouveaux défis pour les journalistes ».



11

Entretien avec Sophie Peroy-Gay, journaliste alternante pour « Le Titre à la une », 30.01.2023.



12

Entretien avec Cyrielle Bédu, productrice de « L’Heure du Monde », 30.09.2022.



13

Entretien avec Thibault Lambert, co-responsable du podcast « Code Source », 26.11.2022.



14

Entretien avec Pierrick Fay journaliste, chef du service podcast des Echos et producteur de « La Story », 07.09.2022.



15

C’est la définition que propose Claude Lévi-Strauss du bricolage dans son ouvrage La Pensée sauvage (1962, Plon).



16

À la suite d’un premier projet de réforme porté par le gouvernement d’Emmanuel Macron en 2020, et avorté en raison du contexte de la crise sanitaire, un nouveau projet de loi est présenté par Élisabeth Borne (alors premier ministre) et Olivier Dussopt (alors ministre du Travail) en janvier 2023. Ce projet de loi instaure, en autre, un report de l’âge de départ en retraite de 62 à 64 ans. En dépit de l’importance du mouvement social qui a fait suite à ces annonces, la loi a été finalement été adoptée via le recours au 49.3 (le 16 mars 2023) et définitivement promulguée le 20 mars 2023.



17

Entretien avec Fabien Randrianarisoa, chef du Service audio, BFM TV, 26.01.2023.



18

Entretien avec Cyrielle Bédu, productrice de « L’Heure du Monde », 30.09.2022.



19

Entretien avec Pierrick Fay, journaliste, chef du service podcast des Echos et producteur de « La Story », 07.09.2022.



20

Entretien avec Thibault Lambert, co-responsable du podcast « Code Source », 26.11.2022.



21

Entretien avec Sophie Peroy-Gay, journaliste alternante pour « Le Titre à la une », 30.01.2023.



22

« La Loupe », épisode du 22 mars : « Réforme des retraites : l’échec d’aujourd’hui et le casse-tête de demain ».



23

« La Loupe », épisode du 28 mars : « Réforme des retraites : la violence et le calendrier changeront-ils la donne ? ».



24

« Code Source », épisode du 23 mars : « Retraites, 49.3 et motions de censure : retour sur un mois explosif pour l’exécutif ».



25

« La Story », épisode du 23 mars : « Retraites, un 49.3 et après ? ».



26

« Code Source », épisode du 2 mars : « Qui est Olivier Dussopt, ancien socialiste et visage de la réforme des retraites ? ».



27

« Le Titre à la une », épisode du 16 mars : « Le 49.3 peut-il faire tomber le gouvernement ? ».



28

« La Loupe », épisode du 16 mars « Comment Emmanuel Macron veut relancer son quinquennat après la réforme des retraites ».



29

Pour « Sur le fil » comme pour « Le Titre à la une », les sources des archives mobilisées ne sont pas précisées dans les métadonnées.



30

Entretien avec Thibault Lambert, co-responsable du podcast « Code Source », 26.11.2022.



31

Au sujet de la notion de newsworthiness, son évolution et ses différentes applications possibles, voir notamment Arnaud Mercier, « La lecture événementielle des faits politiques : entre logiques journalistiques et (dés)intermédiation numérique ».



32

Entretien avec Cyrielle Bédu, productrice de « L’Heure du Monde », 30.09.2022.



33

Entretien avec Thibault Lambert, co-responsable du podcast « Code Source », 26.11.2022.



34

Entretien avec Pierrick Fay, journaliste, chef du service podcast des Echos et producteur de « La Story », 07.09.2022.



35

« Code Source », épisode du 23 mars, « Retraites, 49.3 et motions de censure : retour sur un mois explosif pour l’exécutif ».



36

« L’Heure du Monde », épisode du 22 mars, « Après le 49.3, Emmanuel Macron plus isolé que jamais ».



37

Ibid.



38

« La Loupe », épisode du 22 mars, « Réforme des retraites : l’échec d’aujourd’hui, le casse-tête de demain ».



39

« Code Source », épisode du 23 mars : « Retraites, 49.3 et motions de censure : retour sur un mois explosif pour l’exécutif ».



40

« La Loupe », épisode du 7 mars : « Retraites : les mobilisations passées sont-elles un exemple à suivre pour faire échouer la réforme ? ».



41

« L’Heure du Monde », épisode du 17 mars, « Retraites : après le 49.3, le risque de l’explosion sociale ».






Références

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Référence de publication (ISO 690) : DI SCIULLO, Flore. Le podcast natif d’actualité en France : reconfigurations journalistiques et effets de mimétisme. Les Cahiers du journalisme - Recherches, 2024, vol. 2, n°11, p. R151-R166.
DOI:10.31188/CaJsm.2(11).2024.R151


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