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Nouvelle série, n°5

Été 2020

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CET ARTICLE






Journalisme et oralité secondaire : intermédialité, ventriloquie
et prospective

Gloria Awad, Université d’Artois

Résumé

Cet article porte sur l’oralité secondaire – préécrite, raturée, réécrite et coécrite, préthéâtralisée, performée et proférée, telle qu’elle est portée par la post-chirographie numérique (Awad, 2017). Avec une focalisation sur la parole politique médiatisée dans sa programmation prospective et son événementialité disruptive cristallisatrice de ventriloquie médiatique par la reprise, le partage, la glose et le commentaire, mais également porteuse d’une visibilité égérique génératrice de valeur des identités et de leurs contiguïtés. Cette ventriloquie médiatique, notamment journalistique, opère une reprogrammation de la réception publique des paroles politiques. Ce qui conduit à positionner respectivement tant les discours politique, journalistique que médiatique numérique.

Abstract

This article deals with secondary orality – pre-written, crossed out, rewritten and co-written, pre-theatricalized, performed and uttered, as carried by digital post-chirography. With a focus on political speech mediated in its prospective programming and its disruptive eventivity crystallizing media ventriloquism through repetition, sharing, gloss and commentary, but also carrying an egalitarian visibility generating value for identities and their adjacencies. This media ventriloquism, notably journalistic, operates a reprogramming of the public reception of political speech. Which leads to positioning political, journalistic and digital media discourse respectively.

DOI:10.31188/CaJsm.2(5).2020.R071





C

e travail1 trouve son point de départ dans l’interrogation des processus de médiatisation des messages médiatiques et dans leur cristallisation dans des contenus médiatiques qui configurent des chaînes événementielles et des images institutionnelles. Les contenus journalistiques sont de ce fait considérés comme étant tout aussi stratégiques que l’information tant d’autopromotion que de promotion, malgré l’opulence, l’accessibilité et la circulation généralisées, particulièrement numériques de celle-ci. Ce qu’on peut finalement appeler les raisons sociales des contenus, précisément dans leur bipolarité médiatique et sociale. Laquelle trouve son ancrage dans la référentialité objective caractéristique de l’information journalistique et dans les dimensions stratégique et collaborative inhérentes à la communication politique – en tant que communication institutionnelle et information de sources – qui implique, à la fois, le pouvoir et la compétition de « groupes et de personnes » (Balandier, 1967, p. 36-37) qui lui est inhérente, ainsi que l’adhésion publique à des décisions et des programmes plus ou moins explicitement formulés qui les valide et les légitime. Dans cette perspective, la dimension originellement événementielle et dialogique de la parole est porteuse d’opportunités de visibilité des identités politiques, et des projets dont elles sont porteuses. En effet, la prise de parole cristallise à la fois un projet de création événementielle ex nihilo et de capture de l’attention de facto, ce qui a été qualifié de prise de pouvoir.

Intermédialité : commutation, médiatisation et action

Le concept d’intermédialité a été introduit par le sémioticien Charles Morris (1946). En plus de la commutation ou sémiose, traduction entre les signes et leurs objets et entre les signes eux-mêmes, il inclut la prise en charge des chaînes et des possibilités sémiotiques par des significations instrumentales générales d’événements, d’idées ou de contenus, en plus des langages et des codes. Ce qui peut être qualifié de processus de médiatisation, issu de l’articulation entre structure de communication et fonction de communication. Le concept de contenu, introduit par Bernard Berelson (1971) à partir notamment des travaux de Morris et du politiste Harold Lasswell (1968), répondait à des demandes de mesure scientifique et stratégique de variables telles que l’influence et l’effet des messages politiques médiatiques. Le premier indicateur utilisé dans ce cadre est celui de l’espace occupé par les contenus journalistiques. Il peut être considéré comme une transposition de la valeur de l’espace publicitaire – acheté et vendu – des plateformes de contact que sont les titres de presse, appliquée par contiguïté à l’espace – et par la suite au temps – des contenus journalistiques et à sa « corrélation à l’activité sociale » (Willey, 1926, p. 23).

Dans notre approche, et plutôt que les effets des messages, les contenus analysés devraient permettre d’en reconstituer a posteriori le projet et l’incarnation de ce projet dans un processus de médiatisation. Donc à partir de la fable ou l’algorithme et de la redondance ou isotopies des contenus (Greimas, 1986, p. 125), le propos est d’accéder à ce que Paul Ricœur qualifie de représentance, pour rendre compte de l’inévitable référentialité qui distingue l’écriture de l’histoire, grande et petite, dont fait partie le journalisme en tant que chronique de l’actualité, de l’écriture plus libre de la fiction (Peirce, 2002, p. 390 ; Ricœur, 2000, p. 319 ), à laquelle nous ajoutons l’écriture également libre de la (auto) promotion. Nous prenons ainsi appui sur les contenus journalistiques, qui constituent une cristallisation – entre autres – de « la lourde, la redoutable matérialité des discours » (Foucault, 1969, p. 212), du fait même de l’opérativité de la médiation journalistique qui substitue des descriptions matérielles – des écritures – à des phénomènes le plus souvent inaccessibles en tant que tels aux récepteurs, leur fournissant ainsi une observation à distance et une information et une connaissance par description. Le concept d’écriture de césure a émergé à partir des résultats de ce travail. Il correspond à une référentialité fonctionnelle de positionnement du dispositif qui prend en charge la médiatisation des messages, avec son ancrage dans un contexte socioéconomique, des temporalités et des préoccupations sociales.

Ainsi, une spécification qui implique les deux concepts, d’intermédialité et de contenu, correspond aux notions d’identité-référentialité et césure-contiguïté. L’identité-référentialité relève de la dimension de fidélité et de validité, caractéristiques indispensables des écritures du réel2. La césure-contiguïté rend compte de la dynamique dialectique immémoriale de l’identité en tant que concept cumulatif, affecté par la pluralité des altérations et différences, et en tant que continuité additive générée par – et indexée sur – la pluralité discontinue des proxémies de contact3. Elle relève de la dimension tant physique que psychologique de « l’action des index » (Chandler, 2002, p. 41), laquelle dépend d’une causalité et d’une motivation mobiles où s’articulent la perception présente et l’échelle de ses multiples ancrages et arrimages mondains, individuels et sociaux. Dans cette perspective, toute indicialité opère selon une dynamique « rhapsodique », qui prend appui sur les jeux « des relations et de leurs domaines » (Cassirer, 1972, p. 67).

Ainsi, il est par exemple possible d’évoquer une identité ancrée dans le statut politique, contiguë avec une identité journalistique, ancrée dans le métier de journaliste, mais aussi avec une identité de militant qui suit les médiatisations de l’acteur politique, et avec une identité de plume de ce même acteur.

Mais aussi, deux articles issus, respectivement, de l’édition en ligne du journal Les Échos du 21 janvier 2016, « Twitter : l’effondrement en bourse relance des rumeurs de rachat », et de l’édition en ligne du journal Le Monde du 5 janvier 2017, « Les Japonais fous de haïkus ». Où les contenus des Échos relèvent d’une écriture de représentance-identité tant de l’effondrement en bourse de l’action Twitter que des rumeurs de rachat de la plateforme. Alors que l’article du Monde relève d’une écriture de césure-contiguïté, par ellipse, des tweets en tant que formes brèves, à travers la pratique poétique populaire japonaise des haïkus où le nouage thématique – hashtag avant le terme –, des fragments ancrés dans la créativité située de chacun, est donné par le pouvoir. Les haïkus apparaissent mus par une continuité sociale, politique et poétique conversationnelle.



Culture numérique et post-chirographie : oralités primaire et secondaire

L’ancrage synchronique de ce travail lui est fourni par l’actualité médiatique de la culture numérique où l’oralité est écrite, qu’il s’agisse de conversations, de tweets, de discours et autres contenus ; et où l’écriture est oralisée, qu’il s’agisse de discours prononcés et exposés ou délivrés, de livres audio ou audiovisuels, de récits visuels sonorisés, etc. Une incarnation paradigmatique de cette oralité politique « secondaire » est probablement fournie par les tweets politiques, actualisation numérique de formes brèves, fragments à « bâtons rompus », mais cependant reliés par des « lignes imaginaires » (Cauquelin, 1986, p. 23) de partage et de commentaire. Leur lecture inclut la prise en compte tant du fragment en tant que tel que de « la nébuleuse de la doxa, autocommentaire, glose » (Susini-Anastopoulos, 1997, p. 3) qui porte le fragment et l’entoure et dans laquelle il s’inscrit. En témoigne la contiguïté dynamique entre la plateforme de microblogging et le président des États-Unis, générée à la fois par une pratique disruptive et intensive, couplée à la magnitude de l’identité statutaire du pratiquant qui se répercute sur la reprise systématique de ses tweets par les journalistes.

Ainsi, les médias numériques actuels, dans leur convergence, véhiculent-ils en direct et en temps réel, ou en différé dans ce qui peut être qualifié de présent numérique étendu et permanent (Cassirer, 1972)4, des discours dans la double signification épistémologique du terme. C’est-à-dire de l’oralité en tant que technique de communication, où s’articulent l’apostrophe d’un autre et la réplique à un autre, avec la production, en situation, en coprésence et en interaction avec d’autres interlocuteurs, d’un message linguistique propre à partir d’un substrat, d’un matériau signifiant commun. Mais où s’articule aussi une multiplicité de codes, dont le code linguistique n’est qu’une partie, et qui véhiculent une polyphonie informationnelle. Il s’agit du discours à la fois dans le sens de monologue destiné à un auditoire et de conversation dans le sens de dialogue (Cicéron, 1921, p. XIX 64). Lequel, également dans les deux cas, a été qualifié de dialectique (Perelmann, 2012, p.12-16), dialogal (Ricœur, 1983, p. 147-148) et dialogique (Todorov, 1981, p. 149). Mais également de l’oralité en tant que technique du corps, dans le sens que lui donne Marcel Mauss. Inventée, bricolée, élaborée par les hommes tout au long de leur histoire dans le cadre de leur vie commune en société, l’oralité ou parole ou communication orale désigne dans cette perspective l’expression orale, verbale, linguistique, des contenus de la conscience, mais aussi la faculté d’exprimer sa pensée par le langage articulé, dans un discours, mais également la réalisation individuelle observable du système linguistique, selon la distinction saussurienne entre langue et parole.

C’est-à-dire aussi, en second, d’une oralité secondaire, selon l’expression de Walter Ong, qui distingue oralité primaire et oralité secondaire. Ong appelle oralité primaire l’oralité d’une culture vierge de toute connaissance de l’écriture. Il l’oppose à l’oralité secondaire, systématiquement adossée à l’écriture, et qui est à la fois caractéristique de la culture technologiquement avancée – pour Ong à l’époque radiophonique et audiovisuelle – et aujourd’hui de la culture numérique (Ong, 1982).

La généalogie de cette oralité secondaire, Ong la fait remonter à l’art grec du discours, ou technè rhètorikë, ou rhétorique, un des sujets ou disciplines académiques les plus étudiées de toute la culture occidentale pendant deux mille ans. Cet art ou technique ou science du discours réunit le paradoxe de se référer essentiellement au discours oral, alors qu’il est le produit de l’écriture dans son amont et dans son aval. En effet, l’écriture constitue à la fois la technologie de production en amont et de capture en aval du discours oral, en tant qu’événement communicationnel et en tant que communication objet d’étude et d’analyse à partir de sa matérialisation textuelle. Ce qui amène Ong à conclure que l’écriture n’a pas réduit, mais étendu l’oralité en permettant une programmation prospective de la réception avec l’organisation des « principes » ou constituants de l’art oratoire pour en faire un art scientifique.

D’un autre côté, l’écriture a permis la constitution du discours oral en objet d’étude, en tant que transcriptions écrites et textes écrits. Ong montre ainsi qu’il n’y a pas de coupure entre oralité et écriture, mais une séparation apparente du fait de la différence de temporalité entre restitution ou exposition ou livraison du discours d’une part et sa production et son analyse d’autre part. Cette conclusion est particulièrement pertinente dans l’écologie médiatique de la culture numérique actuelle, porteuse de ce que qui peut être considéré comme un nouveau paradigme de l’écriture, qualifié de post-chirographie (Awad, 2017).

L’aspect systémique de la culture en définit la structure de fonctionnement, dans ses dimensions d’outillage technologique, de cadrages symboliques et d’usages sociaux (Malinowski, 1968, p. 35-36). Il est courant de définir la communication comme étant l’action de l’homme sur l’homme au moyen de signes. La modification des techniques et technologies humaines de communication, modifie cette capacité humaine signifiante, à la fois matérielle et symbolique.

Le concept de post-chirographie permet ainsi de rendre compte de la convergence de fait opérée par le numérique ou la digitalisation actuelle, où s’hybrident oralités et écritures, et où sont capturés, commutés et traités tant des dires que des faires. Le numérique est souvent appelé multimédia, alors qu’il s’agit d’un média de convergence multicanal et multidirection, qui intègre les médias classiques et transforme la direction des flux de communication. Pour autant, ce qu’on appelle aujourd’hui la révolution numérique constitue une étape d’un mouvement d’ensemble qui relève de l’histoire humaine des techniques et des techniques de communication en particulier, dans leur dimension de matérialisation par commutation tant du monde humain que de l’action humaine, et qui apporte de la valeur à l’une et à l’autre (Tarde, 1898, p. 3).

Le journalisme : un discours médiatique objectif et réaliste

Les contenus journalistiques occupent une position stratégique dans le processus de construction sociale de la réalité. L’information journalistique ou les nouvelles en tant que contenus journalistiques sont les lieux de matérialisation du discours journalistique – objectif et réaliste – portant sur le présent et le réel. En tant que discours objectif et réaliste, l’information journalistique occupe une position intermédiaire dans le continuum des connaissances et savoirs configurés par le discours scientifique, le discours juridique, le témoignage, la description et autres comptes rendus ou accountability. Pour ces différents discours, l’objectivité ne signifie pas un savoir absolu, mais est comprise en tant que savoir référentiel, marqué par ses degrés de fidélité à son référent et par l’impersonnalité ou la distance stipulée avec la subjectivité de ses producteurs.

La justification tant politique que socioéconomique du journalisme en tant que phénomène médiatique, ancré dans la modernité, inhérent au social moderne et en adhérence avec les machines à communiquer, se trouve précisément dans sa participation à une nouvelle économie du réel et du présent. De même, la pertinence du journal en tant qu’objet communicationnel, prothèse technique et projection organique, se situe dans la réalité augmentée configurée par le journalisme. Celle-ci vient répondre – entre autres – à une volonté de connaissance, une volonté de savoir, de l’environnement dans lequel nous vivons et qu’il ne nous est pas donné de connaître autrement. Ce qui fait du journalisme un modèle moderne de médiation, opérant par la coagulation du présent et du réel commun dans l’information ou les nouvelles en tant que matérialités visibles, et par une configuration médiatique de la jonction entre interaction et diffusion, présence et absence, réalité et imaginaire.

Cette spécificité du discours journalistique le rend, par définition, différent des discours de fiction, de promotion et d’autopromotion, même si tous peuvent procurer du savoir et partager les mêmes matérialités et les mêmes supports médiatiques. En effet, le journalisme partage avec d’autres formes communicationnelles des contiguïtés technologique, écologique et pratique, que des praticiens de la presse avaient qualifiées de solidarité technique des moyens d’expression, économique, d’exploitation financière du double marché de l’information et de la publicité, et humaine des acteurs de ce même double marché (Salmon, 1956, p. 13-17).

La première est due à sa portabilité médiatique, qui en fait par définition un phénomène des technologies de l’information et de la communication, mécaniques imprimées, analogiques audiovisuelles et numériques. Pour autant, comme l’écrit brutalement Michael Schudson, cette contiguïté communicationnelle technologique ne rend pas compte de la différence pourtant fondamentale, entre le journalisme et la poésie, les encyclopédies, le manuel de boy-scout, la pornographie et Star Wars (Schudson, 2003, p. 11-12).

La contiguïté écologique est le fait de son enchevêtrement, en tant qu’institution et en tant que pouvoir, avec les autres composantes de son environnement institutionnel, politique et socioéconomique, lesquelles constituent ses sources d’information mais aussi les autres sources de pouvoir dans les sociétés contemporaines.

Enfin, la contiguïté pratique est le produit de proximités de métiers de journaliste, d’éditeur, d’écrivain et autres écrivants, de politique, d’universitaire, de financier, de publicitaire et autres communicants.

Cette même spécificité donne au discours journalistique son ancrage social : le journalisme en tant qu’institutions et en tant qu’acteurs correspond à une partie prenante parmi d’autres ; ce n’est pas un dispositif social en surplomb, mais une structure économique qui traite de la dissémination de l’information à de larges publics ou audiences. Ce qui fait des contenus journalistiques un espace convoité d’apparition – ou de disparition – pour les autres parties prenantes et un espace public d’inscription où les sociétés configurent leur réel et leur présent dans une information-connaissance par description. La valeur de ces contenus est le résultat de leur intermédialité référentielle, c’est-à-dire du lien entre leur matérialité signifiante et le monde qu’ils signifient.

Les contenus journalistiques : des actions pragmatiques

Rétrospectivement, la notion de contenu peut être considérée comme une production médiatique et peut être comparée à la notion actuelle de big data numérique. Elle rend compte d’un continuum ordinaire indifférencié et nombreux, généré par l’essor des médias de masse au début du siècle dernier, et défini par opposition aux autres textes, circonscrits et confinés dans leur matérialité, porteurs d’une autorité et d’une sacralité propres, qui faisaient qu’on les interrogeait avec des méthodes telles que l’herméneutique ou l’exégèse. Mais la notion de contenu peut aussi être approchée en tant que concept scientifique paradigmatique, qui articule l’écoute-perception et l’écriture-restitution-documentarisation, selon la définition que donne Foucault de la nouvelle base scientifique du savoir, fondée sur :

Les pouvoirs signifiants du perçu et sa corrélation avec le langage dans les formes originaires de l’expérience, l’organisation de l’objectivité à partir des valeurs du signe, la structure secrètement linguistique du donné, le caractère constituant de la spatialité corporelle, l’importance de la finitude dans le rapport de l’homme à la vérité et dans le fondement de ce rapport (2004, p. 219-220).

Berelson adopte dans ses premiers travaux une définition qualitative de l’analyse de contenu, dont il considère la finalité, en référence à Alfred Schutz, comme étant une « description du comportement humain, particulièrement le comportement linguistique » (Berelson, 1972, p. 18) ce qui constitue aujourd’hui encore son usage dominant. Il indique ainsi que l’analyse de contenu travaille d’une manière qui lui est propre des méthodes issues de la poétique, qu’il s’agisse de la métrique sémantique et stylistique, de la rhétorique lorsqu’il s’agit de l’élaboration des discours ou d’analyser leurs effets sur l’auditoire, de la statistique dans le dénombrement et la mise en corrélation d’indicateurs référant à des variables (la place des femmes, le charisme ou degré de leadership, etc.), du résumé et de la synthèse de textes, de la linguistique et de la sémiotique (Berelson, 1972, p. 13-14).

En effet, l’interrogation des contenus de communication répondait alors à des demandes de mesure scientifique de variables telles que l’influence des médias et leur effet, ou les effets des messages publicitaires, les attitudes et autres comportements, variables d’importance tout aussi capitale pour la communication politique en pleine expansion, les enquêtes sociologiques, psychosociologiques et les études de marchés. Elle nécessitait, du fait de la prolifération de ces contenus de communication, des méthodes fiables pouvant être mises en œuvre simultanément par plusieurs chercheurs et qui ont par la suite été prises en charge par des analystes automates, en l’occurrence des ordinateurs et les algorithmes numériques.

Conclusion

Dans ses travaux sur la théorie de la connaissance, Bertrand Russell distingue la connaissance par expérience directe – sense-data – de celles acquises par description ou produites par intuition (Russell, 1989, p. 66 et 125). Selon lui, l’« aventure des descriptions » en tant que savoir est ancrée dans leur dimension événementielle et référentielle extralinguistique, en d’autres termes dans le fait que les énoncés linguistiques sont comme « les orages », « les accidents de chemin de fer » ou « un galvanomètre » : ils sont « activés » par des entités qui leur sont extérieures. Même si « un romancier ou un poète peut décrire un orage qui n’a jamais eu lieu » (Russel, 1990, p. 21 et 84).

C’est dans cette perspective que Niklas Luhmann évoque la réalité des médias de masse comme étant « le sens de ce qui apparaît comme la réalité pour eux ou par eux pour les autres » (Luhmann, 2012, p. 11). Ajoutant à cela que ce que nous savons sur « la stratosphère ressemble à ce que Platon savait de l’Atlantide : on en a entendu parler » (p. 7). Il s’agit en l’occurrence d’un empirisme que Schudson qualifie de « naïf » (1990, p. 4), mais qui n’en constitue pas moins l’ancrage des différentes techniques de savoir qualifiées de descriptives. Et qui n’en efface pas pour autant la distance qui distingue, selon Peter Burke, la connaissance de l’information, dans la mesure où la première rendrait compte de son processus de production alors que la deuxième serait le résultat d’une acceptation et d’une admission intersubjectives plus ou moins généralisées (Burke, 2000, p. 11).

Ce dont rendent compte Peter Berger et Thomas Luckman, dans leur traité de la sociologie de la connaissance, où ils considèrent que tant le réel que la connaissance sont construits à la fois, et entre autres, par le savant et par l’homme ordinaire, qui accordent à ces constructions des confiances de degrés divers et des caractéristiques tout aussi diverses (Berger et Luckman, 1966).

Dans cette perspective, le journalisme opère en tant qu’un dispositif, parmi d’autres, de construction sociale de la réalité objective du monde qu’il décrit, internalisée par les audiences et publics, et en tant que médiation entre les structures sociales et les interactions sociales. Les tweets et autres posts constituent des illustrations numériques de monologues publics et ambitieux, à partager et distribuer par les journalistes à leurs audiences. Si ces discours et fragments échouent à capter et connecter les publics, ils risquent de se réduire à un « galimatias » et à un charabia incompréhensible, de demeurer « self-evident » (Marin et Veyne, 2011, p. 41). 

Gloria Awad est maître de conférences (HDR) à l’Université d’Artois.




Notes

1

Des présentations d’éléments de cette recherche ont été effectuées dans le cadre de la troisième séance du séminaire doctoral : Argumenter, décider, agir – Argumentation politique. Analyse des discours politiques et médias, Université d’Artois, 6 juillet 2018 ; et du symposium Analysing discourse and regimes of power knowledge with the sociology of knowledge – 2nd European Congress of Qualitative Inquiry, Université de Louvain, 6-9 février 2018.



2

Selon la modélisation fonctionnaliste produite par Roman Jakobson (1963). Essais de linguistique générale : t 1. Les fondations du langage, Paris, Minuit. Selon aussi le concept d’identité narrative, défini par Paul Ricœur (1990). Soi-même comme un autre, Paris : Seuil, qui ajoute à ce propos, p. 138, note de bas de page : « Ce qui manquait à cette appréhension intuitive du problème de l’identité narrative, c’est une claire compréhension de ce qui est en jeu dans la question même de l’identité appliquée à des personnes ou à des communautés. La question de l’entrecroisement entre histoire et fiction détournait en quelque sorte l’attention des difficultés considérables attachées à la question de l’identité en tant que telle. »



3

Selon la définition qu’en donne Aristote dans la Métaphysique ; Algirdas Julien Greimas la modélise (avec le « carré sémiotique ») pour rendre compte de la dynamique de la signification, dans Du sens : Essais sémiotiques, Paris, Seuil, 1970 ; Roman Jakobson en montre la dynamique linguistique métaphorique et métonymique dans Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, 1963, t 1. Les fondations du langage ; Béatrice Han Kia-Ki en présente une analyse spatiale dans Lignes d’erres. L’expérience de la contiguïté, Paris, L’Harmattan, 2006.



4

« C’est une impropriété de dire qu’il y a trois temps, le passé, le présent et le futur ; mais peut-être aurait-on raison de dire : il y a trois temps, le présent des événements passés, le présent des événements présents, le présent des événements futurs. En effet ces trois choses sont dans l’âme et je ne les vois pas ailleurs : le présent du passé ou mémoire, le présent du présent ou intuition, le présent du futur ou attente. » Saint-Augustin, Confessions, lib. XI, cap. XXVI, cité par Ernst Cassirer (1972). La philosophie des formes symboliques : t. 3 La phénoménologie de la connaissance, Paris, Minuit.






Références

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Référence de publication (ISO 690) : AWAD, Gloria. Journalisme et oralité secondaire : intermédialité, ventriloquie et prospective. Les Cahiers du journalisme - Recherches, 2020, vol. 2, n°5, p. R71-R80.
DOI:10.31188/CaJsm.2(5).2020.R071


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