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Nouvelle série, n°2

2nd semestre 2018

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POINT DE VUE

L’intelligence artificielle va-t-elle remplacer... ou libérer les journalistes ?

Entre les espoirs qu’elle suscite pour l’industrie de la presse, aujourd’hui à la peine, et les craintes qui l’accompagnent en matière d’éthique, l’IA est bien plus qu’un simple sujet à la mode. Elle bouscule déjà bien des certitudes au sein du milieu journalistique dans un contexte où l’inertie technologique n’est plus de mise depuis longtemps. Alors, l’intelligence artificielle, coup de grâce ou coup de pouce pour le journalisme ?

Par Thierry Watine et Julie A. Gramaccia




S

’il n’en tenait qu’à Erica, la réponse serait toute trouvée. L’IA n’est pas prête de remplacer ni de libérer les journalistes. Et pourtant...

Début janvier 2018, le Wall Street Journal annonce qu’un robot nommé Erica présentera le téléjournal d’une chaîne publique au Japon. Créature androïde du roboticien Hiroshi Ishiguro1, la « jeune femme » aux traits lisses et au regard intense – elle est censée, selon son inventeur, avoir 23 ans – serait animée par une intelligence artificielle aux performances des plus prometteuses. Non seulement lira-t-elle les nouvelles au petit écran, mais on compte sur elle pour mener à terme des entrevues en direct sur le plateau. Le tout avec quelques émotions faciales, pour renforcer l’illusion de la réalité.

Bien qu’imprécise quant à la date exacte de cette première (on parle alors du printemps 2018) et quant au nom de la station de télévision concernée (secret bien gardé), la nouvelle est reprise dans toute la presse internationale. Plusieurs grands médias comme France 24, Radio-Canada ou la RTBF, pour ne citer que ceux-là, relaient l’information à coup de titres et de développements où l’on salue la performance technique et les prouesses à venir. Une page du métier est-elle en train de se tourner ?

Moins d’un an plus tard, Erica, présentatrice japonaise de nouvelles télévisées, ne fait déjà plus parler d’elle. Tout juste en retrouve-t-on la trace début octobre 2018 à Madrid, dans le cadre de la Conférence internationale annuelle sur les robots et les systèmes intelligents. Mais dans le rôle cette fois d’un « employeur » factice censé entraîner des candidats à un entretien d’embauche. En réalité, il n’y a pas de « conversation ». Érica se contente de réagir à de simples mots clés. Exit le journalisme. L’expérience des plateaux télévisés a-t-elle été reportée ? Ou tout simplement abandonnée ?

Du côté des chercheurs et des développeurs en intelligence artificielle, la réaction est plus que mitigée. À l’occasion d’un groupe de discussion organisé le 19 mai 2018 à l’Université Laval dans le cadre du projet med-IA2, les commentaires de plusieurs des participants à la rencontre3 sont dubitatifs, voire sévères, à propos d’Erica. Une simple liseuse, disent-ils, une machine à l’apparence humaine qui se contente de réciter des textes préparés avant chacune de ses interventions : « Je trouve ça moyennement intéressant. Il n’y a pas vraiment dans ce qu’ils veulent faire faire à Erica de défis au niveau de l’intelligence artificielle » (participant 1) ; « C’est un coup de publicité qui est très-très léger [sic] d’un point de vue de tout ce qui est intelligence artificielle. C’est vraiment des tambours et des trompettes ! » (participant 4) ; « [cette annonce] canalise les choses dans la mauvaise direction, ça me fruste quand je vois ça. Et puis je trouve que ça envoie un mauvais message à la société en disant : robot humain = robot = intelligence artificielle » (participant 5).

Erica (Photo ATR Hiroshi Ishiguro Laboratories)


Les journalistes présents à la rencontre expriment les mêmes réserves quant aux capacités de leur jeune « consœur » nipponne équipée de ses circuits électroniques à faire du vrai journalisme. Comment imaginer qu’une simple machine, aussi sophistiquée fût-elle, puisse présenter les nouvelles de l’actualité et, comble du comble, interagir sérieusement avec un invité sur un plateau télévisé ? Un scénario peu crédible, presque insultant pour la profession : « Ça, c’est la métaphore parfaite d’un pupitre qui voit ça et qui se dit : "Hey, tous les journalistes vont être remplacés. Donc on va faire un article, c’est vraiment gros !" En fait, ça représente toutes les inquiétudes du grand public qui ne comprend pas la technologie » (participant 6) ; « Ça, c’est le genre d’affaire qui, personnellement comme journaliste, est une catastrophe annoncée. À un moment donné, elle va lire quelque chose comme : "36 morts dans des souffrances atroces" avec un beau sourire... » (participant 9). « Là, on est purement dans l’imaginaire, puis on est au Japon. Des affaires comme ça, il y en a à la pelle... Ce monsieur-là, Ishiguro, j’en ai déjà entendu parler, ça fait des années qu’il propose toutes sortes de robots et bebelles qui ne voient jamais le jour » (participant 8).

Derrière le coup d’épée dans l’eau

Erica, simple avatar médiatique dans le feuilleton de l’intelligence artificielle ? Pas si simple. Au-delà des fantasmes technologiques ou des peurs irraisonnées que suscite l’explosion de l’IA dans tous les secteurs de l’industrie et au cœur même de la vie quotidienne des citoyens, une première certitude : l’incertitude. Rien ne permet pour l’heure de dresser un portrait fiable de ce que réservent les développements à venir de l’intelligence artificielle dans le domaine du journalisme.

Entre les discours euphoriques des uns ou catastrophistes des autres, explique Jean-Gabriel Ganascia4, aucun scénario n’est écrit à l’avance : « En dépit des progrès époustouflants enregistrés ces dernières années, l’étude de l’intelligence artificielle repose toujours sur la même conjecture que rien, jusqu’à présent, n’a permis de démentir, ni de démontrer irréfutablement. » Quoi qu’il en soit, les premiers enseignements du groupe de discussion mené à l’Université Laval en mai 2018 laissent à penser que la profession ne peut pas faire l’économie d’un questionnement de fond sur les incidences de l’IA dans la façon de concevoir et de pratiquer le métier. C’est d’ailleurs là, en résumé, la problématique centrale du projet med-IA, évoqué précédemment : les médias vont-ils subir ou profiter des progrès de l’intelligence artificielle ?

D’un point de vue théorique, les effets de la technologie et des nouveaux outils sur les pratiques professionnelles constituent un vieux débat... qui continue. Internet, médias sociaux, journalisme et environnement numérique : autant de sujets de discussion et de remises en question régulières. Dans son ouvrage Rédactions en invention, Jean-Marie Charon5 insiste sur les défis qui attendent à cet égard la profession : « Jamais sans doute le niveau d’incertitude n’aura été plus grand. Il concerne la technologie, les usages et l’information – qu’il s’agisse des manières de la produire ou de son contenu. » Mais avec l’intelligence artificielle, au-delà de ce que certains qualifient de bruit médiatique, plusieurs constats font aujourd’hui consensus. Notamment l’idée que les limites de l’informatique – et donc des machines intelligentes – seront continuellement repoussées.

Dans La guerre des intelligences6, Laurent Alexandre rappelle ainsi que la puissance des ordinateurs ne va jamais cesser d’augmenter, ouvrant là des possibilités vertigineuses en matière par exemple de data journalism, stratégie en pleine expansion dans de nombreuses rédactions. Vertige ? Oui, si l’on en croit les chiffres et les prédictions. À la fin des années 1940, les ordinateurs les plus puissants réalisent une opération par seconde. En 2020, explique Laurent Alexandre, on parle plutôt d’un milliard de milliards d’opérations à la seconde (10 puissance 18). Mais ce n’est qu’un début, affirme le fondateur de Doctissimo et de plusieurs entreprises high-tech : « Les experts envisagent que des ordinateurs effectuant un milliard de milliards de milliards d’opérations par seconde seront entre vos mains vers 2050 » (10 puissance 27). Autant de possibilités nouvelles en termes de journalisme d’enquête, de croisement de données, de vérification de l’information, etc.

Le grand remplacement n’est pas pour demain

Dès lors, ces machines hyper sophistiquées vont-elles à terme se substituer aux journalistes ? Chose certaine, les robots-journalistes sont déjà à l’œuvre dans de nombreuses rédactions. Associated Press, Los Angeles Times, Forbes, etc., Jean-Philippe Braly (2017) explique que les expériences se multiplient dans des rubriques où la compilation des données fait partie des démarches obligées, économie et sports en tête : « Il s’agit en fait de robots informatiques capables de rédiger automatiquement de courts articles. Plus précisément, ils peuvent convertir en courts textes au style journalistique des chiffres et des données sportives [comptes rendus de matchs] ou économiques [bilans financiers]. »

Cette robotisation croissante menace-t-elle les emplois au sein des rédactions ? « Vaste question à laquelle il semble encore bien difficile de répondre, précise Braly. Néanmoins, plusieurs signes ont de quoi inquiéter. » Plus que des signes, des questions peut-être. Les emplois perdus au sein des rédactions seront-t-ils compensés par les nouveaux postes créés ? Impossible aujourd’hui de parier sur un solde positif.

Il n’en reste pas moins que l’intelligence artificielle et les algorithmes font aujourd’hui bel et bien partie intégrante du nouvel écosystème médiatique. Les médias seraient même en passe, selon Jean Dominique Saval, de les « adopter massivement7 ». Ils permettent des avancées significatives en matière de surveillance automatique de certaines occurences événementielles, de collecte à grande échelle de l’information, de traitement automatisé de l’actualité (avec les robots-rédacteurs qui génèrent automatiquement des textes) et de ciblage personnalisé des usagers (dont on affine sans cesse les besoins particuliers). Autant d’options qui, a priori, libèrent les journalistes de tâches lourdes, répétitives et parfois en dehors de leur champ de compétence. Dans cette perspective, loin d’être remplacés, ils pourraient au contraire retrouver du temps pour se rendre plus souvent sur le terrain, prendre davantage de recul afin d’affiner leurs analyses, avoir une meilleure appréhension de la complexité des événements. En somme, retrouver l’oxygène de leur métier.

Quoi qu’il en soit, le non-événement Erica8 début 2018 aura eu le mérite – sans doute maladroitement – de mettre en lumière les défis posés à la profession par les progrès exponentiels de l’intelligence artificielle depuis quelques années. La future génération des professionnels de l’information aujourd’hui en préparation dans les écoles et les centres de formation au journalisme n’y échappera pas. Comme l’affirmait l’un des chercheurs ayant participé au groupe de discussion organisé en mai dernier à Québec dans le cadre du projet med-IA : « On ne remettra pas le génie dans la bouteille ! »

Thierry Watine est professeur titulaire au département d’information
et de communication de l’Université Laval (Québec).

Julie A. Gramaccia est étudiante au doctorat en sciences de l’information
et de la communication en cotutelle avec l’Université Bordeaux-Montaigne
et l’Université Laval.



1

Hiroshi Ishiguro est professeur à l’Universtité d’Osaka au Japon où il dirige le Laboratoire de robotique intelligente (Intelligent Robotics Laboratory).



2

Lancé début 2018 à l’Université Laval, le projet med-IA est un incubateur de recherche sur les nouveaux défis posés au monde médiatique par l’intelligence artificielle. Le projet est articulé autour de trois axes de recherche : 1. l’IA et ses effets sur les pratiques des professionnels de l’information ; 2. l’IA et la lutte contre la désinformation ; 3. vers une IA responsable : expliquer, démytifier, rappeler les enjeux éthiques.



3

Cinq chercheurs du Centre de recherche en données massives de l’Université Laval (CRDM) et cinq journalistes québécois (Radio-Canada, L’Actualité, Le Soleil, Le Huffington-Post ainsi qu’un photojournaliste indépendant de Montréal) ont participé à ce groupe de discussion. Ils ont été référencés de 1 à 10 : participant 1, participant 2, etc.



4

Intelligence artificielle : vers une domination programmée ? (2e éd.), Paris, Le Cavalier Bleu, 2017.



5

Toulouse, Uppr, 2018.



6

Paris, Jean-Claude Lattès, 2017.



7

« IA et médias : une innovation plus qu’une révolution » (En ligne : INAglobal, 06.02.2018).



8

Autre non-événement du même type ? Début novembre 2018, l’agence de presse chinoise Xinhua annonce la mise en service d’un présentateur télé « virtuel » à l’apparence très étudiée qui affirme dès sa première prestation, avec une voix encore un peu mécanique : « I will work tirelessly to keep you informed as texts will be typed into my system uninterrupted. » Voir Tom Hale, « China’s State-Run Media has a Virtual News Anchor that looks Terrifying Real » (En ligne : Xinhua News, 09.11.2018).






Référence de publication (ISO 690) :
WATINE, Thierry, et GRAMACCIA, Julie A. L’intelligence artificielle va-t-elle remplacer... ou libérer les journalistes ? Les Cahiers du journalisme - Débats, 2018, vol. 2, n°2, p. D21-D24.
DOI:10.31188/CaJsm.2(2).2018.D021


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