Nouvelle série, n°2
2nd semestre 2018 |
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NOTE DE LECTURE
Jean-Marie Charon :
Rédactions en invention
Essai sur les mutations des médias d’information
Marie-Christine Lipani
«Les rédactions sont confrontées à un triple défi, celui de leur transformation, celui de l’innovation dans les manières de produire de l’information, celui de la création de formes et de contenus inédits à offrir à leurs publics » (p. 61). L’analyse de Jean-Marie Charon, livrée dans son dernier ouvrage Rédactions en invention - Essai sur les mutations des médias d’information, est lucide et précise. Elle s’inscrit dans une démarche particulièrement éclairée, car cette nouvelle enquête sur les transformations des supports médiatiques présentée par ce sociologue des médias, chercheur associé à l’École des hautes études en sciences sociales, prend appui en grande partie sur un travail déjà amorcé en 2015 lors de la publication de son rapport Presse et numérique - L’invention d’un nouvel écosystème1.
Pour cette nouvelle livraison, Jean-Marie Charon a réalisé une enquête sociologique au long cours, construite à partir de nombreux entretiens de différents acteurs de rédactions françaises et européennes, d’observations, de rencontres de groupes au sein même des nombreux supports approchés, qu’il s’agisse de titres de presse écrite (des quotidiens nationaux et régionaux pour l’essentiel2) ou de pure players3.
De l’incertitude à l’engagement
L’objectif de ce travail est clair. Interroger la manière dont les principaux médias inventent de nouvelles façons de produire l’information et dresser ainsi un premier état des lieux (qui ne peut être que provisoire) de l’innovation dans les médias. Une innovation au sens large, car elle ne concerne pas que la pratique éditoriale et la production de contenu, mais aussi les formes d’organisation des entreprises de presse, les relations entre les journalistes et les autres producteurs de l’information et les nouvelles formes d’interactions avec les différents publics des médias.
L’auteur part d’un constat majeur. Les rédactions évoluent aujourd’hui dans un puissant climat d’incertitude. Incertitude au niveau des technologies, des usages de l’information, des pratiques, voire aussi des modèles économiques. Il s’interroge tour à tour sur le rôle des desks et la place des pôles spécialisés, sur les nouvelles amplitudes horaires imposées par le digital, les tendances liées à la personnalisation des contenus, etc. Il pointe aussi les limites de l’information de flux, c’est-à-dire une offre de nouvelles à chaque instant, une stratégie assez dominante, notamment dans les sites web, qui s’inscrit dans une volonté de maximisation des audiences, mais qui ne propose qu’une analyse des faits assez réduite. Ce qui conduit le chercheur à étudier de près comment les titres redonnent de la valeur ajoutée à l’information et inventent de nouvelles écritures.
Ces différents contextes et bouleversements qui s’imposent désormais aux titres de presse quels qu’ils soient, selon Jean-Marie Charon, « explique[nt] le niveau d’engagement observable de la part de nombre de responsables de rédactions et de leurs équipes » (p. 9).
En effet, à travers de nombreux exemples et des comparaisons internationales, le sociologue montre comment les équipes, à partir de stratégies et actions diverses, parfois hésitantes, investissent dans l’éditorial, inventent d’autres manières de travailler, proposent de nouvelles organisations et parfois même des espaces professionnels complètement reconfigurés comme cela est souvent le cas lorsque les rédactions adoptent le modèle de la newsroom favorisant les échanges, les collaborations et les circulations4. Cependant, Charon rappelle que cette newsroom, aux yeux des dirigeants des rédactions, « se présente comme un cadre, un outil qui doit rester extrêmement flexible et modulable dans ses aménagements afin de s’adapter aux transformations d’organisation et de fonctionnement qui ne sauraient se stabiliser avant longtemps » (p. 59).
Le rôle du management
Au-delà de l’organisation des espaces rédactionnels permettant d’associer autrement l’ensemble des services et des acteurs à la production des contenus, le sociologue insiste aussi sur la nécessité d’ouvrir les rédactions, d’une part, à d’autres professionnels tels que des développeurs, des spécialistes du design ou du visuel, des statisticiens, des marqueteurs éditoriaux, etc., et, d’autre part, aux publics, facilitant ainsi une logique d’horizontalité et de coproduction des contenus. Pour ce sociologue des médias, une conception différente du collectif rédactionnel, pensé comme résolument ouvert à d’autres acteurs, est l’une des solutions permettant de répondre à l’ampleur des défis actuels. Charon évoque aussi le besoin des rédactions de trouver de nouveaux profils journalistiques atypiques et de collaborer de façon plus régulière avec les experts comme, par exemple, les universitaires.
Pour le sociologue, « il n’est pas d’autres voies possibles que de penser, repenser, essayer, expérimenter des manières inédites de produire l’information » (p. 15). Ainsi, les médias se présentent-ils comme des laboratoires s’engageant parfois dans des voies complètement différentes, parfois risquées et nécessitant de nouveaux ajustements. Mais la transformation et la survie des médias passent inévitablement par l’innovation et la création. Encore faut-il, au-delà des moyens et des technologies, lever tous les obstacles culturels, les réticences et les a priori...
Ce qui implique un réel engagement des principaux acteurs, qu’il s’agisse des journalistes et des éditeurs. Pour Jean-Marie Charon, de tels obstacles ne sont pas uniquement liés comme on pourrait le penser à un aspect générationnel, mais interviennent aussi les modes de management des entreprises. « La question du rapport au changement, insiste l’auteur, se révèle en fait un catalyseur du rapport des journalistes au projet éditorial de leur entreprise et au style de management de ceux qui le conduisent » (p. 77). La réinvention des rédactions et des médias se construit également par un meilleur accompagnement des journalistes. Et le ressenti de ces professionnels de l’information constitue aussi un aspect abordé par l’enquête de Jean-Marie Charon, un point qui, à lui seul, mériterait un plus large développement tant ces derniers sont engagés dans une réalité mouvante, et parfois fragile.
Charon, Jean-Marie (2018). Rédactions en invention - Essai sur les mutations des médias d’information.Toulouse, Ramonville : Uppreditions.
Marie-Christine Lipani est maître de conférences à l’Institut de journalisme
de Bordeaux Aquitaine, Université Bordeaux Montaigne.
Notes
1Charon, Jean-Marie (2015). Presse et numérique - L’invention d’un nouvel écosystème. [En ligne] culturecommunication.gouv.fr, 02-06-2015.
2Le Monde, Le Figaro, Libération, Ouest-France, Les Échos, La Montagne, The Guardian, Le Soir (Bruxelles), Blick (Zurich), La Voix du Nord, Le Parisien, Le Télégramme, 20 Minutes, etc.
3Médiapart, Rue 89, The Conversation, The Huffington Post, Les Jours, Contexte, AOC, etc.
4Des titres comme Blick ou The Gardian ont déjà, depuis des années, créé de telles newsrooms, d’autres sont plus récentes comme par exemple au Soir de Bruxelles ou encore au sein du quotidien breton Ouest-France en France.
Référence de publication (ISO 690) :LIPANI, Marie-Christine. Rédactions en invention : Essai sur les mutations des médias d’information (Jean-Marie Charon). Les Cahiers du journalisme - Recherches, 2018, vol. 2, n°2, p. R245-R248.
DOI:10.31188/CaJsm.2(2).2018.R245