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Nouvelle série, n°3

1er semestre 2019

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Le vocable de la schizophrénie au prisme de la presse quotidienne nationale française : un effet de mode ?

Mylène Costes, Université Toulouse Jean-Jaurès
Sylvie Laval, Université Toulouse Capitole

Résumé

Le présent article entend questionner le traitement journalistique de la schizophrénie par la presse quotidienne nationale française sur l’année 2018. La santé mentale est devenue une véritable question publique et sociétale. Pour autant, la stigmatisation reste présente et les actions émanant du politique, des associations et même des professionnels de l’information se multiplient pour sensibiliser les médias à un usage correct du vocable de la psychiatrie. Cette volonté de déstigmatisation s’avère peu effective comme en atteste l’analyse de contenu effectuée sur deux grands quotidiens nationaux et l’AFP. On constate la persistance d’usages métaphoriques marqués par l’association du champ lexical de la schizophrénie avec le traitement des questions d’actualité, notamment celles relevant du politique, des entreprises et du changement climatique. On observe des résultats différenciés de l’association de cette pathologie au genre « faits divers » entre les quotidiens étudiés et l’AFP.

Abstract

This article intends to question the journalistic treatment of schizophrenia by the national french daily press on the year 2018. Mental health has become a real public and societal issue. However, stigmatization is still present and actions by politicians, associations and even information professionals are multiplying in order to make the media aware of the correct use of the term psychiatry. This desire for destigmatization is not very effective as evidenced by the analysis of content carried out on two major national dailies and Agence France-Presse. The persistence of metaphorical uses marked by the association of the lexical field of schizophrenia with the treatment of topical issues, particularly those related to policy, business and climate change. Differentiated results of the association of this pathology to the genre of "miscellaneous facts" between the newspapers studied and AFP are observed.

DOI: 10.31188/CaJsm.2(3).2019.R029





L

a présente étude s’inscrit dans le champ des sciences de l’information et de la communication, prenant pour thématique le traitement médiatique de la santé mentale et plus spécifiquement de la schizophrénie.

La santé mentale est définie par l’OMS (Organisation mondiale de la santé) comme un large éventail d’activités relevant directement ou indirectement du bien-être. La santé est :

un état de complet bien-être physique, mental et social, et [qui] ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. La santé mentale englobe la promotion du bien-être, la prévention des troubles mentaux, le traitement et la réadaptation des personnes atteintes de ces troubles (OMS, 2019).

Le politique lui porte une attention particulière. Depuis 2005, en France, elle est l’objet de divers plans d’action. D’après l’OMS, la santé mentale est amenée à devenir la première cause de handicap dès 2020 (ODI et Ajir Psy, 2018).

Les sciences sociales se sont saisies de cette thématique de longue date, notamment au travers des questions liées à l’enfermement et à la socialisation des malades (Foucault, 1963 ; Goffman, 1968, 1975). Plus récemment, les recherches se sont orientées sur les conditions de vie des personnes atteintes de troubles psychiques, sur le regard que la société porte sur elles (Demailly, 2011 ; Coutant et Wang, 2018). Dès lors, interroger le rôle des médias dans la construction d’un regard social prend davantage de sens.

À la suite de la prise en compte par le gouvernement de la santé mentale comme question d’ordre public, nous serions en état d’attendre une évolution dans le traitement médiatique de la santé mentale et des pathologies qu’elle recouvre. Pour autant, de nombreuses études tant nationales (Daumerie, 2012 ; Obsoco, 2015) qu’internationales (Giordana, 2010 ; Magliano, 2011 ; Whithley, 2013) rendent compte d’un usage détourné du vocabulaire de la psychiatrie, d’une stigmatisation des usagers et services psychiatriques, elle-même ressentie par les malades et leurs familles (Daumerie, 2012 ; Costes et Dumas, 2018). Le cadrage qu’ils font du sujet divise, nous y reviendrons, pour autant que le rôle qu’ils peuvent occuper dans un processus de dé-stigmatisation fait consensus (Davenne, 2013).

Dès lors, à la suite du lancement par le ministère de la Santé du troisième plan Psychiatrie et Santé mentale (PPSM)1 en 2018, nous nous sommes interrogées sur la situation actuelle et sa possible évolution, notamment concernant la schizophrénie.

Le champ de la santé mentale recouvre divers troubles psychiques2 ; pourtant les pathologies font l’objet d’une discrimination variable. La schizophrénie apparaît comme la pathologie traitée la plus négativement (Obsoco, 2015). Elle fait l’objet de préjugés spécifiques d’après le Haut Conseil pour la santé publique (HCPS, 2016). Si l’on s’en tient à la définition classique telle que proposée par le Larousse, il n’y a qu’une définition du terme schizophrénie, à savoir un sens premier : « psychose délirante chronique caractérisée par une discordance de la pensée, de la vie émotionnelle et du rapport au monde extérieur3. » Il n’est pas reconnu d’usage secondaire ou figuré pour ce terme, rien qui puisse, de prime abord, justifier un emploi d’ordre métaphorique de cette pathologie.

Dans notre étude, nous prendrons pour acception de la schizophrénie la définition qui en est proposée par le Vulgaris Medical, à savoir que :

la schizophrénie est une psychose, c’est-à-dire une maladie mentale dont le malade n’est pas conscient (contrairement à la névrose) et caractérisée par la perte du contact avec la réalité et par des troubles plus ou moins graves de la personnalité.

Précisons que dans le domaine médical, la manière d’appréhender la pathologie est diverse en fonction du courant médical d’appartenance4. Toutefois, on distingue plusieurs catégories de schizophrénies : une bizarrerie de comportement associée à une marginalité constitue ce que l’on nomme la schizophrénie simple. La schizophrénie paranoïaque est plus complexe comportant des peurs insolites revenant de manière récurrente. Dans ce cas de figure, le malade a également l’impression d’être manipulé par l’extérieur et de ne pouvoir rien faire pour lutter.

La santé étant constitutive d’un état de bien être, la santé mentale doit donc être présente dans l’espace public, au sein du débat démocratique, ce qui devrait être permis par sa publicisation. Pourtant, si l’on a pu constater ces dernières années le développement d’un discours social sur la santé (Romeyer, 2015), le champ de la santé mentale n’en a que peu profité.

L’empowerment5 de la santé tant préconisé depuis des années devrait également se manifester par une prise de parole donnée aux usagers dans le traitement médiatique de leurs pathologies. Nous posons pour hypothèse que cela reste encore sporadique.

Dans ce contexte, nous nous interrogeons sur ce qu’il en est aujourd’hui en France du traitement de la schizophrénie dans la presse quotidienne nationale (PQN). Quels champs lexicaux, quels cadrages, quelles orientations journalistiques sont observables et que traduisent-ils du positionnement professionnel des journalistes ? La presse quotidienne nationale traite-t-elle de ce qu’est la pathologie, de ses conséquences sociales ? Agit-elle au service du public (Bourdieu, 1994) en rapportant des faits sociaux à même d’éclairer le lectorat sur les problèmes et enjeux de notre société ou bien, au contraire, alimente-t-elle une forme de divertissement pour le public, à l’instar des faits divers criminels où les protagonistes sont atteints de schizophrénie ?

Pour répondre à nos questionnements nous procéderons en quatre temps. En premier lieu, nous poserons les bases de notre cadrage méthodologique. S’en suivra un état des lieux des caractéristiques majeures du traitement médiatique de la santé mentale, à la fois dans un souci de contextualisation mais également de mise en confrontation avec nos analyses. Un troisième temps sera consacré à l’étude des dispositifs déployés concernant la prise en compte de la santé mentale et plus spécifiquement de la schizophrénie, de leur dé-stigmatisation, par les différents acteurs (instances publiques, associatives, médiatiques). Nous pourrons en mesurer le degré d’opérativité dans une quatrième partie consacrée à la discussion autour de nos résultats.

Méthodologie

Nos relations aux autres sont, pour partie, liées à nos représentations sociales (Abric, 1994 ; Jodelet, 1989). Ainsi, parce que le traitement médiatique d’un sujet est particulièrement révélateur de nos représentations sociales, l’analyse de la presse écrite est probante pour saisir le regard sociétal porté sur la schizophrénie. Le rôle des médias dans l’évolution des mentalités face à la maladie mentale a, par ailleurs, été reconnu dans une résolution du Parlement européen adoptée en Commission du 21 avril 20096.

Pour répondre à notre questionnement de départ, nous avons délimité un corpus de presse sur lequel nous avons réalisé une analyse de contenu. Précisons que « si l’analyse du contenu se réfère à la représentation sociale, l’analyse de contenu se réfère au discours » (Negura, 2006). Nous avons opéré une analyse thématique afin d’identifier quelles sont les unités sémantiques qui participent de l’univers discursif des articles en lien avec la schizophrénie.

Nous nous sommes penchées sur plusieurs sources, d’une part sur une source d’informations primaires, les dépêches d’agences de presse « média des médias », qui inondent le marché de l’information et produisent des messages dont la vocation est d’être repris tels quels ou réécrits. Ayant un contenu plus factuel que des quotidiens de référence, il était intéressant de se demander si les choix du vocabulaire sont les mêmes. Nous avons étudié ensuite deux quotidiens nationaux de référence, Le Figaro et Le Monde qui sont respectivement les quotidiens nationaux papier les plus vendus7 et les plus consultés avec 116 186 516 visites de sites web fixes et mobiles pour Le Figaro et 108 062 971 pour Le Monde, selon les mêmes paramètres8. Par ailleurs, ces deux titres répondent au principe d’exemplarité consistant à étudier des supports dont les positions éditoriales s’appuient sur des approches sociopolitiques différentes (Garcin-Marrou, 2007). Souhaitant rendre compte à la fois des similitudes mais surtout des évolutions avec les études menées dans le champ des sciences sociales, nous nous sommes concentrées sur la période 2018, année du lancement du dernier plan PPSM9. Les grands axes définis s’articulent autour du droit et de la sécurité en psychiatrie, des troubles sévères et persistants, du handicap psychique et enfin de la pédopsychiatrie.

Le champ de la santé mentale recouvrant une multiplicité de pathologies, dans un souci de pertinence de l’analyse, nous avons circonscrit l’étude au traitement médiatique d’une seule pathologie. Nous avons choisi de porter notre regard sur la schizophrénie, l’une des principales pathologies du champ, qui touche environ 1 % de la population en France selon la Haute autorité de Santé (HAS), soit environ 600 000 personnes. Il a été opéré une sélection sur les discours de presse lorsque ceux-ci emploient le terme de « schizophrénie », « schizophrène » ou « schizophrénique » aussi bien au niveau du titre que dans le corps du texte. Il s’est agi d’identifier si ces derniers s’inscrivent dans le registre vertueux d’information au sens propre lié à la santé, à la médecine ou à la science ou s’ils sont, au contraire, utilisés dans un sens propre lié aux faits divers et dans un sens figuré destiné à capter et maintenir l’attention du public avec des métaphores à portée divertissante. Pour en rendre compte, voici un tableau comparatif des emplois effectués par les différents quotidiens étudiés.


Figure 1 : Nombre d’articles par sources médiatiques (année 2018)


Éléments récurrents dans le traitement médiatique de la santé mentale et de la schizophrénie

Le prisme du fait divers : le malade, un individu dangereux qui fait peur

La santé mentale n’apparaît pas comme faisant l’objet d’un traitement atypique de la part du corps journalistique. En regardant ce qu’il en est du côté d’autres sujets considérés comme sensibles, on observe des corrélations. L’angle par lequel les médias abordent la santé mentale fait écho à ce qui a été observé dans la construction des « malaises sociaux » (Champagne, 1991). On pense entre autres au traitement médiatique des banlieues via le recours majeur aux faits divers, dans des logiques d’audimat (Sedel, 2009 ; Berthaut, 2013). Les faits divers représentent une part importante de l’offre globale d’information aujourd’hui. Ainsi, de nombreux sites de presse régionale placent les faits divers dans la barre de navigation ; c’est le cas pour six des dix premiers sites les plus consultés (ouestfrance.fr, leparisien.fr, ledauphine.com, leprogres.fr, lavoixdunord.fr, sudouest.fr, ladepeche.fr, laprovence.fr, midilibre.fr, l'estrepublicain.fr)10.

La place de ce genre dans le journal télévisé constitue un autre indicateur de la part du fait divers dans l’offre globale. Ainsi, selon le baromètre thématique du journal télévisé établi par l’Institut national de l’audiovisuel (INA), le nombre de sujets qui s’inscrit dans ce genre, sur les six chaînes nationales historiques (TF1, France 2, France 3, Canal +, Arte, M6) n’a cessé d’augmenter entre 1995 et 2013, passant de 474 sujets en 1995 à 2 152 en 2013. Malgré un coup d’arrêt en 2014 avec 711 sujets de moins, les catégories « faits divers » et « faits de justice » représentent sur le dernier trimestre 2018, 11,6 % des sujets du journal télévisé. Par comparaison, la santé ne concerne que 2,9 % des sujets11. Le sociologue Pierre Bourdieu déclarait que les médias d’information constituaient un service public, signifiant qu’ils étaient au service du public et non soumis aux demandes du public. Il apparaît au vu de ces résultats qu’une partie des médias considérés fait le choix du commercial et non du pur dans le champ journalistique. Le traitement des faits divers est assez éclairant de ce point de vue. Cette course à l’audience participe souvent d’un traitement non approprié des questions de santé mentale12 (De Ryinck, 2017).

Concernant la schizophrénie, constat est fait d’un usage hétérogène et métaphorique du terme dans les médias tant à l’échelle internationale (Duckworth, 2003 ; Giordana, 2010) que nationale (Obsoco, 2015). Les malades sont régulièrement discrédités. Le fait divers, plus généralement celui qui concerne un acte criminel a tendance à être mis en lien avec une personne atteinte d’un trouble psychique (Obsoco, 2015) alors que, concrètement, les actes perpétrés par des personnes atteintes d’une pathologie d’ordre psychiatrique ne dépasse pas les 5 %. L’image qui peut être véhiculée par les médias peut donc se retrouver dans un rapport inversé à la réalité dans la mesure où ces personnes avec un diagnostic psychiatrique sont les plus victimes d’actes de violence subissant de 7 à 17 fois plus d’actes de violence que la population générale (Dubreucq, 2005). Cela a pour principal effet de produire chez les personnes concernées une stigmatisation anticipée les conduisant à s’auto-exclure de la société (Giordana, 2010).

Les représentations prédominantes qui circulent concernant les personnes atteintes d’une maladie d’ordre psychique s’inscrivent dans le registre de la violence, de la dangerosité, du « hors norme », d’une perception infantile du monde (Giodana, 2010).

Une étude récente vient confirmer cette approche et la compléter : L’image de la schizophrénie à travers son traitement médiatique - Analyse lexicographique et sémantique d’un corpus de presse écrite entre 2011 et 2015 (Obsoco, 2015). Nous en retiendrons les éléments qui suivent. Le terme de « schizophrénie » est employé́ dans près de 6 articles sur 10 pour désigner tout autre chose que la pathologie, généralement dans un sens métaphorique de « contradiction », « ambivalence », « double discours », etc. Cela a pour effet de générer l’idée d’une non-authenticité de la pathologie faisant du malade un potentiel manipulateur. Les figures du tueur, de l’artiste ou encore de l’homme politique sont particulièrement associées à la pathologie (Obsoco, 2015). En réalisant une analyse des cadres d’énonciation de note corpus via les rubriques dans lesquelles le terme est mobilisé, nous pourrons confirmer ou infirmer cette analyse. Incompréhension et apathie à l’égard des malades sont entretenus (Obsoco, 2015) attestant, là encore, d’un traitement spécifique des maladies d’ordre psychique. En effet, le corps médiatique accorde un traitement considéré comme plus ancré dans la réalité, favorisant la compassion du lectorat dès lors qu’il s’agit de pathologies d’ordre physiques (Costes, Dumas, 2018).

Une pathologie mal connue du grand public

La schizophrénie, bien que très usitée dans le vocabulaire journalistique, apparaît comme une pathologie méconnue, pour ne pas dire mal connue. En attestent les résultats de l’étude Le grand baromètre de la schizophrénie menée en 2018. Première étude française permettant la confrontation du point de vue du grand public, des patients, des aidants13, des médecins et des décideurs publics sur le sujet de la schizophrénie, elle rend compte d’une connaissance erronée et d’une sous-évaluation de cette pathologie pour 65 % du grand public. Les idées fausses sont également bien ancrées puisque plus de 80 % du panel interrogé (dont des professionnels de santé) pensent que le dédoublement de la personnalité est un symptôme de la schizophrénie. L’un des points de cette étude qui nous intéresse particulièrement a trait au rapport à l’information sur cette pathologie. On en retiendra que 82 % des Français se sentent mal informés sur la schizophrénie et seulement 16 % des patients et 17 % des aidants se sentent pleinement informés sur cette pathologie. Ce constat laisse augurer du rôle que les journalistes peuvent occuper sur ce terrain.

Sachant que l’emploi des mots a pour partie liée à nos représentations un usage cohérent et contextualisé du vocabulaire de la psychiatrie apparaît dès lors comme une évidence, une nécessité. Pourtant, le chemin à parcourir reste long comme on peut le constater à la lecture des travaux de Rainteau dont la thèse en médecine, première étude française évaluant l’impact du mot « schizophrène », pose le constat d’un impact inconscient à la simple lecture du terme sur les attitudes des personnes à l’égard des patients atteints de schizophrénie14 (Rainteau, 2017).

En définitive, l’usage métaphorique du terme « schizophrénie » se voudrait tellement dominant dans les couvertures médiatiques que l’association Promesses en appelle à faire de 2019 l’année du débat sur le changement de nom de cette maladie. Voici maintenant quelles sont les initiatives entreprises pour atténuer ces usages détournés du vocable lié à la schizophrénie.

Une prise en compte de la stigmatisation de la santé mentale par les instances publiques, les aidants et le corps journalistique

Stigmatisation et santé mentale

Avant d’observer les dispositifs mis en œuvre par les diverses instances, il convient d’expliciter ce que nous entendons par stigmatisation. La stigmatisation médiatique n’est pas un phénomène nouveau (David, 1998). Historiquement la stigmatisation consistait à marquer physiquement un individu. Dans son acception goffmanienne, le stigmate15 est entendu comme un attribut qui rend l’individu différent de la classe à laquelle il est censé appartenir. Le stigmate est en lien avec nos stéréotypes, eux mêmes formés par notre éducation et les images qui sont données à voir. Donc, in fine, construits entre autres par les médias. Afin de comprendre correctement la « différence », il convient de regarder non pas le différent mais bien le normal. C’est à partir de la norme que se comprend la distance à la norme. Il est donc nécessaire de connaître le point de vue que la société porte sur cette question (Goffman, 1975). L’entrée par le traitement médiatique s’avère particulièrement opérante pour ce faire.

De son côté, le champ de la santé mentale a été conduit à étudier l’évolution des formes de la stigmatisation et à la redéfinir, ainsi :

Il s’agit d’une attitude générale, de l’ordre du préjudice, induite par la méconnaissance ou l’ignorance d’une situation ou d’un état, et cette méconnaissance ou ignorance va générer des conduites et des comportements de discrimination. Il s’agit ainsi de toute parole ou toute action qui viserait à transformer le diagnostic d’une maladie, par exemple, en une marque négative pour la personne ayant cette affection (Giordana, 2010, p. 8).

La prise en charge de la santé mentale comme question d’ordre public

Les recommandations émises en 2016 à l’issue du second plan PPSM16 témoignent d’une réelle prise en compte par les politiques publiques de la stigmatisation qui pèse sur la santé mentale. Une thématique consacrée à « apprendre à prendre soin de l’autre » recommande une lutte contre les images négatives qui peuvent être véhiculées sur (et par) la psychiatrie. Il est explicitement fait mention de la nécessité d’une lutte contre les discriminations. Parmi les pistes d’actions à déployer, nous retiendrons pour cette recherche l’encouragement fait au développement de programmes de communication à destination du grand public (dont la presse généraliste peut être un relais essentiel) tout comme l’appel à la mise en place d’un pacte de communication en santé mentale qui implique directement la presse dans l’objectif de s’assurer que les termes de la psychiatrie ne soient pas usités de manière stigmatisante. À l’échelle territoriale, les agences régionales de santé (ARS) s’impliquent dans la dé-stigmatisation en relayant les évènements organisés chaque année dans le cadre de la Semaine d’information sur la santé mentale (SISM).

Le groupe Psychom, en tant qu’organisme public d’information, de formation et de lutte contre la stigmatisation en santé mentale, mérite également d’être mentionné de par les actions régulières qu’il déploie. Son site17 propose l’accès à une documentation de vulgarisation conséquente sur le sujet, à l’attention de toute personne concernée par les questions de santé, dont les journalistes. Un guide sur la santé mentale à destination des médias y est mis à disposition. À cela s’ajoute la création d’un lexique pour favoriser un bon usage des termes issus de la psychiatrie. L’accent est mis sur la vulgarisation pour en faciliter l’appropriation et l’exploitation par les sources médiatiques. Des recommandations sont également formulées à l’attention des journalistes. Psychom en appelle à une modération sur les forums des sites de presse, mais surtout à une co-production de l’information en favorisant la parole donnée aux patients : nous sommes là dans un plébiscite à l’empowerment. Nous verrons dans notre partie empirique dans quelle(s) mesure(s) ces recommandations sont – ou non – appliquées dans les titres de presse analysés.

Associations et aidants : acteurs de la dé-stigmatisation auprès des médias

Du côté des associations de familles, d’aidants, l’implication dans la lutte contre la stigmatisation de la santé mentale est forte. Pour la schizophrénie, l’association PromesseS (Profamille et Malades : éduquer, soutenir, surmonter ensemble les schizophrénies) est très active. On lui doit notamment d’avoir diligenté l’enquête conduite par l’Obscoco en 2015. PromesseS entreprend une démarche ouverte et participative de sensibilisation à la maladie. Nous retiendrons plus particulièrement la rubrique proposée sur son site « À tort et à travers la Presse » qui en appelle à un recensement des articles au sein desquels est constaté un usage du terme schizophrénie de manière inappropriée. Chaque fois qu’un cas est rapporté, l’association propose au journaliste auteur de l’article ce qu’elle considère comme étant le mot juste qu’il aurait pu employer afin de rendre compte de son idée sans être dans une posture stigmatisante.

À une échelle plus locale, depuis 2015, la Fédération régionale de recherche en psychiatrie et santé mentale (F2RSM) organise des stages de formation à l’attention des journalistes. Un partenariat a même été conclu avec l’École supérieure de journalisme de Lille, école reconnue par la profession.

D’autres pays ont entamé une démarche similaire, notamment la Belgique plutôt active sur les questions en lien avec la santé mentale. Récemment, nous retiendrons le travail effectué à la demande de la Fondation Roi Baudouin à travers un guide invitant à développer une communication plus nuancée sur cette thématique. Il en est fait appel à la conscience de chacun (médias, population, professionnels) dans notre manière d’aborder et de parler des troubles psychiques. Toute une série de contre-arguments sont proposés pour participer d’une lutte contre la stigmatisation. Le guide invite également les médias à donner davantage de place dans le cadrage aux témoignages de personnes souffrant de troubles psychiques (De Ryinck, 2017).

Le corps journalistique apparaît également s’être saisi directement de cette problématique avec la mise en place d’initiatives visant à faire coïncider déontologie et traitement de la santé mentale.

Quand les journalistes interrogent leur cadrage de la santé mentale

Rappelons tout d’abord ce qu’il en est de l’éthique et de la déontologie journalistique. Plusieurs textes servent de socle à la profession : les chartes d’éthique professionnelle des journalistes et des devoirs professionnels des journalistes rédigées par le Syndicat national des journalistes (SNJ) en 1918 et modifiées en 1938 et 2011, La Déclaration des devoirs et droits des journalistes de Munich (1971) fait figure de socle déontologique à la profession. Par ailleurs, certains médias ont rédigé en complément leur propre charte à l’instar du Monde avec sa Charte d’éthique et déontologie entrée en vigueur en 201018.

L’association Ajirpsy19 (association de journalistes pour une information responsable en psychiatrie) fait référence en la matière avec l’élaboration du guide Médias et psychiatrie mémo à l’usage des journalistes. Diverses règles éthiques y sont préconisées pour le traitement de l’information sur cette thématique. Il est, entre autres, question d’adopter une attitude dite « responsable » qui prend en compte les conséquences possibles sur le public atteint d’une pathologie relevant de la santé mentale, le respect de sa vie privée, le respect de sa fragilité. Il est par ailleurs recommandé de contextualiser le sujet en privilégiant la prise de parole par les experts et veiller à ne pas recourir à un usage métaphorique des pathologies dans le traitement de l’actualité générale. Nous verrons que ce dernier point est particulièrement sensible ; il s’agit de l’un des principaux griefs évoqués à l’encontre du traitement journalistique de la santé mentale.

L’implication des professionnels dans l’amélioration du traitement journalistique des questions liées à la santé mentale s’observe également à l’échelle individuelle par des engagements et prises de positions. À titre d’exemple, la démarche initiée par la journaliste du quotidien Le Monde Sandrine Cabut via ce tweet sur son compte en 2018 :

Le 30/10, au colloque de l’Unafam sur la stigmatisation, j’ai promis publiquement de ne plus écrire le mot schizophrénie dans son sens métaphorique, et de reprendre mes interlocuteurs qui l’emploient à mauvais escient. J’ai commencé ce matin (gentiment)

Intéressons-nous désormais à ce qu’il en est aujourd’hui lorsque les journalistes de la PQN parlent de schizophrénie. Ce terme a été utilisé de manière croissante depuis dix ans. En 2008, l’utilisation est faible : 8 articles dans lemonde.fr et 9 dans lefigaro.fr. Un pic est observable sur 2015 et 2016 avec 73 articles pour lemonde.fr en 2016 et 90 pour lefigaro.fr. en 2015.

Persistance de la prédominance d’un usage métaphorique

Faible association schizophrénie/fait divers dans les deux quotidiens nationaux

Un des premiers constats qui mérite d’être posé est le recul manifeste de l’usage des termes liés à la schizophrénie pour caractériser des comportements dangereux liés aux faits divers. En effet, cet emploi n’a été relevé que dans 6 % des articles contenant le terme « schizophrénie » du monde.fr et dans 9 % des articles contenant le même terme dans lefigaro.fr. Toutefois, ce point reste à relativiser, d’une part parce que les sites de presse en question ne sont pas ceux qui accordent le plus de poids aux faits divers, contrairement à plusieurs sites de presse quotidienne régionale, d’autre part car d’autres pathologies psychiques ou risques de pathologies peuvent être évoqués dans les faits divers.

Il est à souligner que deux articles (consacrés à deux affaires différentes), un dans le corpus du monde.fr et un dans celui du figaro.fr sont centrés sur un verdict d’irresponsabilité pénale dans un meurtre20. La part des faits divers dans les articles des deux quotidiens avec le terme « schizophrène » est inférieure à celle précédemment cité. Par ailleurs, retenons que les rubriques « faits divers » n’apparaissent pas dans les quotidiens de notre corpus.

Un emploi métaphorique dominant à vocation critique dans les deux quotidiens

L’emploi d’un usage direct détourné se veut plus marqué dans les deux grands quotidiens nationaux analysés. Dans lemonde.fr et lefigaro.fr, sur la totalité des trois termes recherchés, plus de la moitié sont utilisés dans un registre métaphorique soit respectivement 57 % et 53 % (Figure 1). On est là dans un constat assez similaire à celui relevé lors de l’enquête menée par Obsoco en 2015. Le résultat le plus probant s’observe avec le terme « schizophrénique » dont l’usage est détourné dans 76 % des cas dans lemonde.fr et 94 % dans lefigaro.fr. Le nom de la pathologie elle-même est moins usitée (66 articles), néanmoins l’usage du sens premier apparaît-il comme minoritaire. Les quotidiens ont tendance à qualifier de « schizophrène » des objets, des situations ou attitudes relevant de catégories très distinctes. Les registres en lien avec le politique dominent nettement, avec 37 % des usages métaphoriques dans lemonde.fr21 et sont mobilisés pour qualifier tantôt une opération, un système, une coalition, une opinion ou tantôt une politique. En définitive, l’acception correcte des mots relevant de cette pathologie n’apparaît que lorsque qu’elle est déployée pour discourir sur des sujets en lien avec la santé, la médecine ou les sciences de manière plus globale.

Notre regard s’est aussi porté sur le positionnement des termes dans la structuration des articles. Il en ressort que le terme « schizophrénie » est présent dans les éléments du paratexte (Genette, 1987). Le paratexte journalistique est entendu comme l’ensemble des éléments liés à l’article. Il peut donc en influencer la lecture et la réception. C’est plus spécifiquement au sein du péritexte que les termes liés à la schizophrénie sont convoqués. Douze articles sur 66 dans lemonde.fr utilisent ainsi le terme de « schizophrénie » dans les intertitres. Ces effets de style ont pour objectif de capter et de maintenir l’attention du lecteur dans un débat d’opinion qui doit être excitant et attractif. « Il ne faut pas fatiguer le lecteur », comme le précise Cyril Lemieux. « L’objet doit attirer l'œil par des titres voyants » et « des formules frappant l'imagination », explique-t-il (Lemieux, 2003).


Figure 2 : Nombre d’articles par sources comportant le vocable schizophrénie, de sens métaphorique et propre (année 2018)

L’analyse de ces 35 utilisations métaphoriques du vocable « schizophrénie » sur ces 66 articles du monde.fr démontre cependant qu’elles ne sont pas toutes issues de l’écriture des journalistes du Monde. La moitié d’entre elles en effet est, soit incluse dans des citations de sources extérieures mobilisées par les journalistes (témoins, personnalités interviewées), soit incluse dans des tribunes d’experts. Si les journalistes ne sont pas exempts de tout reproche en faisant le choix de ces citations précises d’acteurs, ils ne sont pas les seuls à véhiculer ce terme bien ancré dans le langage courant. On notera, entre autres, qu’il fait partie du langage vulgarisé de plusieurs chercheurs qui ont rédigé des tribunes représentées dans le corpus.

L’utilisation de cette terminologie est bien présente dans un sens métaphorique, par un grand nombre d’acteurs, témoins, experts mais également journalistes de différentes spécialités. Il convient également de préciser qu’on retrouve ces vocables dans les éditoriaux, espaces rédactionnels particulièrement visibles et représentatifs de la ligne éditoriale d’un quotidien.

Dans les différentes pages web, le terme est mobilisé pour désigner des positions incompatibles émanant d’un État ou d’une personne, ou une situation paradoxale souvent en lien avec le politique au niveau national et international. Il s’agit dans les deux quotidiens des principales utilisations métaphoriques. Il n’est pas rare qu’il soit plébiscité par les journalistes pour rendre compte d’oppositions, de paradoxes tels ceux liés à la position occupée par la première ministre britannique Theresa May qui, tout en négociant le Brexit, souhaite conserver le bénéfice de certains accords de l’UE22 ou encore la position des États-Unis sur le dossier russe (12 juillet 2018, lemonde.fr). Sur la France, on peut lire : « Il y a un écart qui confine à la schizophrénie entre l'intelligence de Hollande et les conséquences politiques qu'il en tire (2 mai 2018, lefigaro.fr). On évoque également la « schizophrénie des électeurs », « la schizophrénie de l’exécutif » (2 juillet 2018, lefigaro.fr).

On notera ainsi que ces termes sont convoqués autour de sujets sociétaux, français et étrangers, indépendamment des catégories de rubriques. On remarquera, par exemple, « La Tunisie demeure dans une certaine schizophrénie » dans un sujet sur le débat sur l’égalité hommes-femmes en matière d'héritage (10 mars 2018, lemonde.fr) ; un autre journaliste écrira, retraçant le parcours d’une militante antiapartheid et considérant sa vie quotidienne en Allemagne, cantonnée à la vie de femme au foyer que « cette existence est une schizophrénie permanente » (29 juillet 2018, lemonde.fr).

Le monde entrepreneurial est aussi convoqué par ce bais, plus particulièrement les choix de grands groupes ou encore les positions de grands dirigeants considérés comme incohérents. Le recours au champ lexical de la schizophrénie permet aux journalistes d’être dans la dénonciation de faits dont ils souhaitent pointer l’aspect anormal. À propos de Steve Jobs, on peut lire :

L’homme qui a glissé un smartphone dans la poche de plus d'un milliard d'êtres humains, le patron d'une entreprise qui louait en permanence les merveilles du numérique, en interdisait l’usage dans son propre foyer. Dans le langage courant, on appelle ce genre de double discours de la schizophrénie (les psychiatres préfèrent parler de troubles de l'identité)23.

L’absence d’une politique de tri sélectif par le groupe Starbucks (28 août 2018, lemonde.fr) ou les attitudes mondiales à l’égard de l’économie sont également qualifiées de schizophrénique (29 août 2018, lemonde.fr).

Une autre thématique semble émerger dans ce corpus concernant cette fois l’environnement et l’écologie. Elle semble davantage contemporaine puisqu’il n’en est pas fait mention dans les études antérieures. Les journalistes plébiscitent le terme « schizophrénie » pour alerter les lecteurs sur l’inaction tant des gouvernements que des individus face au réchauffement climatique. Il est même question de « schizophrénie environnementale » (19 mars 2018, lemonde.fr). Malgré ces emplois d’ordre métaphorique, on retiendra la présence de quelques articles de fond.

Quelques articles de fond dans la thématique santé

Les sites informatifs font état tour à tour de l’insuffisance des moyens psychiatriques, de la difficulté de soigner certaines pathologies (10 juillet 2018, lemonde.fr), mais aussi de la méconnaissance de la maladie, de ses caractéristiques, de la stigmatisation sociale. « Cette maladie psychique reste entachée de clichés, pénalisant les patients qui peinent à se réinsérer dans la société », écrit un   journaliste du site lemonde.fr (8 juillet 2018) qui a modifié les prénoms. La parole est donnée à des experts comme Nicolas Rainteau qui, dans une tribune intitulée « Dépassons les stéréotypes négatifs associés au  mot "schizophrénie" », s’attaque aux représentations qui entraînent « une discrimination quasi systématique, parfois inconsciente ». Dans cette tribune, le spécialiste cite un échange avec Margaux, une de ses patientes, suite à un entretien d’embauche :

– Génial, du coup, vous avez pu évoquer votre diagnostic de schizophrénie avec eux ?

– Oh là là ! Non, faut pas déconner ! Ça, je le garde pour moi, cette maladie fait encore trop peur, je risquerais de ne pas être embauchée. »

Le rapport à la maladie est également questionné dans le domaine arts et culture qui concerne 22 % des articles qui font mention de schizophrénie dans lemonde.fr. L’œuvre de Louis Quail, qui rapporte la vie quotidienne de son frère schizophrène, est ainsi évoquée. Ces images « questionnent, en filigrane, notre rapport à la maladie mentale dans une société ultranormée ».

L’utilisation de la terminologie par l’Agence France-Presse moins métaphorique mais très axée sur les faits divers au détriment de la santé

Concernant les agences de presse, on constate que 15 dépêches sur 42 utilisent le terme  schizophrénie » au sens métaphorique, à savoir 35,7 %, ce qui est nettement moins que dans le quotidien Le Monde. L’analyse de contenu rend compte que 12 des 15 utilisations ne constituent in fine que des citations d’une autre source. Ce constat peut être interprété comme une forme de précaution. Ainsi, le recours aux guillemets permet-il aux journalistes de l’AFP de mobiliser le terme dans un sens métaphorique alors qu’eux-mêmes ne se l’autorisent que très ponctuellement (7 % des dépêches).

Par contre, l’analyse des dépêches AFP utilisant le terme « schizophrène » donne des résultats très différents de ceux observés au préalable dans Le Monde et Le Figaro : 63 % des dépêches sont relatives aux faits divers ; le résultat est plus faible avec le nom de la maladie : 23 %. Il est à mentionner, pour relativiser, qu’un même fait divers va donner lieu à plusieurs dépêches, l’AFP va suivre chronologiquement l’affaire. Quelques rares dépêches font mention du vocable dans le titre : « Pas-de-Calais : un homme schizophrène poignarde ses parents et son ex-concubine » (18 septembre 2018, AFP). Un des articles concerne des faits commis dans un autre pays : « Autriche : un jeune schizophrène condamné à 13 ans ferme pour meurtre » (20 décembre 2018).

Mais ce pourcentage met clairement en perspective le faible nombre de dépêches consacrées à la santé. Si l’approche de l’information est très axée sur les faits d’actualité, on peut néanmoins faire l’hypothèse qu’on pourrait se saisir à l’AFP des nombreux rapports écrits sur la question et de la position de certains experts sur la maladie et ses conséquences sociales, comme cela se fait sur d’autres sujets24. Sur 42 dépêches utilisant le terme « schizophrénie », 7 seulement évoquent la maladie et ses conséquences, dont une partie de manière englobante avec les autres maladies mentales (prisons, séniors, palmarès des hôpitaux, gènes et dépression, etc.). Seules deux sont concentrées sur la maladie : le 17 mars 2018, une dépêche sur l’existence d’un site internet interactif pour mieux connaître la maladie et le 2 mai 2018, une dépêche intitulée « Une campagne contre les représentations "caricaturales" de la schizophrénie » qui fait écho à la campagne de la fondation Pierre Deniker.

Cette dernière dépêche, reprenant un communiqué, évoque la stigmatisation sociale : « Les schizophrènes et leur entourage "doivent faire face au regard méfiant, négatif de la société qui véhicule une image caricaturale et violente" de la maladie. » La campagne dénonce aux dires du journaliste des idées reçues ; « cette image est régulièrement utilisée dans les films ou les médias à tort », selon les propos du professeur Raphaël Gaillard, président de la Fondation.

Conclusion

Cette étude permet de confirmer certaines tendances relevées par des études antérieures, d’en identifier de nouvelles et de dresser un état des lieux des actions déjà entreprises pour favoriser une utilisation adaptée du vocabulaire de la schizophrénie par le champ journalistique.

Rappelons que le journalisme appelle à être considéré comme un service public. En cela, il doit opérer en tant que service du public et non comme soumission au public. Dès lors, le journaliste ne doit pas céder à la loi du marché et de l’audimat (Bourdieu, 1994). Pourtant, les usages métaphoriques du champ lexical de la schizophrénie prédominent encore comme répondant à un effet de mode.

Les termes sont liés à la critique de postures d’acteurs, d’organisations ou d’États, quelle que soit la thématique. Une prédominance s’observe pour le traitement des sujets de politique, notamment internationale. Ce point s’inscrit dans la lignée de l’étude Obsoco (2015). D’autres thématiques rendant compte d’usages détournés du vocable de la schizophrénie semblent émerger comme la question environnementale ou encore l’application à des situations économiques. En définitive, ces emplois métaphoriques, relevant tant du discours direct des journalistes que du discours rapporté de témoins et d’experts, apparaissent comme un effet de mode dans le traitement journalistique. L’angle récurrent est celui du sujet d’actualité. Le thème de la schizophrénie ne fait que trop rarement l’objet d’enquêtes ou de recherches. Il n’apparaît donc pas suffisamment comme un sujet dit « de fond ». Nous pouvons ici entrevoir une possible piste d’amélioration quant au traitement journalistique de cette pathologie.

Dès lors, il est aisé de comprendre que la persistance d’un emploi non approprié des termes liés à la schizophrénie contribue à entretenir une certaine stigmatisation à l’encontre des malades. Au-delà, cela participe d’une atteinte au respect de la vie privée et au secret médical dès lors que le journaliste se positionne indirectement en poseur de diagnostic. Le traitement de la santé mentale pose de vraies questions éthiques pour la profession. Il apparaît dès lors nécessaire d’aller plus loin que la rédaction de simples chartes de déontologie dont on constate que la mise en application est déconnectée des pratiques quand il est question d’aborder cette thématique.

Il est admis que le discours d’information médiatique participe de la construction d’un miroir social (Charaudeau, 1997). Il occupe donc une position majeure dans l’élaboration, l’entretien et/ou l’évolution de nos représentations sociales à l’égard de la schizophrénie et des personnes qui en sont atteintes. Ainsi, on peut s’étonner que les préconisations émises en 2016 à l’issue d’un second PPSM, et notamment dans la lutte contre les images négatives véhiculées autour de la psychiatrie, n’aient pas trouvé écho au sein des orientations du troisième PPSM où le rapport aux médias n’est même pas mentionné. Peut-être les prochains plans d’actions pluriannuels intègreront-ils cette question dans leurs priorités. Peut-être aussi la logique d’empowerment se développera-t-elle par le prisme médiatique à l’instar de la parole donnée aux associations ou aux aidants. 

Mylène Costes est maître de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université de Toulouse Jean-Jaurès, LERASS.

Sylvie Laval est maître de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université Toulouse Capitole, IDETCOM.




Notes

1

Le premier Plan Psychiatrie et Santé Mentale (PPSM) s’est déroulé de 2005 à 2008. Ce dernier s’est révélé déterminant dans la prise de conscience publique de la santé mentale permettant une reconnaissance du handicap psychique via la loi du 11 février 2005.



2

Parmi les principaux troubles psychiques nous pouvons retenir : les troubles anxieux, les troubles dépressifs, les troubles bipolaires, les schizophrénies, les troubles addictifs, les troubles des comportements alimentaires (site Psycom).



3

Dictionnaire Larousse : www.larousse.fr/dictionnaires/francais/schizophrénie.



4

En effet, selon le courant d’inspiration psychanalytique, la maladie aurait une causalité psychique alors que les défenseurs d’un autre courant privilégient une causalité organique.



5

Le terme d’empowerment a beaucoup été utilisé dans le champ des valeurs politico-sociales. La participation et le rôle des individus y sont centraux. L’empowerment en santé mentale a été pensé entre autres par Claude Deutsch (2015) qui explique que ce dernier doit permettre à la personne de prendre part à des décisions qui affectent sa vie.



6

Ainsi le point 45 de cette résolution « demande que soient élaborées des lignes directrices européennes préconisant une véritable prise en charge de la maladie mentale par les médias ».



7

La diffusion du Figaro s’élevait par jour en moyenne pour l’année 2017-2018 à 308 953 exemplaires ; celle du Monde à 283 678 exemplaires.



8

Chiffres de décembre 2018.



9

Ce plan s’inscrit dans la continuité du précédent. Il a été lancé le 10 octobre 2018 et s’étend jusqu’en 2023.



10

Chiffres de l’ACPM, janvier 2019, classement unifié (sites fixes et mobiles).



11

Le baromètre thématique des journaux télévisés, numéro 38, juin 2015, et données trimestrielles de 2018 ; ces documents sont issus d’INA STAT.



12

« Les médias jouent un rôle clé dans les représentations sociales. Les personnes avec des troubles psychiques sont pour eux une source "inépuisable" : l’étrange, le bizarre et l’imprévisible suscitent énormément l’intérêt. Car en fin de compte, il faut bien "faire l’actualité" » (De Ryinck, 2017).



13

Le terme d’aidant est fréquemment utilisé dans le champ médico-social. Pour cette étude, nous retiendrons la définition qui en est proposée par la COFACE (Confédération des organisations familiales de l’Union européenne) dans sa Charte européenne de l’aidant familial : « Personne non professionnelle qui vient en aide à titre principal, pour partie ou totalement, à une personne dépendante de son entourage, pour les activités de la vie quotidienne. Cette aide régulière peut être prodiguée de façon permanente ou non et peut prendre plusieurs formes, notamment nursing, soins, accompagnement à l’éducation et à la vie sociale, démarches administratives, coordination, vigilance permanente, soutien psychologique, communication, activités domestiques, etc. » (Association Française des Aidants, 2016, p. 6).



14

« Nous avons donc montré que le terme "schizophrénie" est responsable à lui seul d’une modification automatique du comportement chez le grand public. De plus, par extension, cette modification pourrait engendrer une dégradation des interactions sociales entre un sujet sain et un patient souffrant de schizophrénie, indépendamment des symptômes du patient » (Rainteau, 2017, p. 131).



15

Goffman établit trois catégories de stigmates : les monstruosités du corps (en lien avec le corps), les tares de caractère (en lien avec la personnalité, donc les personnes atteintes de troubles psychiques entrent dans cette catégorie), les caractéristiques tribales (nationalité, pratique religieuse).



16

Le second plan Psychiatrie et Santé Mentale s’est déroulé de 2011 à 2015.



17

http://www.psycom.org.



18

La Charte d’éthique et de déontologie du groupe Le Monde est entrée en vigueur le 2 novembre 2010. Il y est notamment mentionné que les journalistes doivent éviter le recours au sensationnel, aux approximations et partis pris. Retenons également que deux comités d’éthique et déontologie distincts sont chargés de veiller au respect de l’application de cette charte.



19

Ajir-Psy est une association qui regroupe des journalistes spécialisés sur les questions de santé ou qui sont intéressés par leur traitement dans les médias. Elle a pour objectif la lutte contre la stigmatisation des malades et les idées fausses véhiculées sur les pathologies mentales dans les médias.



20

lefigaro.fr, 18 juillet 2018 (la source est une dépêche AFP). lemonde.fr, 28 septembre 2018.



21

Pour les articles comprenant le mot « schizophrénie ».



22

Escande, Philippe (2018). Apple, moins vite le progrès. [En ligne] lemonde.fr, 09.01.18.



23

Escande, Philippe (2018). Apple, moins vite le progrès. [En ligne] lemonde.fr, 09.01.18.



24

Le terme rapport apparaît dans 16 597 dépêches sur l’année 2018, période de notre corpus.






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Référence de publication (ISO 690) : COSTES, Mylène, et LAVAL, Sylvie. Le vocable de la schizophrénie au prisme de la presse quotidienne nationale française : un effet de mode ? Les Cahiers du journalisme - Recherches, 2019, vol. 2, n°3, p. R29-R44.
DOI:10.31188/CaJsm.2(3).2019.R029


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