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Nouvelle série, n°2

2nd semestre 2018

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JOURNALISME ET DEMOCRATIE : REPONSES A W. JOSEPH CAMPBELL

Le questionnement nécessaire non pas de la « preuve » mais des légitimités croisées de l’expression publique

La mise en perspective des « mythes du journalisme » et des présupposés unissant indissociablement pratiques professionnelles de la collecte et de la diffusion médiatiques de l’information et expression démocratique est indispensable. Si elle s’accompagne systématiquement de la mise en perspective des « mythes de son inutilité », et des présupposés, tout autant réifiants, de sa « dangerosité » pour la construction démocratique !

Par Bertrand Cabedoche



P

eut-il y avoir de société démocratique sans un espace commun de débat et d’information, interroge Pierre Savary ? Le questionnement est pertinent. J’ajouterai sans un espace commun de débat rationnel et d’information concernant les questions sociétales, qui dépasserait l’injonction, l’agenda et le cadrage d’une autorité politique surplombante, trumpiste ou autre, et les errements du discours confus et trop souvent obscurcissant de l’expression plébéienne spontanée, potentiellement volatile ou rigide.

Telle est en fait la définition du concept d’espace public bourgeois, dont Jürgen Habermas nous a nourris depuis plus d’une cinquantaine d’années. Si l‘auteur avait identifié cette apparition d’un espace public dans l’Europe occidentale des XVIIIe et XIXe siècles avec l’expression critique et rationnelle des cercles littéraires et des revues artistiques, il avait aussi jugé que la marchandisation de l’information caractérisait au XXe siècle un processus de reféodalisation de l’information médiatique, menaçant l’existence même d’un espace public et l’ouverture d’esprit s’y rattachant.

La remarque invite à ne pas en rester à un niveau réifiant de l’information médiatisée, ni même au seul repérage des contenus et analyses proposés par celle-ci. Les travaux de sociologie du discours médiatique nous ont en effet très vite avertis : même si l’analyse des modalités discursives (genres, rubriques, tons, registres, etc.) est en soi signifiante, au-delà même de la notion enrichissante de cadre apportée par Erving Goffman, cette information médiatisée est moins à prendre en tant que somme de contenus qu’en tant que modes de relation, schéma de communication productive entre les groupes et les forces sociales, construit social révélateur d’un type de rapports de force entre différents acteurs sociaux.

La distanciation permet de ne pas en rester aux théories de l’État qui, au moins jusque dans les années 1970, conduisaient à focaliser principalement sur la relation État/médias, ainsi que le rappelle Pierre Savary : entérinant la vision parcellaire d’un appareil culturel confiné, dans son fonctionnement, à la sphère idéologico-politique, l’analyse critique occultait la dimension industrielle, voire commerciale, de la production culturelle de masse, comme le regrettait encore Armand Mattelart. Depuis, l’émergence par exemple de la théorie des industries culturelles permet de prendre acte de l’écrasant bras de fer entre l’industrialisation croissante d’une information soumise aux études de marché des départements marketing apparus au sein des groupes de communication et les indices de résilience de quelques journalistes, encore convaincus de l’indissociabilité, chère à Max Weber, entre éthique de responsabilité et éthique de conviction.

Pour autant, la déploration d’Habermas est à reconsidérer. Depuis en effet, de nombreux auteurs (Habermas le reconnaissant lui-même finalement) ont jugé la proposition en termes de reféodalisation trop pessimiste. Même si le genre talk show, faussement légitimé par la rentabilité du bad buzz (le populisme de l’audience), ou le tribunal expéditif et débridé dans lequel sombre trop souvent le forum numérisé, tendent à envahir les espaces déclarés ouverts au débat, à la télévision notamment comme sur les réseaux sociaux, il ne peut plus être fait l’impasse aujourd’hui du potentiel critique d’un public de masse, pluraliste et largement différencié.

Les relectures critiques contemporaines de l’œuvre d’Habermas (Bernard Miège, Peter Dalhgren, Oskar Negt, Maire-Gabrielle Suraud, etc.) ont ainsi déconstruit le concept originel d’espace public : le convoquer aujourd’hui suppose de prendre acte de sa fragmentation et distinguer un espace public sociétal à côté de l’espace public politique. Concrètement, cela signifie que certaines formes de journalisme classique peuvent aussi participer de la construction de cet espace public autonome, réinjectant rigueur, éthique et questionnement des enjeux de fond, aux niveaux micro, meso et macro.

Mais cela ne signifie pas qu’ils en sont les seuls acteurs, ni qu’ils en sont systématiquement et par principe les acteurs privilégiés. Sous peine de nivellement et de confusion des savoirs, dans une sphère publique déjà bien encombrée, l’expression publique passe donc aussi par l’accueil et la reconnaissance de la légitimité que les dispositifs d’information médiatique contemporains ouvrent, ou non, à la circulation de l’information scientifique, directement portée par les « producteurs primaires » (primary definers) eux-mêmes.

Il ne s’agit pas de discuter de la preuve, quitte à enfermer la posture scientifique dans la simple addition des faits comme le déplorait la phénoménologie d’Edmond Husserl, ou à réduire les enjeux sans débattre de la « vérité positiviste » : l’information scientifique passe aussi par la prise en compte des apports des sciences humaines, attelées à distinguer des mécanismes et à croiser les enjeux sur le long terme plutôt qu’à définir des lois.

La condition suppose la mise en place de dispositifs publics d’échange et d’entente ouvrant à cette expression scientifique de manière contradictoire, disciplinairement et théoriquement positionnée et assumée, dans les conditions d’évaluation requis par les protocoles académiques de validation. Telle est la signification du glissement contemporain de paradigme, de la vulgarisation de l’information scientifique et technique à la communication de celle-ci : désacralisant le surplomb de la prétention scientiste des deux siècles derniers, le dépassement ne signifie pas que tout se vaut, dont l’affirmation gratuite consacre le principe même du nivellement. Il s’agit en fait de considérer la spécificité de la légitimité de chaque producteur d’information que nous sommes tous devenus, via le process d’informationalisation croissante de nos sociétés.


« L’injonction, l’agenda et le cadrage d’une autorité politique surplombante. » (Photo J. N. Boghosian, White House)


La légitimité première du citoyen repose sur son droit en tant que sujet actif d’interroger ce qui impacte directement sa place dans la société et le type de société que les autres acteurs participent à construire, en leur demandant des comptes ; la légitimité politique vise à inscrire décisions et actions collectives dans une cohérence en regard avec les valeurs partagées auxquelles cette co-construction est supposée renvoyer ; la légitimité scientifique travaille à distinguer croyances et connaissance, dont la convocation confuse avec la doxa sert autant à unir qu’à diviser ; la légitimité médiatique se forge dans la révélation croisée des enjeux ainsi soumis à la confrontation.

C’est cette acculturation réciproque qui transforme simultanément les formes culturelles de représentation du monde et les représentations culturelles qu’ont les individus du monde, comme l’assurait encore Jesús Martín-Barbero au passage du 3e millénaire. À l’opposé, le plus grand danger réside dans le processus inverse de la déculturation, né de la confusion et l’interchangeabiité de ces légitimités.

Par définition, l’exigence de distanciation conduit à la déconstruction parallèle de l’appellation objectivante Démocratie, qu’il est là encore particulièrement réducteur de borner à l’existence d’un processus électoral, plus ou moins ouvert, ou d’espaces débridés constitutifs d’une culture de « l’entre-soi » et de l’illusion de la « communauté des égaux » dénoncé par Patrice Flichy.

Comme Philippe Braud le proposait il y a près de 40 ans dans une perspective rassemblant contradictoirement suffrage universel et démocratie, la déconstruction critique interroge aujourd’hui le lien, présupposé indissoluble, entre peuple, libéralisme économique, démocratie libérale et développement des médias, par exemple avec Yasha Mounk.

La distanciation doit être effectivement reconsidérée, au moment où un certain journalisme contemporain entend jouer pleinement sa fonction de médiation pour dépasser les trois maux dont nos sociétés contemporaines sont aujourd’hui menacées, ainsi que nous l’avons rappelé récemment à partir de la controverse apportée par Gilles Gauthier contre le constructivisme des études journalistiques1 : l’anti-objectivisme cognitif qui, posant que la connaissance ne relève pas d’une adéquation au réel, dissuade de l’évaluation de celle-ci in situ, comme hier le structuralisme d’un Louis Althusser le postulait dangereusement ; celui du scepticisme ontologique qui, appelant à une suspension définitive du jugement sur la réalité, peut conduire au cynisme comme ersatz d’analyse ; celui du nihilisme cognitif qui, radicalisme du relativisme culturel oblige, redonne place à la barbarie ou à la négation de l’Autre, tout se valant alors dangereusement dans l’inadéquation au réel des offres de compréhension du monde.

Bertrand Cabedoche est professeur
à l’Institut de la Communication et des Médias (Université Grenoble Alpes)



1

Bertrand Cabedoche. « Communication Internationale » et enjeux scientifiques : un état de la recherche à la naissance des sciences de l’information - communication en France. Les Enjeux de l’Information et de la Communication, 17 (2), 2016, p. 55-82.






Référence de publication (ISO 690) :
CABEDOCHE, Bertrand. Le questionnement nécessaire non pas de la « preuve » mais des légitimités croisées de l’expression publique (Réponse à W. J. Campbell). Les Cahiers du journalisme - Débats, 2018, vol. 2, n°2, p. D17-D20.
DOI:10.31188/CaJsm.2(2).2018.D017


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