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Nouvelle série, n°2

2nd semestre 2018

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Du champ journalistique au champ politique : réflexions sociologiques sur le parcours d’anciens journalistes devenus députés

Anne-Marie Pilote, Université du Québec à Montréal
Arnaud Montreuil, Université d'Ottawa

Résumé

Les départs de journalistes québécois vers l’arène politique sont nombreux depuis le tournant des années 2000. Des caractéristiques socioprofessionnelles inhérentes au journalisme pourraient-elles expliquer, autoriser et favoriser cette conversion ? À partir d’entretiens semi-dirigés menés auprès de sept ex-journalistes devenus députés à l’Assemblée nationale du Québec, cet article vise à rendre compte des logiques sociales ayant conduit ces nouveaux parlementaires à troquer leur micro ou leur plume pour un siège au Salon bleu. Éclairée par la sociologie positionnelle de Pierre Bourdieu, notre analyse montre que les répondants ont quitté le champ journalistique pour le champ politique dans une perspective d’ascension sociale et qu’ils considèrent, dans un discours d’autolégitimation téléologique, que l’habitus journalistique prédispose au pouvoir.

Abstract

Since the beginning of the 2000s, many Quebecer journalists abandoned their career to jump in the political arena. What are the journalists’ specific socioprofessional characteristics which may explain, authorize, and work in favor of this conversion? Based on semi-structured interviews conducted with seven former journalists who became Members of the National Assembly of Québec, this article aims to throw light on the social logics that led them to trade the pen or the mike for the seat of the MNA. Inspired by the theoretical frame of Bourdieu’s sociology, our analysis shows that the interviewed left the journalistic field for politics to climb the social ladder, and that they consider, in a self-legitimizing discourse, that the journalist habitus predisposed them to exercise power.

DOI: 10.31188/CaJsm.2(2).2018.R199





L

es départs de journalistes vers la politique sont nombreux depuis le tournant des années 2000. L’annonce de l’endossement des couleurs d’un parti par l’un d’entre eux suscite chaque fois le débat et se voit hautement médiatisée, dans la mesure où le journaliste crée un effet de surprise en dévoilant une sensibilité politique ou partisane que, jusque-là, il s’employait à ne pas laisser paraître. Au Québec, ils sont plusieurs à s’être lancés dans l’arène politique et, pour ceux qui ont été élus, à avoir hérité d’importantes fonctions : Pierre Duchesne (Parti québécois, PQ), chef du bureau parlementaire de Québec pour Radio-Canada devenu ministre de l’Enseignement supérieur (2012-2014) ; Christine St-Pierre (Parti libéral du Québec, PLQ), correspondante parlementaire à Ottawa pour Radio-Canada ayant été tour à tour ministre de la Culture et des Communications (2007-2012) et des Relations internationales (2014-2018 ) ainsi que Véronyque Tremblay (PLQ), journaliste et cheffe d’antenne à TQS et à LCN ayant occupé le poste de ministre déléguée aux transports (2017-2018 ) ne sont que quelques exemples récents.

Ces passages du journalisme à la politique s’avèrent si nombreux que le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC), au moment de renouveler les licences de Radio-Canada en 2012, s’est dit préoccupé par le rythme « alarmant » auquel la Société d’État perd ses reporters pour la vie politique (CRTC, 2012).

Quelles raisons poussent de nombreux journalistes québécois à quitter leur profession pour l’Assemblée nationale ? La relation de proximité, sinon de double dépendance (Champagne, 1995)1, qu’entretiennent journalistes et élus ? La période de difficultés économiques qui frappe actuellement de plein fouet le monde médiatique (Rieffel et Watine, 2002 ; Van Dievoet, 2009) ? L’utilité sociale (défense des droits humains, des idéaux de progrès) de la « vocation » qu’est le métier de journaliste – ne se désignent-ils pas comme les « chiens de garde de la démocratie » –, limitée par les logiques marchandes, trouve-t-elle son prolongement dans l’action politique (Lévêque et Ruellan, 2015) ? Le fait que les compétences attribuées au métier de journaliste (don de la parole, connaissance pratique du fonctionnement des médias, capacité rédactionnelle, aptitudes à l’investigation et à contrôler le discours politique) correspondent aux besoins d’une époque où la communication efficace est en voie de devenir une fin en soi chez les politiciens (Pilote, 2015) ?

Phénomène social observable devenu tendance de fond, le passage professionnel des journalistes en politique a peu été abordé dans la littérature scientifique (Van Dievoet, 2009) et mérite d’être approfondi. S’inscrivant dans le sillage des nombreux travaux de sociologie du journalisme (Champagne, Lenoir, Pinto, Accardo, Halimi, Barbastre, Marchetti) inspirés par la perspective théorique de Pierre Bourdieu2 cet article propose d’examiner les logiques sociales ayant conduit sept journalistes québécois à troquer le micro pour le siège de député en répondant à la question suivante : des caractéristiques socioprofessionnelles spécifiques au journalisme – en d’autre termes, un habitus – pourraient-elles expliquer, autoriser et favoriser le passage du champ journalistique au champ politique, et ce, tant au plan structurel qu’individuel ?

Champs et habitus selon Pierre Bourdieu

Les notions de champs (et celle, corollaire, de passage entre deux champs), de même que le concept d’habitus, tous deux issus de la théorie des champs de Bourdieu, semblent particulièrement appropriées pour rendre compte des logiques sociales véhiculées dans le discours réflexif des ex-journalistes devenus politiciens et, plus largement, pour permettre d’éclairer la question très spécifique des mutations aujourd’hui à l’œuvre dans le champ journalistique.

La théorie des champs décrit la société comme l’imbrication d’un ensemble de champs (économique, politique, artistique, sportif, religieux, etc.) plus ou moins autonomes. À l’intérieur du macrocosme social, les champs se veulent des microcosmes sociaux individuels régis par des règles qui leur sont propres. La délimitation des frontières de chaque champ est elle-même l’objet de luttes permanentes où, en fonction de leur valeur sociale  exprimée en termes de capitaux économique, social, culturel , des dominants et des dominés rivalisent pour transformer ou conserver les rapports d’inégalités qui structurent ledit champ (Bourdieu, 1979, 1996a, 2001). Les capitaux confèrent à leurs détenteurs un « pouvoir symbolique », c’est-à-dire la capacité d’être reconnus comme ayant une autorité dans leur champ d’activité spécifique. Ce pouvoir symbolique n’est pas forcément transférable d’un champ à l’autre. Afin d’illustrer la lutte et la hiérarchie entre les différents types de capitaux (attachés respectivement aux différents champs), Bourdieu a développé la notion de « champ du pouvoir ». Champ transversal recoupant l’ensemble des champs d’activité composant le macrocosme social, le champ du pouvoir est défini comme « l’espace des rapports de force entre des agents ou des institutions ayant en commun de posséder le capital nécessaire pour occuper des positions dominantes dans les différents champs » (1998, p. 353).

Dans le champ du pouvoir, Champagne (1995, 2016) et Bourdieu (1996b) ont montré toute l’ambiguïté de la position qu’occupe le champ journalistique. Ce dernier est en effet très puissant dans ses effets, dans son importance sociale à exercer un certain contrôle des instruments de production et de diffusion de l’information à grande échelle3, et donc sur la possibilité d’accès des acteurs (ici les politiciens4) à l’espace public, c’est-à-dire la diffusion de masse. Ce pouvoir de consécration permet aux journalistes d’exercer une forme rare de domination : selon Bourdieu, « ils ont le pouvoir sur les moyens de s’exprimer publiquement, d’être connus, d’accéder à la notoriété publique (ce qui, pour les hommes politiques, [...] est un enjeu capital) [...] et ils peuvent détourner une part de ce pouvoir de consécration à leur profit » (1996b, p. 53). Or, ce pouvoir, ne doit pas masquer que le journalisme est fortement dominé et contrôlé dans son action par d’autres champs (économique et politique principalement). Ainsi, à l’intérieur du rapport de rivalité symbiotique unissant les journalistes aux politiciens, bien que le champ journalistique accélère la propension des élus à se soumettre à la pression des attentes et des exigences du plus grand nombre, le champ politique demeure structurellement supérieur, étant donné le pouvoir symbolique exceptionnel que confère aux gouvernements5 la capacité de définir, par leurs actions, leurs décisions et leurs interventions dans le champ journalistique (interviews, conférences de presse), l’ordre du jour et la hiérarchie des évènements qui s’imposent aux médias. (ibid, p. 83)6

Étroitement liée à la théorie des champs, la notion d’habitus désigne un ensemble de dispositions qui fait que les agents qui en sont dotés se comporteront d’une certaine manière dans certaines circonstances (Bourdieu, 1986, p. 40). Ces dispositions souvent inconscientes sont à l’origine de pratiques et de comportements qui sont réguliers sans être explicitement soumis à une règle. Acquises au terme d’un processus d’inculcation (ici, l’apprentissage du métier de journaliste ou de politicien), elles sont structurées parce qu’elles reflètent les conditions sociales au sein desquelles elles ont été acquises (le champ journalistique ou le champ politique), et elles sont durables à l’échelle d’une vie humaine, puisqu’inconsciemment acquises, donc difficilement transformables.

Les dispositions formant un habitus sont « génératives et transposables, ce qui signifie qu’elles peuvent engendrer une multitude de pratiques et de perceptions dans d’autres champs que ceux où elles ont été d’abord acquises » (Thompson, 2001, p. 24-25). Si la transposition des dispositions d’un agent déplacé d’un champ à l’autre n’est pas toujours assurée – Wagner parle d’agents « mal dans leur place et mal dans leur peau » (2012) – il existe toujours des agents habiles pouvant adapter leur habitus d’origine au nouveau champ et intégrer progressivement les structures sociales de celui-ci. Ces agents disposent alors d’une marge de manœuvre accrue par rapport aux autres « nouveaux entrants » et sont susceptibles d’accumuler plus rapidement le capital spécifique nécessaire à leur ascension sociale à l’intérieur du champ (Bourdieu, 1980).

Méthodologie

Pour recueillir les données permettant de répondre à notre questionnement, nous avons opté pour la démarche de l’entrevue semi-dirigée7. Essentiellement qualitative, notre étude de cas a été conduite en janvier-février-mars 2015. Ayant alors le statut de boursiers de la Fondation Jean-Charles-Bonenfant, nous avons tiré profit de notre accès direct et privilégié aux élus de l’Assemblée nationale du Québec pour interroger d’anciens journalistes devenus députés8.

Sept entrevues ont été menées, soit avec l’ensemble des parlementaires issus du milieu journalistique élus à la 41e législature du Québec au moment de constituer notre corpus9. Il s’agit de Bernard Drainville, Gérard Deltell, Jean-François Lisée, François Paradis, Nathalie Roy, Christine St-Pierre et Dominique Vien10. Nous avons sélectionné les députés ayant occupé par le passé des fonctions de journaliste au sens strict du terme proposé par Saint-Pierre (2011, p. 34), à savoir que les journalistes sont ceux dont l’occupation principale est de participer à la collecte, au traitement et à la présentation de l’information dans les entreprises de presse (reporters-rédacteurs, pupitres, directeurs de l’information, animateurs, réalisateur). La définition du journalisme au sens large du terme selon Saint-Pierre, c’est-à-dire qui comprend « tous ceux et celles qui collaborent à une entreprise de commentateurs, d’analystes ou chroniqueurs, de directeurs ou de propriétaires […] » (ibid), n’a pas été retenue, car ce n’est pas à proprement parler au champ médiatique auquel nous nous intéressons ici, mais bien à un sous-champ de celui-ci, à savoir le champ journalistique.

De la transmission d’informations aux arcanes du pouvoir

Pourquoi les répondants sont-ils passés du champ journalistique au champ politique ? Deux motivations se dégagent de leurs réponses. La première serait le sentiment de ne plus progresser, de ne plus s’accomplir personnellement dans une carrière qui, parfois, ne semble plus présenter de possibilités d’avancement.

Ainsi, Nathalie Roy dit-elle avoir eu l’impression de plafonner dans le milieu journalistique. Après avoir œuvré comme productrice de nouvelles, chef d’antenne, rédactrice et journaliste pendant près de 30 ans, elle admet que sa courbe d’apprentissage personnelle stagnait depuis un moment :

J’étais rendue presque trop à l’aise dans mon élément. Il en fallait beaucoup pour me surprendre. J’avais moins de stimulations qu’avant tellement je connaissais la game [...] Les idées de François Legault sont venues me chercher. Je lui ai envoyé mon curriculum vitae pour devenir candidate. Après tout, je n’étais pas plus folle qu’un autre. J’étais journaliste, communicatrice, capable d’exprimer des idées et des opinions [...] La chose politique me passionnait. J’avais le goût d’aller voir comment ça fonctionnait. J’avais envie de me retrouver de l’autre côté de l’écran, de la chaise et de représenter les citoyens de mon comté.

L’ancien correspondant pour La Presse à Washington et conseiller en communication pour le PQ, Jean-François Lisée, fait le même constat. « Il y a un moment où je me suis dit : bon, je peux continuer en journalisme, mais ma volonté de contribuer au changement social et au changement politique du Québec devient plus importante que tout le reste. » Ce choix se serait accompagné d’une dévalorisation, à ses yeux, du mérite social du journaliste11 par rapport à celui du politicien : « Je ne voyais plus en quoi réussir à obtenir un scoop apportait quelque chose à l’institution publique. C’est vraiment ce qui a motivé ma décision de m’engager en politique. »

La seconde motivation est d’avoir été encouragé à se porter candidat, par sollicitation directe des partis politiques ou par des encouragements venus du milieu familial, personnel et professionnel du candidat (ceux-ci pouvant être à l’origine de celle-là). Élu lors d’un scrutin partiel, François Paradis était à la barre de son émission radiophonique Québec à midi au FM93 au moment où Christian Dubé quittait ses fonctions de député de Lévis12. La Coalition avenir Québec (CAQ) l’a contacté peu après, alors que son contrat avec le FM93 prenait fin. Résident de Lévis, monsieur Paradis dit avoir accepté l’offre parce que les circonstances s’y prêtaient :

J’avais complété tous mes contrats de communication. Je sortais gagnant d’un cancer de la gorge. Je réfléchissais et je me disais que c’était la continuité de ce que j’ai toujours fait. Ma volonté a toujours été d’aider les gens autour de moi, d’être très près des citoyens. C’est ce que je faisais tous les midis à TVA en direct.com13. J’étais avec les gens à tenter de comprendre le quotidien de ceux qui vivaient à mon sens des injustices. Si je décidais d’y aller, c’était pour parler de façon à ce que les gens comprennent, à me servir de ma proximité avec les citoyens pour porter leurs messages et pour faire bouger les choses sur un terrain différent.

Comme François Paradis, ce seraient les sollicitations directes des partis politiques (PLQ, PQ, CAQ) en 2008 qui auraient persuadé Gérard Deltell de faire le saut :

Si les trois partis politiques ne m’avaient pas téléphoné, je n’y serais pas allé. C’est vraiment ça qui a été le déclencheur. Si tous les pros des partis te flairent, veulent te recruter comme candidat, car ils pensent que tu as non seulement de la drive, mais que tu possèdes plusieurs atouts indéniables pour une carrière politique, ça mérite qu’on y pense en tant qu’individu. En plus, à l’époque, je n’étais plus correspondant parlementaire, car TQS avait cessé d’exister. J’ai donc risqué le tout pour le tout avec l’ADQ, même si je savais qu’ils n’allaient pas former le prochain gouvernement. C’était le moment ou jamais, alors que je m’étais toujours dit qu’un de ces quatre, j’allais faire de la politique.

Pour Dominique Vien, les encouragements sont plutôt venus de l’entourage direct. Plongée dans les affaires publiques dès le début de sa carrière dans les années 1990, c’est pendant qu’elle animait une émission d’affaires publiques à la radio en 2002 où elle incitait les femmes à investir les milieux de pouvoir, les conseils d’établissements et les conseils d’administration qu’elle aurait envisagé pour la toute première fois de quitter le journalisme pour la politique. Elle y aurait été encouragée par les femmes de son entourage, qu’elle affirme avoir d’abord motivé à se porter elles-mêmes candidates : « Je disais aux femmes : allez-y, allez-y ! Et tout le monde m’appelait pour me dire : pourquoi tu n’y vas pas, toi qui arpentes le comté depuis des années et qui connais tous les enjeux. » Madame Vien indique avoir eu le sentiment d’être capable de relever le défi.

Le plafonnement professionnel et la sollicitation à faire le saut en politique sont évidemment loin d’être des motivations mutuellement exclusives. La députée d’Acadie, Christine St-Pierre, soutient qu’elle aurait perdu l’envie de pratiquer le métier de journaliste. « Je sentais que si je restais à Radio-Canada, j’allais péricliter ou faire un burnout. » Suspendue en 2007 pour une lettre ouverte dans les journaux appuyant la mission canadienne en Afghanistan, elle n’avait pas obtenu, à la suite de sa réintégration à la salle des nouvelles, le poste de rédactrice en chef du bureau d’Ottawa. « J’avais atteint un moment dans ma vie où je n’avais plus de défis, où cet amour du métier s’était évaporé. Je n’avais plus grand-chose qui se présentait à moi. » Mme St-Pierre explique qu’elle avait toujours été attirée par le charisme et les idées de Jean Charest. Déjà en 2003, l’ancien premier ministre du Québec lui avait demandé d’être candidate libérale. Elle aurait décliné l’offre car il lui restait alors « des choses à vivre comme journaliste ». Jean Charest est revenu à la charge en 2005. « Cette fois-là, j’y avais vraiment réfléchi. Ça me démangeait. Mais j’ai dit non pour des raisons familiales. C’était donc le moment ou jamais en 2007. » La députée et ministre libérale souligne qu’elle n’aurait jamais regretté son choix et que « cela a été une renaissance à tous points de vue » pour elle.

Si, à l’inverse de Christine St-Pierre, Bernard Drainville se décrit comme un journaliste heureux, la même logique anime son discours :

J’ai été très heureux en journalisme. J’avais l’impression d’être utile à la société. Si l’occasion de me porter candidat ne s’était pas présentée, je pratiquerais encore le métier de journaliste. Mais j’avais fait le tour du jardin. J’avais le sentiment d’avoir appris l’essentiel de ce que je pouvais apprendre du métier. Quand André Boisclair est venu me chercher en 2007, je savais que le PQ avait besoin de moi et qu’il se dirigeait vers un mur. Alors, j’ai dit : « Go, je me lance ! »

Les partis politiques, des ponts entre les champs

Nous pouvons observer un élément commun à l’ensemble des réponses : tous les acteurs tiennent un discours rétrospectif autojustifiant présentant le passage d’un champ à l’autre comme positif14. Exprimé en nos termes, il ressort qu’au moment de faire le saut, ils estimaient que leur capital culturel et symbolique acquis comme journalistes serait augmenté par une image de « conversion favorable », et qu’ils bénéficieraient conséquemment d’une plus grande reconnaissance de la part des journalistes comme des autres politiciens.

Il se dégage des entretiens que cette conversion favorable serait assurée par le rôle moteur des partis politiques qui ont, à toutes fins utiles, le monopole sur le passage d’un champ à l’autre. Les partis agissent en effet comme des institutions (entendues comme des réseaux durables de relations sociales pouvant conférer pouvoir, titres et ressources à des individus) qui rendent possible la transaction avantageuse (via le recrutement d’un candidat) et qui, en cas de victoire électorale, la garantissent. Les acteurs ont une conscience aiguë de ce phénomène et il leur apparaît évident que la réputation acquise comme journaliste serait cruciale au moment même d’être recruté comme candidat.

Pour François Paradis, il y aurait un avantage indéniable pour un parti politique d’aller chercher un journaliste comme candidat, dans la mesure où les stratèges des groupes parlementaires veulent des individus qui sont près des gens et qui connaissent leur réalité. « Les journalistes ont le don de raccrocher le citoyen à la politique. Les gens s’identifient à eux. Ça ne peut qu’être gagnant pour un parti politique. » Nathalie Roy ajoute à cela que les partis politiques qui recrutent des journalistes comme candidats agiraient par intérêt. « Ils sont très au fait de l’avantage à l’urne d’un candidat connu à la télévision ou à la radio. Ils savent que cette personne sera une tête d’affiche. » La députée de Montarville précise que d’avoir animé pendant 20 ans des émissions qui avaient des cotes d’écoute d’un demi-million de spectateurs tous les soirs l’aurait fait connaître partout au Québec : « Je meuble le quotidien des gens. Ils savent qui je suis. J’ai une notoriété que plusieurs n’ont pas. C’est du bonbon pour les partis politiques. » Dominique Vien, très connue localement pour avoir arpenté pendant 12 ans le comté de Bellechasse comme journaliste, abonde dans le même sens :

[Mon recrutement] était un bon coup pour les libéraux car je connaissais presque tout le monde et presque tout le monde me connaissait. C’est clair qu’il y a eu un impact d’attractivité au niveau du vote. Quand mon adversaire du PQ a su que c’était moi qui allais l’affronter, on m’a dit que la panique a rapidement pris à bord du bateau.

Les anciens journalistes interrogés, qui estiment à l’unanimité leur candidature fort avantageuse pour les partis politiques qui les ont sollicités, sont soucieux d’asseoir la légitimité de la conversion favorable de leur capital symbolique sur la supériorité supposée des candidats et députés journalistes sur les autres. Cette supériorité relève d’une sorte de domination charismatique. Pour Christine St-Pierre, les journalistes qui passent en politique feraient partie de la « catégorie sélecte des candidats vedettes » entourée d’une aura de prestige : « Les gens ont l’impression de te connaître personnellement. Comme si tu étais l’équivalent d’un évêque autrefois dans les familles. »

Pour Gérard Deltell, il s’agirait plutôt d’une supériorité fondée sur le talent, les recruteurs sachant qu’a priori, les journalistes seront performants dans tout ce qu’ils entreprendront une fois élus : « Ils seront bons pour faire des discours, répondre aux questions, poser des questions et même pour faire sortir le vote. J’ai un terme pour ça : des frappeurs universels ! » Au moment de se porter candidat, les répondants auraient donc noué un accord mutuellement profitable avec les partis politiques : en cas de victoire électorale, les premiers se verraient confier des tâches gratifiantes, susceptibles d’être très médiatisées, une médiatisation justement recherchée par les seconds.

Une perception enchantée du champ politique

Les sept répondants considèrent unanimement qu’il serait plus profitable au plan personnel d’évoluer dans le champ politique que dans le champ journalistique – il faut cependant souligner qu’il eût été surprenant que nos répondants admettent le contraire, ce qui aurait été un constat d’échec. Cette situation pourrait s’expliquer par la fascination contrariée des journalistes de ne pas pouvoir accéder aux processus décisionnels confidentiels, une impossibilité matérialisée par la porte du caucus : « La porte close du caucus à laquelle les correspondants parlementaires se butent chaque matin les frustre à un moment ou à un autre » et ils veulent savoir ce qui se trame derrière, explique Jean-François. Lisée. Sa collègue Catherine St-Pierre est sur la même ligne :

Il y a quelque chose de très attirant dans le monde politique. Tu vois quotidiennement une porte en tant que journaliste. Cette porte-là est toujours fermée. Et tu sais que derrière cette porte, il y a le caucus. Et toi tu es là et tu essaies d’imaginer ce qui se dit là. Tu sais que cette porte-là, quand tu vas y aller en politique, tu vas enfin savoir ce qui s’y passe. Il y a une curiosité de la part des journalistes qui est inimaginable.

À cette frustration de « savoir » s’ajoute une frustration de « faire ». Pour certains sujets, le pouvoir conféré au sein du champ politique permettrait d’abord et avant tout l’action15. Leur discours suggère une dialectique du spectateur inerte et de l’acteur omnipotent assimilant le politicien à celui-ci et réduisant le journaliste à celui-là16. « Comme journaliste, tu ne mets pas la main à la pâte. Il est normal que vienne un moment où tu as le goût de participer aux décisions, de changer les choses, de toucher au pouvoir », de dire Domoimique Vien. Par une métaphore colorée, Gérard Deltell partage cet avis. « Au hockey, par exemple, tu ne peux pas observer, t’intéresser, sans avoir le goût d’être sur la patinoire. C’est la même chose en politique. » Pour François Paradis, la politique permettrait en somme d’agir, car « le pouvoir de changer les choses est la corde qui manque à l’arc des journalistes. C’est pour ça que les journalistes sont tant attirés par la politique. »

Aux yeux des répondants, le pouvoir de savoir et de faire du politicien se doublerait de la noblesse prêtée à la fonction de parlementaire, qui rejaillirait naturellement sur son titulaire17. Nos répondants souscrivent ici aux illusios du champ politique. Selon Bourdieu, « au principe du fonctionnement de tous les champs sociaux […], il y a l’illusio, le fait d’être pris au jeu, d’être pris par le jeu, de croire dans la valeur et la profitabilité du jeu » (1994, p. 151). Ainsi, pour reprendre les mots de Le Bart (2003), on ne brigue pas les suffrages pour entrer à l’Assemblée nationale sans croire à la « grandeur originelle » (noblesse de l’élu par sa sacralisation au suffrage universel) et « fonctionnelle » (sa capacité à agir sur le monde social) du pouvoir politique. Intériorisées par ceux par ceux qui ont été socialisés à croire en la politique – les répondants l’ont été par leur famille et à travers leur métier de journaliste – et qui sont disposés à en faire, les illusios prennent la forme de convictions ancrées qui sont rarement remises en question une fois que le champ politique a été pénétré.

Dans cette logique, si le métier de journaliste prépare à celui de politicien, il est clair pour les interrogés qu’il est inférieur à celui-ci. Bernard Drainville raconte téléologiquement avoir eu toujours beaucoup de respect pour les hommes et les femmes politiques :

Il n’y avait pas de cynisme autour de la politique à la maison. Pour ma famille, la politique c’était quelque chose à la fois de beau et de nécessaire. Le député, c’était quelqu’un d’honorable. L’idée qu’un élu n’était là que pour s’enrichir et servir ses intérêts personnels ne m’a jamais été inculquée. Quand j’ai couvert la politique comme journaliste, j’ai gardé cette idée que le politicien était quelqu’un dont la contribution peut être très positive à la société.

Inversement, il considère que le métier de journaliste se détériore progressivement : « Le genre de journaliste que j’étais est une espèce en voie de disparition ». Déplorant la porosité de la frontière entre l’objectivité et la subjectivité, il se montre critique face à ses anciens collègues, arguant du fait que « le nombre de journalistes qui font un traitement équitable de l’information a tendance à diminuer. Ce n’est pas à un journaliste de dire au citoyen quoi penser. » Il dit en outre regretter que le journalisme dérive vers une logique de divertissement qui ne laisse plus de place à l’investigation.

À l’instar de Bernard Drainville, Christine St-Pierre explique être issue d’un milieu très politisé où le député était perçu comme un individu très courageux se portant à la défense des intérêts de sa circonscription : « Ces gens-là m’impressionnaient. Je n’aurais jamais pensé enfant avoir la carapace nécessaire pour exercer les fonctions de parlementaire. » Le métier de journaliste, lui, serait en nette perdition : « Je trouve que cette profession se détériore de plus en plus. Elle se détériorait déjà quand j’ai quitté le métier. On ne sait plus distinguer la vraie information de l’opinion », se désole-t-elle.

Dominique Vien dit avoir toujours accordé beaucoup de mérite aux candidats qui osaient briguer les suffrages, parce qu’elle savait pertinemment que la fonction de parlementaire requérait de longues heures de travail au quotidien : « J’ai pu voir en tant que journaliste mon prédécesseur bosser d’arrache-pied dans ses dossiers. Pour moi, c’était du dévouement pour la société. Ça m’épatait », se souvient-elle. Son regard sur le métier de journaliste aurait cependant beaucoup changé, « et pas pour le mieux », souligne-t-elle18. Le monde journalistique vivrait selon elle des heures difficiles actuellement, les journalistes ayant de moins en moins de temps pour approfondir une nouvelle et prendre le recul nécessaire pour en faire une analyse juste :

On est dans une surconsommation d’information. Je l’ai vécu moi-même à l’époque où j’étais journaliste au Palais de justice. J’avais à peine le temps de comprendre ce qui venait de se passer qu’il fallait que je sois en direct à la radio. Maintenant, ce n’est pas un, mais deux, trois, quatre, voire cinq directs pour différents réseaux d’informations. Pas étonnant que plusieurs pensent à réorienter leur carrière.

Comme elle, l’ex-courriériste parlementaire, Gérard Deltell a eu l’occasion de suivre plusieurs politiciens de près avant de se lancer comme candidat pour l’ADQ :

D’accompagner les députés autant à l’Assemblée qu’en comté, ça m’a amené à devenir admiratif à leur égard. Je les voyais comme des gens honnêtes, dévoués à leur comté et toujours over the edge, c’est-à-dire au maximum de leurs capacités. Je trouvais ça beau. Ça me donnait une bonne idée de ce à quoi ressemblait la vie d’un élu.

Tout en reconnaissant que les conditions de travail des journalistes sont devenues précaires et que cette période de difficultés économiques qui frappe actuellement de plein fouet le monde médiatique n’est peut-être pas étrangère à la prolifération de vocations politiques tardives chez les journalistes, Gérard Deltell et Nathalie Roy rappellent que le passage des journalistes vers la politique serait un phénomène connu depuis longtemps. Pour Mme Roy,

Il y a toujours eu des journalistes en politique, René Lévesque, Claude Ryan, etc. Ce n’est pas nouveau. Il y a aussi beaucoup plus de journalistes aujourd’hui qu’il y en avait auparavant. Donc, c’est normal qu’au prorata de la population tu en aies plus qui se ramassent en politique.

De l’avantageuse application des dispositions journalistiques dans l’arène politique

À une époque où communiquer efficacement est devenu le nerf de la guerre en politique (Albaek, 2014), les compétences particulières inhérentes au journalisme s’avèreraient de précieux atouts dans une carrière parlementaire. Nathalie Roy indique ainsi :

Mes réflexes journalistiques m’aident beaucoup en politique. Ils sont une seconde peau. J’ai fait de la télé pendant 20 ans, alors je sais me mettre en valeur, gérer mon image, assimiler beaucoup d’informations et en faire un résumé qui interpellera ceux à qui je m’adresse. Ce sont toutes des aptitudes aujourd’hui valorisées dans la vie politique actuelle que je m’évertue à reproduire en tant qu’élue19.

Bernard Drainville dit, pour sa part, s’imposer la même préparation à l’Assemblée nationale qu’il s’obligeait à respecter lorsqu’il était journaliste.

Quand je fais un point de presse, je suis bien préparé. Quand j’arrive en Chambre pour poser une question, je suis bien préparé. Quand j’arrive au caucus le matin, je suis bien préparé [...] J’ai déjà fait du direct cinq soirs semaines. C’est demandant. Il fallait que tout soit béton, bien rodé avant d’aller en ondes. Je veux que ça se passe comme ça en politique.

Son collègue du PQ, Jean-François Lisée, reconnaît qu’il lui est carrément impossible d’arrêter d’écrire des chroniques. « Ça fait partie de moi. Je continue à alimenter un blogue tout en étant député, et ce, très souvent. Je suis probablement l’élu le plus proche de la vie politique et journalistique. » François Paradis explique, quant à lui, avoir conservé son réflexe journalistique d’investigation. « Je suis en enquête tout le temps en politique. Je tiens ça de ma carrière en affaires publiques. » Lorsqu’un nouveau projet de loi est présenté en Chambre, le député de Lévis s’attarde à analyser les conséquences possibles sur la population et à rapidement trouver « ce qui cloche ». Ses années d’entraînement à poser les « vraies » questions à ses interlocuteurs autant à la télévision qu’à la radio lui seraient par ailleurs particulièrement utiles en commission parlementaire :

C’est le meilleur exemple qui démontre à quel point je suis demeuré journaliste. Lorsque je dois poser une question au ministre en commission ou aux groupes qui sont venus présenter leur mémoire, je me dis toujours : « Quelle question sur ce sujet aurait fait mon émission du midi à TVA ? » Ce sont souvent des questions qui vont droit au but et qui cherchent à soulever des possibles lacunes.

En somme, on peut exprimer l’idée, à partir des propos – non dénués, rappelons-le, d’un biais autojustifiant – des sept parlementaires, que la transposition de l’habitus du champ journalistique vers le champ politique se serait faite relativement sans heurts.

La nécessaire intégration de codes nouveaux

Si les répondants s’estiment toujours « journalistes dans l’âme », leur reconversion en politiciens s’est accompagnée de la nécessité d’intégrer les codes de leur nouvelle profession. Jean-François Lisée estime ainsi qu’« il y a dans le métier de politicien des choses qui ne sont pas nécessairement cachées, mais insoupçonnées si on ne les vit pas ». Extérieur au sérail, sauf de 1994 à 1999 où il été conseiller des premiers ministres Jacques Parizeau et Lucien Bouchard, il admet avoir sous-estimé l’ampleur de la tâche d’un élu et avoir été parfois déconcerté par certains codes du milieu politique :

Avant d’être élu, j’ai écrit des ouvrages comme journaliste qui décortiquaient l’action politique, la journée politique, comment ça fonctionnait. Je croyais savoir ce qui m’attendait. Mais le facteur temps dans la politique, c’est quelque chose d’inimaginable. Surtout quand on est au gouvernement. On ne peut pas imaginer de l’extérieur sur quelle pression de temps les décisions sont prises et on ne peut pas imaginer non plus le nombre de sujets qui sont abordés dans une journée de ministre ou de premier ministre. Il se passe tellement de choses, il y a tellement de dossiers. On ne peut pas tout savoir, alors on s’arrange pour bien connaître ses sujets et on donne le meilleur de soi. Et parfois, ça ne suffit pas.

Dominique Vien se rappelle pour sa part s’être comportée comme si elle était en conférence de presse avec ses collègues à ses débuts :

Je me rappelle, j’allais au micro du caucus libéral et je pointais mes collègues, même les ministres, en leur posant des questions du genre "Oui, mais pourquoi ?", "Peux-tu nous en dire davantage ?", "Est-ce vraiment comme ça que ça s’est passé ?". Maintenant, je me suis calmée. Mais je conserve ce réflexe de vouloir aller au fond des choses.

Bernard Drainville confie avoir eu de la difficulté à travailler en équipe à ses débuts. « Le journalisme est un métier qui s’exerce essentiellement en solitaire. T’es tout seul avec ton topo. La politique, c’est un sport d’équipe. J’ai pris du temps à faire la transition. » Selon le député de Marie-Victorin, un élu doit sans cesse se soucier des répercussions de ses décisions sur son caucus :

Je dirais qu’au début, il y avait une certaine insensibilité de ma part par rapport à l’impact de mes déclarations sur le caucus et les autres députés. On ne peut pas juste faire ses affaires de son bord, faire ses sorties, faire ses déclarations sans penser au groupe, aux autres députés. Ça m’a pris du temps avant d’apprendre à travailler en équipe. J’ai appris à faire des compromis.

François Paradis reconnaît également avoir pris un certain temps à s’adapter à la vie parlementaire. « Siéger à l’Assemblée nationale nous oblige à composer, à s’adapter à ce que la colline parlementaire nous oblige comme décorum et façon de faire. » Se décrivant comme un homme d’action habitué à livrer rapidement la marchandise pour ses émissions de télévision et de radio, il admet s’être questionné sur son efficacité :

Dans les médias, je bénéficiais d’un laps de temps X pour trouver des invités et obtenir les meilleures réponses possibles à mes questions avant que j’entre en ondes. En ce moment, on sort d’une commission parlementaire sur un projet de loi lié à la santé et j’ai l’impression que si j’avais eu à la diriger, on serait passé rapidement sur bien des choses. Le mode opérationnel est plus lourd à l’Assemblée et je ne m’y attendais pas. Il faut apprendre à faire avec les règles parlementaires et les utiliser le mieux possible pour ce qu’elles nous permettent de produire.

Ayant intégré un rapport au temps correspondant aux dispositions qu’exige le métier de journaliste, les répondants auraient peiné à adopter un rythme plus lent, dominé par une procédure complexe. Christine St-Pierre explique que les journalistes sont des gens pressés. On est habitué à travailler dans l’urgence. Alors d’attendre un avis juridique sur une proposition de projet de loi, ensuite un deuxième avis juridique. Après, tu attends de sonder ton caucus, ton comité ministériel, puis là il faut que tu ailles présenter tout ça au Conseil des ministres. C’est long !

Le temps parlementaire ne dépend pas seulement de la procédure, mais aussi des exigences du parti. Quand elle s’est engagée en politique, Nathalie Roy dit ne pas s’être attendue à ne plus avoir le contrôle de son agenda. « C’est vraiment ce qui m’a le plus surpris. C’est le parti qui prend le contrôle de notre agenda et qui peut nous utiliser. On peut me demander de participer à tel ou tel évènement n’importe quand. » Tout député doit se plier à cette règle : « C’est déconcertant au début, mais quand on adhère aux idées d’un parti, il faut accepter les règles du jeu. » La concession du contrôle de son agenda se doublerait de celle de sa liberté de discours. Bernard Drainville, Gérad Deltell et Dominique Vien déclarent que la ligne de parti n’est pas toujours facile à respecter, surtout au début d’une carrière politique. « Les journalistes sont des électrons libres, des libres penseurs. C’est parfois difficile d’avoir à se rallier à la majorité. Ça fait partie de la game, mais c’est parfois difficile à avaler. »

Façonnés par l’habitus du journaliste et fiers de l’être, les répondants seraient donc impérativement confrontés, consciemment ou non, à la nécessité d’acquérir les compétences et dispositions qu’ils estiment être celles du politicien idéal – en somme, un habitus du politicien.

Vers un habitus journaliste-politicien ?

L’acquisition des dispositions composant l’habitus du politicien ne ferait pas disparaître celui du journaliste, bien au contraire. Selon les répondants, l’accoutumance que les journalistes ont développée des technologies médiatiques les exonère par exemple de la difficile appropriation des formes de communications récentes, comme les médias socionumériques (Facebook et Twitter)20 et du stress important que peut engendrer une intervention à la radio ou à la télévision. Christine St-Pierre admet que « la chose qui m’a aidée le plus par rapport à d’autres collègues, c’est que je n’ai pas peur des caméras ». Alors que certains députés étaient terrorisés à l’idée d’affronter la Tribune de la presse, elle n’aurait « pas du tout [été] énervée par ça » et aurait plutôt tenté de préparer à l’avance des phrases nettes et précises au bénéfice des journalistes. « Je suis habituée depuis belle lurette aux caméras. Pour moi c’est un stress de moins. Et un atout ! Parce qu’il y aura toujours des caméras qui vont te courir autour pendant ta carrière politique. »

Les relations avec leurs anciens confrères apparaissent toutefois ambivalentes. Mme St-Pierre avait tendance à croire que les journalistes seraient moins sévères à son égard. « J’ai été naïve. Quand je suis arrivée, je pensais qu’ils me ménageraient. Au contraire, ils voulaient voir ce que j’avais dans le corps. J’ai trouvé ça tough. Mais c’est leur job. » Selon François Paradis, les journalistes poussent leurs collègues qui ont fait le saut en politique dans leurs derniers retranchements parce qu’ils comprennent la joute médiatique. « Je ne les connais pas tous les journalistes du Parlement. J’ai de bonnes relations avec eux. Cela n’empêche pas qu’ils n’y vont pas de main molle avec moi en scrum. Ils profitent de mon expérience. »

Les répondants prétendent également être capables d’anticiper le traitement médiatique de l’information mieux que les autres politiciens. Avant de faire une sortie publique, Gérard Deltell et Catherine St-Pierre soutiennent avoir spontanément le réflexe de se demander comment les médias rapporteront la nouvelle et quel sera l’angle d’approche. Même si ce qui est finalement véhiculé par la presse ne correspond pas toujours à l’idée qu’ils s’étaient faite. « C’est naturel, pour nous journalistes devenus politiciens, de faire ça après 30 ans de métier, mentionne la députée d’Acadie. C’est comme un automatisme. Et puis en plus, c’est avantageux. » Cette anticipation, fruit de la connaissance du fonctionnement des médias, permettrait aux répondants d’attirer davantage l’attention des journalistes pour assurer une plus grande circulation de leur discours. Selon Nathalie Roy, quand tu comprends la game journalistique, tu sais ce que les journalistes désirent et tu sais surtout comment faire passer ton message [...] Les médias cherchent toujours la phrase inusitée, ce qui est accrocheur. Les médias ont comme but d’informer, mais ils ont aussi de la cote d’écoute à aller chercher. Ce n’est certainement pas un député qui se lance dans un discours technique et compliqué qui va les séduire. Alors, mon expérience m’aide à leur donner exactement ce qu’ils veulent et ça se répercute positivement pour l’ensemble de mon parti.

Nathalie Roy dit aussi se préparer mentalement en fonction de son auditoire. « Je cherche à savoir le but de l’évènement, qui je vais rencontrer, à quel média je vais m’adresser, il y aura combien de monde, etc. Tout ça, pour ajuster mon discours selon le public », martelant qu’elle disposerait d’une longueur d’avance sur ses adversaires en campagne électorale grâce à ce réflexe. C’est sans doute l’intégration profonde de capacités de communication et de vulgarisation qui constituerait le meilleur atout de l’habitus du journaliste-politicien : selon les répondants, elle permettrait en effet d’occuper une position avantageuse dans les champs médiatique et politique. Il est donc nécessaire pour Mme Roy de formuler des phrases simples qui auraient un écho auprès des citoyens. « La capacité à vulgariser que j’ai développée en journalisme m’aide beaucoup pour ça. Je suis capable de résumer un dossier lourd et compliqué en une phrase de huit secondes. » Gérard Deltell insiste quant à lui sur l’« extraordinaire atout » du journaliste d’avoir développé sa capacité à bien s’exprimer :

La communication, c’est le cœur de l’action politique parce que ce sont les idées qui te drivent et qui te motivent, mais c’est la communication qui fait en sorte que tu peux les mettre efficacement en marche. Tu as beau être un imbécile, si tu es capable de dire correctement des choses qui font du sens, you got it ! Et comme les journalistes sont des as pour prendre la parole, pour réfléchir à voix haute, ils sont toujours, enfin presque toujours, un kilomètre en avant des autres.

Par leur polyvalence, les anciens journalistes disent rapidement devenir des porte-voix pour les partis politiques : « Comme on est bon pour parler, et parler longtemps s’il le faut, on est souvent désigné pour accorder une série d’entrevues sur un sujet précis dans les stations de radios », souligne Gérard Deltell. François Paradis explique pour sa part que la capacité à jongler et à résumer de manière synthétique des dossiers complexes l’aurait bien préparé à une carrière politique. « J’ai longtemps animé des émissions en direct sur le sujet de l’heure au Québec où je devais agir vite, savoir ce dont je parlais, comprendre l’enjeu en question, réagir sur des propos. » C’est pour cela qu’il se serait rapidement fait confier les responsabilités de porte-parole de la CAQ en matière de santé : « Mon parti sait que j’en ai vu d’autres. Que je suis capable de gérer la pression et livrer la marchandise ! Il n’hésite donc pas à m’envoyer sur la première ligne de tir. » Jean-François Lisée abonde dans le même sens : « Le journaliste est un généraliste. C’est un avantage en soi ! [...] Je suis capable d’assimiler des enjeux ne relevant pas de mon domaine de formation très vite. Je m’y suis pratiqué assez longtemps dans les médias. »

Le discours des répondants semble suggérer qu’un processus syncrétique s’opère et débouche sur un habitus journaliste-politicien qui serait non seulement avantageux pour les principaux intéressés, mais surtout reconnu par les journalistes comme par les autres politiciens21. Le discours que tiennent les répondants sur la supériorité d’un tel habitus « journaliste-politicien » n’est peut-être pas infondé, car il est susceptible de contribuer à sa réalisation, de l’inscrire dans le réel.

En dépit du côté légitimant et autocongratulatoire du discours des répondants sur leur pratique, il n’est du reste pas exclu que le journaliste devenu politicien évolue à part entière dans le champ politique tout en gardant un pied dans le champ journalistique. Il serait en quelque sorte entre les deux, à l’instar du « journaliste intellectuel » de Pierre Bourdieu, dans une position lui permettant de ne pas se plier entièrement aux règles de l’un et l’autre champ : il produirait un discours politique adapté au format journalistique, ce qui favoriserait son exposition médiatique et l’acquisition de capital symbolique et qui, à long terme, modifierait les attentes et les dispositions des acteurs des deux champs quant à la forme idéale de la communication politique.

Cette situation s’expliquerait par l’une des caractéristiques spécifiques du champ journalistique, qui est d’être soumis à la sanction de l’audimat, en d’autres termes, d’être beaucoup plus dépendant des forces du marché que les autres champs. Or, le champ journalistique agit structurellement, en tant que champ, sur les autres univers sociaux, et leur impose sa logique commerciale prépondérante, modifiant ainsi plus ou moins profondément les rapports de forces à l’intérieur des différents champs et affectant ce que l’on y fait et ce qui s’y produit (Bourdieu, 1996b). Ce qui ne saurait être sans effet sur le format de la communication politique, qui serait désormais une communication politique commerciale parce que contrainte et conditionnée (message court et efficace qui plaît au marché) par les mécanismes économiques du champ journalistique.

Conclusion

Dans la mesure où des journalistes quittent leur pratique pour le champ politique, il nous est apparu important de documenter ce phénomène au moyen d’entretiens semi-dirigés afin d’en mettre au jour les logiques sociales. Devenus politiciens parce que leur carrière ne présentait plus de possibilités d’avancement à leurs yeux ou parce qu’ils ont été sollicités par des partis politiques, les répondants estiment unanimement qu’ils occupent une position plus enviable que lorsqu’ils étaient journalistes, un métier à l’égard duquel ils disent éprouver de la « déception ».

Le passage des acteurs du champ journalistique au champ politique a été opéré par les partis qui contrôlent, autorisent et suscitent des candidatures de journalistes dans une dynamique mutuellement bénéfique pour les deux parties. Tous les répondants conviennent que leur passage du champ journalistique au champ politique s’est avéré profitable sur le plan individuel, et donc que la conversion de leurs formes de capitaux s’est faite à un taux avantageux, ce qu’ils attribuent, dans un discours de légitimation, à la supériorité des candidats-journalistes sur les candidats provenant d’autres horizons professionnels. Désormais initiés aux mystères de la politique, la fonction de politicien leur permettrait de mettre la main à la pâte, de devenir acteurs de changement, une capacité qu’ils refusent partiellement aux journalistes. Ils opposent la grandeur de la fonction d’élu aux conditions de travail précaires et à la dévalorisation de la profession aux yeux du public.

En un mot, ils auraient été promus d’une position relativement dominée (ou bloquée dans les perspectives d’ascension sociale) dans le champ journalistique à une position relativement dominante dans le champ politique, tout en se montrant soucieux de légitimer leurs choix actuel et passé et d’acquérir une position avantageuse vis-à-vis des autres députés à travers un discours fondé sur l’idée que l’habitus journalistique prédispose au pouvoir22.

S’il apparaît indéniable que leur bagage journalistique (capacité à s’exprimer à l’oral et à l’écrit, rapidité d’exécution, compréhension du fonctionnement des médias, gestion de l’image) représente un atout réel dans le contexte de la communication politique contemporaine, les répondants se sont tout de même heurtés, comme tous les autres élus, à la nécessité d’acquérir les compétences et les comportements que doivent maîtriser les politiciens. Mais au total, les professionnels de la politique issus du journalisme bénéficient de leur maîtrise de la communication et, de ce fait, participent à la place croissante que prennent les activités communicationnelles dans les sociétés contemporaines.

Notre article permet de dresser un portrait porteur au plan heuristique des logiques sociales mises en œuvre par les sept députés ex-journalistes interrogés au moment de leur passage du champ journalistique au champ politique. Nos conclusions invitent à multiplier les espaces d’enquête pour mieux cerner les rapports de circulation complexes entre les deux champs et, plus particulièrement, de la dynamique inverse mais complémentaire à celle que nous avons étudiée, soit le phénomène des élus qui quittent leur fonction pour celle de commentateur politique dans le champ médiatique.

Anne-Marie Pilote est doctorante en communication
à l’Université du Québec à Montréal.

Arnaud Montreuil est doctorant en histoire à l’Université d’Ottawa.




Notes

1

Les journalistes connaissent bien la réalité quotidienne du travail des élus, étant donné leur posture d’observateurs privilégiés qui les met en situation d’accéder aux coulisses de la vie politique. Travaillant au plus près des députés, ils appartiennent au cercle restreint des privilégiés à qui l’on confiera des anecdotes. Entre confiance, confidence et connivence, les journalistes et les politiciens sont amenés à se ménager, puisque les premiers font la réputation des seconds, qui leur fournissent la matière première de leurs articles et primeurs (p. 226-227).



2

Si la sociologie bourdieusienne a connu un succès certain dans les études sur le journalisme (Champagne, Lenoir, Pinto, Accardo, Halimi, Barbastre, Marchetti), son application a été critiquée par plusieurs chercheurs et intellectuels (Bastin, Bougnoux, Fabiani, Touraine, Wolton) et par la vaste majorité du corps journalistique. Rappelons qu’en 1996, la sortie de son (court) livre Sur la télévision a déclenché une vague d’indignations : certains universitaires dénonçant un ouvrage peu appuyé empiriquement et un travail d’objectivation mettant l’accent sur les contraintes externes et internes qui déterminent et surtout, qui pèsent, sur la pratique professionnelle journalistique au détriment des possibilités de changement et d’innovation (Watine, 1999) ; les journalistes condamnant de leur côté un « véritable lynchage médiatique » et refusant les analyses « simplistes » (la télévision est un instrument de domination et de censure qui exerce une forme de violence symbolique sur les citoyens) d’un observateur externe – ici Bourdieu – qui ne fait pas partie du corps en question (Schneidermann, 1996).



3

Ce contrôle est sérieusement concurrencé par ce que Bernard Miège (1995) a nommé les « relations publiques généralisées », à savoir l’information professionnelle spécialisée des pouvoirs publics, administrations, entreprises et organismes de la société civile.



4

Depuis la seconde moitié des années 2000, les réseaux socionumériques comme Facebook et Twitter permettent partiellement aux acteurs-politiciens de contourner les médias traditionnels pour tenter de rejoindre directement le public des internautes. Cela dit, Dolbeau-Bandin et Donzelle (2015) ont montré que les élus, en recherche de visibilité, privilégient des stratégies de marketing politique, voire de branding communication, et interagissent principalement avec des professionnels de la communication politique (personnel politique et journalistes) plutôt qu’avec les citoyens.



5

Ce pouvoir symbolique n’est pas l’apanage du gouvernement : à titre d’exemple, il est aussi partagé dans une mesure moindre par les groupes d’intérêt.



6

Bien que le champ journalistique soit, d’une certaine façon « englobé » dans le champ politique, les deux champs demeurent unis dans une dialectique de coconstruction et de covalidation : dans un contexte où les deux champs sont directement soumis aux logiques du marché et du plébiscite de popularité, les acteurs évoluant dans le champ politique ont tendance à se soumettre aux attentes du plus grand nombre, qui sont créées et modelées à travers l’expression qu’elles prennent dans la presse (Bourdieu 1996b, p. 82-83 et p. 92-93).



7

Les questions suivantes ont été évoquées : quels ont été leurs motifs ? pourquoi le monde politique les a-t-il attirés ? leur regard sur le travail de parlementaire a-t-il changé depuis leur élection ? qui du journaliste ou du politicien exerce le plus d’influence sur l’opinion publique ? le métier de journaliste prépare-t-il adéquatement au monde politique ? la notoriété est-elle un atout, notamment au moment de briguer les suffrages ?



8

Les conclusions de ces entretiens ont d’abord fait l’objet d’un essai aux fins empirico-descriptives (Pilote, 2015).



9

La population du Québec est représentée par 125 députés élus dans autant de circonscriptions. La 41e législature a débuté à la suite des élections générales du 7 avril 2014.



10

Les journalistes-parlementaires nommés ont tous consenti à être identifiés dans le cadre de cette étude. Voir annexe I pour un résumé de leur parcours journalistique.



11

Documentée par les sondages (tant auprès du public que chez les journalistes eux-mêmes), la perte de prestige symbolique du journalisme est associée par le sociologue des médias Jean-Marie Charon (2007) au développement rapide d’Internet qui a bousculé les habitudes professionnelles journalistiques et qui, conséquemment, s’est traduit par une multiplication des atteintes à la vie privée, des inexactitudes – couramment appelées fake news –, de la recherche du spectaculaire, de la course de plus en plus effrénée aux scoops et de l’exposition du public à la violence.



12

Christian Dubé, élu député de Lévis pour la CAQ le 7 avril 2014, a démissionné de ses fonctions le 15 août de la même année.



13

François Paradis a animé TVA en direct.com, émission télévisuelle d’affaires publiques où le public était appelé à participer en émettant ses commentaires par courriel ou par téléphone sur la question du jour, de 2005 à 2012.



14

Ils le font souvent d’une manière téléologique : « C’était un rêve d’enfance que de faire de la politique. Je me disais que si je ne faisais pas le saut maintenant, je risquais de le regretter toute ma vie » (B. Drainville) ; « Je m’étais toujours dit qu’un de ces quatre, j’allais faire de la politique » (G. Deltell).



15

Cette action demeure de l’ordre de la communication, puisqu’en politique, « dire c’est faire », c’est, plus exactement, se donner les moyens de faire en faisant croire que l’on peut faire ce qu’on dit, en faisant connaître et reconnaître des principes de vision et de division du monde social qui, comme les mots d’ordre, produisent leur propre vérification en produisant des groupes et, par-là, un « ordre social » (Bourdieu, 2001, p. 239).



16

Cette dialectique oblitère complètement le rôle du journaliste dans la co-construction de l’information. G. Deltell et D. Vien apportent ainsi un autre regard au débat. Pour les deux élus, les journalistes ne peuvent prétendre contrôler l’opinion publique si les politiciens cessent de leur adresser la parole et les parlementaires n’exercent aucune influence si leurs propos ne sont pas véhiculés dans les médias. « L’un a besoin de l’autre, l’un nourrit l’autre », laisse entendre Gérard Deltell ; « Les politiciens ont besoin des médias pour traverser la ligne du son, renchérit Dominique Vien. On doit convaincre les journalistes de passer notre message. C’est du donnant-donnant. Chaque partie doit coopérer. » Champagne ajoute les scientifiques aux politiciens et aux journalistes en tant que groupe en compétition/coopération pour dire le monde social : « De plus en plus, le journalisme se veut une activité censée dire comment va le monde. Parce que les journalistes se posent comme des témoins honnêtes et sans parti pris et sont, de ce fait, objectivement en concurrence avec les hommes politiques et les spécialistes en sciences sociales, qui, eux aussi, ont vocation à dire le monde social, il importe de rappeler au sociologue des médias que la seule vérité scientifique que l’on peut poser est qu’il existe une lutte pour construire la réalité sociale, pour imposer un point de vue sur la réalité objective, et que cette lutte passe, pour partie, dans le champ journalistique » (2006, p.203).



17

Il s’agit là d’une vision contrastant fortement avec les résultats récents de sondages, comme celui d’Ipsos Reid (2015) qui attribue une confiance encore moindre aux hommes politiques (6 %) qu’aux journalistes (18 %).



18

N. Roy tient les mêmes propos, soulignant que « la multiplication des plateformes ne fait qu’augmenter la charge de travail des journalistes. Ça leur fait des contraintes épouvantables. »



19

N. Roy illustre ici à quel point le champ politique est devenu affaire de communication. Pour se maintenir au pouvoir, les représentants politiques doivent séduire l’électorat. Assistés la plupart du temps d’auxiliaires (conseillers en communication, attachées de presse, sondeurs, etc.), ils doivent apprendre à formuler un message « gagnant » afin de se propulser dans les médias traditionnels et numériques, instruments incontournables de l’électoralisme, de manière à être le plus persuasif possible (Gerstlé et Piar, 2016). Les élus sont initiés aux secrets d’une communication orale, écrite, mais aussi non-verbale efficace pour mieux séduire leur auditoire. Ce travail stratégique de mise en scène de soi, de constitution de l’image souhaitée de sa personne, est susceptible de produire des transformations dans la « hiérarchie du voir » (Voirol, 2005). Comme ce qui gagne en visibilité est enclin à gagner en légitimité et à se maintenir dans le champ de pouvoir qui lui correspond, la communication constitue désormais un enjeu fondamental pour les parlementaires. Dans ce contexte, les journalistes, qui jouissent déjà d’une certaine notoriété et qui maîtrisent les rouages de la communication, représentent donc des candidats idéals pour les « faiseurs de listes ».



20

Roginsky et Jeanne-Perrier (2014) ont montré si la majorité des députés possèdent dorénavant un compte Facebook et/ou Twitter – plusieurs y ayant été incités par leur parti afin de donner plus de visibilité à leur travail quotidien –, bon nombre d’entre eux n’arrivent pas à actualiser pleinement les potentialités techniques offertes par les deux plateformes Web. À défaut d’avoir un minimum de maîtrise technique et cognitive pour s’approprier ces outils, leurs comptes Facebook et/ou Twitter cessent d’être alimentés ou sont transférés à un assistant parlementaire chargé de leur animation. Les sept ex-journalistes interrogés ont tous affirmé gérer eux-mêmes leurs comptes Facebook et/ou Twitter.



21

Il n’est évidemment pas exclu que des politiciens n’ayant pas reçu une formation de journalistes soient habiles dans leurs interactions avec les médias. Il s’agit après tout de l’abc de la communication politique. Ce que nous désignons comme habitus journaliste-politicien est en somme le modèle comportemental et avantageusement discriminatoire mis de l’avant dans le discours de nos répondants.



22

Un discours que les médias confortent sans doute par l’attention démesurée qu’ils accordent aux candidats journalistes, ce qui conduit d’ailleurs à réaliser dans les faits la prétention de la supériorité de leur valeur pour les partis et dans le champ politique.





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Référence de publication (ISO 690) :
PILOTE, Anne-Marie, et MONTREUIL, Arnaud. Du champ journalistique au champ politique : réflexions sociologiques sur le parcours d’anciens journalistes devenus députés. Les Cahiers du journalisme - Recherches, 2018, vol. 2, n°2, p. R199-R216.
DOI:10.31188/CaJsm.2(2).2018.R199


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