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Nouvelle série, n°2

2nd semestre 2018

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JOURNALISME ET DEMOCRATIE : REPONSES A W. JOSEPH CAMPBELL

La « preuve » arriverait trop tard

La presse est-elle nécessaire à la démocratie ? On peut souligner à juste titre l’insuffisance des éléments qui soutiennent ce postulat, mais il est moins facile de le réfuter vraiment.

Par Pierre Savary



Discussion de la loi sur la presse de 1868 (Collection Moments de presse)


D

ans le dernier numéro des Cahiers du journalisme (page D19), W. Joseph Campbell s’interrogeait sur le lien entre les médias d’information et la démocratie et sur l’affirmation selon laquelle les premiers seraient bien indispensables à la seconde.

Professeur à l’American University de Washington, il poursuit ainsi sa traque systématique des « mythes » journalistiques. Même si certains des plus chers à la profession étaient déjà largement éventés – comme la version héroïque de l’affaire du Watergate1 – les observations de Campbell sont en général solides et bien documentées. Une cible aussi importante que les enjeux démocratiques de la presse aurait mérité un tel traitement.

S’ils prêtent à discussion, ses propos sont cependant nécessaires, car il est important pour le journalisme d’examiner en permanence ses présupposés plutôt que de ressasser des impensés autojustificateurs. Il est probablement encore plus important d’examiner le lien entre la démocratie et le journalisme en raison du changement entre le contexte historique des « mythes » dénoncés par Campbell et le présent.

Pendant très longtemps, les discours publics et politiques ont relayé l’idée que la presse était indispensable à la démocratie car elle seule pouvait alimenter le débat public en cherchant, révélant, puis en faisant circuler et se diffuser une information, permettant ainsi une confrontation des points de vue et un véritable échange d’idées, indispensable pour que chaque citoyen se forge une opinion.

Ainsi Thomas Jefferson, troisième président américain (1801-1809), en commentant le 1er amendement de la constitution sur la liberté de la presse, disait-il « préférer une presse sans gouvernement plutôt qu’un gouvernement sans presse ». Alexis de Tocqueville évoquait en 1866 dans De la démocratie en Amérique la presse en ces termes : « C’est elle dont l’œil toujours ouvert met sans cesse à nu les secrets ressorts de la politique, et force les hommes publics à venir tour à tour comparaître devant le tribunal de l’opinion. »

La question d’une presse d’information nécessaire à la démocratie, se posait principalement par rapport au spectre de la censure politique.

Le contexte a fortement évolué, et les menaces se sont déplacées au fil des années. Les nouveaux médias, les nouvelles capacités technologiques ont permis une accélération de la diffusion d’informations et ont facilité l’accès à la connaissance des publics. Aux menaces plus institutionnelles, politiques, se sont au fil des décennies substituées en Occident des menaces économiques, capitalistiques, comme la captation des revenus, le pillage des données et l’arrivée de nouvelles concurrences comme les contenus distractifs ou mensongers. C’est dans ce cadre que la question de la nécessité du journalisme pour la vie démocratique se repose soudain.

L’argument principal de Campbell est l’absence de preuve concrète d’un lien de causalité directe entre médias et démocratie. Argument recevable en premier lieu, on peut effectivement souligner l’absence de preuve formelle, comme on pourrait rétorquer à Campbell l’absence de preuve certaine que Nixon et McCarthy auraient chuté sans les dénonciations de la presse. L’organisation des sociétés humaines ne se prête pas au genre de preuve qui a cours dans les sciences expérimentales. En ces temps de radicalisation politique dans de nombreux pays et dérives populistes, des voix s’élèvent aussi pour vanter des « oligarchies éclairées ». Quelles « preuves » scientifiques avons-nous que la démocratie leur soit préférable ? Selon une formule bien connue, « l’absence de preuve n’est pas une preuve d’absence ».

Si les preuves scientifiques ne sont pas présentes, les indices eux ne manquent pas et la « preuve inversée » en fait partie. Dans les régimes qui s’éloignent des standards de la démocratie, la presse fait partie des premiers groupes visés. Sur chaque continent existent des exemples de régimes autoritaires ou dictatoriaux qui se sont empressés de museler, baillonner ou d’assujettir la presse d’information : le premier talent d’un dictateur est de discerner ce qui le menace. La presse est en première ligne des menaces d’un opposant à la démocratie comme ses adversaires politiques, les juges, les associations, etc.

Un autre élément réside dans les travaux de recherche sur les conséquences de la disparition de quotidiens papier (pour raisons économiques) sur la vie démocratique et l’engagement civique des citoyens. Ils ont plusieurs fois montré une dégradation notable de ces variables dans la communauté qu’ils étudiaient.

Sans examiner ces recherches, Campbell estime plus généralement qu’après tout, la disparition de médias n’a rien changé ou presque à la face du monde. Conclusion hâtive et aujourd’hui hasardeuse.

D’abord, parce que plusieurs élections récentes aux résultats inattendus sont des indices du contraire. Le contexte du référendum britannique sur le Brexit mérite attention. L’agressivité de la campagne des pro-leave, les arguments mensongers, reconnus comme tels après le scrutin par les artisans de cette même campagne, et l’absence d’audience de la presse d’information renseignent sur les conséquences d’une forme d’effacement de la presse argumentée laissant place à la communication partisane. Cette élection britannique, la dernière présidentielle américaine, mettent en évidence le besoin d’une presse d’information au service de l’ensemble des citoyens. Non pas une presse pourvoyeuse, unique, exclusive, d’information mais d’une presse différenciée au sein d’un ensemble de voix, une presse qui joue un rôle démocratique de phare, de point de repères, de point de référence.

Ensuite, parce que les évolutions de fond peuvent mettre du temps à se manifester clairement et les premiers indices ne peuvent être balayés d’un revers de main.

Plus largement, la position de Campbell conduit à se représenter ce que serait une société sans journalistes, une sorte de grand marché de l’information en libre échange et libre accès à tous les citoyens, une sorte d’affrontement des groupes de pressions, des organes d’opinion, de confrontation de porte-paroles d’idéologies opposées.

L’augmentation de la vitesse de circulation de l’information, l’émergence puis le développement des réseaux sociaux sont là pour nous permettre assez facilement d’imaginer cette société relevant d’une logique ultralibérale du « marché des idées ». Il en résulterait une cacophonie désordonnée où toute « information » serait d’égale valeur que son contraire et que toutes les variations possibles.

Par contraste, un présupposé du journalisme d’information moderne est justement qu’il existe des conditions minimales de validité des assertions et que la vérité, si elle ne peut jamais être réellement établie, peut être approchée notamment par le détachement professionnel et le recoupement des sources.

Défendre pour tous la liberté d’expression est une chose, la confondre avec les enjeux du journalisme d’information est une erreur manifeste. La première est un principe absolu et universel, le journalisme est une pratique spécifique, notoirement imparfaite, mais dont le délitement a toutes les chances d’être désastreux pour la collectivité. Malheureusement, la seule certitude absolue sur ce point arriverait bien trop tard.

La mission des médias d’information n’est pas seulement de créer, d’entretenir et d’organiser un espace de confrontation des opinions. Le rôle des médias ne saurait se résumer à un simple arbitrage entre des opinions divergentes et une vague mission d’assurer une sorte d’équilibre pour éviter les inégalités de moyens les plus flagrantes entre les tenants d’un avis et ceux de son contraire.

Les médias et les journalistes ont aussi pour mission d’apporter de l’attrait et de la clarté à des questions obscures, d’expliquer et détailler des sujets complexes qui, de prime abord, n’intéressent pas un lecteur-auditeur mais qui méritent de lui être expliqués.

Les médias et les journalistes ont aussi pour mission d’aller observer les faits sur le terrain et, par l’enquête, la rencontre, le recueil de témoignages, de mettre en lumière les défaillances et malversations au sein de la société. Les journalistes ont moins que jamais le monopole de ces activités, les lanceurs d’alerte, les citoyens, apportent une contribution croissante, mais il n’en reste pas moins que pour être menées de façon constante à l‘échelle de toute la vie sociale, ces tâches réclament du temps, de l’expérience, des références déontologiques mais aussi un cadre économique qui le permettent.

Ces missions sont souvent décriées par les critiques des médias qui ironisent sur leur idéalisme, voire leur naïveté. Ces critiques s’entendent et ont le mérite de rappeler les limites structurelles des médias, mais elles ne peuvent faire oublier la liste interminable des révélations locales, nationales ou internationales publiées par les médias d’information et celle des opinions minoritaires qu’ils rapportent.

Campbell utilise un très vieux sophisme : dénier un principe ou une institution sur la base de son imperfection. Mais que deviendrait une société démocratique sans une capacité organisée et constante de dénoncer ses propres dévoiements, délictueux ou non ?

Peut-il y avoir de société démocratique sans l’espace commun de débat et d’information ? Un espace aujourd’hui menacé par la tribalisation des intérêts et la fragmentation de l’attention que favorisent les nouvelles technologies. Le meilleur argument sur la dépendance mutuelle entre les médias d’information et la démocratie réside peut-être dans le fait que ce que le Premier ministre du Royaume-Uni, Winston Churchill, a dit de la seconde – « le pire système à l’exception de tous les autres » – s’applique comme un gant aux premiers.

Dans les deux cas, rien n’interdit d’espérer que l’on trouve mieux un jour, mais il serait plus avisé de ne pas se priver de ce qui fonctionne déjà. Et de travailler à l’améliorer.


Puck, 1912 (Library of Congress, détail)

Pierre Savary est directeur de l’École
supérieure de journalisme de Lille.



1

Réévaluée notamment dans Watergate in American Memory de Michael Schudson (New York, Basic Books, 1992)






Référence de publication (ISO 690) :
SAVARY, Pierre. La « preuve » arriverait trop tard (Réponse à W. J. Campbell). Les Cahiers du journalisme - Débats, 2018, vol. 2, n°2, p. D13-D16.
DOI:10.31188/CaJsm.2(2).2018.D013


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