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Nouvelle série, n°3

1e semestre 2019

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POINT DE VUE

La presse écrite, vache sacrée des Indiens

Plus de 80 000 journaux se partagent les faveurs de 400 millions de lecteurs sur le sous-continent indien. Les rotatives tournent là-bas à plein régime pendant que la lente agonie des journaux se poursuit en Occident. Pourquoi l’Inde est-elle un tel paradis pour ces quotidiens, édités en 32 langues et presque tous imprimés sur du papier recyclé ?

Par Antoine Char



Photo Mdhondt/Pixabay


À

l’heure où les quotidiens nord-américains et européens souffrent de recettes publicitaires en berne, des changements d’habitudes de lecture avec l’exode des lecteurs vers le numérique, à l’heure où plusieurs grands quotidiens dans le monde ont renoncé à leur édition papier (le Christian Science Monitor à Boston en 2008, The Independent de Londres en 2016 et l’année suivante La Presse de Montréal), en Inde ils affichent une santé insolente avec des taux moyens de croissance frisant les 10 % ! Et ce, année après année depuis le début du siècle. Mais comment l’expliquer ?

Wolfgang Riepl, le journaliste et éditeur de journaux allemands, rappelait ceci en 1913 : les moyens, les formes et les méthodes d’expression médiatiques les plus simples, lorsqu’ils sont acceptés et considérés comme utiles par le plus grand nombre, ne sont jamais complètement et durablement remplacés par des formes plus développées.

Dit autrement, aucun nouveau média n’a jamais tué celui qui le précède et la thèse d’une mort annoncée des médias écrits est excessive, contrairement à ce qu’ont prédit Philip Meyer et Bernard Poulet dans The Vanishing Newspaper (2004) et La fin des journaux et l’avenir de l’information (2009). Mais le principe de Riepl va-t-il être démenti avec l’avènement d’Internet, médias des médias qui fait « tout en même temps » en annonçant, montrant et expliquant comme le font respectivement la radio, la télévision et les journaux ? Ces derniers, on le sait, se portent mal. Sauf en Inde : un quotidien sur cinq dans le monde est publié dans ce pays-continent de 1,2 milliard d’habitants.

Intouchables, les journaux

Premier constat sur place dans la mégapole indienne de 20 millions d’habitants : les journaux imprimés sont vraiment intouchables. Une fois lus – religieusement du début à la fin – ils se « réincarnent » en sachets d’épices ou enveloppent poissons, viandes et sandwichs de toutes sortes. Pas question de tourner la page du papier et de plonger entièrement dans Internet. Un quotidien choisissant le tout numérique économise certes près de 65 % de ses dépenses, mais il perd 90 % de ses recettes publicitaires (Pew Research Center, State of the News Media, 2009).

Or la publicité en Inde est la vache sacrée de l’imprimé qui a cet objectif premier, avant même sans doute d’informer : vendre ses lecteurs aux annonceurs. Il suffit d’ailleurs de prendre n’importe quel quotidien de Mumbai pour constater ceci : rares sont ceux qui n’ont pas une pleine page de publicité avant d’ouvrir leur « une ». Les premières pages des grands quotidiens sont prises d’assaut par les annonceurs, à tel point que l’information se retrouve souvent reléguée entre la troisième et la dixième page. Sur les réseaux sociaux, de nombreux lecteurs poussent des hauts cris en constatant que parfois les deux tiers de leur quotidien, comme The Times of India (plus de trois millions d’exemplaires, le journal de langue anglaise le plus lu au monde) ou l’Hindustan Times (un peu plus d’un million d’exemplaires), sont constitués de publicité. Pour autant, « les journaux partout dans le monde adoreraient avoir les mêmes revenus publicitaires que la presse papier indienne », remarque Aditi Malhotra dans un article paru dans le Wall Street Journal le 21 octobre 2011.

Les « bons vieux journaux » obtiennent ainsi 42 % de la tarte publicitaire indienne, contre 38 % pour la télévision et 10 % chacun pour la radio et les sites numériques. Amiteshwar Kukreja du Times of India résume ainsi l’importance de la publicité pour son journal : « Ninety per cent of our print revenues are from advertising. » Il n’ira pas jusqu’à dire ce qu’a déclaré en 2012 son patron Vineet Jain au New Yorker : « We are not in the newspaper business, we are in the advertising business. If ninety per cent of your revenues come from advertising, you’re in the advertising business. » Cela a le mérite d’être clair et cela est vrai pour la grande majorité des journaux papier où pour vendre davantage de publicité, les articles finissent par ne pas dépasser la taille des petites annonces. Quant aux annonces matrimoniales, elles pullulent. Après tout, les mariages arrangés sont encore la norme en Inde...

Lien viscéral avec le papier

À peine 35 % des internautes indiens lisent leur quotidien sur la Toile. Pourquoi ? Certes, moins de 10 % des foyers indiens (90 % au Québec) ont accès à Internet, mais il y a encore un lien viscéral avec le papier, même chez les jeunes. Comment l’expliquer ? Magdoom Mohammed, de la section indienne de WAN-IFRA (World Association of Newspapers and News Publishers, l’Association mondiale des journaux et des éditeurs), a une réponse : « Newspapers are definitely the credible medium compared to any other medium. The credibility is further strengthened after the [explosion] of fake news phenomena in social platforms. » Naresh Fernandes, directeur de Scroll, un site numérique non payant créé en 2014, ajoute ceci : « Indian love the ABC system [Astrology, Bollywood, Cricket], but they also want to be informed and the print media is meeting their needs. »

Pour la grande majorité des Indiens, les « vraies nouvelles » se retrouvent dans le papier, même si la liberté de la presse se détériore sous le gouvernement des nationalistes hindous dirigé depuis 2014 par le premier ministre Narendra Modi. Une cinquantaine de journalistes ont d’ailleurs été tués ces 20 dernières années dans la « plus grande démocratie du monde », selon le Comité pour la protection des journalistes (CPJ), association fondée en 1981 aux États-Unis et ayant pour objet d’observer les abus contre la presse et promouvoir la liberté de la presse à travers le monde. Si l’Inde possède une longue tradition de liberté de la presse, elle se trouvait pourtant en 2018 au 138e rang du classement annuel établi par Reporters sans Frontières, sur 180 pays.

Anant Goenka, de l’Indian Express (400 000 exemplaires) qui a pour devise « Journalism of courage », précise : « The print media is more credible than the electronic media, including the digital ones. » Ces derniers misent davantage sur le breaking views, avec des vidéos de toutes sortes, que sur le breaking news. La télévision compte 405 chaînes de nouvelles en continu à travers les 28 États de la fédération, mais nombre d’entre elles sont proches des pouvoirs politiques ou économiques. Rares sont celles qui sont crédibles. Déjà en 2015, au Mumbai Press Club, Prannoy Roy, le président exécutif de NDTV, une chaîne d’information en hindi, rappelait que la « tabloïsation » était le plus grand danger auquel font face les nouvelles télévisées.

Au fil des ans, rien ne semble avoir changé. « Republic for example is a mixture of Fox News and a North Korean channel », note Naresh Fernandes, qui assure que Scroll compte 12 millions de visiteurs uniques par mois « because we are banking on news making sense, on news that make life worth living. For us journalism is not filling the gap between publicity. »

Reste que même si l’immense majorité des 82 000 journaux – dont 33 000 sont en hindi – servent à « boucher les trous » non occupés par la publicité, les médias écrits demeurent les plus crédibles.

Radio, télévision et coupures de courant

Si les Indiens sont les plus grands consommateurs de journaux au monde, c’est aussi parce que leurs stations de radio, à moins d’être gouvernementales, n’ont pas le droit de diffuser des nouvelles. Quant à la télévision – 40 % des téléviseurs sont encore en noir et blanc – elle est certes le médium le plus présent auprès de la population dans son ensemble, mais dans un pays où seulement les deux tiers des foyers sont raccordés au réseau électrique, les coupures de courant sont quotidiennes. Les Indiens se souviennent tous de la panne géante du lundi 30 juillet 2012 qui avait privé d’électricité plus de 600 millions d’habitants dans le nord et l’est de leur sous-continent.

Les Indiens aiment aussi lire le journal parce qu’ils apprécient cette vision d’ensemble que leur apporte la mise en page papier. Dans les rues de Mumbai, le poumon économique indien où richesse et pauvreté se côtoient sans vergogne, se promener avec un journal dans les mains se fait toujours la tête haute. « It means one can read, it is a status symbol ! », explique Derick B. Dsa du Times of India.

Pas question donc de remettre en question la culture papier traditionnelle. Ce n’est pas demain que l’électronique va remplacer la pulpe de bois et l’encre (importée à 70 %) transportées par camions. Tout indique, selon les témoignages recueillis à Mumbai, que le journal papier – qui ne reçoit aucune roupie du gouvernement – va continuer de jouer un grand rôle et son importance n’est pas près de diminuer avec le temps.

« Science fiction is a good predictor of the future, and I don’t see anyone reading a newspaper in a Star Wars movie ! » Cette citation, Gordon Borrell, analyste média au sein du cabinet Borrell Associated, aime la répéter quand il donne ses conférences ou accorde des interviews sur l’avenir des journaux papier aux États-Unis où un site (Newspaper Death Watch) tient, depuis 2007, une rubrique nécrologique des journaux fermant leurs portes.

Pour l’heure, le chiffre d’affaires annuel des journaux dans le monde est en moyenne de 180 milliards de dollars US et sur ce total, 90 % vient encore des recettes liées au papier tandis que seulement 6 % provient de celles du numérique, selon la WAN-IFRA. Et si 1,7 milliard de personnes sur la planète lisent encore un quotidien papier, 400 millions au moins sont indiens. Leurs journaux sont les moins chers au monde. Ils se vendent entre deux et trois roupies, moins de cinq cents canadiens. « We can even say they’re free. It costs us more to produce them. With such low prices, no wonder we can compete with Internet. Furthermore, we’re fortunate that advertising is there », indique Anant Goenka.

En fait, en Inde, une friandise coûte plus cher qu’un journal et il n’est pas rare de voir les Mumbaites lire quatre à cinq quotidiens par jour. D’autant que plus de 90 % des journaux en Inde se vendent par abonnement. Les paperwallahs, les livreurs de journaux, sont la cheville ouvrière de l’industrie florissante indienne. Tous les matins, ils sont plus de 300 000 à déposer à domicile 50 millions de journaux. Amiteshwar Kukreja nous rappelle ceci : « The network of vendors and delivery boys ensures that newspapers reach most homes by 6:30 to 7:00 am thus continuing the habit of early morning reading. »

À Mumbai, comme dans n’importe quelle ville indienne, ils distribuent le journal à bicyclette, souvent en le jetant directement sur les balcons des immeubles. S’abonner à un quotidien semble être un devoir civique et en lire un deuxième est souvent la règle. Il y a pratiquement un vendeur à chaque coin de rue de l’ancienne Bombay.

Les journaux bénéficient aussi de la croissance soutenue de l’alphabétisation : plus de 74 % des Indiens savent lire et écrire, contre seulement 12 % en 1974. Et il en reste encore près de 300 millions à alphabétiser. Or, quel est le premier achat d’un Indien qui vient d’apprendre à lire et écrire ? Pas étonnant que la population rurale soit en train de devenir une cible de choix des grands journaux qui lui proposent de nouvelles éditions régionales mettant l’accent sur les sujets locaux (par exemple, la dénonciation des nids de poules sur les routes) et répondant ainsi aux préoccupations de ces nouveaux lecteurs.

L’information dans les journaux régionaux, dont le taux de croissance annuel dépasse les 10 %, mise sur la proximité. Elle est pratique et servicielle. Si un journal en ville est lu par au moins deux, trois personnes, à la campagne, il le serait par sept à huit personnes. De quoi réjouir les annonceurs qui sont les premiers à miser sur la montée du pouvoir d’achat et de l’alphabétisation dans les zones rurales.

En ville, les journaux touchent 70 % de la population contre moins de 10 % en zone rurale. Mais tout change vite. Ainsi, selon un rapport daté de janvier 2018 de l’IRS (Indian Readership Survey), s’il y a eu une hausse de 40 % du lectorat des journaux entre 2014 et 2017 – soit quelque 110 millions de nouveaux lecteurs ! – c’est grâce surtout aux régions rurales de plus en plus alphabatisées. Autre facteur de la bonne santé des journaux papier : l’urbanisation. Une soixantaine de villes ont déjà une population de plus d’un million d’habitants. Entre 2014 et 2050, il y aura 400 millions d’Indiens de plus dans les villes. Des générations entières de lecteurs dans un pays où les mots sont encore sacrés, surtout sur papier. L’urbanisation rapide de l’Inde est donc une « nourriture providentielle » pour la presse écrite. Pas question donc de remettre en question la culture papier traditionnelle. Le 12 septembre 2016, Mint, un quotidien économique et financier tirant à 240 000 exemplaires, a même choisi de tourner la page à sa version tabloïd pour plonger dans le grand format... et doubler ses revenus publicitaires.

Vision planétaire apocalyptique

Les journaux traditionnels auront disparu dans le monde d’ici 2040 et seront remplacés par des supports numériques, prédit Francis Gurry, directeur général de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (Ompi), une agence de l’ONU basée à Genève.

Dans une interview au quotidien suisse La Tribune de Genève et reprise par l’Agence France-Presse (dépêche datée du 3 octobre 2011), Gurry déclarait ainsi : « Dans quelques années, il n’y aura plus de journaux imprimés tels qu’on les connaît aujourd’hui. C’est une évolution, ce n’est ni bien, ni mal, il y a des études qui annoncent leur disparition pour 2040 […] »

Arthur Sulzberger, le grand patron du New York Times, le plus prestigieux quotidien de la planète, est beaucoup plus circonspect. Interrogé à Londres en 2010 sur la sempiternelle question de la fin des journaux papier, il ne s’était pas avancé et avait répondu ceci à propos de son quotidien : « We will stop printing the New York Times sometime in the future » (HuffPost, 9 août 2010).

Se transformer ou mourir : les journaux papier ne semblent plus avoir d’autre choix. S’ils n’ont pas totalement migré dans le monde numérique, c’est parce que la publicité n’a pas encore vraiment déserté le papier.

S’il n’y a pas de crise dans la presse écrite indienne, tout n’est pas rose pour autant. « In the past six months [of 2018], we had to face a 73 % newsprint hike. China is our main supplier », indique Anant Goenka. L’Inde importe annuellement deux millions de tonnes de pulpe pour ses journaux. Pas de quoi s’inquiéter cependant dans un pays où au moins 70 % du revenu total de la presse écrite provient de la publicité. « Advertising will pay for the loss ! » Pour Goenka, les nuages à l’horizon viendront du monde numérique. « Today, despite a growing circulation base, The Indian Express – like many other newspapers around the world – reaches far many more readers in digital form than it does in print. »

C’est la presse en langue anglaise qui sera avant tout menacée par le développement des plateformes numériques. Les 125 millions d’Indiens parlant couramment la langue de Shakespeare changeront leurs habitudes de lecture, s’accordent à dire les journalistes des médias anglophones, interviewés dans le cadre de cette enquête.

Quoi qu’il en soit, l’exemple indien est un cas de figure particulier à l’échelle mondiale. Le big bang de l’information causé par l’apparition d’Internet, le Shiva de l’information, épargne encore l’univers des journaux papier indien toujours en expansion. Mais en 2021, 64 % des Indiens auront entre 20 et 35 ans et il y a fort à parier que l’Inde ne sera plus la place forte des journaux papier dans le monde. Pour l’heure, c’est encore une forme de « coexistence pacifique » entre l’imprimé et le numérique. Mais pour combien de temps ? 

Antoine Char est professeur à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal.




Référence de publication (ISO 690) :
CHAR, Antoine. La presse écrite, vache sacrée des Indiens. Les Cahiers du journalisme - Débats, 2019, vol. 2, n°3, p. D13-D18.
DOI:10.31188/CaJsm.2(3).2019.D013


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