Nouvelle série, n°3
1er semestre 2019 |
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NOTE DE LECTURE
Antoine de Tarlé : La fin du journalisme ? Dérives numériques, désinformation et manipulation
Rayya Roumanos
A
larmiste, sans aucun doute. Fataliste, loin de là. L’ouvrage d’Antoine de Tarlé, spécialiste des médias, ancien administrateur de groupes de presse français, dont le Monde, et contributeur régulier de la revue Études, offre une analyse concise et lucide des effets délétères de la révolution numérique sur la qualité de l’information. S’il s’attache à décrire, par le menu, les dérives d’un espace numérique au bord du précipice, il propose aussi des solutions concrètes pour éviter la chute.
De fait, une double urgence guide le propos : celle de comprendre le phénomène de « désintégration des mécanismes de l’information » (p. 7) à l’ère du numérique, et celle d’engager une réflexion pour « stopper les abus de tous ordres et aider l’expression d’une information responsable » (p. 8).
L’enjeu d’une telle exploration dépasse, de toute évidence, la seule survie d’une profession journalistique chahutée par les nouvelles règles du capitalisme de l’information. Pour Antoine de Tarlé, détecter les failles du système et proposer des remèdes à l’émiettement de l’information permettrait, avant tout, de sauver la démocratie dont les mécanismes sont constamment remis en cause par Internet.
La fin du journalisme ? est avant tout un essai très bien documenté qui propose une lecture captivante et fluide d’un dérèglement médiatique à grande échelle. Il s’appuie sur des articles de presse et de rapports anglosaxons produits par des organismes tels que le Pew Center, le Neiman Lab, ou encore le Reuters Institute qui publie, chaque année, un rapport très attendu sur la consommation de l’information à l’échelle internationale. Il revient, également, sur les travaux d’auteurs comme Yascha Mounk1 et Timothy Snyder2 dont les hypothèses sur les convulsions de la démocratie libérale confèrent une profondeur analytique très appréciable à ce panorama critique des bouleversements de la presse à l’ère du numérique.
L’ouvrage-diagnostique n’a pas la prétention d’embrasser toutes les dimensions de la révolution en cours. Tel est son point fort. Mais la logique énumérative qui charpente le texte laisse, par moment, le lecteur sur sa faim, notamment sur la question des modèles économiques des grandes plateformes numériques3 ou sur celle de leur régulation4.
Dans le chapitre liminaire intitulé « Un peu d’histoire », l’auteur retrace les grandes étapes de la révolution numérique dont les effets sur l’offre d’information, analyse-t-il, ont été majoritairement négatifs. L’euphorie qui a accompagné la naissance du Web a très vite laissé la place à une crainte sourde à mesure que les revenus publicitaires se sont taris, que les journalistes ont perdu leur monopole sur l’information, et que la crise économique subséquente a entraîné la disparition de titres prestigieux et la suppression de milliers de postes.
En fait, la presse traditionnelle n’a pas su anticiper les changements induits par l’arrivée du Web optant, dans un premier temps, pour la gratuité totale de son offre numérique. Une décision qui précipitera son écroulement et affectera durablement la qualité de l’information et du débat public qui en dépend. « Il était évident, résume Antoine de Tarlé, qu’Internet, loin d’apporter un élan nouveau à la presse traditionnelle, détruisait ses bases économiques par la combinaison de la circulation gratuite des nouvelles et de la disparition de la publicité commerciale partie sur les grandes plateformes numériques » (p17).
Pour autant, l’information de qualité n’a pas tout à fait déserté la Toile. Elle s’est même épanouie dans les pages de certains médias digitaux qui ont réussi à pérenniser une offre exigeante, en dépit de la crise. L’auteur cite, en guise d’exemple, Politico et Médiapart, deux sites d’investigation implantés de part et d’autre de l’Atlantique et dont les publications attirent de plus en plus de lecteurs. Il rappelle, néanmoins, que ces pure players s’adressent à un public averti, amateur d’enquêtes, et prêt à payer le prix fort pour accéder à des contenus de qualité. La grande majorité de la population doit, en revanche, se contenter d’une information « morcelée et manipulée en permanence, soit pour des raisons commerciales, soit pour des motifs politiques » (p. 106). La révolution numérique, s’inquiète Antoine de Tarlé, accentue les inégalités d’accès à l’information de qualité.
Plus encore, elle entraîne une surcharge informationnelle qui, loin de favoriser la diversité des médias, rend inaudible une presse qui ne répond pas aux exigences du tout-viral. Cette menace sur la pluralité de l’offre d’information est d’autant plus forte que le paysage médiatique actuel est dominé par des plateformes toutes puissantes qui imposent leurs règles à l’ensemble des acteurs de ce secteur. Regroupées sous l’acronyme GAFA (Google, Apple Facebook et Amazon), elles colonisent nos vies numériques, déterminent notre accès aux contenus digitaux, spolient les droits d’auteur et captent la plus grande part des ressources économiques disponibles.
La révolution numérique s’est certes déroulée sans violence, mais elle a donné naissance à ces multinationales quasi intouchables qui non seulement piétinent impunément les règles fiscales, mais parviennent, explique Antoine de Tarlé, à s’affranchir de toute responsabilité juridique sur des contenus qui font pourtant leur fortune. Le deuxième chapitre examine justement deux de ces géants qui ont privé les médias d’une partie de leurs revenus publicitaires tout en transformant les données des usagers en marchandise : Google et Facebook ainsi que leurs filiales, YouTube, Messenger, WhatsApp et Instagram.
L’auteur rappelle qu’ :
en quelques années et dans la plus grande discrétion, s’est mise en place une véritable industrie d’exploitation des caractéristiques les plus intimes des êtres humains qui brasse des milliards d’euros et sur laquelle on sait peu de choses. Il est pourtant évident qu’il faudra se préoccuper très rapidement des modalités de commercialisation de ces données qu’ils revendent ensuite à d’innombrables entreprises dans tel ou tel type de consommation » (p. 43).
Pour appuyer son propos, Antoine de Tarlé consacre le troisième chapitre de son ouvrage à un scandale qui a secoué la galaxie Facebook en 2018 : l’affaire Cambridge Analytica, du nom de la société de profilage politique qui a profité du laxisme de l’entreprise de Mark Zuckerberg pour aspirer les données de 87 millions d’usagers au profit de la campagne du candidat Donald Trump.
Il note qu’en dépit de cette affaire largement médiatisée et de la prise de conscience qui s’ensuivit, les adhésions à Facebook ont continué de croître. Les usagers restent captifs parce qu’ils jugent que les avantages d’une adhésion à ce réseau sont supérieurs aux inconvénients d’un retrait motivé par les dérapages, pourtant réguliers, du géant de Menlo Park.
Parmi ces avantages, l’accès à l’information puisque Facebook constitue, désormais, l’un des principaux fournisseurs de contenus informatifs sur le Web. Dans le quatrième chapitre, Antoine de Tarlé juge cette évolution particulièrement alarmante, surtout que le tri des nouvelles, auparavant assuré par des journalistes professionnels, se retrouve ici tributaire d’une politique opaque qui privilégie la conversation aux dépens de l’information. Fausses nouvelles, faits alternatifs, propagande et contenus haineux circulent abondamment sur le réseau et sont amplifiés par des algorithmes qui filtrent les informations en fonction des usagers et engendrent, bien souvent, des « bulles protectrices » (p. 80) qui fonctionnent comme des chambres d’écho. De fait, assure l’auteur, « le pluralisme des opinions est gravement affecté et le débat, élément essentiel du fonctionnement de la démocratie, disparaît » (p. 74).
Se pose alors la question des mesures concrètes à adopter pour protéger les internautes contre ce poison auto-administré. Renforcer l’éducation aux médias et appuyer la coopération entre les journalistes et leurs publics sont deux réponses essentielles mais l’antidote, affirme Antoine de Tarlé, doit avant tout être juridique. Il est en effet vain d’espérer un sursaut citoyen et parfaitement illusoire de compter sur les GAFA pour assainir leur mode de gestion des données privées et des informations qui circulent sur leurs plateformes. Le cinquième et dernier chapitre de l’ouvrage plaide pour un « nouveau régime de l’information » qui repose sur une réglementation plus stricte des acteurs du Web.
La création du RGPD (Règlement général sur la protection des données), qui est entré en application le 25 mai 2018, est un pas dans la bonne direction, estime l’auteur, puisque cette directive européenne impose aux entreprises de sécuriser les données des utilisateurs et de rendre compte de leurs usages. Néanmoins, son efficacité reste à mesurer, de même que ces possibles effets pervers telle que la pénalisation des petits opérateurs qui n’ont pas les moyens de mettre en place les dispositifs administratifs nécessaires au respect de la loi.
Pour lutter contre les fausses informations et les messages chargés de haine qui circulent abondamment sur la Toile, Antoine de Tarlé préconise, pour la France, de mettre en place des dispositifs inspirés de la loi de 1881 sur la liberté de la presse. L’objectif d’une telle mesure est de rendre les plateformes responsables devant la loi des contenus qu’elles diffusent. Une telle solution viendrait d’abord trancher le débat sur la nature même de ces entreprises entre simples hébergeurs de contenu ou éditeurs d’information. L’auteur soutient cette deuxième caractérisation et propose de nommer, pour chaque structure, un directeur de publication en charge de s’expliquer devant un juge en cas de plainte. La réponse judiciaire, par nature lente, ne sera pas en mesure de bloquer la propagation d’un message frauduleux, d’ordinaire viral, mais la sanction aura valeur d’exemple et incitera les plateformes à faire preuve de prudence.
Pour chacune des pistes exposées, Antoine de Tarlé explore les ramifications et mesure les limites. Mais il ne rentre pas dans le débat juridique sur l’arbitrage délicat entre principes de liberté et réglementation, dans un ouvrage qui se veut, avant tout, panoramique et accessible. Synthétique et clair La fin du journalisme ? constitue, de fait, une bonne entrée en matière sur un sujet complexe qui anime, aujourd’hui, législateurs, scientifiques et activistes. 
Antoine de Tarlé (2019). La fin du journalisme ? Dérives numériques, désinformation et manipulation. Paris : Les éditions de l’atelier, 112 p.
Rayya Roumanos est maître de conférence
à l’Institut de journalisme Bordeaux Aquitaine (IJBA).
Notes
1Yascha Mounk (2018). Le peuple contre la démocratie. Paris : L’Observatoire.
2Timothy Snyder (2018). The Road to Unfreedom: Russia, Europe, America. New York : Tim Duggan Books.
3Pour une analyse du poids économique et politique des grands acteurs du Web, lire Nikos Smyrnaios (2017) Les GAFAM contre l’internet. Une économie politique du numérique. Paris : INA éditions.
4Pour une synthèse critique des enjeux de la régulation des pratiques numériques, lire la sixième section du troisième chapitre de l’ouvrage de Dominique Cardon (2019), Culture numérique, Paris, Presses de Sciences Po.
Référence de publication (ISO 690) : ROUMANOS, Rayya. Antoine de Tarlé : La fin du journalisme ? Dérives numériques, désinformation et manipulation. Les Cahiers du journalisme - Recherches, 2019, vol. 2, n°3, p. R189-R192.DOI: 10.31188/CaJsm.2(3).2019.R189