Accueil
Sommaire
Édition courante
Autres éditions
Projet éditorial
Partenaires
Éditions et formats
Contacts
Première série
depuis 1996
Seconde série
depuis 2018
Comité éditorial
Comité de lecture
Dossiers thématiques
Appel permanent
Conditions
Proposer...
Un article de recherche
Un point de vue
Une réponse
Une recension
Un dossier
Normes et instructions
Commander
Reproduire
Traduire
Comment ne pas
citer les Cahiers

Parutions et AAC
Nouvelle série, n°2

2nd semestre 2018

RECHERCHES

TÉLÉCHARGER
LA SECTION

SOMMAIRE

TÉLÉCHARGER
CET ARTICLE






Le financement participatif de la culture vu par la presse quotidienne régionale : valoriser l’identité et les acteurs du territoire

Alix Bénistant, Université Paris 8
Emmanuel Marty, Université Grenoble Alpes

Résumé

Cet article s’intéresse au traitement médiatique du crowdfunding culturel et patrimonial dans la presse quotidienne régionale (PQR). Il cherche à comprendre comment les médias locaux se saisissent du phénomène de financement participatif spécifique aux secteurs de la culture et du patrimoine dans leurs discours, et la manière dont y circulent des éléments de valorisation, légitimation ou, au contraire, de mise à distance critique – à la fois des objets, acteurs, enjeux et processus de ce phénomène dans l’espace local. À partir de l’analyse lexicométrique d’un corpus de 9 004 articles tirés de la PQR, il montre ainsi la nature de la reconstruction discursive du territoire opérée par les médias locaux dans leur traitement du crowdfunding culturel, où l’identité de territoire constitue un élément de premier plan pour mobiliser le lectorat.

Abstract

This article focuses on the media coverage of cultural and heritage crowdfunding in the regional daily press (PQR). It seeks to understand how the local media grasp the phenomenon of crowdfunding specific to the cultural and heritage sectors in their discourse, and how elements of valorization, legitimization or, on the contrary, critical distance – both of the objects, actors, stakes and processes of this phenomenon – circulate in the local space. Based on the lexicometric analysis of a corpus of 9 004 articles taken from the PQR, it thus shows the nature of the discursive reconstruction of the territory carried out by the local media in their treatment of cultural crowdfunding, where the identity of the said territory constitutes a major element in mobilizing readership.

DOI: 10.31188/CaJsm.2(2).2018.R087





E

n France, la presse quotidienne régionale (PQR) telle qu’on la connaît aujourd’hui s’est constituée à la fin du XIXe siècle et s’est imposée comme une presse légitime, à l’audience conséquente tout au long du siècle suivant. Aujourd’hui, même si, à l’instar de l’ensemble de la presse écrite, elle connaît des difficultés économiques et sociales, elle demeure, tous titres confondus, la presse la plus lue en France : plus de 80 % des quotidiens vendus en France relèvent de la presse régionale (Bousquet, 2014) et son maillage territorial se montre extrêmement dense.

L’une de ses spécificités est que la plupart de ses titres se trouvent en situation de monopole territorial sur leur zone de diffusion, laquelle s’ajoute à une forte concentration économique sur le plan national (Bousquet, 2014). Par ailleurs, comme l’ensemble des médias, les titres de la PQR ont depuis une quinzaine d’années investi le Web et y subissent pour certains une concurrence, bien qu’encore marginale aujourd’hui, de médias exclusivement numériques.

L’enjeu conditionnant aujourd’hui la survie de la PQR, à l’instar de la presse quotidienne nationale (PQN), est essentiellement celui du maintien d’un lectorat substantiel, enclin à financer l’information. Ce maintien passe par la conquête d’un public plus jeune, féminin et urbain, sans pour autant que le lectorat historique ne se voit délaissé. Ce contexte a amené les rédactions de la PQR à effectuer un certain nombre d’ajustements, voire de contorsions dans leurs identités éditoriales et leurs modèles économiques et/ou de diffusion. On note ainsi l’émergence d’offres numériques spécifiques sur abonnement et l’usage tardif, mais à présent généralisé, des réseaux socio-numériques (pour un panorama plus complet, voir Bousquet et Smyrnaios, 2012). Néanmoins, les spécificités sociodémographiques du lectorat actuel de la PQR font que le papier reste pour l’instant le support privilégié de ces titres « historiques ».

Si la question de la médiatisation de la culture au niveau local a fait l’objet d’un certain nombre de travaux, celle du rôle spécifique joué par la PQR dans ce domaine demeure peu abordée dans les écrits scientifiques français. Il faut toutefois mentionner les travaux de Franck Bousquet (2015), faisant état de l’existence du secteur culturel dans la presse régionale sous l’angle de l’information-service (agenda, annonces de spectacles ou de nouveaux équipements), et ceux de Valérie Croissant et Bénédicte Toullec (2011), pointant des « stratégies de différenciation territoriale » de la part de la PQR dans son traitement des évènements culturels.

Notre intérêt pour la médiatisation du culturel dans la PQR est alors motivé par la volonté de repérer comment cette presse peut venir populariser, légitimer, accompagner ou, peut-être, critiquer et mettre à distance les évènements, acteurs et processus dynamiques de ce secteur dans le territoire. Cela implique, par ailleurs, une définition préalable de ce « secteur culturel » en termes concrets de pratiques, initiatives et évènements dans le territoire, de même que la notion de patrimoine qui, dans cet espace, lui est très souvent accolée. La médiatisation du culturel par la PQR nous semble tout à fait intéressante, car elle constitue une dimension extrêmement importante de la coproduction médiatique d’une identité de territoire, centrale pour l’avenir du secteur comme pour celui de la PQR elle-même.

Le financement participatif, quant à lui, est aujourd’hui un phénomène étroitement lié au monde de la culture, dans la mesure où il en représente une source de financement à part entière. Encore émergent dans les années 2000, il s’est considérablement développé lors de la dernière décennie, si bien qu’il apparaît aujourd’hui comme un phénomène installé dans les mentalités et les pratiques d’un certain nombre d’acteurs, spécifiquement dans le domaine des industries culturelles (Matthews, Rouzé et al., 2014 ; Matthews, 2015 ; Creton et Kitsopanidou, 2016). Bien qu’encore marginal en termes de montant dans le financement global de la culture, il n’en constitue pas moins un pan substantiel du financement du lancement d’initiatives artistiques, éditoriales et patrimoniales. Les plateformes y jouent un rôle central, y compris dans les formes de publicisation de projets constituant l’un des matériaux de leur médiatisation par la PQR.

Surtout, au-delà des nouvelles sources de financement qu’il permet, le financement participatif peut être considéré, selon Bouquillion et Perrin (2016), comme un produit culturel en soi en raison de ses fonctions sociales (en plus de ses fonctions économiques) d’intermédiation. De ce fait, il prend part à la production d’identité sur le territoire : « De même, [le crowdfunding] concourt à construire la valeur symbolique de produits des industries de la communication, par exemple, notamment en mettant en scène les capacités à créer un réseau social autour d’un nouveau produit, faisant ainsi de ce produit technologique un produit "culturel" en référence à la définition anthropologique de la culture » (Bouquillion et Perrin, 2016, p. 36).

Dès lors, notre questionnement central se portera sur le traitement médiatique du crowdfunding culturel et patrimonial, en tant qu’initiative privée, dans la PQR. Il s’agira plus spécifiquement de comprendre comment, dans leurs discours, les médias locaux se saisissent du phénomène de financement participatif spécifique aux secteurs de la culture et du patrimoine et la manière dont y circulent des éléments de valorisation, de légitimation ou, au contraire, de mise à distance critique –à la fois des objets, acteurs, enjeux et processus de ce phénomène – dans l’espace local.

Cadre théorique

Dans leur travail sur la médiatisation d’évènementiels culturels, Croissant et Toullec (2011) mettent en lumière la tension, manifeste au sein des dynamiques éditoriales de la PQR, entre l’injonction institutionnelle et la coconstruction d’un territoire par ses citoyens. Cette tension est alors (en partie) résolue par la mise en place de stratégies éditoriales qui, marquées par la consensualité et la valorisation du territoire, évacuent toute forme de polémique, voire la dimension politique même des évènements. Cette dualité – éventuellement conflictuelle – du territoire fait écho à la définition qu’en propose Bernard Lamizet (2013), qui en parle comme d’une « médiation politique de l’espace ». Pour lui, le territoire

désigne les modalités selon lesquelles les identités politiques se manifestent dans l’espace sous la forme de l’emprise des pouvoirs et de l’étendue de l’expression de la citoyenneté. Un territoire désigne ainsi, à la fois l’étendue d’espace dans laquelle s’exprime l’identité politique qui correspond à une appartenance et l’étendue d’espace sur laquelle s’exerce le pouvoir d’un acteur politique ou d’une institution » (Lamizet, 2013, p. 41-42).

Le caractère monopolistique de la PQR en termes de zones de diffusion, précédemment évoqué, interroge alors les possibles fonctions éditoriales de celle-ci et la nature de son lien au territoire local, à ses citoyens et à ses institutions. Bousquet (2014) rappelle à cet égard que, dans l’écosystème de la PQR, sources, partenaires et audiences sont parfois difficiles à distinguer. La dimension « service » de l’information locale (Bousquet, 2015), constitutive de ce type de presse, peut alors donner de celle-ci l’image d’un média relativement déconnecté des réalités vécues par son propre lectorat. En livrant une image tronquée et simplifiée à l’extrême d’un espace public local nécessairement divers et en tension, la PQR peut en effet apparaître à certains égards comme un « média de diversion » (Ballarini, 2008).

Dans le sillage de ces considérations, Amiel (2017) signale l’émergence d’un journalisme dit « constructif » ou « de solutions », dans lequel le rédacteur s’extrairait en quelque sorte du journalisme « canonique » pour devenir un « militant du local » : « Dans les discours, cette forme éditoriale est [...] vécue par les localiers comme une façon d’influencer leur territoire. Ils souhaitent se positionner autrement dans la construction et le développement de la communauté locale. [...] Le rédacteur n’est plus un observateur, mais un acteur, créateur d’évènement, de rencontre, de débat » (Amiel, 2017, p. 31). Cette vague du journalisme de solutions, très prégnante dans la PQR et dont certains quotidiens tels que Nice-Matin se sont faits les fers de lance, est sans doute animée par des intentions louables. Elle n’en constitue pas moins une forme potentielle d’achèvement d’un modèle discursif célébratif, ancré dans le « micro » et délaissant l’interrogation, pourtant nécessaire, de logiques politiques et économiques de niveau « macro » qui structurent largement l’état du territoire.

On voit ici poindre le risque d’une médiatisation du financement participatif culturel par la PQR se rapprochant du « journalisme de communication » mis en lumière par De Bonville et Charron (1996), qui désignent ainsi le transfert du pouvoir depuis les journalistes vers des sources qui acquièrent de plus en plus la maîtrise du contenu rédactionnel du journal. Pour les auteurs, le journalisme de communication serait devenu un paradigme journalistique, c’est-à-dire « un système normatif engendré par une pratique fondée sur l’exemple et l’imitation, constitué de postulats, de schémas d’interprétation, de valeurs et de modèles exemplaires auxquels s’identifient et se réfèrent les membres d’une communauté journalistique dans un cadre spatio-temporel donné, qui soudent l’appartenance à la communauté et servent à légitimer la pratique » (Charron et De Bonville, 1996, p. 58).

L’analyse des discours produits par les titres de PQR sur le crowdfunding lié à la culture peut alors nous fournir certaines clés de compréhension des dynamiques éditoriales à l’œuvre dans cette presse, sachant que le financement participatif rentre par ailleurs dans le modèle économique de certains médias, y compris locaux. La PQR a par conséquent déjà un certain rapport avec le phénomène et les principales plateformes qui en sont les acteurs (Ulule, KissKissBankBank). Ce dernier devient ainsi pour ces titres de presse plus qu’une source de financement : il constitue un véritable levier de communication (Goasdoué, 2016). C’est particulièrement le cas pour certains titres de PQR tels que Nice-Matin (Smyrnaios, Marty et al., 2017). Ces remarques nous incitent alors à tenir compte du rapport de la PQR, spécialement dans le cas de ce type d’information, à la fois à ses sources et à ses audiences.

Il convient à présent de préciser ce que nous désignons par « secteur culturel » dans le cadre de cet article. En partant d’un sens restrictif se focalisant sur les « œuvres » produites et mises en circulation par les industries qui les gèrent, nous entendons délimiter les objets pris en considération d’après la catégorie des « core cultural industries » telle que définie par David Hesmondhalgh (2012). Il s’agira dès lors de nous pencher sur les « textes » communément pris en compte par les recherches portant sur ces industries particulières, notamment celles sur le crowdfunding culturel : presse, information, livre, cinéma et audiovisuel, jeu vidéo, musique enregistrée (Bouquillion et Perrin, 2016, p. 21), auxquels nous pouvons ajouter le spectacle vivant. Nous ne prendrons donc pas en compte les nouveaux secteurs introduits par le paradigme – problématique et ambigu – des « industries créatives ».

Popularisé en 2008 dans un document rendu public par la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (Tremblay, 2009), il y est considéré comme élément central d’une « économie créative » présentée, pour reprendre les mots de Philippe Bouquillion, comme « la solution pour résoudre les problèmes de développement économique, social, culturel, politique et même individuel sous toutes les latitudes [...] » (2012, p. 6).

En conséquence, les secteurs inclus n’y apparaissent qu’en fonction des importantes valeurs ajoutées et des externalités positives qu’ils généreraient en vue d’une sortie de crise au niveau mondial. A contrario, ce qui nous intéresse dans les secteurs culturels plus « traditionnels » que nous avons décidé de prendre en compte dans l’analyse est qu’ils produisent et diffusent dans nos sociétés des « textes » qui, au-delà de leur capacité à créer de la valeur ajoutée, sont impliqués dans la production de « sens social » et participent ainsi à la constitution de nos identités (Hesmondhalgh, 2012, p. 16).

Cela nous conduit à associer à ces secteurs le patrimoine culturel, dans la mesure où, en raison de sa relation au territoire, il constitue une ressource matérielle participant de la même construction identitaire. En effet, comme le montre la géographie sociale et culturelle, qui s’intéresse de longue date aux liens entre culture, identité et territoire, ce dernier peut être envisagé comme lieu « de tous les registres de la vie humaine et sociale » (Di Méo, 1998, cité dans Chivallon, 2003, p. 649). Il peut être appréhendé en tant qu’« espace culturel d’appartenance, empreint de sens, nourri de géosymboles et riche de mémoire » et finalement comme « une donnée incontournable de l’expérience humaine » (Bonnemaison et Cambrezy, 1996, p. 16). Espace investi de valeurs, le territoire serait donc le fruit de représentations ayant été « traduites en actes » par le « jeu des acteurs sociaux », se faisant ainsi le « lieu fondateur des identités locales » (Chivallon, 2003, p. 650).

La PQR peut dès lors être envisagée comme l’un des acteurs participant à la construction de ces représentations qui produisent du territoire et, par-là même, de l’identité locale. En médiatisant les projets culturels portés localement par le biais des dispositifs de crowdfunding, elle semble contribuer à la valorisation d’espaces vécus, d’un « "nous" territorialisé », dirait Érik Neveu : « Elle est portée à sélectionner les personnages, les évènements qui valorisent un "nous" territorialisé, d’où l’importance donnée aux réussites locales, à la vie associative [...] » (2013, p. 32).

Par conséquent, dans le cadre de notre analyse des représentations du financement participatif dans la PQR, nous porterons notre attention sur le secteur culturel afin de voir comment cette dernière est impliquée dans la coproduction médiatique d’une identité de territoire, notamment en raison du rôle central qu’elle joue dans la médiation entre biens culturels et individus.

Sur un plan plus opérationnel, les questions auxquelles nous nous proposons de répondre sont d’abord relatives au lien entre culture et financement participatif dans les colonnes de la PQR. Dans un premier temps, nous nous demanderons si l’on parle du crowdfunding et de la culture uniquement dans l’espace local, ou est-ce, au contraire, l’éventuel succès national ou international d’un « acteur local » qui motive le traitement de ce phénomène par les rédactions ? Plus largement et de manière relativement uniforme, existe-t-il une volonté éditoriale de mettre en lumière et d’expliquer le phénomène ?

Dans un deuxième temps, notre questionnement se tournera vers la question spécifique des modalités de mise en visibilité du territoire par cette médiatisation : certains champs du secteur culturel sont-ils visiblement reliés à l’identité locale d’un territoire par le titre de PQR qui y est diffusé ? Ce traitement par la PQR recoupe-t-il une dimension territoriale majeure s’inscrivant en contrepoint de son traitement par la PQN (Bénistant et Marty, 2017), celui-ci étant marqué par l’émergence des figures à la fois de l’indépendant (du côté du porteur de projet) et du mécène (du côté de ses cofinanceurs) ? Ce traitement se fait-il dans la seule perspective de célébrer la vie locale et de mettre en avant des initiatives, ou dégage-t-il un espace pour des sujets, angles et énonciations plus critiques et mesurés ? Nous pensons par exemple :

– aux critiques qui pourraient être formulées à propos du modèle d’affaires de ces plateformes qui, en tant que dispositifs d’intermédiation, prélèvent des commissions plus ou moins importantes à chaque transaction effectuée (entre 5 et 8 %) 

– au niveau de filtrage et de contrôle éditorial qu’elles déploient dans un discours prescriptif ou normatif sur les bonnes pratiques à adopter vis-à-vis des donateurs et des audiences, variables d’une plateforme à l’autre ;

– à la question de la « mutation de l’artiste en véritable agent économique » considéré par les plateformes comme seul responsable du succès ou de l’échec de ses propres productions (Matthews, Rouzé et Vachet, 2014, p. 24, 29 et 33).

Dans un troisième et dernier temps et suivant la définition de Bernard Lamizet, une dernière question sera posée : y a-t-il, entre pouvoirs institutionnels et expressions d’identités de citoyens, une face du territoire privilégiée et/ou à laquelle un type de registre discursif se voit plutôt associé ?

Corpus et méthodes d’analyse

Pour répondre à ces questionnements et analyser les représentations du crowdfunding dans la presse quotidienne régionale française, nous avons constitué un corpus à l’aide des bases de données presse Factiva et Europresse. Il comprend 9 004 articles issus de 37 titres de presse locale ou régionale, publiés entre le 1er janvier 2007 et le 31 décembre 2015, et contenant les mots-clés « crowdfunding » ou « financement participatif ». La masse critique du matériel discursif récolté nous a poussé à mobiliser des outils semi-automatisés d’analyse du discours afin d’avoir une vision globale du corpus tout en conservant une nécessaire « finesse du détail » (Kalampalikis, 2003, p. 149).

Nous avons ainsi adopté une approche lexicométrique s’appuyant sur le logiciel d’analyse textuelle IraMuTeQ (Loubère et Ratinaud, 2014), qui réplique la méthode de classification descendante hiérarchique (Reinert, 1983). Cette dernière consiste à découper le texte en segments de plus ou moins 40 occurrences (taille modérée par la présence de ponctuation) et à construire un tableau croisant ces segments avec la présence ou l’absence des formes pleines du corpus. Pierre Ratinaud et Pascal Marchand rappellent que « l’objectif de l’analyse, qui opère par bi-partitions successives [d’un] tableau sur la base d’une analyse factorielle des correspondances, est de réunir les segments de texte qui ont tendance à contenir les mêmes formes dans des ensembles que l’on nomme "classe" » (2015, p. 62).

Cette méthode, fréquemment utilisée dans les recherches sur les représentations sociales (Dargentas et Geka, 2010), n’a pas pour but de « comparer les distributions statistiques des "mots" dans différents corpus », mais bien « d’étudier la structure formelle de leurs occurrences dans les "énoncés" d’un corpus donné » (Reinert, 1993, p. 9). Ainsi, nous souhaitons repérer « l’organisation topique du discours à travers la mise en évidence des "mondes lexicaux" » (Kalampalikis, 2003) afin de reconstruire des hypothèses interprétatives sur le sens de ces énoncés.

En effet, l’utilisation d’outils de statistique textuelle, si elle permet d’objectiver un certain nombre d’éléments discursifs, n’en nécessite pas moins de mobiliser une subjectivité interprétative dans l’analyse, informée en amont par un travail de revue théorique et de formulation d’hypothèses et en aval par des outils de retour au texte. En d’autres termes, la vocation herméneutique de l’analyse de discours peut être outillée par la codification ou la quantification fine d’un certain nombre de faits langagiers, mais elle implique toujours un parcours interprétatif, destiné à passer, par un travail d’inférence, des indicateurs statistiques significatifs aux faits langagiers signifiants. Ces inférences se nourrissent alors d’allers-retours permanents entre hypothèses, réorganisations formelles du discours issues de l’analyse statistique et linéarité du texte.

Sur ce dernier point, l’accès au discours en corpus, notamment pour l’interprétation des classes lexicales issues de la classification hiérarchique descendante, est facilité par les concordanciers et autres outils tels que les passages caractéristiques1, qui allient significativité statistique et signifiance discursive.

La culture : un pan important de la médiatisation du financement participatif

Célébration du local et valorisation de l’action institutionnelle

Notre première approche du corpus, qui traite de manière transversale du financement participatif, a été d’identifier la part du discours explicitement dédiée au secteur culturel. À cette fin, une première classification hiérarchique descendante (CHD) a été mise en œuvre sur l’ensemble du corpus, ce qui nous a permis de déterminer six classes lexicales (voir infra). La classe 1 (à gauche dans la figure ci-dessous) traite de manière directe du secteur culturel, en mettant l’accent sur la musique et le spectacle vivant, comme en témoigne le profil lexical de cette classe. En effet, les 25 termes les plus significatifs sont : « scène », « musique », « film », « festival », « chanson », « artiste », « spectacle », « concert », « album », « rock », « musicien », « écrire », « auteur », « théâtre », « groupe », « musical », « histoire », « tournage », « jouer », « texte », « comédien », « guitare », « chanteur », « série » et « chanter ». Il sera nécessaire de revenir plus en détail sur cette classe lexicale, qui représente 19,2 % du corpus et apparaît comme la plus spécifique, pour préciser les types et stratégies de discours qu’elle recouvre.


Figure 1. Dendrogramme issu de la classification hiérarchique descendante effectuée sur le corpus global

Un certain nombre de classes peuvent d’ores-et-déjà être écartées, dans la mesure où elles abordent le financement participatif dans des champs n’ayant rien à voir avec le secteur culturel. Il en va ainsi des classes 2 et 3, qui traitent respectivement des plateformes en tant que telles et des mécanismes financiers liés au crowdfunding. De la même manière, les classes 4 et 6 ont été écartées car elles mettent l’accent sur des aspects et champs d’application du financement participatif peu en rapport avec le secteur culturel tel que précédemment défini2.

En revanche, la classe 5, qui représente 21,7 % du corpus, mérite qu’on s’y attarde plus longuement. En effet, elle concentre à elle seule la plupart des occurrences du terme « culture », mais aussi de « territoire » et de « patrimoine », précédemment désignés comme entrant pleinement dans le champ définitoire de la culture dans l’espace local. Une attention plus soutenue aux discours contenus dans cette classe nous permet d’en identifier certaines dynamiques. D’abord, il s’agit indéniablement d’un discours mettant en avant, sinon en valeur, l’action des collectivités territoriales (essentiellement par le biais de termes tels « commune », « communauté de communes » et « conseil régional ») et de leurs « élus », dans la « préservation », la « réhabilitation » ou la « valorisation » du « patrimoine ». Ce dernier terme, auquel est très souvent associé celui de « territoire », recouvre à la fois différents « bâtiments publics » ou « associatifs », les « églises », « monuments », « châteaux », « musées » et « muséums », de même que les « bibliothèques ».

Le discours est alors marqué par la mise en avant d’une forme de volontarisme politique d’élus locaux dont l’objectif est d’« accompagner » ou de « parrainer », par le soutien à la culture, le « développement économique » et « social » du « territoire », notamment dans le secteur de l’« économie sociale et solidaire ». Le but, largement relayé par les titres de PQR, est alors de maintenir la « pérennité » de l’« emploi » dans les « associations » et « entreprises ». Dans ce cadre, qui relève clairement de la facette institutionnelle du territoire tel que le définit Bernard Lamizet (2013), le financement participatif apparaît plus comme un argument de mobilisation des administrés et de valorisation de l’action des élus – qui se voient abondamment mentionnés et cités dans la PQR –, que comme un élément nécessairement central du projet ou une source quantitativement déterminante de financement. Les deux extraits d’articles suivants sont assez représentatifs de ce type de discours :

Le nouveau musée de la machine agricole, géré par l’association Foyer rural et des amis de la machine agricole ancienne (Framaa), qui va fêter cette année ses cinquante ans, ouvre à nouveau ses portes. Pour marquer l’évènement, le Framaa et une toute jeune association Allumez la Culture (ALC) proposent une exposition d’art contemporain inattendue, baptisée Réinventer la nature de samedi 9 à samedi 30 mai. En fin de semaine, les responsables ont présenté cette innovation culturelle en terre saint-lupéenne : Dominique Massounie et Anne Maignien, présidente et directrice de l’office du tourisme cosnois ; Brigitte Galopin, maire ; Jean-Michel Del Peso secrétaire général du Framaa et Bérénice Gudin, directrice de la communication et de l’action culturelle de l’ALC. [...] "Au travers de notre association on veut soutenir la création mais aussi mettre en valeur les richesses locales", confie la responsable Bérénice Gudin. [...] Pour mettre sur pied cet important rendez-vous, les organisateurs ont recours au financement participatif, système à la mode, dont le but est de récupérer des fonds pour financer les déplacements et le matériel nécessaire à l’exposition. (Le Journal du Centre, 30 avril 2015).

Le maire Élie Boyer, son équipe municipale, et Marielle Demeocq, représentante départementale de la Fondation du Patrimoine, ont inauguré, samedi matin dans la commune, le lancement de la souscription pour la restauration de l’église. [...] L’objectif pour les acteurs du projet est de restaurer en priorité l’extérieur, notamment la couverture sur voûte, les enduits et les décors de chevets. La sauvegarde de l’église nécessite quatre tranches de travaux pour un montant total de 191.581€, dont 60 000€ sont à la charge de la commune. Cette dernière utilise donc le financement participatif pour finaliser le projet, en partenariat avec la Fondation du Patrimoine. [...] Afin d’inciter aux donations, ces dernières sont déductibles fiscalement. Outre l’aspect architectural qui vise à restaurer l’édifice, le projet s’inscrit dans une véritable aventure humaine, afin de conserver un patrimoine local riche et de le transmettre dans les meilleures conditions aux futures générations. (La Montagne, 25 octobre 2015).

Pour répondre, de façon encore partielle, aux interrogations précédemment posées, nous attirons l’attention ici sur le discours de la PQR autour du financement participatif du patrimoine et spécialement sur le fait qu’il se situe à un échelon exclusivement local et traduit une volonté éditoriale de concourir à la réussite des initiatives – qu’il s’agisse de relayer le succès d’une opération passée ou, le plus souvent, de mettre en avant une action en cours à l’appui d’un argumentaire à vocation incitative plus ou moins marquée.

Il n’est alors pas rare de rencontrer dans le développement de l’article toutes les informations pratiques destinées aux éventuels intéressés. Nous sommes bien ici dans le cadre de l’information-service, voire dans une forme de journalisme de solutions, tel que précédemment défini, dans la mesure où le rédacteur se fait le porte-voix des appels lancés par les institutions et leurs représentants, et n’hésite pas à prendre à sa charge, sur le plan énonciatif, les arguments et la visée persuasive du discours de ses sources :

Une fois ces jardins réalisés, tout le monde pourra en profiter. Pour financer une partie de ce projet, il a été décidé de faire appel à la générosité de chacun, via la plate-forme de financement participatif Ulule. La règle du financement participatif est très simple : la structure a jusqu’au 31 juillet pour rassembler les 1 700 euros sollicités. Si à cette date seule une partie de la somme est collectée, le CEN PACA ne reçoit rien : la règle du tout ou rien s’applique. Alors pour aider le CEN PACA et l’association "Un enfant, un jardin" à porter ce projet, devenez vous aussi ambassadeur de la Crau. Site internet : ulule.com/jardin-ecomuseecrau/ (La Provence, 16 juillet 2015).

Dans cette valorisation des initiatives par les différents titres de PQR, l’identité des territoires constitue un élément de premier plan pour mobiliser le lectorat. Le sentiment d’appartenance, l’histoire et l’adhésion aux valeurs supposées du territoire sont parfois mobilisés à l’intention des potentiels financeurs :

En lançant cette plate-forme, le pays Midi-Quercy invite tous ses concitoyens à se rassembler autour de valeurs communes et ainsi participer à la naissance de belles histoires. Dans cette plate-forme territoriale, le pays Midi-Quercy a choisi de soutenir des projets relevant de l’économie sociale et solidaire. [...] Participez à une économie plus directe et plus solidaire sur votre territoire. Si vous souhaitez soutenir quelques projets sur votre territoire sur Boost Midi-Quercy, en voici quatre : l’école de la forge à Nègrepelisse, des ateliers cuisine collaboratifs avec Civam Semailles, le Lez’art festival à Laguépie et Histoires recyclables à Septfonds. (La Dépêche du Midi, 31 mai 2015).

Cela procure une grande fierté de savoir, que, dans son village, il y a un joyau du patrimoine. Ça fait vivre aussi l’économie, et ça n’est pas délocalisable ! On ne va pas enlever les pierres et les envoyer en Chine. Cela nous redonne aussi une fierté en nos racines. (L’Écho républicain, 4 novembre 2015).

Pour conclure au sujet de ce premier type de discours, il apparaît, au vu des éléments précédemment développés, que l’espace de questionnement critique des évènements, initiatives et processus de crowdfunding relayés est extrêmement mince, sinon inexistant. Pourtant, la mobilisation de mécènes par les pouvoirs publics locaux dans le but de mener à bien des actions relevant des compétences des collectivités mérite sans doute d’être questionné, dans la mesure où le financement participatif peut également être associé à une forme de désengagement financier des pouvoirs publics sur leur champ d’action (Renault, 2018).

Ce relai strictement descriptif ou narratif des initiatives, fondamentalement bienveillant à l’égard de leurs acteurs institutionnels, relève d’un « cadrage épisodique » déjà identifié dans la PQR, y compris sur des questions politiques (Marty, 2015). Ce cadrage court ne permet pas d’engager un questionnement plus macroéconomique ou politique sur, par exemple, la nature et la répartition des fonds publics auxquels l’(é)lecteur a contribué. D’ailleurs, ce qui peut être considéré comme un élément lacunaire du traitement du crowdfunding culturel par la PQR n’échappe pas à certains, comme en témoigne ce commentaire de lecteur du Parisien.fr, que nous empruntons au travail de Sophie Renault sur le crowdfunding lancé par un maire pour la reconstruction d’une école :

C’est marrant, il me semblait qu’il existait déjà un financement participatif pour offrir, entre autres, des écoles décentes à nos enfants. Un truc qui s’appelle les impôts. Nos dirigeants, qui se goinfrent avec l’argent du contribuable, n’ont qu’à payer la rénovation de cette école, ça leur fera une occasion de plus de se faire passer pour des philanthropes ! (LeParisien.fr, 8 décembre 2014, cité par Renault, 2018, p. 64).

Une valorisation des expressions artistiques et culturelles tant locales que nationales

À côté de ce discours coexiste un autre propos sur le crowdfunding culturel et que la classe 1 précédemment mentionnée rend manifeste. Afin d’étudier de manière plus approfondie ce discours, nous avons recassé la classe 1 en procédant à une nouvelle CHD, selon la méthode éprouvée par Pierre Ratinaud et Pascal Marchand (2015). Cette nouvelle analyse a abouti à l’identification de quatre nouvelles classes lexicales, représentées dans le dendrogramme ci-dessous.


Figure 2. Dendrogramme issu de la classification hiérarchique descendante effectuée sur la classe 1 de la précédente classification

Dès la première lecture de cette nouvelle classification, une sectorisation assez nette du champ culturel présent dans le traitement du crowdfunding culturel par la PQR ressort de manière frappante. Alors que la musique semblait prédominante en première analyse, on voit à présent se dessiner des secteurs assez nets : la « musique », le « rock » notamment (classe 4), mais aussi le « livre » (classe 3), l’« audiovisuel » (classe 2) et le « spectacle » vivant (classe 1). Ce dernier secteur est sans conteste celui qui mobilise le plus la question du territoire dans son traitement par la PQR. Cela n’est pas étonnant, dans la mesure où les festivals et spectacles vivants représentent un domaine dans lequel les dimensions géographique et identitaire se trouvent mêlées de facto. Les festivals et spectacles participent en effet activement à la construction de l’identité d’un lieu et constituent les points d’appui d’une forme de marketing territorial.

En ce sens, Yves Raibaud souligne à quel point les festivals et pratiques musicales, « quelles qu’elles soient », « produisent du "social" et aussi du territoire », apparaissant ainsi comme « un constructeur des images territoriales » (Raibaud, 2009). On peut dès lors les considérer comme un « agent performatif dans la construction de territoires » (id.), au-delà de leur participation au développement local que la PQR cherche à soutenir et valoriser.

Dans la même perspective, l’étude sur les festivals en France menée par Emmanuel Négrier et Marie-Thérèse Jourda souligne l’importance de ce type d’évènement comme marqueur de l’identité d’un territoire, malgré la Directive nationale d’orientation de 2003 prenant acte de la baisse des crédits ministériels accordés aux festivals, déjà jusque-là principalement financés par les collectivités territoriales (Négrier, Jourda, 2007 ; Guibert, Sagot-Duvauroux, 2013).

Mais, indépendamment des collectivités et institutions, le traitement des campagnes de crowdfunding associées aux festivals et spectacles sont l’occasion pour la PQR de mettre en valeur les nombreuses « compagnies », « troupes » et « associations » d’« artistes » contribuant à la réalisation de l’évènement. Le Festival d’Avignon, les spectacles organisés dans le Haras national de Rodez et les Nantivales organisées durant l’été sont les plus représentés parmi ces évènements porteurs d’une identité de territoire.

Dans le cas d’Avignon, la mention de la présence de certaines troupes à l’évènement fait figure de consécration d’une démarche souvent initiée de manière plus confidentielle sur d’autres territoires. Dans l’immense majorité des cas, il s’agit de mettre en avant soit des compagnies, soit des organisateurs de festivals, issus de l’espace local et dont l’ascension est liée à un projet de financement participatif. Là encore, la dimension promotionnelle du traitement médiatique est assumée, le discours étant essentiellement voué à faire connaître les œuvres et artistes, de même qu’à inciter le lecteur à prendre part aux campagnes de financement participatif.

Toutefois, à la différence du type de discours précédent, il s’agit ici de valoriser les expressions citoyennes du territoire dans leur diversité, bien plus que de relayer les arguments de ses pouvoirs politiques, à l’image des deux extraits suivants :

La compagnie va prendre des contacts. Pour le moment, ses membres sont tous bénévoles. Pour trouver leurs premiers fonds, ils se sont inscrits sur Ulule, un site Internet de financement participatif pour de jeunes porteurs de projets. "Il nous faut collecter 6 000 euros d’ici au 21 janvier." Clémence Miquel est optimiste : la troupe a déjà réuni plus de 4 300 euros. Cet argent leur permettrait de couvrir une partie des frais pour aller en Avignon (estimés à 13 000 euros) et de prendre véritablement le départ de leur belle aventure théâtrale. (Sud-Ouest, 30 décembre 2013).

La Grainerie, célèbre fabrique des arts du cirque installée à Balma, vient de débuter une campagne dans le but de collecter des fonds pour l’aménagement de sa résidence d’artistes. [...] Afin d’améliorer les conditions d’accueil, des hébergements modulaires ont été livrés en septembre. Avant leur mise en fonction, il reste encore à les meubler et les équiper pour un budget global de 15 000€. Le mécanisme retenu pour recueillir cette somme est celui du crowdfunding. Basé sur le principe du financement participatif via internet, le crowdfunding autorise les internautes à cofinancer un projet en bénéficiant de contreparties. "Les gens peuvent faire un don en euros ou encore choisir un meuble, détaille Céline Jean. On peut financer un mug, un paillasson, un lit, une table… Ça commence à 10 euros pour les dons et ça monte à 2 000 euros pour certains lots". (La Dépêche du Midi, 2 décembre 2013).

Il en va autrement des secteurs de l’audiovisuel et de la musique, dans lesquels la médiatisation des campagnes de crowdfunding semble préférentiellement associée à des dimensions de notoriété nationale, voire internationale. En ce qui concerne spécifiquement l’audiovisuel, il est fait mention de manière récurrente du film Demain de Cyril Dion, du projet de film de Michèle Laroque ou encore de Discount, long-métrage de Louis-Julien Petit, qui sont tous trois des projets d’envergure nationale portés par des personnalités reconnues et financés, en tout ou partie, par des campagnes de crowdfunding. Ces projets extrêmement ambitieux côtoient dans les colonnes de la PQR quelques mentions de courts-métrages ou web-séries effectuant eux aussi des campagnes de financement participatif, lorsque leur tournage a lieu sur le territoire. Mais, en proportion, le relai de ces initiatives s’avère assez marginal comparé aux autres initiatives évoquées.

Dans le domaine de la musique, c’est également la dimension nationale de la notoriété des groupes qui est portée à l’attention, par le biais de la mention récurrente de figures tutélaires du rock, non seulement comme sources d’inspiration mais également très souvent comme « promoteurs » des groupes émergents. Le traitement par la PQR des campagnes de crowdfunding de ces groupes ou artistes consiste alors à rappeler le lien entre ces acteurs émergents et leurs « parrains » reconnus et à mentionner leurs parcours dans l’univers de la scène, les campagnes servant essentiellement à financer l’enregistrement d’un premier album.

S’agissant de musiques actuelles vraisemblablement moins ancrées dans une identité locale particulière, si l’appartenance d’un groupe à un territoire est rappelée çà et là, elle ne semble pas constituer un enjeu en tant que tel dans le discours produit par la PQR. Ici, la question d’une scène musicale locale porteuse d’une identité de territoire, en particulier en tant que scène « perçue » (Guibert, 2012), semble moins présente dans les discours médiatiques que la trajectoire des groupes ou musiciens eux-mêmes, dès lors que cette dernière témoigne d’une forme de « réussite dans le milieu » exposée en tant que fierté locale.

Ainsi, les initiatives portées via ce nouveau type de dispositif se trouvent-elles « légitimées » par la référence à des artistes reconnus de l’industrie « traditionnelle », mais aussi par la description du parcours des musiciens, dès lors qu’il s’inscrit dans des voies « classiques » reconnues par les professionnels du secteur et par les pouvoirs publics (par exemple, participation au Printemps de Bourges, reconnu comme pépinière de groupes et soutenu par de nombreux partenaires publics, comme le ministère de la Culture et de la Communication, et par des organismes professionnels, tels le Centre national de la chanson, des variétés et du jazz ou la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique). À travers ces discours, on entraperçoit l’idée selon laquelle il ne faut pas considérer le crowdfunding culturel comme un champ autonome, comme une alternative aux industries culturelles ou plus largement au secteur culturel dominant, mais comme un dispositif pleinement intégré à l’écosystème culturel local et national. Il s’inscrit donc dans un rapport de complémentarité – et non de concurrence – avec les dispositifs existants.

Enfin, dans le secteur de l’édition, c’est la dimension visuelle ou innovante des projets qui semble primer, bien plus que l’expression d’un attachement au territoire – à l’exception notable du projet Lumières de Brocéliande, à mi-chemin entre guide de voyage et récits mythiques sur la fameuse forêt bretonne. La majorité des projets d’édition mis en lumière relèvent en effet du roman illustré ou graphique et de la bande dessinée. Par ailleurs, le Festival d’Angoulême et la relation de certains dessinateurs avec Charlie Hebdo sont autant d’éléments mis en avant pour défendre l’intérêt des projets. à

Là encore, le discours est foncièrement positif et invite le lecteur à manifester un intérêt pour les œuvres, éventuellement à soutenir leur développement par le biais des campagnes de financement participatif. Toutefois, là où les questions de patrimoine étaient étroitement liées aux acteurs institutionnels du territoire, le domaine de l’édition, à l’instar de celui de la musique et de l’audiovisuel, ne semble pas associé de manière saillante à l’appartenance territoriale des porteurs de projet. L’enjeu semble plutôt d’appuyer des expressions artistiques jugées de qualité et dignes d’intérêt (et de soutien), notamment en raison des liens qu’elles entretiennent avec des productions et évènements (re)connus, dès lors mobilisés pour leur vertu légitimante.

Quoi qu’il en soit, la PQR joue ici pleinement son rôle de valorisation des expressions culturelles et artistiques, de maillage territorial des initiatives et des acteurs du culturel dans l’espace local, parfois articulées à des éléments de légitimation ou de notoriété issus de l’échelon national, voire international.

Conclusion

À travers l’étude de cas spécifique du financement participatif, nous nous proposions d’interroger la médiatisation du secteur culturel opérée par la PQR dans ses colonnes, dans l’objectif d’en identifier les principales dynamiques éditoriales au sein des territoires de diffusion respectifs des différents titres. Il s’agissait d’abord de déterminer, avec à l’esprit le concept de journalisme de communication (Charron et De Bonville, 1996), si ‒ et comment ‒ le discours de cette presse pouvait contribuer à légitimer le phénomène de financement participatif, ses processus et ses acteurs ou, au contraire, permettre une mise à distance critique du lecteur vis-à-vis de celui-ci. La deuxième partie de notre questionnement, informée par la notion d’information-service (Bousquet, 2015), constitutive de la PQR, concernait son rapport au territoire et les différentes dimensions qu’elle est en mesure de cristalliser dans son discours, notamment à la lumière de sa définition duale par Bernard Lamizet (2013).

L’analyse de ce corpus conséquent (9 004 articles issus de 37 titres sur une période de 9 ans), assistée par des outils lexicométriques, nous a alors permis de mettre en lumière plusieurs éléments de réponse autour de la nature des discours de la PQR au sujet du crowdfunding culturel.

D’abord, il est apparu évident que l’immense majorité des discours est portée par une forme d’enthousiasme, de volontarisme, voire d’empathie en faveur des porteurs de projets de financement participatif dans le secteur culturel. Quel qu’en soit l’objet, la mise en place de campagnes de crowdfunding est relayée a minima sans réserve, voire, dans la plupart des cas, avec la volonté de soutenir les projets, de les mettre en visibilité et d’accompagner les appels aux dons.

Cette posture énonciative de soutien peut alors prendre plusieurs formes : la mise en jeu d’éléments identitaires du territoire pour susciter l’adhésion du lecteur, la mise en valeur des qualités artistiques des projets et leur légitimation par la mention d’acteurs d’envergure et de notoriété nationales, ou encore l’appel manifeste à contribuer, accompagné des modalités pratiques. Dans ce cadre, il devient difficile de développer un espace de questionnement critique à l’égard du phénomène de crowdfunding culturel, lequel s’avèrerait pourtant parfois utile, voire nécessaire, notamment quand ces projets sont soutenus ou mis en place par les collectivités territoriales dans le cadre de leur politique culturelle.

Cet élément a trait à la deuxième dimension de notre questionnement, à savoir la nature de la reconstruction discursive du territoire opérée par la PQR dans son traitement du crowdfunding culturel. De ce point de vue, là encore, les dynamiques éditoriales se situant du côté de l’information-service, voire du journalisme de solutions, permettent difficilement de modifier un rapport a priori étroit et bienveillant aux sources considérées comme légitimes dans le territoire.

Il convient néanmoins ici de rappeler les deux pans de la définition du territoire proposée par Bernard Lamizet, dans la mesure où ceux-ci se trouvent inclus dans des univers de discours assez distincts, bien que tous les deux foncièrement positifs. Si le traitement du crowdfunding culturel concernant le spectacle vivant, l’édition, la musique et l’audiovisuel vise à mettre en avant un secteur artistique local et la vitalité d’une forme d’expression citoyenne dans le territoire, le relai des initiatives dans le domaine du patrimoine s’apparente davantage à une forme de promotion de l’action politique des élus et des institutions de l’espace local.

Les observations formulées par les auteurs ayant traité par le passé des discours et dynamiques éditoriales de la PQR semblent donc s’appliquer pleinement à son traitement du secteur culturel. Proximité aux sources et aux institutions locales, consensualité affichée et simplification de la complexité des identités, volonté parfois revendiquée de célébrer toutes les initiatives et relative absence de débat de fond sur le territoire : autant de positionnements qui laissent le champ libre à la concurrence de « nouveaux » médias, notamment numériques, fondant leur traitement du local sur d’autres valeurs (Bousquet, Marty et al., 2015) : investigation et innovation éditoriale, distance vis-à-vis des sources institutionnelles, transparence, responsabilité vis-à-vis des lecteurs et volonté de se saisir de la complexité des thématiques politiques délaissées par la PQR.

Alix Bénistant est membre associé au CEMTI (Université Paris 8)
et au CREM (Université de Lorraine).

Emmanuel Marty est maître de conférences en sciences de l’information
et de la communication à l’Université Grenoble Alpes (Gresec).




Notes

1

Cette fonctionnalité du logiciel IraMuTeQ permet d’extraire, parmi les segments ayant constitué le matériau de la classification hiérarchique descendante, ceux considérés comme étant les plus caractéristiques de chacune des classes. Sur le plan statistique, ces segments sont affichés par ordre décroissant du total des Khi-deux respectifs des formes marquées du segment.




2

La classe 4 concerne l’éducation et l’humanitaire, alors que la classe 6 vise l’agro-alimentaire, le textile bio ou encore les nouvelles technologies.






Références

Amiel, Pauline (2017). Le journalisme de solutions, symptôme des mutations de l’identité professionnelle des localiers. Questions de communication, 32 (2), 307-324.

Ballarini, Loïc (2008). Presse locale, un média de diversion. Réseaux, 148-149 (2), 405-426.

Bénistant, Alix et Marty, Emmanuel (2017). Les représentations médiatiques du crowdfunding dans la presse quotidienne nationale française. [En ligne] projetcollab.wordpress.com, 28.12.2016.

Bonnemaison, Joël et Cambrezy, Luc (1996). Le lien territorial, entre frontières et identités. Géographie et cultures, 20, 7-18.

Bouquillion, Philippe et Perrin, Benoît PERRIN (2016). De la financiarisation, au financement de l’innovation et jusqu’au crowdfunding. Dans Laurent Creton Laurent et Kira Kitsopanidou (dir.), Crowdfunding, industries culturelles et démarche participative. De nouveaux financements pour la création (p. 21-36). Bruxelles : Peter Lang.

Bouquillion, Philippe (2012). Les industries et l’économie créatives, un nouveau grand projet ? Dans Philippe Bouquillion (dir.), Creative economy, creative industries. Des notions à traduire (p. 5-46). Saint-Denis : Presses universitaires de Vincennes.

Bousquet, Franck (2014). Pour une approche globale de l’information infranationale. Éléments d’analyse du papier au numérique (Mémoire d’habilitation à diriger des recherches). Université Toulouse 3.

Bousquet, Franck (2015). L’information service au cœur de la reconfiguration de la presse infranationale française. Réseaux, 193 (5), 163-191.

Bousquet, Franck et Smyrnaios, Nikos (dir.) (2012). Les mutations de l’information et des médias locaux (dossier). Sciences de la société, 84, 5-313.

Bousquet, Franck, Marty, Emmanuel et al. (2015). Les nouveaux acteurs en ligne de l’information locale : vers une relation aux publics renouvelée? Sur le journalisme, 4 (2), 48-61.

Charron, Jean et De Bonville Jean (1996). Le paradigme du journalisme de communication : essai de définition. Communication, 17 (2), 51-97.

Chivallon, Christine (2003). Une vision de la géographie sociale et culturelle en France. Annales de géographie, 634, 646-657.

Creton, Laurent et Kitsopanidou, Kira (dir.), Crowdfunding, industries culturelles et démarche participative. De nouveaux financements pour la création. Bruxelles : Peter Lang.

Croissant, Valérie et Toullec, Bénédicte (2011). De la coopétition des territoires au consensus médiatique. L’exemple du traitement médiatique d’évènementiels culturels par la presse régionale. Études de communication, 37, 97-114.

Dargentas, Magdalini et Geka, Maria (2010). L’apport du logiciel Alceste à l’analyse des représentations sociales : l’exemple de deux études diachroniques. Les cahiers internationaux de psychologie sociale, 1 (85), 111-135.

Goasdoué, Guillaume (2016). Le recours au financement participatif par les médias d’information : levier de communication, travail en soi, idéologie marchande. Questions de communication, 29, 289-306.

Guibert, Gérôme (2012). La notion de scène locale. Pour une approche renouvelée de l’analyse des courants musicaux. Dans Stéphane Dorin (dir.), Sound factory. Musique et logiques de l’industrialisation (p. 93-124). Paris : Uqbar et Mélanie Seteun.

Guibert, Gérôme et Sagot-Duvauroux, Dominique (2013). Musiques actuelles. Ça part en live. Paris : IRMA.

Hesmondhalgh, David (2012). The cultural industries (3e éd.). Londres : Sage.

Kalampalikis, Nikos (2003). L’apport de la méthode Alceste dans l’analyse des représentations sociales. Dans Jean-Claude Abric (dir.), Méthodes d’étude des représentations sociales (p. 147-163). Paris : Erès.

Lamizet, Bernard (2013). Mutations de la citoyenneté. Dans Anna Krasteva (dir.), E-citoyennetés (p. 41-58). Paris : L’Harmattan.

Marty, Emmanuel (2015). Les élections municipales au miroir de la presse quotidienne régionale. Des cadres médiatiques aux thématiques politiques. Mots. Les langages du politique, 108, 39-55.

Matthews, Jacob (2015). Passé, présent et potentiel des plateformes collaboratives. Réflexions sur la production culturelle et les dispositifs d’intermédiation numérique. Les enjeux de l’information et de la communication, 16 (1), 57-71.

Matthews, Jacob, Rouzé, Vincent et al. (2014). La culture par les foules ? Le crowdfunding et le crowdsourcing en question. Paris : MkF Éditions.

Négrier, Emmanuel et Jourda, Marie-Thérèse (2007). Les nouveaux territoires des festivals. Paris : Michel de Maule.

Neveu, Érik (2013). Sociologie du journalisme. Paris : La Découverte.

Raibaud, Yves (2009, novembre). Musiques et territoires : ce que la géographie peut en dire. Communication présentée au colloque international Musique, territoire et développement local, Grenoble.

Ratinaud, Pierre (2009). IRaMuTeQ : Interface de R pour les Analyses Multidimensionnelles de Textes et de Questionnaires. [En ligne] www.iramuteq.org.

Ratinaud, Pierre et Marchand, Pascal (2015). Des mondes lexicaux aux représentations sociales. Une première approche des thématiques dans les débats à l’Assemblée nationale (1998-2014). Mots. Les langages du politique, 108, 57–77.

Reinert, Max (1993). Les "mondes lexicaux" et leur "logique" à travers l’analyse statistique d'un corpus de récits de cauchemars. Langage et société, 66, 5-39.

Reinert, Max (1983). Une méthode de classification descendante hiérarchique. Application à l’analyse lexicale par contexte. Les cahiers de l’analyse des données, 8 (2), 187-198.

Renault, Sophie (2018). Quand un maire fait appel au financement participatif pour reconstruire une école. Décryptage et analyse. Annales des mines, 131 (1), 51-67.

Smyrnaios, Nikos, Marty, Emmanuel et al. (2017, septembre). Crowdfunding journalism: The case of France. Communication présentée au colloque international Society and Politics in the Digital Media Era, Limassol (Chypre).

Tremblay, Gaëtan (2009). Industries culturelles, économie créative et société de l’information. Global media journal, 1 (1), 65-88.




Référence de publication (ISO 690) :
BÉNISTANT, Alix, et MARTY, Emmanuel. Le financement participatif de la culture vu par la presse quotidienne régionale : valoriser l’identité et les acteurs du territoire. Les Cahiers du journalisme - Recherches, 2018, vol. 2, n°2, p. R87-R103.
DOI:10.31188/CaJsm.2(2).2018.R087


Proposer un commentaire