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Nouvelle série, n°2

2nd semestre 2018

RECHERCHES

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Mêler sa voix aux débats sociaux : quels risques médiatiques prend un musée en exposant un patrimoine sensible ?

La controverse de l’exposition Et voilà! Le voile musulman dévoilé

Virginie Soulier, Université de Perpignan Via Domitia

Résumé

Le projet vise à comprendre la controverse médiatique entourant l’exposition Et voilà! Le voile musulman dévoilé du Musée des Religions du Monde (Nicolet, Québec). Cette exposition a suscité de nombreux débats dans les journaux, alors qu’elle était peu visitée. La recherche interroge la part de risque endossée par le musée qui a décidé de prendre part à des débats de société partisans, de transformer l’opinion publique et de s’opposer à des idées véhiculées dans les médias. Qu’est-ce qui se joue au travers de la presse pour cette exposition ? De quelle façon les actualités culturelles commentent l’exposition ? Les résultats montrent les mécanismes de la critique d’exposition de masse et portent un éclairage sur les caractéristiques interdiscursives de la presse et sur ce phénomène communicationnel particulièrement stigmatisant.

Abstract

This paper aims to understand the media controversy surrounding the exhibition Et voilà! Le voile musulman dévoilé, presented at the Musée des Religions du Monde (Nicolet, Québec). The exhibit has been the topic of many newspaper debates, even though it saw few visitors. The main focus of our research was to question the risk share endorsed by a museum that has decided to take part in social debates of partisan matters, to transform public opinion and to oppose ideas conveyed by the media. What is being played through the press for this exhibit ? How does cultural news comment on the exhibit ? The interpretation of the articles reflects four communication processes that show the mechanisms of mass exposure criticism, and shed light on the inter-discursive characteristics of the press and on this particularly stigmatizing cultural phenomenon.

DOI: 10.31188/CaJsm.2(2).2018.R121





L

es médias sont un reflet et un facteur d’influence de l’opinion publique, c’est-à-dire des convictions, des savoirs et des idées les plus répandus et partagés au sein de la société. La circulation des discours médiatiques dans les espaces sociaux contribue à la construction, la monstration et à la transformation de l’opinion. Inversement, chaque acte de communication engendre à son tour du social (Jeanneret, 2008). La presse écrite en tant que média est à la fois un support de diffusion de l’information et un lieu d’interaction entre les lecteurs et l’actualité culturelle, ce qui engendre une opérativité sociale et symbolique (Davallon, 1992). En tant que lieu d’émission et de négociation du discours social sur l’offre culturelle, elle établit un lien social qui lui est propre et qui constitue un espace où se rencontrent les acteurs culturels, les journalistes et les lecteurs. Au sein de ce dernier se forgent des façons de percevoir et de penser l’actualité culturelle. Bref, la presse façonne le regard sur l’offre culturelle et lui en donne son sens.

Les actualités culturelles touchant les expositions participent à la transmission d’informations et de valeurs, mais aussi à la fabrication de l’image des musées. Montpetit identifie différentes formes d’actions des médias en regard de la « notoriété du musée », des « attentes du public », des « représentations préalables que les gens se font des sujets et des objets exposés, de « la rumeur publique » et de la « réception des expositions » (2003, p. 38). En établissant des rapprochements entre les fonctions des médias et celles des musées, l’auteur montre que leurs gestes respectifs soutiennent ensemble l’invention et la médiatisation du patrimoine collectif.

Grison et Jacobi posent la question suivante à propos des musées qui ont la volonté de véhiculer des opinions publiques : « N’y a-t-il pas des risques pour une institution patrimoniale, culturelle et éducative quant à mêler sa voix aux débats contemporains et à exprimer des points de vue qui apparaitraient partisans […] ? » (2011, p. 51). Les travaux de ces auteurs traitent de la mise en exposition des questions sensibles dans les musées de sciences et de sociétés. Ils soulèvent ainsi l’enjeu de la prise de risque des concepteurs-muséographes lorsqu’ils décident de présenter des sujets controversés qui animent la sphère sociale. Alors que beaucoup de musées abordent les sujets consensuels selon un discours de nature normative afin de « diminuer le risque d’exposer » (id.), une minorité traite de débats de société. Le plus souvent, leur posture demeure distanciée, nuancée et prudente.

L’exposition muséale est un média particulier (Davallon, 1992) : elle crée une relation entre deux mondes qui ne sauraient être immédiats, le monde réel et sa représentation synthétique et symbolique, alors que les concepteurs-muséographes sont absents. Elle œuvre en définitive par une mise en contact, c’est-à-dire à partir d’une rencontre et de la relation qui en découle. Elle repose en outre sur une mise en communication du public avec un savoir, et permet ainsi de faire découvrir des représentations du monde à partir d’une intercession ou encore d’une interaction vécue et ressentie par les visiteurs (Davallon, 1999).

La recherche dont nous faisons état ici est née de la volonté de comprendre la fabrication de l’opinion publique, de même que les liens communicationnels entre une exposition muséale qui porte sur des enjeux sociaux et sa couverture de presse1. L’originalité de notre entreprise est d’examiner comment les médias d’information parlent du média exposition et de questionner l’espace de convergence des deux médias. La démarche vise à interroger les actualités culturelles et la part de risque endossée par un musée qui a souhaité forger une nouvelle opinion publique. Le Musée des Religions du Monde (MDRM) a représenté le point de vue des femmes musulmanes voilées.

En se faisant porte-parole de témoins qui assument ce choix religieux dans la société québécoise, l’institution a connu une « baisse de fréquentation de 40 % par rapport aux années régulières », selon son directeur. Et voilà! Le voile musulman dévoilé ayant suscité une polémique dans les médias, il nous a semblé pertinent de nous intéresser à l’actualité faisant état de cette exposition pour comprendre la construction de la controverse médiatique. Qu’est-ce qui se joue à travers la presse pour cette exposition ? De quelle façon la presse commente-t-elle l’exposition et crée une controverse, dans un contexte où le musée accueille peu de visiteurs, mais fait l’objet de nombreuses remontrances ?

Nous présentons tout d’abord le projet d’exposition dans son contexte muséal, puis nous décrivons la méthode de recherche inductive mise en place pour ce terrain. Enfin, nous expliquons la construction de la tourmente médiatique à partir de l’analyse des actualités culturelles.

Le projet d’exposition du Musée des Religions du Monde

Le MDRM, situé à Nicolet au Québec, est une institution de recherche, d’éducation et de valorisation patrimoniale accréditée et soutenue par le ministère de la Culture et des Communications du Québec (MCCQ). En tant que musée d’ethnographie, d’histoire et d’art religieux, il a pour mission de préserver, étudier et diffuser le patrimoine des grandes traditions religieuses mondiales. Lors de notre entretien avec son directeur, nous avons compris que la volonté de l’établissement était de favoriser une meilleure compréhension des religions et de développer « une plus grande tolérance à l’égard de la différence » (Directeur).

Et voilà! Le voile musulman dévoilé a été présentée du 17 mai 2013 au 7 septembre 2014 au MDRM. Le projet de cette exposition a été présenté par l’anthropologue Andréanne Pâquet, qui a proposé au MDRM de produire une nouvelle exposition à partir de la sienne, Ce qui nous voile, réalisée en partenariat avec le photographe Éric Piché. Sur cette base, l’équipe muséale a décidé de produire une exposition enrichie, qui traite notamment des origines du port du voile chez les femmes à travers plusieurs traditions et religions. Le but de cette démarche était de contrer les images négatives véhiculées dans les médias en montrant, selon les mots du directeur, des femmes du Québec « heureuses » et « épanouies », portant le voile musulman sans être forcées de l’enfiler comme dans leur pays d’origine (Directeur).

D’après M. Royal, ce projet visait à remédier à l’image stéréotypée de la femme soumise. L’orientation choisie a alors consisté à proposer une relecture des préjugés qui entourent le voile musulman, les objectifs poursuivis étant de « faire connaître aux visiteurs les origines du voile comme symbole religieux », d’« inviter les visiteurs à prendre connaissance des divers préjugés portant sur le voile musulman », de « proposer une vision actuelle de la femme musulmane voilée au Québec », de « démystifier la prescription (religieuse ou masculine) du voile musulman » et de « présenter la diversité des voiles musulmans et leurs particularités culturelles », selon les termes du scénario de l’exposition. Le MDRM s’est appuyé sur les interviews et les photos réalisées par Pâquet et Pichet afin de construire dans l’exposition un grand mur de portraits présentés à la manière d’une « grande une » de journaux, selon le directeur, qui a en outre précisé que ce dispositif, accompagné de témoignages oraux positifs, visait à présenter une vision opposée à celle généralement transmise dans les médias.

Une demande de fermeture du musée a été déposée par un citoyen aux bureaux du MCCQ de Trois-Rivières. À ce sujet, le directeur nous a confié que cette plainte constituait une première dans les ministères régionaux québécois et qu’il a vécu avec son équipe « un stress incroyable ». Suspectés de soutenir les extrémistes ou de participer à un effort de propagande, ils ont fait face à la « colère » et aux « cris », autrement dit, à la manifestation fervente d’opinions défavorables et d’invectives.

Lorsque de telles controverses sont couvertes par les médias, il est difficile de déterminer leurs origines ; ce qui a été produit par le musée ou bien déclenché par la presse. En outre, rappelons que l’écriture de presse n’est pas neutre, malgré les efforts d’impartialité développés par les journalistes, dont l’activité langagière est elle-même marquée par la subjectivité (Rabatel et Chauvin-Vileno, 2006, p. 7). Dans le but d’interpréter au mieux le traitement journalistique, notre attention s’est portée sur la dynamique de la critique médiatique au sein d’une situation communicationnelle qui comprend deux lieux de production du discours, soit : le musée et la presse.

Méthode de recherche

Nous proposons d’analyser le discours journalistique qui touche à l’exposition et d’examiner, entre autres, comment les publics ont pris part aux débats et ce, sans forcément avoir visité le musée, mais plutôt en fondant leur appréciation sur les différents discours qui entourent l’exposition. Nous avons privilégié une démarche de recherche inductive et qualitative, sans cadre théorique préalable imposé aux données, afin d’être mieux à même de laisser émerger des concepts pour interpréter la médiatisation de l’exposition muséale.

Dans le cadre de ce projet, nous avons pu bénéficier des matériaux suivants, fournis par le directeur du MDRM : une revue de presse qu’il avait constituée avec son agente de communication ; les documents de production de l’exposition ; le livre d’or ; enfin, tous les échanges courriels avec divers citoyens. Nous avons complété la revue de presse de manière systématique à partir du logiciel Euréka et par des recherches dans Internet. Le corpus de presse comprend au total 52 articles provenant de 11 journaux numériques et imprimés, québécois et surtout régionaux, publiés entre le 1e mai 2013 et le 26 avril 2014, c’est-à-dire avant et pendant l’exposition, qui a été couverte par 14 journalistes. Sur les 52 articles, 9 correspondent aux opinions des lecteurs co-écrites et signées par 20 auteurs.

Pour analyser ce corpus de presse, nous sommes partie du principe voulant que le contenu du discours journalistique comprenne à la fois ce qui est dit aux journalistes lors des interviews, les informations transmises par le communiqué de presse du musée, les messages de l’exposition elle-même et les avis des publics. Nous avons procédé à trois types d’analyses. Premièrement, nous nous sommes intéressée au contenu du discours journalistique en procédant à une analyse thématique des unités signifiantes. Deuxièmement, nous avons interrogé chacune des thématiques selon les différents registres discursifs. Nous avons ainsi cherché à comprendre ce qui est écrit sur le MDRM et son directeur, la démarche de production de l’exposition, le traitement expographique, le voile, les femmes voilées mises en exposition et les publics. Enfin, nous avons mobilisé les concepts sensibilisateurs (Luckerhoff et Guillemette, 2012) d’interdiscursivité (Pêcheux, 1990), de dialogisme (Todorov, 1981 ; d’après Bakthine) et de stéréotypage (Amossy et Herschberg Pierrot, 2011) afin de mettre au jour les mécanismes médiatiques de la culture et la transformation du discours muséal à travers le discours de presse.

Soulignons que l’interdiscursivité est une propriété constitutive de tout discours qui est en relation avec d’autres par de multiples formes de rappels (Charaudeau et Maingueneau, 2002). En examinant en quoi le discours journalistique est susceptible de provoquer une stigmatisation quand il touche une question sensible, nous avons pu voir émerger des préconstruits du discours de presse, les propriétés interdiscursives de ce dernier favorisant le stéréotypage social du voile, c’est-à-dire qu’ils figent des idées en stéréotypes au moment de la lecture (Amossy, 1991). Selon Goffman, le stigmate dit « tribal » concerne « la race, la nationalité et la religion qui peuvent se transmettre de génération en génération et contaminer également tous les membres d’une famille » (2010, p. 15).

Notre démarche interprétative vise ainsi à se pencher sur le trajet discursif de la perspective muséale au sein de l’espace communicationnel du journalisme pour comprendre le processus de fabrication et d’ancrage des stéréotypes s’inscrivant dans la circularité des discours entre le milieu muséal et la presse.

Les controverses sur l’exposition Et voilà! Le voile musulman dévoilé

D’emblée, nous constatons que les articles de la couverture proviennent d’une presse généraliste et non spécialisée. Échelonnées dans le temps autour de quatre moments forts, cinq thématiques critiques apparaissent : 1. le MDRM et son directeur comme figure d’audace et de scandale associée à une exposition idéologique ; 2. l’usage des témoignages dans le traitement muséographique ; 3. le voile comme sujet au-delà du contexte expositionnel ; 4. le point de vue des femmes voilées représentées dans l’exposition ; 5. les réactions vives des publics.

Critiques à l’encontre du MDRM et de son directeur

Dans le traitement journalistique de l’exposition, le directeur incarne son musée. Les journalistes mettent en évidence le fait que le directeur « ne recule pas devant les défis », que ce musée « n’aime pas passer inaperçu » et qu’« il est en train de faire une habitude de présenter des expositions estivales fortes » (Le Nouvelliste, 1e et 2 mai 2013). La critique sur l’institution muséale est marquée par la figure « audacieuse » du directeur (L’Annonceur, 17 mai 2013). Elle est double, à la fois positive et négative : « J.F Royal a pris la direction du Musée avec audace et intelligence. Musée dynamique. […] Il a cimenté une relation très positive avec le milieu des arts en valorisant l’art contemporain et la culture populaire dans ses projets. Les expositions du Musée sont audacieuses et empreintes de risques. Grâce à ce Musée et à son équipe talentueuse et dynamique, Nicolet est maintenant sur la map » (Le Nouvelliste, 5 juin 2013).

Il ressort en outre de la « prise de risque », les caractéristiques suivantes : « ne passe pas inaperçu », « provocation », « opportunisme » (ibid., 1e mai 2013). Alors que l’institution vise à susciter le débat comme marque de succès, la controverse telle qu’il la propose se voit soit approuvée, soit remise en question par la presse dans le choix des thèmes abordés et dans la manière dont ils sont mis en exposition.

De plus, les journalistes soulignent que les concepteurs de l’exposition mettent au défi les autres musées d’« avoir le courage de présenter cette exposition » (TVA Nouvelles, 16 mai 2013) et les visiteurs de sortir de leur zone de confort pour venir « confronter » leurs préjugés et convictions (Le Nouvelliste, 1e mai 2013). On constate ainsi que, d’après la presse, l’exposition vise à mener un débat sur le voile dans la sphère publique et de briser les stéréotypes. Deux perspectives ambitieuses sont énoncées : « changer les mentalités » et « forcer [les visiteurs] à réfléchir » sur des « préjugés et stéréotypes assez communs et majeurs » (Radio-Canada, 16 mai 2013). Pour cela, il est précisé que le directeur prend le parti de certaines femmes musulmanes. Les notions mobilisées renvoient d’ailleurs à un régime de déférence exprimé à l’adresse des femmes voilées musulmanes, de même qu’à un régime conflictuel à l’égard de ceux qui pensent qu’elles sont des victimes et des médias traditionnels qui transmettent cette vision.

Quant à La Presse, média de portée nationale, elle souligne la volonté du musée de faire preuve d’ouverture et de nuance : « On essaie de sortir des sentiers battus et d’ouvrir le regard. On veut enlever le voile qui n’est pas celui que portent certaines femmes, mais celui que nous avons, nous, les non-musulmanes, dans le regard qu’on porte sur elles. […] On veut simplement que les gens comprennent mieux ce phénomène et comprennent surtout qu’il y a des nuances, précise le directeur général » (17 mai 2013).

Par contre, les journalistes mentionnent aussi l’impasse dans laquelle s’est retrouvée l’institution pour ne pas avoir pris en compte le point de vue des femmes voilées victimes de dominations, qu’elles soient de nature religieuse, sociétale ou encore familiale.

Dans le cadre de l’entretien qu’il nous a accordé, Jean-François Royal a souligné les amalgames véhiculés dans la société. Pour lui, il faut défaire l’association établie entre les musulmans et les terroristes. Pour détruire ce symbole dit « fort et négatif », il fait notamment remarquer que le « port du voile est plus sévère dans la Bible que ne l’est le Coran [sic] » (Le Nouvelliste, 1e mai 2013). Il soutiendrait ainsi, selon la presse, que l’idée selon laquelle les femmes voilées sont soumises et forcées à porter cet attribut religieux est fausse et que, au Québec, plusieurs d’entre elles le portent par « choix » et par « liberté individuelle » (id.). Pour combattre l’image de la femme « réservée, pieuse et sombre », l’exposition présente des femmes « joyeuses » et « souriantes » aux voiles « colorés ».

Les articles relatent en outre le fait que le directeur constate que les citoyens ont des a priori et qu’il estime que « les gens mélangent plusieurs concepts […] Plusieurs pensent que tous les musulmans sont arabes alors que la majorité vit en Afrique […] » (L’Écho de Trois-Rivières, 17 mai 2013). La presse rapporte toutefois des propos du directeur qui véhiculent eux-mêmes de faux semblants sur l’opinion publique, c’est-à-dire sur la manière dont la société percevrait les femmes voilées. Cet échafaudage d’amalgames des uns à l’égard des autres nuit finalement aux projets d’unité sociale visés par le MDRM. Faudrait-il en conclure que le musée construirait lui-même un espace stigmatisant ? En voulant lutter contre les stéréotypes, il semblerait, d’après ce discours journalistique, qu’il renforce les idées préconçues sur le voile musulman dans l’espace public.

Les limites de ce programme idéologique apparaissent assez rapidement : « On veut nous dire que c’est un préjugé que de penser que le voile est un asservissement. Ce n’est pas un préjugé. C’est regarder le monde avec réalisme, avec lucidité, avec sensibilité, par rapport à toutes celles qui ont donné leur vie pour la liberté des autres femmes » (SRC Mauricie, 17 mai 2013) ; « Je lui ai demandé si une partie de l’expo porterait sur les familles (comme les Shafia) qui veulent forcer les jeunes filles à porter le voile. Non, ça, c’est un vilain préjugé, m’a répondu monsieur Royal » (Journal de Montréal, 17 mai 2013). La démarche du MDRM se voit ainsi associée à de l’endoctrinement ou du moins à une information qualifiée de « biaisée » (Le Nouvelliste, 29 août 2013).

La vision du MDRM à l’égard de la société et, réciproquement, la perspective que la société entretient à l’égard du MDRM s’inscrivent dans une véritable polémique. Cette situation incite à questionner les récits autorisés en contexte expositionnel (Poinsot, 2008), mais aussi l’acculturation du musée en regard des communautés représentées (Soulier, 2013). Les limites du contrat communicationnel entre le musée et les publics (Le Marec, 2007), d’une part, et, d’autre part, celles qui s’installent entre le musée et les communautés culturelles apparaissent clairement. De fait, la relation contractuelle entre les visiteurs et l’institution muséale, qui repose à la fois sur des critères scientifiques, culturels et de citoyenneté, est mise à l’épreuve.

Ainsi, le conflit journalistique manifeste un processus de régulation par accommodation et moins par assimilation (Soulier, 2013). D’après la presse, le MDRM a adopté le point de vue positif des femmes voilées. Cet ajustement important du fonctionnement et des principes de vulgarisation scientifique des musées marque les limites des procédés d’autorisation des points de vue des communautés mis en exposition. La confiance accordée au MDRM par les publics et la société est mise à mal, car il ressort des journaux que le MDRM n’aurait présenté qu’une seule catégorie de représentants musulmans, sans accorder la place attendue au positionnement d’autres représentants et communautés, en plus d’avoir adapté son système de pensée à une perspective militante plus ou moins influencée par un mouvement anthropologique et une opinion religieuse. Aussi, la presse reflète-t-elle la résistance de la société à l’égard de cette posture ?

Trois intentions autour de l’exposition émergent : intentions des concepteurs-muséographes, intentions constitutives de l’exposition, intentions de promotion du MDRM. Nous nous sommes en outre penchée sur la manière dont l’ensemble de ces intentions ont été relatées par les journalistes. Le positionnement du musée, en tant qu’objet de commentaires dans la presse, correspond à celui du discours de promotion. Toutefois, l’analyse des textes de l’exposition fait preuve d’un discours beaucoup plus nuancé et prudent. Les intentions constitutives de l’exposition diffèrent des intentions des concepteurs et des communicateurs, ce qui est d’ailleurs souvent le cas. Les recherches en muséologie nous ont appris que la symétrie des intentions constitutives du média exposition n’est ni linéaire ni mécanique (Veron et Levasseur, 1983).

Relevons d’abord que le discours journalistique se construit à partir du discours promotionnel de l’équipe muséale et moins à partir du discours de l’exposition. En ce sens, l’actualité relève moins de l’exposition elle-même que des croyances liées au voile. Le concept de dialogisme (Todorov, 1981), et plus spécifiquement sa dimension interdiscursive dans la presse (Ringoot, 2014) permet d’expliquer ce phénomène. En effet, le discours journalistique correspond, entre autres, à une reformulation du discours muséal, qui inclut les énoncés des concepteurs-muséographes, de la direction du musée, de son service des communications, de l’exposition, des partenaires et des publics (visiteurs, visiteurs potentiels, non visiteurs). Ces êtres discursifs attachés au MDRM sont reçus à l’intérieur d’institutions journalistiques, ces dernières ayant pour rôle de combiner ces discours-sources et de les transmettre par le biais d’un discours-cible. À la suite de leurs enquêtes, les journalistes entrecroisent ainsi plusieurs points de vue, convergents et/ou antagonistes, en vue d’en produire un traitement qu’ils veulent généralement le plus impartial et le plus objectif possible (Rabatel et Chauvin-Vileno, 2006). Il ressort de ce recoupement la mise en scène d’un ensemble de voix, dont ils se distancient ou avec lesquelles ils se solidarisent plus ou moins discrètement et volontairement (Maingueneau, 2009 ; Rabatel, 2004).

De plus, les journalistes adaptent les discours sources à leur propre système de valeurs en fondant leur action sur les exigences de l’information, l’intérêt public et l’actualité (Ringoot, 2014). Le discours muséal fait l’objet d’une représentation dans le discours journalistique. Plusieurs logiques plus ou moins conscientes et répondant aux directives éditoriales sont à l’œuvre pour construire ces discours seconds. Tout discours est traversé par l’interdiscursivité ; il a pour propriété constitutive d’être en relation multiforme avec d’autres discours (Charaudeau et Maingueneau, 2002).

Critiques concernant l’usage des témoignages dans l’exposition

Plusieurs médias « accusent l’institution de ne pas aborder le côté négatif du voile musulman » dont Radio-Canada, le 16 mai 2013. Tel que mentionné plus haut, pour élaborer une nouvelle image du voile, le musée de Nicolet s’est appuyé sur les témoignages de femmes musulmanes. Ainsi, non seulement le discours expositionnel semble principalement reposer sur un ensemble d’expériences dont la singularité ne permet pas de porter un regard distancié et objectivé, mais, en plus, d’après les journalistes, il serait construit sur une sélection de récits.

Qui plus est, le choix des témoins est également critiqué : à titre d’exemple, le point de vue de Dalila Awada, alors candidate à la maîtrise en sociologie à l’Université de Montréal, est susceptible d’être d’autant plus marquant que cette militante est régulièrement interviewée par les médias québécois. Bref, la critique portant sur l’exposition vise essentiellement l’usage des témoignages d’une seule catégorie de femmes voilées, plus ou moins médiatiques.

En outre, il est reproché au MDRM de ne traiter que des femmes du Québec – de surcroît que des musulmanes qui portent volontairement le voile – et de les mettre en scène dans un environnement « rose bonbon » (Le Nouvelliste, 18 mai 2013). En sciences de l’information et de la communication, nous savons que cette construction par la négation engendre généralement les effets inverses de ceux escomptés, si ce n’est un renforcement des représentations préalables (Jacobi, 2005 ; Soulier, 2013). D’après Jacobi, le principe de symétrie antinomique consiste à promulguer une image par opposition à son double ; le dispositif expositionnel se constitue ainsi à l’inverse de ce qui est généralement véhiculé. Le stratagème consistant à construire une image positive pour contrecarrer un cliché négatif demeure en soi stigmatisant, dans la mesure où il renferme des subterfuges de sélection et de manipulation des points de vue (Jacobi, 2005). Ce tour idéologique est ainsi empreint d’une ambition trompeuse. Amossy et Herschberg Pierrot montrent aussi dans leurs travaux qu’« on ne peut contrer les idées reçues en s’y opposant » (2011, p. 65). À partir des réflexions de Barthes sur les stéréotypes, ces auteurs interrogent les modes de présentation de l’évidence et de l’opinion publique qui contribuent à la réaffirmation des idées reçues au travers du déjà-dit et du déjà-pensé même en tentant de s’y défaire (2011).

Par ailleurs, mettre en exposition les points de vue des minorités culturelles semble relever de la muséologie communautaire, qui consiste à s’appuyer sur les points de vue de représentants de communautés culturelles afin de les intégrer au paysage muséal et, de ce fait, de reconnaître l’expression de leur culture au sein du pluralisme de la société (Meunier et Soulier, 2009, 2010 ; Soulier, 2013). Ce processus expographique repose sur une logique d’expression identitaire qui s’écarte du modèle de médiation muséale proche de celui de la vulgarisation scientifique. Selon Chaumier, les intentions d’agir sur les représentations sociales et d’incarner une fierté collective alimentent les ambitions généreuses du communautarisme et de l’écomuséologie (2007). L’auteur souligne ainsi le risque pour les institutions muséales de produire « un discours plus mythologique que scientifique » (p. 245) en intégrant les voix des communautés dans l’exposition qui valorisent des expressions culturelles singulières : « La légitimité accordée à une parole sous prétexte qu’elle s’origine dans des appartenances ancestrales ou qu’elle porte l’héritage d’un monde est toujours politiquement risquée, si ce n’est suspecte. » (id.)

Critiques touchant au voile

Six thèmes sont abordés par les journalistes : le port du voile, sa symbolique, la condition de la femme voilée, le voile comme débat de société, l’image de l’islam et la religion de manière générale. Concernant le port du voile, son origine est contextualisée et retracée depuis l’Antiquité grecque. Des parallèles sont établis entre les religions polythéistes et monothéistes. Il est notamment indiqué que la Bible aurait été plus sévère que ne l’est le Coran quant à cette exigence vestimentaire.

Des jugements de valeur sont ainsi mêlés à des informations précises, de nature factuelle ou terminologique, comme la typologie de différents vêtements couvrant le corps de la femme dans la religion musulmane : burka, niqab, tchador et hijab. Des abus de domination associés à cet attribut devenu un instrument de pouvoir et de contrôle dans des situations les plus extrêmes, comme les assassinats, sont également mentionnés. La presse souligne ainsi des aspects non montrés dans l’exposition : « N’oublions pas que le port de ce voile a engendré des crimes dits "d’honneur" ou de déshonneur. Au nom de ce voile, beaucoup de femmes ont été victimes de nombreux sévices sous tribunal religieux, femmes que l’on lapide, femmes fouettées comme des chiens, femmes aux mains coupées, femmes victimes de jets d’acide, femmes victimes d’autres nombreux sévices, allant même jusqu’à la mort » (Le Nouvelliste, 21 mai 2013).

Parallèlement, le voile est aussi présenté dans les médias comme un accessoire de beauté. Cette dichotomie mise en perspective dans la presse est frappante, une opposition symbolique se dessinant entre un voile « étendard de l’islam politique » et un voile « branché », accessoire de « séduction », une parure de beauté permettant d’« afficher sa personnalité » ou une « prison ». D’une part, il est souligné par les journalistes que l’on peut faire l’achat d’un voile dans des boutiques de mode et, d’autre part, que le voile traduit l’oppression et la condamnation de la liberté et de la sexualité de la femme. Symbole d’affirmation de soi ou de soumission, le discours de presse révèle une tension entre ces deux interprétations extrêmes, parlant, d’un côté, de femmes libres, émancipées, heureuses et intelligentes arborant le voile par choix ; de l’autre, de femmes influencées, maltraitées ou soumises, portant ce vêtement sous peine de sanctions.

Le voile est ainsi présenté dans la presse en tant qu’objet d’un débat de société et notamment de projets de loi comme les accommodements raisonnables et la Charte de la laïcité et des valeurs québécoises. Le directeur du MDRM explique qu’il est important, en raison de la nature publique de son institution, qu’elle prenne part à ce débat qui anime et touche l’ensemble des citoyens. S’il a été reproché au MDRM de prendre parti, en revanche, des femmes voilées ont remercié le musée de les accueillir et de leur offrir une tribune pour s’exprimer et échanger avec d’autres citoyens.

Un autre enjeu soulevé dans les actualités est le positionnement des Québécois vis-à-vis de la place de la religion au sein de la société. L’historique des principes de la laïcité et des droits de la femme au Québec est ainsi rappelé : « Le gouvernement Charest avait déposé en 2010 un projet de loi 94 pour une laïcité ouverte. Le Parti québécois défend le principe d’une laïcité stricte » (Le Nouvelliste, 2 mai 2013). Afin de mieux comprendre ce type de critique, interrogeons cette stéréotypie observée en tant que phénomène discursif d’après des procédés énonciatifs.

D’abord, rappelons que la socialité est inscrite dans le discours (Amossy, 2011). De plus, son écriture « joue un rôle essentiel dans la circulation des discours, dans la construction d’un "miroir social" en constant devenir et met notamment en spectacle de manière privilégiée les paroles d’autrui à travers la constitution de sa propre mémoire intradiscursive » (Moirand, 2000, cité par Rabatel et Chauvin-Vileno, 2006, p. 7). La logique qui sous-tend les représentations collectives marque le discours de presse, même si celui-ci permet aussi de dénoncer « le prêt-à-penser » et les formes d’impensés (Amossy, 2011, p. 9). Ces « préconstruits » renvoient à une construction antérieure plus ou moins assertée par le journaliste ; partagés au sein d’un groupe social sans être soumis à la discussion ou confirmés par des preuves, leur origine discursive a quelquefois était oubliée (Amossy, 2011).

En outre, l’interdiscursivité révèle la manière dont l’auteur reprend à son compte, sciemment ou non, « du déjà-dit et du déjà pensé » qu’il reconduit ou, au contraire, contredit, transforme et retravaille (ibid., p. 108). Précisons également que tout discours possède un « dialogue potentiel » selon les théories du dialogisme développées par Bakhtine (Todorov, 1981, p. 98) : « Chaque discours entre en dialogue avec les discours antérieurs tenus sur le même objet, ainsi qu’avec les discours à venir, dont il pressent et prévient les réactions. La voix individuelle ne peut se faire entendre qu’en s’intégrant au chœur complexe des autres voix déjà présentes » (ibid., p. 8).

D’après le fonctionnement interactif des discours, les composantes du discours sont à la fois « citatives », c’est-à-dire qu’elles rapportent des discours antérieurs, mais aussi « responsives », car, selon Bres et Nowakowska, elles répondent à des questions anticipées d’énonciataires ciblés et imaginés (2006, p. 21). Ce qui signifie pour notre projet que le discours journalistique comprend les discours associés au MDRM, mais aussi ceux des lecteurs du journal. En outre, quatre qualités au dialogisme sont distinguées : sa constitutivité, son interdiscursivité, son interlocutivité et son intralocutivité (2006, p. 24). Plus particulièrement, le dialogisme interdiscursif rend compte de l’interaction entre les discours antérieurs tenus par d’autres sur l’exposition (Bres et Nowakowska, 2006, p. 25). En tant que réponse aux sources mobilisées, le discours journalistique n’est pas seulement orienté vers les lecteurs (ibid., p. 26), même si nous savons en journalisme que le discours est souvent construit à l’adresse d’un lectorat cible dont il anticipe les réactions. En effet, les travaux de Charron (2004) et de Luckerhoff (2012) montrent, dans les changements majeurs des pratiques journalistiques, un fléchissement du journalisme d’information et l’émergence du journalisme de communication, qui correspond à « une prise en compte accrue des préférences des publics, à une affirmation plus volontaire de la subjectivité des journalistes et à une place plus grande réservée au commentaire » (Luckerhoff, 2012, p. 195).

Concentrons-nous sur les composantes « citatives » du dialogisme afin d’examiner le discours rapporté des articles (Ringoot, 2014, p. 150-151). En dissociant le « discours cité » du « discours citant », Bakhtine analyse la « représentation du discours rapporté » à l’intérieur du discours et les degrés de domination de l’une ou de l’autre voix (Todorov, 1981, p. 107-109). Prenant acte de l’interprétation du discours muséal par les journalistes, nous constatons que cette dernière induit des transformations. Le discours journalistique entre en relation implicite ou explicite avec les discours muséaux. Cet interdiscours peut concerner des unités discursives de dimensions très variables auxquelles sont attachées des « valeurs symboliques » qui marquent un « sens interdiscursif » (Charaudeau et Maingueneau, 2002, p. 325). Cette perspective permet de mettre au jour « la part sous-entendue de l’énoncé » et « l’idéologie implicite » (Todorov, 1981, p. 61 et 68). Elle rejoint celle de Ringoot (2014), selon qui « le discours médiatique serait le discours par lequel se constituent les normes du dévoilement et de l’exposition des discours sociaux, ce qu’une société donne à voir d’elle-même en octroyant aux médias la mission de spécularisation » (p. 35).

Retenons que ce méta-discours reflète l’univers social de référence, c’est-à-dire, dans le cas qui nous concerne, les lieux communs et les représentations collectives touchant au voile.

Critiques envers les femmes voilées

Les femmes dont les portraits et les témoignages sont mis en exposition sont critiquées, mais aussi entendues dans la presse. À titre d’exemple, les propos de Djemila Benhabib2 rappellent de nombreuses situations où les femmes sont « violentées, violées et tuées si elles refusent de porter leur voile », de même que « les luttes terribles des femmes pour s’affranchir de cette tutelle » (Québec-Hebdo, 22 mai 2013). Les journalistes évoquent ainsi les conditions du port du voile dans les pays de confession musulmane en regard de la liberté religieuse du Canada.

La presse relate aussi les motivations pour lesquelles ces femmes ont accepté de coopérer avec le MDRM et ce que signifie pour elle de porter le voile : « Souvent incomprises, dévisagées et mises à l’écart, des femmes voilées des quatre coins de la province se sont unies pour dénoncer l’intolérance dont elles sont victimes. C’est donc avec fierté qu’elles ont accepté de poser et de témoigner pour documenter cette exposition » (Le Courrier Sud, 22 mai 2013). Plus encore, Dalila Awada s’explique à un journaliste qu’« en étant musulmane, [elle] peu[t] aussi [s]e sentir faire partie de la société québécoise », avant de poursuivre : « Souvent on sépare les deux choses. Je suis née ici, je suis pleinement québécoise ; j’ai les mêmes référents culturels que n’importe quelle autre jeune fille d’ici. Les gens pensent souvent qu’en étant musulmane, on est forcément hostile aux valeurs québécoises, mais ce n’est pas le cas » (La Presse, 17 mai 2013).

En s’appuyant et en croisant plusieurs points de vue et sources, il semblerait que les journalistes ne se prononcent pas explicitement à l’égard des femmes voilées. Cette procédure consiste, entre autres, à effacer les marques d’énonciation. En produisant ainsi un récit en « focalisation externe », pour reprendre le concept de Genette (1983, 1992), le discours de presse est situé à l’extérieur des acteurs et les journalistes sont comme des témoins. Néanmoins, cette construction ne génère pas d’impartialité dans le discours, mais crée au contraire une tension narrative.

Dès lors, il convient de distinguer deux statuts dans la responsabilité discursive des journalistes : d’un côté, ils sont les « énonciateurs », c’est-à-dire qu’ils produisent l’énoncé ; de l’autre, ils sont des « asserteurs », c’est-à-dire qu’ils assument plus ou moins la responsabilité du dire (Maingueneau, 1999, p. 142), prenant en charge ou, au contraire, se distanciant des points de vue qu’ils rapportent. Cette dissociation est manifeste à des degrés variables au sein d’une même énonciation : « Citer les propos d’un autre énonciateur, c’est en effet rapporter quelque chose, le dire sans en assumer la responsabilité » (id.).

En somme, l’espace interdiscursif renvoie essentiellement aux discours du MDRM et des femmes représentées au sein de l’exposition en opposition à celui de Benhabib et de ses partisans. Il met en scène des perspectives divergentes qui cristallisent finalement deux positionnements, mais au sein duquel le parti des journalistes semble détaché. Autrement dit, les journalistes rapportent généralement des critiques promotionnelles et dépréciatives, mais ne rédigent pas une critique telle qu’on l’entend dans le journalisme culturel en se prononçant directement sur les qualités de l’exposition.

Critiques à l’égard des publics

Il émerge du corpus trois thèmes concernant les publics : l’imprévisibilité des réactions des visiteurs, les réactions fortes des publics et les réponses aux attaques envers le directeur.

Interviewé par la presse, le directeur a manifesté son incertitude quant aux réactions des visiteurs avant l’inauguration : « Soit l’expo fait reculer les visiteurs, soit elle va les attirer comme des mouches » (Le Nouvelliste, 2 mai 2013). Néanmoins, il explique qu’il est probable que le public ne vienne pas et réagisse fortement : « Les réactions [seront] fortes. Le sujet de l’expo risque d’être détourné par les visiteurs [qui n’auront] pas le goût de se faire confronter dans certaines convictions que le propos de l’exposition tendrait à bousculer. Plus confortable de rester dans ses préjugés » (Le Nouvelliste, 1e mai 2013). Les réactions sont effectivement fortes bien que les visiteurs ne soient pas nombreux. Cette exposition a effectivement engendré un débat tel que l’a souhaité le MDRM, mais celui-ci a échappé au musée. Il a eu lieu dans les médias traditionnels, où ce sont surtout les gens qui n’ont pas visité l’exposition qui ont pris part à la controverse.

En résumé, le discours de presse touche à l’institution, au directeur, à la démarche de production de l’exposition, au traitement muséographique, au sujet du voile, aux femmes qui sont représentées dans l’exposition et aux publics. La presse a abordé chacune des dimensions de l’exposition depuis son objet, sa médiatisation jusqu’à sa réception chez les publics.

Quatre moments forts dans la couverture de presse

Au-delà du contenu du discours de presse, nous nous intéresserons à partir d’ici, à la dynamique communicationnelle qui a généré la controverse. Quatre moments forts ont notamment été déterminés par des acteurs externes au musée. Leurs interventions auprès des journalistes et leurs discours rapportés dans la presse marquent des registres distincts dans le discours journalistique.


Table 1. Chronologie de la couverture de presse


Moment 1 : l’annonce d’une controverse sur un ton de provocation

L’inauguration de l’exposition est présentée sur un ton qui « annonce un parfum de controverse » (Le Nouvelliste, 2 mai 2013). Entre le 1e et le 16 mai, le discours journalistique met déjà en scène une sorte d’attaque.

Avant le vernissage, les journalistes insistent sur le fait que la religion demeure un sujet « chaud » (Le Nouvelliste, 1e mai 2013 ; L’Écho de Trois-Rivières, 11 et 17 mai 2013) et « risqué » (TVA Nouvelles, 16 mai 2013). Ils estiment que la controverse a commencé avant même l’ouverture de l’exposition.

Tour à tour, le discours journalistique associe le directeur, l’exposition et le musée à une posture provocante, en s’appuyant essentiellement sur le communiqué et la conférence de presse.

Moment 2 : suite aux accusations de Djemila Benhabib, un vernissage politisé

Ce moment fort correspond à la couverture du vernissage, qui débute le 16 mai 2013. Un face-à-face est créé, entre d’un côté la figure du MDRM et de l’autre celle de Djemila Benhabib.

Les journalistes s’appuient d’abord sur le discours du musée. La promotion de l’exposition est mise en relation avec l’audace du directeur, audace telle qu’elle est présentée est associée à de l’originalité ou bien à de l’impudence. Sous forme d’assertion, le directeur allègue à titre de preuve les croyances coraniques : « Saviez-vous que les musulmans croient que le port du voile doit être avant tout un choix personnel ? L’imposer annulerait les mérites qu’on attribue à cette pratique » (Journal de Montréal, 17 mai 2013 ; L’annonceur, 17 mai 2013). Cette réplique met en exergue un enchâssement de lieux communs qui s’auto-alimentent. Les journalistes stimulent ainsi la controverse et véhiculent à leur tour des stéréotypes.

Émerge par la suite une critique d’ordre politique, plusieurs articles renvoyant à l’avis de Djemila Benhabib. Précisons d’emblée que, en date du 17 mai 2013, cette militante n’a pas encore visité l’exposition. Elle accuse néanmoins le musée de faire de la « propagande » (SRC Mauricie, 17 mai 2013). Benhabib montre que non seulement ce qui apparaît comme des préjugés n’en sont pas, mais en plus que l’exposition diffuse elle-même des stéréotypes :

On veut nous dire que c’est un préjugé que de penser que le voile est un asservissement. Ce n’est pas un préjugé. C’est regarder le monde avec réalisme, avec lucidité, avec sensibilité, par rapport à toutes celles qui ont donné leur vie pour la liberté des autres femmes. (id.)

Ce face-à-face dans l’espace journalistique grossit deux postures adversaires, même si elles reposent toutes les deux sur la volonté commune de détruire les stéréotypes liés au voile musulman. La polémique devient politique.

Moment 3 : de vives réactions des publics

Pendant la période estivale, 25 articles sont publiés, dont 19 au mois de mai. Le face-en-face continue de se figer durant ces quatre mois à travers une interaction médiatique entre Djemila Benhabib et ses partisans et le directeur du musée. Benhabib visite l’exposition le 21 mai avec la presse. À partir de ce moment-là, le directeur décide de s’effacer et de ne plus entrer en relation avec la presse jusqu’à la fin de l’été. Les journalistes construisent alors un dialogue fictif à partir des commentaires de Benhabib et des entrevues préalablement menées avec le directeur du musée. Les lecteurs associent leurs opinions à celles de chacun des deux camps. L’on atteint à ce moment-là un véritable esclandre dans la presse, qui aura un impact sur la fréquentation et la réputation de l’institution muséale.

Premièrement, la presse se concentre sur la visite de Benhabib au musée et focalise son propos sur ses critiques. Jusqu’à présent, les articles étaient publiés dans les rubriques art, culture et divertissements. Avec l’insistance et la désapprobation de Benhabib, des articles paraissent dans les rubriques d’actualités générales, ce qui amplifie la teneur politique attribuée à l’exposition. À titre d’exemple, Benhabib explique comment cette exposition surexploite le genre « tape-à-l’œil » et met en relief une contradiction manifeste dans le discours expositionnel : les textes présentent le voile comme signe d’humilité et de modestie ; or, l’exposition met en scène des artefacts associés à la mode, au maquillage et à la femme qui « exhibe plumes, joailleries et piercing » (Le Nouvelliste, 29 mai 2013). Benhabib exprime ainsi un doute sur la « valeur scientifique » de l’exposition :

Qui sont-elles, ces trente femmes qui témoignent ? Comment peut-on extrapoler, généraliser et expliquer une situation donnée à partir d’un si maigre échantillonnage ? C’est aberrant. C’est de l’enfantillage. (Le Nouvelliste, 22 mai 2013).

Avec des termes tels « ébranlée », « yeux rougis », « larmes à l’œil », « bouleversée » et « blessée », les journalistes insistent sur sa réaction émotionnelle lors de sa visite au MDRM. Benhabib, d’origine algérienne, pense à toutes ces femmes qu’elle connaît et qui se battent au risque de mourir pour ne pas porter le voile. Elle qui lutte pour l’« égalité », elle affirme avoir reçu comme « une claque » cette exposition présentant le voile comme « émancipateur de la femme » (Le Nouvelliste, 22 mai 2013). Elle souligne finalement à la presse que l’institution muséale n’est pas, pour elle, « un endroit idéal pour apprendre sur le voile » (Québec-Hebdo, 22 mai 2013). Elle remet non seulement en question le choix de cette thématique, mais elle accuse aussi le ministre et les autorités décisionnelles du Québec de laisser-faire et les critiques pour avoir octroyé le droit à ce musée québécois de produire des « expositions aussi stigmatisées » (Le Nouvelliste, 21 mai 2013). En tant que visiteur, elle refuse de recevoir une « leçon de morale propagée avec des fonds publics » (Québec-Hebdo, 22 mai 2013).

Deuxièmement, des publics potentiels donnent leur avis dans des lettres d’opinion qui amplifient notamment les critiques de Benhabib. Cinq attaques ressortent, que nous avons classées selon leur degré de sévérité et de radicalité :

1. L’exposition est « naïve », « superficielle » et « unidimensionnelle ». Citons le titre « Une vision cosmétique et anesthésiante du voile » (Le Nouvelliste, 29 mai 2013) ;

2. L’exposition est « partiale » et « occulte tout un pan de la réalité ». Elle « fait la promotion du voile » et « glorifie le non-droit des femmes ». Ces titres sont explicites : « L’apologie du voile au Musée des religions » (Le Courrier Sud, 28 mai 2013) ; « L’exposition sur le voile musulman : un discours mystificateur » (Le Nouvelliste, 29 août 2013). On reproche vivement au musée l’utilisation et l’orientation des témoignages des femmes voilées. Selon cette attaque, le message principal de l’exposition soutiendrait une position voulant que le port du voile relève d’un « choix personnel » et du « libre choix ». Or, non seulement les concepteurs s’appuient sur une sélection de témoignages qui vont dans le même sens et qui éludent donc ceux des femmes qui risquent leur sécurité, voire leur vie si elles ne le portent pas, mais, en plus, le choix d’une jeune fille de 13 ans manifesterait surtout l’influence de son milieu de vie plutôt qu’une décision personnelle 

3. L’exposition est une « tentative de manipulation du visiteur » qui instrumentalise les valeurs de « tolérance » et de « respect de la différence ». En outre, le voile serait présenté comme un « accessoire de coquetterie » alors qu’il serait un « linceul ensanglanté ». En ce sens, cette exposition « ne rend[rait] pas service à la religion musulmane » 

4. L’exposition « encourage le crime d’honneur islamique et se fait le complice d’un communautarisme délétère qui rend impossible le vivre-ensemble et la paix sociale » (Le Nouvelliste, 29 mai 2013) ;

5. La dernière objection associe le musée aux islamistes. Le discours idéologique, voire activiste du MDRM relaierait celui des « ayatollahs iraniens ». « Cette exposition […] tient de l’entreprise de légitimation [du voile] » (Le Nouvelliste, 29 août 2013). Enfin, on allègue que les Québécoises qui s’objectent au port du voile le font parce qu’elles se sont battues pour se libérer des « preuve[s] d’esclavage » qu’auraient représenté les « mantilles en dentelle » imposées par l’Église. En somme, les énonciateurs de cette objection reprochent aux concepteurs un « manque de jugement » (La Presse, 24 mai 2013). L’exposition est ainsi qualifiée de « mensongère », de faire montre d’une « grande superficialité » et de constituer un acte de « propagande ».

Troisièmement, les défenseurs et les membres du musée répondent aux critiques et qualifient à leur tour l’exposition de « franc succès » (Le Courrier Sud, 29 octobre 2013). Il est souligné que, malgré le haut niveau de critique, les visiteurs continuent de venir. Les attaques à l’égard du MDRM et du directeur sont considérées « injustes » : « Il est victime de critiques injustes » (Le Nouvelliste, 5 juin 2013).

Soulignons enfin la récurrence du mot « provocation » : alors que le musée a pour intention de susciter/provoquer la réflexion, ce sont les visiteurs qui se sentent directement provoqués et réagissent en conséquence face à cette source de tension. Par contre, les défenseurs du MDRM estiment que le débat autour de l’exposition demeure « parfaitement légitime et sain » (Le Nouvelliste, 12 juillet 2013). L’insertion des opinions des lecteurs raffermit les deux positionnements, mais aussi renforce la stéréotypie.

Moment 4 : des appréciations mêlées à d’anciennes accusations

À la fin de la période estivale, le discours journalistique revient au calme. La tempête médiatique se termine. Durant cette période, les journalistes citent les femmes voilées qui participent aux évènements du musée, le directeur du MDRM, Djemila Benhabib et les visiteurs.

Les journalistes interviewent les musulmanes qui viennent témoigner au MDRM sur leur choix personnel de porter le voile et leur donnent ainsi la parole. Ces témoins sont satisfaites de ces moments d’échanges : « Le dialogue reste le meilleur moyen de briser des barrières. Quand je discute avec les gens, je vois que ça apporte quelque chose de positif. Au-delà de ce qu’on voit dans les médias, le fait de s’asseoir avec les gens fait toute la différence » (Le Courrier Sud, 20 octobre 2013). Elles proposent un contexte au débat sur le voile en citant le projet de loi sur la laïcité qui anime les tensions au sein de la société québécoise :

Le débat sur la Charte des valeurs québécoises étant au cœur de l’actualité, les questions sur la religion islamique se font nombreuses. […] Présentement, c’est ce qui prend toute la place dans les discussions qu’on a avec les gens, confie Dalila Awada. On ne peut pas passer à côté […]. Il y a beaucoup de tensions autour de ce sujet, remarque cette dernière. Alors de faire un évènement comme celui-là, c’est d’autant plus pertinent parce que les gens ont envie de poser leurs questions et de comprendre quels sont réellement les enjeux. (Le Courrier Sud, 23 octobre 2013)

Elles font état des pressions qu’elles ressentent, ainsi que leur sentiment d’exclusion et de marginalisation. L’exposition a-t-elle été instrumentalisée par la politique pour faire valoir le principe de la laïcité dans la société québécoise ?

L’espace muséal redevient ainsi un lieu de débat et de rencontre avec l’Autre, tel que le souhaitait initialement son directeur. Alors qu’on lui reproche de prendre parti contre la Charte de la laïcité, il indique que la mission du musée demeure éducative et non politique. Ce projet de loi est sorti peu après l’ouverture de l’exposition. Toutefois, les réactions et émotions de Benhabib, déjà publiées, paraissent de nouveau pendant cette période, au risque de raviver le climat conflictuel : on revient sur le fait qu’elle ait été « ébranlée » par sa visite et que, selon elle, « l’exposition présente une image erronée du monde musulman » (Le Courrier Sud, 8 janvier 2014).

Nous observons de nombreuses redites au sein des conglomérats et une réitération des sources. Des journalistes se répètent d’un article à l’autre durant toute la couverture de presse. La circularité de l’information ravive la controverse et créent également un enchâssement de l’image portée sur l’exposition. Les propos qui concernent l’exposition sont repris tout au long de cette couverture de presse sans être forcément actualisés sous la forme d’un retour en boucles qui créerait des temps forts. Cette tendance à la convergence invite certainement à modifier l’approche critique des actualités culturelles (Jenkins, 2013).

Bref, l’analyse de cette critique manifeste des procédés d’écriture qui construisent une controverse se déclinant en quatre moments forts : l’annonce, les accusations, la polémique, le retour au calme. Nous identifions en outre une mise en scène des voix citées qui favorise la circulation et la fixation des stéréotypes. Les composantes dialogiques créent ainsi une interaction conflictuelle entre deux figures discursives centrales.

Mentionnons que la question religieuse est au cœur des débats québécois durant cette période (Giasson, 2018). Trois projets politiques sont rappelés dans les journaux : cinq ans auparavant, la commission Bouchard-Taylor proposait un rapport sur les accommodements raisonnables ; en 2010, le gouvernement Charest avait déposé le projet de loi 94 pour une laïcité ouverte ; le gouvernement Marois s’apprête, à ce moment-là, à déposer un projet de Charte de la laïcité. Cette conjoncture aura pu favoriser l’ensemble de cette mécanique médiatique.

Conclusion

L’itinéraire proposé a consisté à interpréter les actualités culturelles concernant l’exposition Et voilà! Le voile musulman dévoilé du MDRM à partir de l’analyse d’un corpus de presse. Nous y avons observé une large diffusion de stéréotypes touchant au voile. Il est apparu que cette construction est induite par la circulation et la trajectoire discursive des propos cités par les journalistes et issus essentiellement de l’équipe muséale et des lecteurs : autrement dit, on parle de l’exposition alors qu’on ne l’a pas forcément vue. Se manifeste alors une mise en scène des voix du MDRM et d’une militante-politicienne dont le face-à-face en confrontation cristallise les positions de l’opinion publique.

Même si le contexte politique est susceptible de soutenir cette controverse, quatre mécanismes médiatiques favorisent aussi la polémique et cimente une stéréotypie du voile musulman. Nous constatons : 1. un programme idéologique muséal qui stigmatise et divise ; 2. la construction médiatique de deux positionnements adverses dans la controverse ; 3. une réitération dans les sources ; 4.une distanciation des journalistes à l’égard de leurs énoncés.

Le tout contribue à construire les perspectives critiques journalistiques et à diffuser des stéréotypes sur le voile musulman. En outre, la situation étudiée a montré que le discours de presse, en raison de ses propriétés interdiscursives et dialogiques, est porté à créer une stigmatisation. En effet, le discours de presse en tant que méta-discours renvoie à l’univers social de référence et prend en compte les résistances potentielles et réelles des lecteurs. En conséquence, ce discours met en danger le contrat communicationnel établi entre le public et le musée, de même que la confiance qu’il lui accorde, dans la mesure où la presse souligne que le MDRM a fait le choix de n’exposer que le point de vue d’une catégorie de personnes issues d’une minorité culturelle. La presse marque ainsi les limites d’autorisation de récits intégrés aux dispositifs muséaux.

Des travaux récents précisent que la presse culturelle cherche à conquérir un large public et que la critique demeure menacée par la logique commerciale qui traverse tout le champ journalistique, « l’autopromotion [ayant] remplacée le discours critique et externe » (Luckerhoff, 2012, p. 197). Dans le cadre de l’exposition sur le voile, le discours de presse repose sur les croyances partagées au sein de la société ; il relève ainsi davantage du jugement critique que du propos laudatif. Contrairement aux résultats de recherche de Poli sur les critiques d’expositions de sciences et sociétés, ce discours n’est pas plus un « guide du visiteur » qu’un « commentaire critique savant » (2011, p. 202-203). De plus, Poli suggère que

la critique d’exposition de sciences et sociétés sous ses différentes formes devrait être un réel espace de médiation réflexive en charge de garantir auprès du grand public d’une part, une mission d’information, d’autre part une mission d’apprentissage du regard critique sur les liens sciences/société . (ibid., p. 197)

Néanmoins, notre projet rend compte d’une critique de masse dans le sens barthésien, soit une critique qui tente de « donner un sens particulier à l’œuvre » en se dotant « d’évidences », surtout « normatives » (Barthes, 1966, p. 7 et 56). Cette opération critique ne relève pas d’une activité de discernement sur l’exposition elle-même, mais manifeste ce que le public croit possible. En tant qu’espace de médiation réflexif, elle se situe en l’articulation du social, du culturel et du politique (Poli, 2011). De fait, notre étude révèle la teneur sociopolitique inhérente à un esprit critique social et aux opinions collectives véhiculées dans la presse, où le positionnement critique est surtout porté et maintenu par la figure politique de Benhabib et moins par des scientifiques et des spécialistes, sociologues ou islamologues. De plus, nos résultats rejoignent ceux de Mairesse et Deloche concernant les critiques d’expositions d’art, ces derniers ayant souligné que l’opinion publique et le jugement du « public-roi » ou du « visiteur moyen » prennent une part de plus en plus importante, en dépit des commentaires des spécialistes (2010, p. 44-45).

Les journaux régionaux et montréalais qui parlent du MDRM interviennent à leur tour dans la médiatisation du sensible, mais selon une démarche de reformulation de ce qui est proposé en contexte muséal, c’est-à-dire de détournement en fonction de leur propre système. La logique communicationnelle de la presse s’attache à la fois au discours d’intention, de promotion et de réception de l’exposition. La circulation du discours concernant le patrimoine sensible du média exposition au média de presse connaît une part d’imprévu, des transformations sociales et s’enrichit des croyances communes en se distanciant du discours source de l’exposition. Les médias d’information et le média exposition servent ainsi d’opérateurs aux représentations du monde et de l’opinion publique.

Des recherches ultérieures sur ce même corpus pourraient s’ancrer dans l’hypothèse que l’on assiste à une vague d’amplification médiatique (media hype), un phénomène de publication de nouvelles ayant pour caractéristiques de reposer sur :

– un évènement déclencheur de la vague ;

– des retours en boucles où la couverture prend un rythme de plus en plus indépendant des évènements réels ;

– un thème sujet à se rattacher à plusieurs évènements isolés pour en construire une situation généralisée ;

– un momentum dans les réactions qui permet de faire la promotion de certaines opinions 

– dans le déclin de la vague, l’atteinte d’un point de saturation quant à l’intérêt porté à l’évènement de départ (Lemieux et al., 2010, p. 226).

Cette piste reste à être démontrée à partir d’une analyse quantitative. Il s’agirait alors de cerner le nombre d’articles qui portent sur le thème de l’exposition, mais sans décrire cette dernière, afin de déterminer si l’exposition devient en quelque sorte un prétexte pour traiter du voile et alimenter les débats sociaux. D’ailleurs, Giasson et al. (2018) suggèrent de penser les vagues successives des controverses sur le voile, qui gagnent en amplitude depuis une dizaine d’années au Québec, d’après le modèle du tsunami. Sur la base des occurrences des sources citées, l’objectif de ce travail serait de cerner l’instance auctoriale du discours journalistique en vue d’identifier qui parle de l’exposition muséale dans la presse pour comprendre si on en parle simplement « parce qu’on en parle » et si cette tourmente connaît un momentum grandissant chaque jour. En comparant la controverse étudiée avec d’autres concernant également des activités muséales, nous pourrions identifier un ordre de grandeur et expliquer ce phénomène, qui paraît disproportionné dans le cas d’une exposition temporaire présentée en région.

Un chantier de recherche s’ouvre ainsi sur les polémiques médiatiques qui touchent aux expositions muséales et sur les critiques d’exposition, objet à propos duquel la revue des écrits scientifiques demeure maigre tant en muséologie qu’en journalisme

Virginie Soulier est maître de conférences en muséologie, communication
culturelle et artistique, Université de Perpignan Via Domitia.




Notes

1

Je tiens à remercier Jean-François Royal, directeur du Musée des Religions du Monde, de la confiance qu’il nous a accordée et de toutes les informations échangées, ainsi que Jason Luckerhoff et Olivier Champagne-Poirier pour leurs suggestions très enrichissantes durant tout le projet.




2

Journaliste, écrivaine et militante politique québécoise qui lutte contre le fondamentalisme islamiste, Djemila Benhabib a obtenu le prix international de la Laïcité.






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Référence de publication (ISO 690) :
SOULIER, Virginie. Mêler sa voix aux débats sociaux : quels risques médiatiques prend un musée en exposant un patrimoine sensible ? Les Cahiers du journalisme - Recherches, 2018, vol. 2,
DOI:10.31188/CaJsm.2(2).2018.R121


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