Nouvelle série, n°3
1er semestre 2019 |
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NOTE DE LECTURE
Marie-Ève Martel : Extinction de voix. Plaidoyer pour la sauvegarde de l’information régionale
Dominique Trudel
D
ans son ouvrage Extinction de voix. Plaidoyer pour la sauvegarde de l’information, la journaliste Marie-Ève Martel propose un vibrant argumentaire en faveur de la sauvegarde des médias d’information régionaux. Mobilisant tout à la fois sa riche expérience professionnelle au sein de différents hebdomadaires régionaux québécois ainsi qu’une documentation diversifiée, l’auteure met en exergue les menaces spécifiques pesant sur les médias régionaux du Québec (chapitres 1 à 4) avant d’esquisser quelques pistes de solutions (chapitre 5).
La première qualité de l’ouvrage renvoie à sa dimension pédagogique. Il s’agit d’un livre clair, concis, qui intéressera tout autant les étudiants en journalisme, les professionnels de l’information et toutes les personnes désireuses d’en apprendre davantage sur les médias. Alors qu’on entend très souvent parler de la « crise du journalisme » en termes généraux, cet ouvrage a le mérite de déplier cette crise, de l’incarner en proposant notamment une chronologie détaillée des événements et un aperçu chiffré de la migration des revenus publicitaires vers les médias numériques. Selon les chiffres obtenus par l’auteure, les annonceurs canadiens dépensent deux fois moins qu’il y a 10 ans dans les médias imprimés, alors que les dépenses pour de la publicité en ligne se sont multipliées par dix au cours de la même période (p. 66). En plus de ces chiffres qui témoignent des transformations globales de l’économie des médias du Québec, l’auteure présente des statistiques qui concernent plus spécifiquement les médias régionaux, dont les effectifs ont fondu de 16 % de 2005 à 2015 (p. 5).
Un autre des apports intéressants de l’ouvrage consiste à donner une voix aux journalistes des médias régionaux – ceux-là mêmes dont la voix est menacée d’extinction – dont le travail est moins connu et moins visible que celui de leurs collègues des grands médias. Le quatrième chapitre, « Journalistes sous pression », regorge d’exemples des difficultés rencontrées par les journalistes qui travaillent en région, et notamment de l’intimidation qu’ils subissent parfois de la part des maires et des entreprises locales. Dans des marchés où les municipalités et les entreprises locales constituent des sources de revenus très importantes pour les médias locaux (notamment via la publication d’avis publics, d’offres d’emploi, etc.), le travail de journalistes, qui doivent concilier indépendance et rentabilité, s’avère souvent extrêmement périlleux. Critiquer les décisions d’une administration peut très bien entraîner des mesures de rétorsion variées  – « limite dans l’accès à l’information mesures d’intimidation verbale, en traves et menaces mesures de rétorsion économique » (p. 95) – dont les journalistes hésitent souvent à parler (p. 95). Par exemple, l’ancien maire de Saguenay, Jean Tremblay, à l’instar de certains de ces collègues, « boycottait à sa guise les journalistes avec qui il avait moins d’affinités » (p. 96).
Si l’ouvrage se démarque par ses nombreuses qualités, l’auteure manque parfois de distance devant des postulats normatifs qui ne sont que rarement remis en question. Ainsi, la nécessité de « sauver » les médias régionaux d’information relève-t-elle en quelque sorte de l’évidence. Soucieuse de présenter les différents rôles positifs des médias régionaux (sur les plans démocratique, socioculturel, économique, etc.), l’auteure tend à survaloriser les bienfaits des médias régionaux. Par exemple, l’auteure écrit « qu’ il a été maintes fois démontré que dans les régions où les citoyens ont davantage accès à de l’information locale, les taux de votes sont plus élevés » (p. 26). Le faible taux de participation des Montréalais aux élections municipales de 2017 serait ainsi lié à la pauvreté relative de l’information locale à Montréal, « l’une des régions les moins bien desservies » (p. 26). Or, un tel lien causal entre l’information régionale et la participation électorale demeure à démontrer, et on peut très bien se questionner sur la multiplicité des facteurs favorisant une participation électorale plus faible à Montréal (immigration et maîtrise des langues officielles, particularités de la carte électorale, etc.). À propos de cette question complexe, l’auteure s’appuie sur des analyses publiées dans les grands médias d’information, et parfois sur l’avis « d’experts » plus ou moins légitimes, alors que de nombreuses recherches scientifiques ont pourtant porté directement sur le sujet.
De la même manière, si l’auteure invite effectivement les médias à procéder à un examen de conscience, les causes profondes de la crise sont surtout à chercher du côté des forces du marché, des transformations technologiques, de l’inertie des gouvernements, etc., mais jamais du côté des médias régionaux ! Or, il aurait été intéressant d’aborder de manière plus critique le rôle joué par les médias d’information dans le développement social et économique du Québec, et plus largement, celui de la filière industrielle des pâtes et papier – un des moteurs économiques du développement du Québec  – dont les médias imprimés constituent un des aspects les plus visibles.
Derrière chaque quotidien et chaque hebdomadaire, il y a des forêts et des bûcherons, des papetières et leurs ouvriers, un réseau de transport et ses infrastructures, etc. Interroger l’avenir des médias régionaux au prisme de leur contribution à la société québécoise implique ainsi de porter attention minimale envers les infrastructures et les modes de production qui leur sont associés. L’ouvrage de Madame Martel escamote complètement ces questions et se concentre exclusivement sur la figure du journaliste professionnel. Sauver des « voix » de l’extinction, dans ce contexte, renvoie à sauver des emplois de journalistes et des médias régionaux spécifiques, sans égard aux « corps », c’est-à-dire aux infrastructures qui permettent d’articuler ces voix.
Dans le contexte de l’intérêt grandissant porté aux infrastructures dans le champ de l’étude des médias (certains parlent « d’infrastructure turn » ou même « d’infrastructure studies »), il aurait été intéressant d’adopter une perspective plus large afin de ne pas réduire un média à son contenu, dans ce cas, les médias régionaux aux « voix » qu’ils portent. Une telle perspective permettrait notamment de reconsidérer ce que l’auteure présente davantage comme des difficultés propres au métier – un reportage portant ombrage à une entreprise locale repoussé très loin dans le journal (p. 123) le propriétaire d’un hebdomadaire régional qui fait la promotion de sa candidature à une élection municipale dans les pages de son propre journal (p. 133), etc. – que des contraintes structurelles liées à l’économie politique de l’infrastructure. Ainsi, il serait possible de jeter un regard plus complexe sur l’information régionale en articulant de manière dialectique ses contraintes structurelles particulières aux différents rôles positifs qui seraient d’emblée ceux des médias régionaux.
Bien que l’auteure n’aborde pas les infrastructures médiatiques dans la perspective d’une histoire à longue durée, le regard est davantage rétrospectif que prospectif. Il s’agit bien de sauver l’information régionale, de « recouvrer les voix » (p. 155) plutôt que d’imaginer un nouvel écosystème médiatique. Implicitement, l’auteure se réfère à un âge d’or des médias régionaux dès lors érigé en modèle. L’auteur aborde surtout les années 2010-2014, alors que deux géants, Sun Media et TC Media, se disputaient le marché des hebdomadaires régionaux, multipliant les titres et opérant à perte. Alors que l’auteure ne nourrit aucune illusion sur cette période et « ce duel qui ne pouvait pas perdurer bien longtemps » (p. 40), la question demeure entière : que faut-il sauver ? quel est l’horizon de ce sauvetage ? quel est le véritable « âge d’or » des médias régionaux ? À ces questions, l’ouvrage ne propose pas de réponse, et se réfère ainsi à un passé assez vague et certainement idéalisé.
Les solutions proposées par l’auteure ne surprendront guère les personnes au courant du dossier. Au premier titre, l’auteure plaide pour un investissement massif des gouvernements, notamment sous la forme de crédits d’impôt, et joint ainsi sa voix à celle de nombreux journalistes, de différents groupes et d’experts qui se sont manifestés à de nombreuses reprises au cours des dernières années. D’autres propositions sont plus originales, notamment la création d’un fonds québécois des médias à même une nouvelle taxe sur les services Internet, ou encore des alliances nouvelles entre médias indépendants afin de partager les coûts de production.
Si ces solutions ont un certain potentiel, il aurait été intéressant de proposer des pistes plus audacieuses qui permettraient de réinventer en profondeur l’information régionale et son modèle d’affaires. Alors que l’auteure demeure clairement attachée aux médias imprimés, qui ont certes de nombreux avantages indéniables, la question technologique est souvent minimisée. Pourtant, une avenue qui semblent particulièrement prometteuse pour les médias régionaux, souvent qualifiée de « modèle Spotify », consiste à rassembler sur une même plateforme payante les contenus de nombreux médias d’information, accessible moyennant un abonnement ou un micropaiement. Fondée en 2013, la néerlandaise Blendle propose un tel modèle, qui n’est pas sans rappeler le fonctionnement des grandes agences de presse du XXIe siècle. 
Marie-Ève Martel (2018). Extinction de voix. Plaidoyer pour la sauvegarde de l’information régionale. Ottawa : éditions Somme toute, 208 p.
Dominique Trudel est professeur au département des arts et lettres
de l’Université du Québec à Chicoutimi.
Référence de publication (ISO 690) : TRUDEL, Dominique. Marie-Ève Martel : Extinction de voix. Plaidoyer pour la sauvegarde de l’information régionale. Les Cahiers du journalisme - Recherches, 2019, vol. 2, n°3, p. R186-R188.DOI: 10.31188/CaJsm.2(3).2019.R186