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Nouvelle série, n°5

Été 2020

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NOTE DE LECTURE

Edwy Plenel : La Sauvegarde du peuple

Bertrand Labasse

E

dwy Plenel est connu pour son goût des citations belles et fortes, y compris celles qu’on ne penserait pas à associer spontanément à un auteur si ferme dans ses convictions : « il faut penser contre soi-même » (Péguy1), « ni rire, ni pleurer mais comprendre » (Spinoza2), ou encore « Les amis de la vérité sont ceux qui la cherchent, et non ceux qui se vantent de l’avoir trouvée » (Condorcet3).

Toutefois, c’est une autre citation qui se trouve au cœur de ce livre, et celle-là, l’auteur était bien décidé à en vérifier la source. Elle est attribuée à Jean Sylvain Bailly, premier président de l’Assemblée nationale en 1789, puis premier maire de Paris la même année. Si ce qu’elle exprime n’était pas foncièrement original à cette époque, elle est sans conteste belle et forte dans sa formulation : « La publicité est la sauvegarde du peuple ». Publicité, bien sûr, au sens que lui donnait encore la traduction d’Habermas en 1962 – celui de « rendre public » – bien après que les publicistes (journalistes) aient abandonné ce noble terme aux publicitaires.

« La publicité est la sauvegarde du peuple ». La formule révolutionnaire est en effet d’actualité à une époque où le regard des citoyens sur leurs élus – et d’autres pouvoirs, notamment économiques et technologiques – se heurte à des barrages d’opacité, de diversions ou de contrevérités qui mettent en jeu la fondation du principe démocratique. Elle devrait émouvoir n’importe quel journaliste (en principe…), mais elle résonnait particulièrement pour Edwy Plenel, dont l’acharnement à rendre public ce qui est d’intérêt public n’a pas besoin d’être rappelé. Elle résumait si bien son combat, ou du moins une des faces de ce combat, que le journaliste s’est transformé en historien – amateur, précise-t-il avec une prudence bientôt justifiée – pour retracer l’origine de la maxime et le contexte dans lequel elle a été prononcée.

Ces mots de 1789 me semblaient comme un étendard qu’il nous revenait de brandir, à la manière d’une troupe qui se doit de relever un drapeau tombé sur le champ de bataille. Ils brillaient comme un souvenir à l’instant du péril : un mot d’ordre face à l’adversité croissante rencontrée, à travers le monde, par les chercheurs de vérités qui dérangent, journalistes d’enquête et lanceurs d’alerte (p. 10).

D’où le besoin d’en retrouver la source. Tout lyrisme mis à part, l’entreprise mériterait à elle seule d’être saluée, tant elle est peu courante chez les professionnels de l’information, souvent conduits par leur rythme de publication à postuler que la répétition d’une citation sur internet établit son authenticité (croyance que l’on rencontre aussi chez des auteurs qui n’ont pas la même excuse). Mais, justement « La publicité est la sauvegarde du peuple » est curieusement inconnue des dictionnaires de citations en ligne. Elle ne pullule pas non plus en épigraphe de ces blogues, ou même de ces mémoires ou rapports qui se passent avec insouciance de références précises. De son extraordinaire succès à l’époque révolutionnaire, la révolution numérique a gardé bien peu d’échos.

Autant que la puissance que la formule tire de sa concision, sans parler de la légitimité qu’elle confère, on imagine que le voile de silence sous lequel elle était tombée (on n’ira pas, comme l’auteur, jusqu’à parler d’oubli4) n’a pas manqué d’éveiller son instinct de traqueur.

C’est ainsi qu’Edwy Plenel partirent en quête tous les trois. L’« historien amateur », le journaliste d’investigation et l’essayiste engagé prenant à tour de rôle la tête du convoi, chacun avec ses aptitudes et ses travers. De leur cheminement un peu sinueux résulte un ouvrage assurément composite mais non dépourvu d’attraits.

Le moindre n’est pas le métissage entre une perspective historique et une démarche journalistique : « les historiens, fouillant le passé, tout comme les journalistes, investiguant le présent, ont en commun de chercher des aiguilles dans des bottes de foin. » (p. 104). Pour épineux qu’il soit, ce rapprochement n’est pas né d’hier, si l’on considère comme Joe Saltzman (2010) qu’Hérodote était au moins autant le père du journalisme que celui de l’histoire (le nom même d’historia [ἱστορία] se traduisant par enquête, voire… investigation5). Quoi qu’il en soit, l’ouvrage abonde en développements historiques – scènes, personnages ou contextes – souvent trop connus des spécialistes pour que l’on puisse prétendre les « tirer de l’oubli » à leur profit, mais assez bigarrés et vulgarisés pour intéresser les autres lecteurs et, effectivement, enrichir de multiples tableaux l’oublieuse mémoire collective, notamment – mais pas seulement – celle des professionnels des médias.

Quant à la recherche elle-même, c’est bien le journaliste qui la raconte, mise en valeur avec tous les rebondissements, les moments de découragement et les informateurs miraculeux qui s’imposent en pareille matière : « Soudainement, mon investigation se dédoublait, ouvrant une piste belge alors même que mes recherches françaises butaient sur un obstacle » (p. 94) ; « C’est alors que l’une d’entre elles m’apporta un indice décisif : une date » (p. 99). Au fil des documents consultés, des rencontres et de digressions qui enjambent les époques, l’auteur avance sur une route ondoyante qui peut le conduire de Bailly à Pierre Omidyar, fondateur d’eBay, puis de là à André Breton, lequel amène tout naturellement à Friedrich Engels, duquel on finira par revenir à Bailly. Comme dans les documentaires ufologiques, tout peut devenir une coïncidence troublante : « j’ai jugé ce hasard aussi heureux que bavard » (p. 55).

Le jugement s’appliquerait du reste fort bien au livre lui-même, souvent heureux mais tout aussi souvent bavard. Parmi les membres de l’expédition, le plus loquace est-il l’essayiste engagé ? Si certains lecteurs de l’ouvrage n’y ont guère entendu que lui, ce qui est dommage, c’est surtout qu’il parle le plus fort. Voudrait-on au contraire en faire abstraction ici que ses assertions, outrées dans tous les sens du terme, seraient difficiles à ignorer. Ainsi l’« enquête historique » débute-t-elle par une envolée sur la crise des gilets jaunes, réduite aux seules brutalités policières (bien réelles) qui l’ont émaillée, lesquelles sont à leur tour ramenées à une frénésie de violence systématisée, orchestrée contre des citoyens pacifiques par la « politique d’humiliation et de répression » (p. 20) d’un de ces pouvoirs saisis par « le vertige autoritaire », lequel « pour perdurer, ruine toute éthique démocratique, ment à répétition, violente les libertés, disqualifie son propre peuple, calomnie [etc.] » (p. 23).

Sans doute l’« historien amateur » a-t-il pour sa part préféré rester sans voix en entendant que « jamais ce pays […] n’avait connu, hors de ses moments d’éclipse démocratique, un tel déchaînement de violence policière contre son propre peuple. » (p. 17). Sans voix, comme pourraient l’être les nombreux journalistes brutalisés par des manifestants (pour une fois d’accord avec des policiers) en découvrant leurs agresseurs campés exclusivement en ultimes et purs défenseurs de la liberté d’expression.

Respectant jalousement la liberté d’opinion de l’auteur, on s’abstiendra de discuter sa sympathie pour une « théorie radicale de la démocratie comme lieu d’un conflit créateur, sans cesse renouvelée et enrichie par les revendications qui s’y expriment » (p. 106), aspiration qu’il prête avec un talent de ventriloque à Marat pour célébrer

[…] un affrontement récurrent entre deux visions de la démocratie. L’une qui la borne et la contient, la résumant et la réduisant à la légitimité de l’ordre issu du vote et de l’élection. L’autre qui l’étend et l’encourage, la stimulant et l’activant grâce aux désordres dynamiques d’un espace public pluraliste. Les tenants de la première conception auront régulièrement le désir de contrôler, soumettre ou enrégimenter la profession qui leur semble le feu follet irresponsable de la seconde : le journalisme.

On sait que Plenel voue à la démocratie, et au journalisme, un amour profond mais un peu particulier. Celui-ci ne paraît pas s’étendre, pour la première, à l’« autorité conférée par une délégation de pouvoir dont toute contestation vaudrait remise en cause de la volonté générale » (p. 110) ou au « règne de majorités uniformes et univoques » (p. 183). Ni, pour le second, à tout ce qui ne se serait pas enrôlé dans un combat inconditionnel au service des idées justes. Ainsi, un tableau de David lui inspire-t-il cette réflexion :

Contre ces imposteurs et ces accapareurs, la radicalité démocratique est la seule échappée belle. La seule position qui tienne. Le seul combat qui vaille. Et le journalisme, qu’il le veuille ou non, y est embarqué, devant choisir son camp. Se reniera-t-il en devenant journalisme de gouvernement, relais des puissants et des importants ? (p. 171)

On peut ou non adhérer à cette « polarité journalistique » (p. 172), que l’auteur assume avec honnêteté et dont il a eu l’occasion de prouver qu’elle ne se superposait pas forcément à ses affinités politiques6. De façon plus générale, cependant, un penchant incoercible pour les dichotomies réifiantes (le « pouvoir », intrinsèquement maléfique, contre le « peuple » – lequel diffère apparemment du corps électoral –, le vrai journalisme contre les plumitifs asservis, etc.) tend ici à imprégner tout son propos, le simplifiant au risque d’en affaiblir sensiblement la portée. Et, plus généralement encore, à le rendre aveugle à tout ce qui ne le conforte pas.

C’est ainsi que l’historien amateur n’interprète par exemple la représentation d’un œil dans un triangle que comme la célébration de l’œil du peuple scrutant ses représentants7, ce qu’elle pouvait être en effet, mais ignore ou tait, dans tout le chapitre qu’il lui consacre, l’ubiquité de ce très ancien symbole déiste (l’œil omniscient du Créateur), adopté notamment par les francs-maçons dont on connaît – et parfois exagère – l’influence à l’époque révolutionnaire.

Pour sa part, l’essayiste engagé trouve dans les nombreuses plumes du XVIIIe siècle qu’il convoque autant de préfigurations de son point de vue, sans trop se soucier de la perplexité que pourrait parfois soulever la lecture qu’il en fait. C’est même le cas de Condorcet, qui « défend dans son discours la nécessaire violence d’en bas contre les injustices d’en haut » (p. 43) dans les termes suivants :

Dans les pays soumis à un gouvernement arbitraire, tout acte contraire au droit naturel peut être repoussé par la violence […] Si le peuple peut, d’après le vœu de la pluralité, demander la réforme même des abus qui ont porté la corruption dans le corps législatif, ou qui lui ont ravi son autorité, le refus de lui accorder cette réforme, ou plutôt cet examen, devient le seul motif légitime de résistance (loc. cit.).

Étendre une telle bénédiction à tous les activismes violents en contexte démocratique requiert une remarquable indifférence aux conditions qui, justement, la délimitent dans l’extrait cité (« gouvernement arbitraire »…) et, surtout, à sa soumission ostensible au « vœu de la pluralité ». On aurait pu trouver mieux qu’un promoteur aussi éminent de la démocratie représentative pour légitimer les exactions qui ont débordé tant de manifestations. La haute figure de Condorcet aurait peut-être été mieux employée lorsqu’Edwy Plenel analyse sans excès de nuance la question des messages en ligne :

ce va-et-vient entre passé et présent, entre le sujet de mon enquête et les outils que j’utilisais, me rappelait combien la diabolisation du Net est, le plus souvent, un discours de propriétaire. […] les procureurs du numérique, qui n’y voient que le règne de bêtes sauvages […] craignent de ne plus en être les seuls dépositaires, gardiens du juste et du vrai, du bon et du mauvais goût, de leurs intérêts et de leurs privilèges surtout, tant ce qu’ils redoutent, c’est que les masses n’aient plus besoin de maîtres (p. 50-51).

Pour appuyer cette détestation de l’intelligentsia, il serait cependant plus facile de trouver des citations sur des blogues états-uniens que chez Condorcet, lequel – outre qu’il en faisait indiscutablement partie – alertait plutôt contre ceux qui s’efforcent de « maintenir l’ignorance du peuple, pour le maîtriser tantôt au nom des préjugés anciens, tantôt en appelant à leur secours des erreurs nouvelles. » (1791/1847, p. 389)

Quant à la troisième portée de la partition, celle du journaliste d’investigation, l’enthousiasme se refroidit un peu (du moins dans le cas de cette enquête, ce qui ne discrédite pas les précédentes) dès que l’on consacre quelques minutes à rechercher la citation à laquelle il a consacré une si longue et captivante traque.

La malchance a en effet voulu que tout le temps passé par l’auteur à interroger les moteurs de recherche, ce dont il ne fait pas mystère, ne lui ait pas permis de trouver l’origine de sa citation dans les fac-similés numérisés que divers sites prodiguent sur internet. Ils étaient en effet plusieurs à en renfermer la source précise8, ce qui aurait singulièrement abrégé son récit. Ce sont des choses qui peuvent arriver à tout le monde, mais l’impression reste un peu celle que l’on aurait éprouvée si le Washington Post avait révélé les Pentagon Papers alors que ceux-ci étaient déjà disponibles en livre de poche.

On ne voudrait cependant pas en terminer sur cette déconvenue embarrassante, et plutôt se féliciter de ce que le hasard des mots clés utilisés ou omis n’ait pas tué cet ouvrage dans l’œuf.

Certes, l’engagement journalistique de son auteur, en esprit et en actes, justifiait que l’on accorde à son propos assez de considération pour ne pas taire les réticences qu’il pouvait soulever ici où là. Mais l’on ne saurait pour autant le soumettre aux critères de validité qui s’appliqueraient à une démonstration rigoureuse, ce qu’il ne cherche nullement à être. Au-delà de la mémoire qu’il ravive, et qui suffirait à le justifier, il ajoute une voix forte aux manifestes, jamais assez nombreux, en faveur de la liberté d’expression et de la transparence de la sphère publique. D’autres recourent à une forme d’éloquence plus factuelle, documentant les grandes ou petites atteintes qui sont constamment portées à celle-ci9 et analysant les conséquences de la culture de l’opacité ambiante. Edwy Plenel offre pour sa part ici un credo journalistique et civique passionné. On pourra y adhérer en tout ou en partie, mais beaucoup, on l’espère, se reconnaîtront au moins dans l’une de ses intransigeances, celle qui fait de la liberté de la presse et de la transparence publique un droit fondamental, non restreignable et digne de tous les combats. 

Edwy Plenel (2020). La Sauvegarde du peuple : Presse, liberté et démocratie. Paris : La Découverte, 208 p.

Bertrand Labasse est professeur à l’Université d’Ottawa et professeur invité
à l’École supérieure de journalisme de Lille.




Notes

1

On ne sait pas trop où.



2

Loc. cit. (mais on trouve une idée relativement proche dans le Traité politique, ch. 1, § 4, ainsi que dans l’Éthique, IIIe partie, intro., et dans sa correspondance.).



3

Des conventions nationales, 1791, cité en épigraphe (p. 5) de l’ouvrage présenté ici.



4

On la trouve même dans un manuel de premier cycle en sciences de la communication (Muchielli, 2006) où, contre toute attente, le terme « publicité » est compris dans son sens moderne dans un chapitre sur la communication publicitaire, la sauvegarde du peuple devenant celle des consommateurs (ce qui, encore plus curieusement, n’est pas foncièrement incompatible avec la circonstance dans laquelle la formule a été prononcée la première fois, bien qu’elle le soit avec le contexte qu’évoque l’ouvrage en question).



5

Mais n’oublions pas Renaudot pour qui, au contraire, son travail de gazetier n’avait rien à voir avec celui d’un historien.



6

Voir notamment, du même, Le Droit de savoir (2013).



7

« L’œil du peuple fut en effet au cœur de l’imaginaire et de l’imagerie révolutionnaires après 1789. Souvent au centre d’un triangle, figure géométrique porteuse d’un principe de stabilité, ou prolongé par des rayons de lumière, comme s’il était le soleil de la galaxie démocratique, on en croise partout le dessin, sur des affiches placardées, dans les en-têtes de journaux, sur toutes sortes d’artefacts artisanaux. L’œil fut alors le symbole d’une souveraineté du peuple active, d’un droit de regard garantissant la liberté de délibérer et de choisir. » (p. 30)



8

Deux références détaillées dans les tomes V (p. 495) et VII (p. 421) des Actes de la commune de Paris pendant le révolution (Paris, Cerf et Noblet, 1897-98), aisément accessibles sur le site de la Bibliothèque nationale, sur archive.org ainsi que sur Google Books.



9

Pour un exemple récent, voir Tom Spears, 2019.






Références

Condorcet, Nicolas de (1847). Quatrième mémoire sur l’instruction publique, Dans Œuvres de Condorcet, t. 7 (original : 1791). Paris : Firmin Didot Frères.

Mucchielli, Alex (2006). Les Sciences de l’information et de la communication. Paris : Hachette.

Plenel, Edwy (2013). Le Droit de savoir. Paris : Seuil.

Saltzman, Joe (2010). Herodotus as an ancient journalist: Reimagining Antiquity’s historians as journalists. The IJPC Journal, 2, 153-185.

Spears, Tom (2019). Canada’s culture of secrecy is hurting everyone. The Ottawa Citizen [En ligne] ottawacitizen.com, 29.11.2019.




Référence de publication (ISO 690) : LABASSE, Bertrand. Edwy Plenel : La Sauvegarde du peuple. Les Cahiers du journalisme - Recherches, 2020, vol. 2, n°5, p. R105-R109.
DOI:10.31188/CaJsm.2(5).2020.R105


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