Accueil
Sommaire
Édition courante
Autres éditions
Projet éditorial
Partenaires
Éditions et formats
Contacts
Première série
depuis 1996
Seconde série
depuis 2018
Comité éditorial
Comité de lecture
Dossiers thématiques
Appel permanent
Conditions
Proposer...
Un article de recherche
Un point de vue
Une réponse
Une recension
Un dossier
Normes et instructions
Commander
Reproduire
Traduire
Comment ne pas
citer les Cahiers

Parutions et AAC
Nouvelle série, n°2

2nd semestre 2018

DÉBATS

TÉLÉCHARGER
LA REVUE

TÉLÉCHARGER
CET ARTICLE







ENTRETIEN

Bernard Miège : les particularités des industries culturelles éclairent celles de la presse écrite

La production de l’actualité est réputée différente de toute autre activité socio-économique. Mais pour Bernard Miège, qui a été durant 40 ans un moteur du renouveau de la théorie des industries culturelles, la presse partage avec celles-ci des similitudes qui gagneraient à être mieux perçues par les professionnels et les responsables de ce domaine.



LES CAHIERS – Dans quelle mesure les évolutions globales des industries culturelles peuvent-elles informer sur celles du journalisme en particulier ?

B. MIEGE – J’ai un peu contribué à l’enseignement du journalisme et encadré beaucoup de doctorants sur ces questions, mais mon rapport aux métiers du journalisme ne repose pas sur une proximité directe ou une expérience professionnelle. En revanche, considérer ce domaine dans le cadre général des industries culturelles permet de percevoir des caractéristiques et des tendances importantes qui sont souvent moins claires vues de l’intérieur ou examinées à trop petite échelle.

Comment la presse s’inscrit-elle dans ce cadre ?

L’information en général, dont fait partie la presse en particulier, est avec la musique enregistrée, l’audiovisuel et le livre l’une des quatre filières historiques dont les travaux poursuivis depuis la fin des années 1970 avec plusieurs collègues en France, au Canada et ailleurs ont permis de préciser des caractéristiques voisines. D’autres, comme le jeu vidéo s’y sont plus récemment ajoutées. Elles ont par exemple en commun des relations très particulières entre le pôle de la création et celui de la production, une internationalisation relativement faible et un rapport étroit et stratégique avec le droit d’auteur.

N’y a-t-il pas là le risque de définir un domaine par le média par lequel il s’exprime ? Par exemple, les journalistes de télévision seraient-ils plus proches sous cet angle des réalisateurs de cinéma que des rédacteurs de presse écrite ?

Cette approche est beaucoup moins médiacentrique que vous ne le suggérez : elle se fonde avant tout sur la filière, c’est-à-dire sur toute la chaîne d’acteurs et d’actions qui concourent à une production culturelle avec des modes de faire complémentaires et une culture partagée. Par exemple, le réalisateur d’une émission politique dialoguerait plus facilement avec un cadreur du cinéma qu’avec un maquettiste de presse magazine. Ça n’empêche pas que des activités et des normes professionnelles importantes puissent être communes à des groupes d’acteurs au sein de filières différentes, car ces filières sont toujours poreuses : il serait tout aussi erroné de les considérer comme totalement distinctes que de les réduire à un ensemble indifférencié. Ce qui importe dans l’analyse socioéconomique d’une industrie, ce sont les processus et interactions, l’organisation et les logiques d’exploitation, les modes de consommation. Pour mieux les percevoir, il faut les outils de plusieurs disciplines, et il faut tous les considérer dans la durée, ni de trop près, ni de trop loin.

En quoi ces industries culturelles se distinguent-elles d’autres secteurs économiques ?

Une de leurs caractéristiques communes est le caractère fondamentalement aléatoire de ce que l’on y crée. On ne peut jamais bien savoir ce qui aura du succès ou non, et beaucoup de ce qui est mis sur le marché est peu ou pas consommé. À cet égard, les méthodes et les prescriptions des gens de marketing ont très peu d’efficacité dans ces domaines. On a souvent essayé de programmer un succès éditorial, musical ou cinématographique à partir d’études de marché, mais généralement en vain. Pourtant, on continue à essayer car le marketing attire les financiers, les directions générales, en leur donnant l’espoir de réduire les risques inhérents à leur activité, d’autant plus que celle-ci requiert un renouvellement permanent de ce qui est offert. Si l’on se place dans une perspective historique, les grands patrons de presse, comme les grands directeurs de studios de cinéma, savaient très bien combien était aléatoire ce qu’ils proposaient. S’ils avaient essayé de réduire les risques, ils n’auraient jamais obtenu leurs succès.

D’où, aussi, la tentation de disséminer la charge de la création ?

C’est une autre particularité essentielle de ces industries, le fait de reposer largement sur la sous-traitance massive des créateurs. De ce point de vue, il y a beaucoup plus de similitudes entre les contributeurs intellectuels des filières du livre, du cinéma, de la presse ou du disque qu’il n’y a de différences entre eux. Les industries culturelles se caractérisent non seulement par la coexistence dans chaque filière de groupes dominants avec de très petites structures qui apportent de la souplesse et de l’inventivité, mais aussi par le recours systématique des entreprises à des viviers de collaborateurs très qualifiés payés à la tâche. On peut y voir un artisanat très ancien combiné avec un capitalisme financier tout à fait contemporain.

Le recours traditionnel à ces viviers de collaborateurs non permanents s’accroît-il de façon similaire dans les différentes filières ?

Les modalités peuvent varier : l’édition de livres, par exemple, ne compte pas d’auteurs salariés et très peu gagnent leur vie dans ce cadre. Mais en général, toutes ces filières exploitent trois sortes de viviers : celui des jeunes talents dont on teste le potentiel, celui des professionnels expérimentés mais à statut précaire qui assurent de multiples tâches, et enfin celui des non-professionnels dont on attend un renouvellement de l’expression. Or, cet appel aux non-professionnels semble une tendance forte, qui est alimentée par leur désir d’intégrer ces métiers, mais aussi par les nouvelles technologies qui facilitent leur accès. Sans compter la tendance, encouragée par les penseurs des nouvelles technologies, à contester la démarcation entre professionnels et amateurs. Il y a une certaine démagogie à dire aux jeunes : vous n’avez pas besoin d’être professionnels pour vendre votre musique, vos textes. Et dans le même temps, ceux qui se dédient vraiment à ces filières ont beaucoup de mal à en retirer des revenus. On le voit bien dans le cas des jeunes journalistes : ils n’ont jamais été aussi bien formés, et pourtant…

D’autres démarcations sont aussi remises en cause par les nouvelles technologies comme celles de la propriété intellectuelle…

Cette propriété intellectuelle, telle qu’elle est instituée par le droit d’auteur mais aussi par les droits voisins, est un enjeu capital qui est lui aussi commun aux différentes filières des industries culturelles. Elles sont toutes fondées là-dessus, mais les grands opérateurs du secteur numérique ne se posent pas la question de la rémunération des auteurs et éditeurs.

Parce qu’ils viennent de l’extérieur des industries culturelles ?

Oui, ils sont issus du monde informatique et, avec une naïveté techniciste, ils ne perçoivent ce lien aux droits de reproduction que comme une barrière dépassée qui entrave leur diffusion de contenus et de données. Mais ce qui détruit la propriété intellectuelle détruit la source de ces contenus. L’extension du droit d’auteur et des droits voisins qui forment le cœur des industries culturelles est la seule solution pour que les géants de la communication soient obligés de participer aux coûts de production de l’information.



Bernard Miège. Photo : B.L.


Mais celle-ci ne constituant pas une part essentielle de leur offre, n’y aurait-il pas un risque qu’ils s’abstiennent simplement de lui procurer une vitrine, ou n’en relayent que ce qui est gratuit pour eux ?

À cet égard, l’intervention des États est tout à fait indispensable. Elle est évidemment compliquée puisque les règles et les attitudes sont différentes à l’échelle du monde. Le plus important reste de défendre la portée du droit d’auteur et des droits voisins face à ces géants, mais une autre mesure essentielle, qui avance lentement, est la taxation de leurs activités là où ils réalisent leurs profits.

Ce qui, en toute logique, permettrait de les rétrocéder aux filières directement grevées par leur captation publicitaire ?

On peut certainement le souhaiter. Mais pour le moment, la réflexion des pouvoirs publics semble surtout se porter sur les diffuseurs d’œuvres cinématographiques par abonnement, en particulier Netflix, et même ceci a pris beaucoup de temps et suscité beaucoup de résistances. La réticence de la ministre canadienne en charge de la culture illustre bien ce désengagement, pour ne pas dire cette légèreté1.

Comment évaluez-vous l’état de la presse quotidienne par comparaison avec les autres composantes de l’industrie culturelle ?

Il est évident que cette sous-filière de l’information est beaucoup plus fragile, mais il faut aussi souligner que, par rapport aux autres filières, elle était déjà en arrière dans les années 2000. Dans le cas de la presse française, son important retard en termes de santé économique et de développement remonte même à l’après-guerre.

Qu’est-ce qui explique, selon vous, cette différence ?

En partie son histoire propre, notamment la redistribution des titres après la Libération, mais aussi, par la suite, à un effort de soutien au maintien des journaux pour des raisons politiques et sociales qui sont tout à fait acceptables. Ce soutien a fait que, de fusion en fusion, on a constitué des ensembles assez faibles qui se sont retrouvés en difficulté à partir du moment où ils ont eu à subir les vagues venant des industries de la communication.

Mais ne rejoint-on pas ainsi le raisonnement ultralibéral selon lequel les journaux se porteraient mieux si l’on avait laissé au seul marché le soin d’entretenir leur dynamisme ?

C’est plutôt la nature de cette intervention qui est en cause. Dans d’autres filières ou sous-filières de la culture, les pouvoirs publics ont pu jouer un rôle intelligent et déterminé. Mais l’État a tout fait pour ne pas paraître intervenir dans le champ de l’information, celui-ci étant plus en prise sur l’opinion publique que les autres industries culturelles. Donc il en a fait le minimum, sans favoriser de vision à long terme.

En somme, la presse d’actualité est bien une « industrie pas comme les autres », mais au sein d’industries culturelles qui, elles-mêmes, ne sont pas des industries comme les autres ?

C’est une bonne façon de la considérer. Elle est prise dans un mouvement de fond qui les touche toutes, mais qu’elle rencontre aussi de façon particulière. Tout le monde s’entend à souligner, non sans raison, qu’elle est très spécifique. On remarque moins les parallèles avec d’autres filières culturelles, ceux que nous venons d’évoquer mais aussi d’autres comme la recomposition du capitalisme de ces différentes filières.

L’intégration financière de ces activités ?

De fait, beaucoup d’entreprises ancrées dans une filière précise et dirigées selon les perspectives de celle-ci ont été absorbées au sein de conglomérats diversifiés où s’exercent d’autres priorités. Cela a été facilité par le fait que leur valeur avait parfois beaucoup baissé, mais aussi par une doctrine de la convergence multimédiatique dont la justification est beaucoup moins évidente qu’il n’y paraît. Cette vision technologique unifiante n’a pas généré de stratégies très convaincantes et, dans les faits, les visions financières à court terme tendent à prendre le dessus. On doit aujourd’hui craindre qu’elles n’emportent une partie du bébé avec l’eau du bain.

Parce que ces opérateurs extérieurs méconnaissent les spécificités des filières dont ils contrôlent des entreprises ?

Provenant d’horizons informatiques ou financiers, ils sont peu au fait des modes de production de la valeur dans les filières culturelles. Leurs approches remettent en cause, parfois de façon extrêmement brutale, certaines des conditions principales de cette production comme l’autonomie des concepteurs, la diversité des créations, les modalités de travail et de rémunération… On peut mettre en doute ce tournant pour des raisons sociales, mais aussi économiques puisqu’il s’agit d’industries qui reposent directement sur les intervenants à la création et sur l’audience qu’ils recueillent. Ce qui est propre aux industries culturelles fait justement qu’elles se prêtent mal à la financiarisation de leur activité.

D’un autre côté, les entreprises absorbées n’étaient pas toutes exemplaires en termes de gestion et de prospective. Les innovations technologiques sur lesquelles comptent les nouveaux-venus peuvent-elles constituer un atout ?

Ce sont des domaines où l’on mélange facilement toutes les notions. Celle d’innovation, en particulier, est utilisée à tout moment comme un simple fourre-tout. Il faudrait distinguer mieux ce qui constitue une mutation, une innovation, un changement ou un perfectionnement. Au cours des quatre décennies que j’ai consacrées à l’étude des industries culturelles, j’ai assisté tous les cinq ans à l’annonce de quelque chose de complètement différent, de radical… Le manque de perspective historique conduit régulièrement à cette sorte de conviction. En réalité, les innovations majeures, structurantes, sont très rares à l’échelle d’une filière mais il y a plus souvent des innovations ou perfectionnements de produits. Cependant, beaucoup de ceux-ci sont plus inspirés par les possibilités techniques d’un outil que par les attentes réelles d’un public et ne tiennent donc pas leurs promesses.

Pour autant, la capacité des industries culturelles à évoluer n'est-elle pas un enjeu crucial ?

Sans aucun doute, aujourd’hui plus que jamais. Il faut d’ailleurs rappeler que ces industries sont de toute façon fondées sur le renouvellement permanent de leur production, dont la durée de vie est très courte. C’est pourquoi on peut rejeter les prédictions inspirées par la théorie des cycles : des produits qui changent en permanence ne pourront pas arriver en bout de cycle si leurs évolutions sont judicieuses. Le problème est que les entreprises françaises ont moins des stratégies que des politiques qui changent tous les ans ou tous les deux ans pour essayer de s’ajuster. On l’a par exemple vu dans la presse quotidienne avec l’accès libre ou payant aux contenus en ligne : changer aussi souvent ne témoigne pas tellement d’une pensée stratégique, plutôt d’une adaptabilité à court terme. C’est aussi pour ça que l’élaboration de « modèles d’affaires » ne mène pas loin : c’est une démarche qui regarde le prochain bilan, pas l’avenir.

Et cet avenir, pour la production journalistique, comment le voyez-vous ?

Je ne pense pas du tout que ce soit une activité qui va connaître une fin, même en tenant compte de la multiplication des sources d’informations de toutes provenances et de tous les journaux qui disparaissent. Je ne sais pas quelles sont les formes qui vont émerger mais je suis persuadé qu’on en trouvera une ou plusieurs. Quelles que puissent être ces formes, la communication sociale ne peut pas se passer de médiation institutionnalisée, organisée, et sans le journalisme comme référence, il n’y a pas de médiation digne de ce nom.

Propos recueillis par Bertrand Labasse



1

NDRL : La position du gouvernement canadien a sensiblement évolué depuis le moment où ces propos ont été recueillis.





Certains propos ont été synthétisés pour assurer la fluidité de cet entretien.




Référence de publication (ISO 690) :
MIÈGE, Bernard, et LABASSE, Bertrand. Bernard Miège : les particularités des industries culturelles éclairent celles de la presse écrite. Les Cahiers du journalisme - Débats, 2018, vol. 2, n°2, p. D7-D12.
DOI:10.31188/CaJsm.2(2).2018.D007


Proposer un commentaire