Nouvelle série, n°3
1e semestre 2019 |
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POINT DE VUE
Et si le cadrage médiatique provenait...
de l’encadrement des journalistes ?
Alors que les chercheurs étudiant les contenus de presse utilisent régulièrement le concept de « cadrage médiatique », ceux qui s’intéressent au processus de production des textes s’interrogent de plus en plus sur la notion d’« encadrement » de la démarche journalistique. Fusionner les deux grilles d’analyse pourrait permettre une compréhension plus fine du travail des professionnels de l’information.
Par Samuel Lamoureux
Photo Gerd Altmann/Pixabay
Q
uand une simple manifestation devient une émeute, une pièce de théâtre médiocre une performance exceptionnelle, des sanctions économiques une menace à la sécurité nationale... autant d’exemples de cadres imposés à la réalité par les médias. Il est aujourd’hui difficile de prendre connaissance d’une étude sur les médias sans lire ce mot : cadre ou frame1.
L’argument principal émanant de ce concept est simple : les médias n’offrent jamais une représentation parfaite des débats au sein de la société civile. Au contraire, les journalistes sélectionnent et hiérarchisent les informations dans leur travail quotidien. Bref, par définition, ils priorisent ou invisibilisent des informations. Le concept de « cadrage médiatique » revient donc à analyser comment la réalité est construite dans les textes par les journalistes en faveur ou en défaveur de certains faits, de certaines idées, de certains groupes sociaux.
Certains chercheurs, plus attachés à l’observation directe et à l’ethnographie, ont recours depuis le début des années 2000 au concept d’intégration des journalistes (embedding) pour analyser la façon dont ces derniers sont contrôlés dans leur travail par des forces extérieures2. Ce concept est principalement utilisé en communication militaire pour démontrer comment l’armée « intègre » les journalistes sur le terrain en les amenant à ne couvrir qu’une partie de la réalité. On cherche à mettre en lumière comment les journalistes sont incorporés dans une unité et jusqu’où cette contrainte affecte la couverture d’un conflit.
Or, il nous semble que ces concepts, traités systématiquement de manière isolée dans la plupart des études s’attardant aux contenus médiatiques (cadrage) et à la production des messages (intégration), sont en fait liés. L’argument principal du présent article consiste à poser que le cadrage médiatique est une conséquence de l’encadrement des journalistes. C’est parce que les journalistes, dans leur travail quotidien et leurs interactions, sont soumis à des rapports de pouvoir que ceux-ci vont dans leur écriture ne rapporter qu’une partie de la réalité. En clair, il faut être (en)cadré pour cadrer la réalité.
Nous reviendrons en premier lieu sur la définition et l’origine de ces deux concepts pour ensuite en proposer une fusion dans un exemple précis qui prendrait la forme d’une sociologie de l’« encadrage » médiatique.
Deux concepts, un processus
Le concept de cadre ou de cadrage qui insiste sur la capacité qu’ont certains acteurs à encadrer la perception du réel apparaît d’abord dans les sciences sociales dans les travaux notamment du sociologue Erving Goffman3. En matière d’études médiatiques, il faut attendre les années 1990 pour voir les chercheurs se réapproprier ce concept. Dans un article cité de façon régulière, l’auteur américain Robert M. Entman explique en 1993 que le concept de cadrage offre une façon intéressante de décrire la puissance d’un texte communicant. Le cadrage implique essentiellement la sélection et la prégnance : « To frame is to select some aspects of a perceived reality and make them more salient in a communicating text, in such a way as to promote a particular problem definition, causal interpretation, moral evaluation, and/or treatment recommendation for the item described » (Entman, 1993, p. 52)4.
Le cadrage peut donc remplir quatre fonctions : 1. définir les problèmes 2. spécifier les causes 3. transmettre des évaluations morales 4. approuver des solutions. Nadège Broustau définit plus simplement le concept comme le fait de « construire une certaine réalité en fixant des contours reconnaissables à l’enjeu, au débat » (Broustau, 2018, p. 22)5.
Selon ces définitions, le journalisme est nécessairement une entreprise de cadrage du réel. Pourquoi ? Parce que le travail du journaliste est ponctué par de multiples contraintes : de temps (heure de bouclage), d’espace (longueur des textes), de financement, etc. Or la réalité, rappelle Bertrand Labasse (2004), si nous postulons qu’elle existe, est un très mauvais matériau pour fabriquer des nouvelles. La réalité selon lui ne tient pas en une minute, elle est compliquée, hors de portée. « À moins d’être omniscient, le journaliste ne peut pas, dans bien des domaines, accéder directement à l’intelligibilité des phénomènes qu’il aborde » (Labasse, 2004, p. 81)6.
Que fait-il alors ? Il choisit des informations par rapport à d’autres, des titres, des photos, des sources, des angles. Il choisit certains aspects de la réalité et les relie dans un récit qui favorise une interprétation particulière. Ce traitement est parfois problématique et peut entraîner plusieurs rapports de pouvoir (par exemple une manifestation peut être cadrée en émeute violente par les médias en faveur de l’État et aux dépens des manifestants). La plupart des chercheurs qui utilisent ce concept en viennent à la conclusion que la réalité dans les médias est constamment façonnée en faveur de l’élite politique, économique ou culturelle, qui a davantage les moyens d’encadrer la réalité que les sources subalternes.
Le concept d’intégration des journalistes, parfois traduit aussi par « incorporation », « embarquement » ou « insertion » (mais systématiquement en anglais par embedding), apparaît quant à lui dans la littérature scientifique principalement après l’invasion de l’Iraq par les États-Unis en 2003. Si des journalistes ont pu être intégrés dans d’autres conflits précédemment (par exemple la guerre du Golfe), la guerre en Irak se démarque car l’armée américaine y intègre plus de 700 journalistes.
Aimé-Jules Bizimana (2011) définit l’intégration journalistique de cette façon : « L’embedding est le processus d’intégration des journalistes dans des unités militaires en vue de couvrir les opérations de l’armée durant une période donnée » (Bizimana, 2011, p. 181)7. Comme on peut le remarquer à travers cette définition, le concept d’intégration est presque exclusivement utilisé pour analyser le journalisme de guerre. Les chercheurs l’utilisent surtout pour examiner le dispositif de surveillance mis en place par les armées pour contrôler et surveiller les journalistes. Pour Bizimana, qui est inspiré à ce sujet par l’analyse de la société disciplinaire de Michel Foucault, le phénomène d’embedding impose un certain nombre de dispositifs aux journalistes : le dispositif de clôture (codification de la circulation dans un périmètre délimité), de visibilité (reporters visibles en tout temps), de pénalité (règles précises qui régissent la couverture), de capture (prélèvement de données pour le fichage), informationnel (utilisation des médias pour mener une guerre de l’information sur la population) et panoptique (surveillance permanente avec techniques de repérage) (Bizimana, 2014)8.
L’intégration des journalistes est une approche disciplinaire qui agit comme un appareil de normalisation des cas problématiques avec une visée avant tout corrective et non répressive. L’objectif est d’amener les journalistes à ne couvrir qu’une partie de la réalité : celle que le dispositif embedding les amène à voir. Dans le cas de la communication militaire, les chercheurs prouvent généralement que les journalistes intégrés adoptent des récits plus favorables aux belligérants les entourant.
On le voit à la suite de ces deux définitions, les concepts de cadrage médiatique et d’intégration des journalistes en arrivent à la même conclusion : les journalistes ne montrent qu’une partie de la réalité, celle bien souvent proposée par les sources les plus puissantes. Il ne reste pourtant qu’un pas à faire pour fusionner ces deux concepts et en arriver à une compréhension selon nous plus complète du travail journalistique. Nous proposons que le cadrage médiatique est une conséquence de l’encadrement des journalistes. Pour illustrer ce phénomène, nous utiliserons un exemple bien précis, le cas des journalistes économiques canadiens couvrant la Banque du Canada9.
Intégration par la banque centrale, cadrage par les journalistes
Nous avons à l’occasion d’une recherche antérieure analysé le travail des journalistes économiques et, plus précisément, leur couverture de la politique monétaire telle que communiquée par la Banque du Canada. Notre analyse de la couverture médiatique des communications de l’institution en question s’est déroulée en deux étapes. Dans la première, nous avons effectué une analyse de contenu de 104 articles portant sur les communications de la Banque du Canada par trois médias québécois : La Presse, Radio-Canada et Les Affaires. Les résultats de cette analyse de contenu nous ont permis de constater que 97 % des articles étaient cadrés en faveur des postulats néoclassiques et orthodoxes de l’économie, mais aussi en faveur des sources institutionnelles et puissantes de l’économie. Par exemple, 60 % des articles du journal La Presse font intervenir les mêmes économistes en chef des grandes banques canadiennes.
Nous avions déjà ici un résultat de recherche intéressant : les journalistes économiques ne servent pas directement l’intérêt public dans leur couverture de la Banque du Canada. Ils ne proposent pas une variété d’interprétations et de points de vue. Ils sont plutôt dépendants des institutions économiques orthodoxes qui cadrent la réalité en leur faveur (par exemple, en expliquant que l’endettement est un phénomène individuel ou que le libre-échange est absolument nécessaire).
Nous ne nous sommes cependant pas arrêté à ces résultats. Nous avons en effet interviewé huit journalistes économiques canadiens couvrant la politique monétaire pour tenter de mettre en perspective ces conclusions. En remontant le fil de leur journée de travail typique avec la banque centrale, nous avons découvert que l’institution procède à l’intégration des journalistes comme le fait une l’armée dans un conflit. Lors du dévoilement de son rapport sur la politique monétaire, la banque centrale invite en effet les journalistes dans un huis clos où ceux-ci sont enfermés pendant toute la matinée. Durant cette période, les journalistes sont fouillés, contrôlés, et surtout briefés pendant une heure par deux sous-gouverneurs de la banque centrale. Ce briefing est suivi par une conférence de presse d’une heure du gouverneur de la Banque du Canada, mais aussi par les rapports d’analyse des grandes banques privées qui vont tous viser à mettre en lumière une partie de la réalité.
Au final, la journée de travail du journaliste est ponctuée de moments où celui-ci va être recadré vers une nouvelle en particulier : les sous-gouverneurs vont insister sur une nouvelle dans le briefing, le gouverneur fait la même chose durant la conférence de presse, tout comme les rapports d’analyse des banques privées et la réaction des marchés financiers en fin d’après-midi. Et si le journaliste voulait dévier de cette route, il serait corrigé par ses collègues ou ses patrons, par exemple les chefs de contenu qui ont des attentes bien précises.
Mieux comprendre la complexité
Ce que nous voulons démontrer par cet exemple, c’est que les chercheurs en études médiatiques ne peuvent s’arrêter à la simple analyse des textes journalistiques pour examiner comment la réalité est cadrée dans les médias. Si la réalité est complexe, le travail des journalistes l’est aussi. Analyser la production des contenus avec l’aide du concept d’intégration en variant les méthodes de collecte de données (ethnographie, entrevue semi-dirigée, observation directe) permet d’en arriver à une compréhension plus fine du travail de cadrage des journalistes. Les journalistes cadrent la réalité parce qu’ils sont eux-mêmes (en)cadrés au départ. Dans notre exemple, les journalistes économiques couvrant la politique monétaire cadrent la réalité en faveur des sources orthodoxes puissantes parce qu’ils sont eux-mêmes encadrés par l’institution de la Banque du Canada.
Il faut dire aussi que le concept d’intégration, loin de se limiter à la communication militaire, gagne à être déployé pour analyser tous les types de journalismes. Entre la manière par exemple dont les agences de voyages ou les banques centrales encadrent les journalistes et la manière dont l’armée encadre les reporters de guerre, nous affirmons qu’il y a simplement une différence dans le « degré » d’encadrement. Mais tous les journalistes sont encadrés, quel que soit leur territoire de couverture. Les relations publiques de tous les secteurs se sont professionnalisées. Ainsi, aucun reporter ne navigue dans un territoire vierge où il peut rapporter des informations sans être encadré à un moment ou un autre par une organisation ou une institution. Et tous ces (en)cadrements ont des effets de différentes intensités sur la manière dont le journaliste va par la suite rapporter la réalité. Les journalistes de voyages cadrent la réalité en faveur de certaines destinations parce qu’ils sont encadrés par des agences de voyages. Les journalistes culturels façonnent la réalité en faveur de certaines représentations ou de certains milieux parce qu’ils sont encadrés par des institutions culturelles dominantes, etc.
S’il faut admettre que le cadrage médiatique n’est pas une conséquence exclusive de l’encadrement – il serait possible d’analyser comment les journalistes du début du XXe siècle cadraient déjà la réalité alors que les relations publiques n’existaient pas – nous affirmons qu’il n’est pas possible aujourd’hui de produire une analyse rigoureuse du cadrage médiatique sans prendre en compte l’intégration des journalistes. Nous le répétons : il faut d’abord être (en)cadré pour cadrer la réalité10. En somme, nous pourrons en arriver à une meilleure compréhension du travail des journalistes – mais aussi à une meilleure critique des médias – si nous intégrons systématiquement ces deux concepts dans les mêmes analyses. Peut-être faudrait-il imaginer et mettre en œuvre une sociologie de l’« encadrage » médiatique pour ce faire...  
Samuel Lamoureux est doctorant en communication
à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).
1
Pour une revue de la littérature sur le sujet, voir Borah, P. (2011). Conceptual issues in framing theory: A systematic examination of a decade’s literature. Journal of communication, 61(2), 246-263 et De Vreese, C. H. (2005). News framing: Theory and typology. Information design journal & document design, 13(1).
2L’article suivant est un très bon exemple de cette littérature : Pfau, M., Haigh, M., Gettle, M., Donnelly, M., Scott, G., Warr, D., et Wittenberg, E. (2004). Embedding journalists in military combat units: Impact on newspaper story frames and tone. Journalism & Mass Communication Quarterly, 81(1), 74-88.
3Pour Goffman (1974) le cadrage est une méthode par laquelle des individus appliquent des schémas d’interprétation pour classifier et interpréter les informations qu’ils rencontrent dans leur vie quotidienne. Voir Frame analysis: An essay on the organization of experience. Cambridge, MA: Harvard University Press.
4Framing: Toward clarification of a fractured paradigm. Journal of communication, 43(4), 51-58. Le chercheur a retravaillé sur cette question plus récemment dans : Entman, R. M. (2010). Media framing biases and political power: Explaining slant in news of Campaign 2008. Journalism, 11(4), 389-408.
5Les médias et les journalistes, interprètes de la société. Québec : Presses de l’Université du Québec.
6Quand le cadre fait le tableau : référentiels cognitifs et perception de l’actualité. Les Cahiers du journalisme, 1(13), 80-107. Voir aussi Macé, É. (2005). Les faits divers de «violence urbaine » : effets d’agenda et de cadrage journalistique. Les Cahiers du journalisme, 1(14), 188-200.
7Intégrer pour mieux surveiller les journalistes de guerre. Les Cahiers du journalisme, 1(22-23), 180-199. Voir aussi Bizimana, A. J. (2006). Les relations militaires-journalistes : évolution du contexte américain. Les Cahiers du journalisme, 1(16), 198-219.
8Le dispositif embedding. Québec : Presses de l’Université du Québec
9Nous avons présenté les résultats de cette recherche dans notre mémoire de maîtrise mais aussi dans un article à paraître dans la revue Radiomorphoses. Lamoureux, S. (2019). Exploration de la couverture médiatique des communications de la Banque du Canada par les journalistes économiques québécois : diffusion et légitimation de l’économie néoclassique (mémoire de maîtrise). Université du Québec à Montréal, et Lamoureux, S. (sous presse). Servir l’intérêt public ou l’orthodoxie économique ? Analyse comparative de la couverture médiatique des communications de la Banque du Canada. Radiomorphoses.
10Cacciatore et ses deux collègues ont affirmé un peu le même argument dans cet article écrit en 2016 : « We argue that the best way to understand framing is to explicate the mechanisms behind the phenomenon » (Cacciatore et al, 2016 : 15). Cependant, ceux-ci se sont enfoncés dans le concept de framing au lieu de le dépoussiérer par un autre concept comme nous le proposons. Dans Cacciatore, M. A., Scheufele, D. A., & Iyengar, S. (2016). The end of framing as we know it… and the future of media effects. Mass Communication and Society, 19(1), 7-23.
Référence de publication (ISO 690) :LAMOUREUX, Samuel. Et si le cadrage médiatique provenait... de l’encadrement des journalistes ?. Les Cahiers du journalisme - Débats, 2019, vol. 2, n°3, p. D35-D 40.
DOI:10.31188/CaJsm.2(3).2019.D035