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Nouvelle série, n°5

Été 2020

DÉBATS

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RÉPONSE

Le journaliste peut-il renoncer au
devoir de rechercher la « vérité » ?

La « vérité », reconnue pourtant par la profession comme « fondement » du journalisme, ne figure plus dans l’article 1 de la nouvelle version de la Charte mondiale d’éthique, adoptée lors du 30e congrès de la Fédération internationale des journalistes (FIJ) le 12 juin 2019 à Tunis. Faut-il accepter cette disparition sans autre forme de procès ?

Par Jean-Luc Martin-Lagardette



Composite CdJ d’après sources Bluebudgie et Qimono/ Pixabay


D

ésormais, selon le nouveau code déontologique mondial de la profession, le « devoir primordial » du journaliste n’est plus de « respecter la vérité et le droit que le public a de la connaître », mais de « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître ».

Jusqu’à plus ample informé, cette disparition n’a provoqué aucune réaction parmi les professionnels et dans le public. Bien au contraire, elle semble avoir soulagé les journalistes d’une charge qu’ils ressentaient comme exorbitante. Pour moi, cette modification sonne comme une abdication et un suicide.

Abdication, parce que le journalisme abandonne délibérément une exigence, certes ardue et coûteuse, mais qui demeure le principal marqueur de la spécificité de notre métier.

Suicide, parce que, de ce fait, nous, journalistes, sommes tous irrémédiablement remplaçables par n’importe quel autre producteur d’information.

Après avoir lu dans un article à ce sujet1 mon regret de cette évolution, Anthony Bellanger, secrétaire général de la Fédération internationale des journalistes (FIJ), m’a communiqué son sentiment :

Concernant la « vérité », dont vous faites mention en pied [de l’article], nous avons eu un débat en plénière à Tunis et tout le monde était d’accord sur le principe que la vérité est le fondement de notre profession [je souligne], mais qu’elle peut malheureusement être soumise à interprétation. Avec les réseaux sociaux notamment, comme vous le mentionnez justement dans votre chapô, la vérité des uns n’est pas toujours la vérité des autres. Et il est parfois compliqué de rétablir… les faits. En revanche, les faits eux sont précis.

Je voudrais expliquer ma position en deux temps :

a) montrer en quoi cette décision me semble inappropriée et fâcheuse et ne fait que repousser le problème en le laissant malheureusement entier ;

b) proposer une approche du concept de « vérité » qui permette de le conserver comme exigence première du journalisme. La démarche consistera à regarder la vérité non plus comme valeur absolue (vrai/faux), mais comme principe de régulation (les conditions épistémologiques – ou gnoséologiques – de base pour la fabrication d’une information de qualité).

Une décision inappropriée et fâcheuse

Passer de « respecter la vérité » à « respecter les faits », c’est reculer pour ne pas sauter. En effet, de cette façon, l’on pense avoir simplifié le devoir premier du journaliste, qui n’est plus de viser une vérité qui serait manifeste aux yeux de tous, mais de s’efforcer – ce qui est déjà beaucoup, pense-t-on – à décrire des faits incontestables.

Mais n’est-ce pas un tour de passe-passe ? Car, que dit-on par « respecter les faits » sinon affirmer des faits vrais ? Autrement dit, exprimer la vérité des faits ?

La question demeure donc toujours de savoir comment nous accorder sur cette vérité. Il est vrai que la vérité des faits semble plus facile à établir que la « vérité de jugement2 » (l’autre vérité qui, avec la vérité des faits, constitue la vérité globale), elle n’en reste pas moins également problématique.

Croire le contraire, c’est ignorer que la présentation d’un fait est, elle aussi, et toujours, une construction de l’esprit. Elle peut s’appuyer sur des éléments concrets, objectifs, certes, mais ces éléments sont recherchés, estimés, sélectionnés, jugés et décrits par un moi humain, par principe faillible et imparfait.

En outre, ce sujet humain est constitué d’un ensemble de filtres dont beaucoup peuvent échapper à sa conscience : caractère, préjugés, croyances, système de valeurs, idéologie, âge, sexe, niveau culturel, niveau social, santé, langue et langage, etc. Sans parler de tous les autres paramètres qui influent sur le fabricant de l’information : moyens dont il peut ou non bénéficier, éventuels intérêts masqués, économiques, financiers ou d’influence, etc.

Chacun de ces filtres teinte et oriente son travail d’une façon inéluctable. Il en va de même pour la réception, l’interprétation du fait.

Un exemple. Dans la célèbre trilogie de Marcel Pagnol, qui est le père de Césariot ? Marius, Césariot étant le fruit de sa nuit d’amour avec Fanny ? Ou Panisse, qui épousa cette dernière et choya des années durant l’enfant qui ne venait pas de lui ? Le père biologique ou le père affectif, économique et social (il lui avait donné son nom) ?

César, le papa de Marius, penchait pour ce dernier :

— MARIUS : Comment, toi aussi ? Mais nom de Dieu, qui c’est le père ? Celui qui a donné la vie ou celui qui a payé les biberons ?

— CESAR : Le père c’est celui qui aime.

Un fait, deux vérités.

On le voit, autour d’une même réalité, vous n’aurez jamais deux descriptions ni deux lectures exactement identiques. C’est une illusion, une naïveté de penser que l’on peut présenter des constats objectifs bruts, absolus, nets de toute subjectivité ou de tout présupposé.

C’est pourquoi la proclamation de « faits alternatifs » n’est pas si extravagante que cela, quand ils signifient : « faits décrits à partir d’un autre point de vue » (et non, bien sûr, « faits dont les éléments sont inventés ou affirmés malgré les preuves contraires », comme pour l’ampleur de l’assistance à l’investiture du président Trump en novembre 2016, événement à propos duquel est apparue la notion de « fait alternatif »).

La séparation fait/commentaire, même si elle est éminemment souhaitable et recommandée, n’est pas plus possible que l’objectivité absolue.

Celle-ci étant, par définition (laquelle suppose une « abstraction faite du sujet »), absurde, nous pouvons cependant viser une objectivité relative, principalement grâce à deux moyens :

– Un moyen externe, par le recoupement des points de vue alternatifs. La question principale devient alors de décider le nombre et la qualité des points de vue à considérer, la qualité et la pertinence des sources à solliciter.

La plupart du temps, le journaliste s’en tient au point de vue dominant (d’où l’accusation qui lui est souvent faite de véhiculer une « pensée unique »). Et, par manque de temps, facilité, conviction ou ignorance, il ne va pas chercher ces autres visions existant dans le public. Surtout si elles lui paraissent invraisemblables ou contraires à sa propre vision.

Certes, le choix de l’angle ressortit à la liberté d’expression et, pour cette raison, il est à respecter et à préserver. Mais, pour être libre, ce choix peut aussi être maladroit, biaisé, intéressé, incorrect ou inexact, en omettant, par exemple, telle ou telle donnée qui pourrait complètement changer le sens du fait décrit.

– Ceci nous conduit au moyen interne employé pour présenter les faits de façon suffisamment objective (« objectivité relative »). Il s’agit de réduire les risques engendrés par la part subjective inhérente à toute description.

Ce moyen, c’est la recherche sincère de la vérité.

Deux journalistes américains, Bill Kovach et Tom Rosenstiel, ont publié en 2001 un livre qui a marqué les esprits : Principes du journalisme3. Il était sous-titré : Ce que les gens de presse doivent savoir, ce que le public doit exiger. Leur première proposition, simple comme une évidence, était : « Le journalisme a pour première obligation la vérité ».

En effet, seule la recherche sincère de la vérité peut pousser librement (moralement, professionnellement) le producteur d’une information à dépasser ses préjugés personnels, à accueillir et même à solliciter les points de vue alternatifs, à affronter la/les contradiction/s, à reconnaître et corriger systématiquement ses erreurs et ses torts, à solliciter des sources inhabituelles (et même qu’il estime peu crédibles : dans la quête du savoir, « il faut se méfier de sa méfiance comme de sa confiance », disait Edgar Morin), bref, comme le disait Jean-Paul Sartre, à « penser systématiquement contre [soi]-même ».

Exercice difficile mais indispensable et extrêmement fécond.

Cette démarche est rendue nécessaire par le fait que l’information journalistique n’est pas seulement une opinion (du journaliste, du média qui l’emploie), mais aussi un savoir. C’est une donnée, une nouvelle, dont le contenu s’impose rationnellement à tout citoyen, à la différence d’une œuvre d’art, d’un commentaire, d’un acte de propagande, d’une publicité, etc. Une information journalistique, de ce fait, est donc aussi un « bien commun », dont le couple journaliste/média assume la charge mais qui, en contrepartie, le contraint à des procédures de fabrication dont il doit pouvoir rendre compte.

Cette exigence de vérité ne peut lui être imposée de l’extérieur. Elle peut seulement être mise en œuvre librement par le fabricant d’une information, dans la « boîte noire » de sa conscience et dans celle de la conférence de rédaction.

En revanche, d’un autre côté, cette exigence est attendue par le public et les protagonistes mis en scène ou en cause par une information. Et quand elle manque manifestement, le public et les protagonistes de l’actualité éprouvent, légitimement, une injustice. Voire s’estiment victimes d’un préjudice. Ces sentiments peuvent même se muer en colère et dégénérer en violence contre les médias.

Peu de mes confrères comprennent cette haine dont ils sont parfois l’objet. Ils la mettent sur le compte d’un manque d’éducation aux médias ou au fait que « la vérité » (qui à cette occasion bénéficie d’un retour en grâce à leurs yeux) dérange.

Pour satisfaire aux attentes du public (et de tous les citoyens), le journaliste doit donc montrer, par ses actes, qu’il recherche sincèrement, avec humilité, une vérité qu’il ne peut jamais être sûr de détenir, mais qu’il a les moyens techniques et heuristiques d’approcher. Une vérité qui ne se prétend pas absolue, mais se veut « fonctionnelle et pratique », dans une perspective d’objectivité maximale, comme le suggèrent Kovach et Rosenstiel : « La méthode est objective, pas le journaliste ».

La vérité comme concept régulateur

Pour conserver la « vérité » comme exigence première du journalisme, au vu de tout ce que nous venons de voir, il faut la considérer, non plus comme une valeur absolue (vrai ou faux, noir ou blanc), mais comme un principe de régulation : tout informateur honnête et rigoureux agira donc comme si la vérité existait toujours dans son horizon. Il conservera ainsi, en lui et dans son journal, une fenêtre ouverte pour une autre interprétation, un complément d’information, une rectification, etc.

S’il démontre par son comportement qu’un tel état d’esprit l’anime, le public sera porté à lui faire confiance, car il constatera objectivement sa sincérité. Et si tous ceux qui prétendent à l’appellation de « journaliste » adoptent cette attitude, alors on pourra reconnaître à ce métier une spécificité que les autres producteurs de news plus ou moins fake ou intéressées ne pourront pas revendiquer de la même façon.

Faire disparaître le mot « vérité » de l’article 1 de la Charte, alors que tous reconnaissent que la vérité est le fondement de notre profession, c’est ne plus faire de l’idéal le vecteur de nos efforts, de nos exigences et de nos attentes. C’est décevoir d’emblée le public qui attend que nous soyons, au cœur du débat politique et sociétal, les témoins les plus impartiaux possible pour qu’il se fasse lui-même son opinion. Ce qui n’empêche pas, bien sûr, l’expression occasionnelle de nos points de vue.

Quelle autre profession, sinon, se chargerait alors de cette tâche ?

C’est un peu comme si l’on disait que la liberté, l’égalité et la fraternité sont tellement difficiles à définir qu’on décide de les abandonner et que nous les remplacions par Respectons les lois de la République ou Favorisons le vivre ensemble.

En chassant « vérité » de nos chartes, nous renonçons à justifier notre métier et ses prérogatives. La porte est alors laissée ouverte à tous les producteurs de post-vérités, infox, intox, etc., qui pourront eux aussi prétendre au titre de journalistes, pour peu que leurs nouvelles soient appuyées sur quelques faits exacts et vérifiés. Sans l’exigence de vérité et la recherche de l’intérêt général, avec les contraintes qui s’attachent à cette fonction, plus rien ne nous distingue d’eux.

Seule une information qui se sait perfectible et amendable, qui donc peut être contestée et soumise à rectification au moyen de procédures simples et accessibles à tous4, par le truchement d’un conseil de presse notamment, ou par un traitement beaucoup plus rigoureux et exhaustif des droits de réponse et de réplique, devrait être considérée comme réellement journalistique. C’est-à-dire élaborée dans une optique de vérité et d’intérêt général.

La spécificité du journalisme peut donc être concrètement définie et observée par la transparence sur ses procédures de fabrication de l’information.

Le couple « vérité » et « journalisme » pourra ainsi être pensé à nouveaux frais – et être réintégré dans notre Charte.

Proposition de définition

Dans une société démocratique, une information journalistique est :

– l’énonciation, la description précise et/ou l’explication d’un fait (événement, phénomène ou situation) d’actualité puisé dans le présent ou ayant une signification pour le temps présent ;

– ce fait étant significatif universellement ou collectivement, ou présentant un caractère d’intérêt général ;

– recherchée au nom du public et de son droit de savoir aux fins de se former lui-même et librement son opinion ;

– sélectionnée et mise en forme par un moi humain libre, formé à la démarche d’objectivité (capacité à penser contre soi-même, affrontement de l’objection et de la contradiction, enquête à charge et à décharge, pluralité des sources et des points de vue…) ainsi qu’au respect de la vérité (exactitude et complétude des faits, cohérence du sens) ;

– corrigée et/ou complétée, le cas échéant, après sa publication.

S’agissant de l’« information journalistique professionnelle », on ajoutera :

Cet énoncé est diffusé par un média responsable procurant au journaliste les moyens d’accomplir sa mission et lui garantissant son indépendance par rapport à tout pouvoir (idéologique ou économique, y compris par rapport aux intérêts de l’entreprise ou de l’organisme qui l’emploie quand il y a un enjeu démocratique de l’information).

Ce média étant dépositaire d’une mission d’intérêt général, il met en œuvre une politique de vérification continue et de rectification de sa propre production.

Seule l’application de l’exigence de vérité dans l’élaboration des informations d’actualité serait à même de rassurer le public et les partenaires des médias. Abandonner officiellement cette exigence, c’est, selon moi, leur envoyer officiellement le message que la traque aux dérapages déontologiques n’est pas une priorité de la profession.

Au contraire, afficher, au nom de la recherche de la vérité, une politique rigoureuse et transparente d’accueil formel des critiques, de rectification exhaustive des erreurs et de veille sur les fautes déontologiques (y compris par des tiers, des médiateurs indépendants), serait un bon moyen pour la profession de se démarquer visiblement du reste des « informateurs ».

Jean-Luc Martin-Lagardette est journaliste et essayiste.



1

Sur mon blog debredinoire.fr.



2

Par « vérité de jugement », j’entends aussi bien « d’interprétation » ou « subjective ». La vérité de fait qualifie une donnée réelle, concrète, de l’expérience ; la vérité de jugement, une appréciation, normative, de la « valeur » de ce fait.



3

Paris, Gallimard, 2015.



4

Outre le recours aux tribunaux, qui constitue une démarche lourde, coûteuse, à l’issue incertaine et inappropriée quand il s’agit d’épistémologie. En effet, ce n’est pas à la justice de trancher sur les erreurs, dérives et abus déontologiques de toute sorte : omission, inexactitude, simplification déformante, contresens, amalgame, ignorance, défaut de compétence, partialité, refus de discuter, irresponsabilité, etc.






Référence de publication (ISO 690) :
MARTIN-LAGARDETTE, Jean-Luc. Le journaliste peut-il renoncer au devoir de rechercher la « vérité » ? Les Cahiers du journalisme - Débats, 2020, vol. 2, n°5, p. D15-D20.
DOI:10.31188/CaJsm.2(5).2020.D015


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