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Nouvelle série, n°6

1er semestre 2021

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Vers des pratiques journalistiques plus liquides et mobiles

Le cas du Short de la RTS

Marie Rumignani, Université de Neuchâtel

Résumé

En partant d’une étude de cas sur le podcast du Short de la Radio Télévision Suisse (RTS), l’article questionne les conditions de développement de projets d’informations mobiles et leur impact dans les rédactions audiovisuelles traditionnelles, à la lumière du concept de journalisme liquide. Par le prisme de l’analyse des mobilités, les observations de plus d’une année ont mis en avant les dynamiques de négociations entre pratiques historiques et nouvelles connaissances construites avec la culture mobile. Elles soulignent aussi l’ambiguïté du statut du journaliste liquide face à la concentration de plus en plus forte des processus, créant une tension entre ses valeurs journalistiques, ses capacités pluridisciplinaires et les attentes des publics.

Abstract

This paper is based on a case study of Le Short podcast, produced by the Radio Télévision Suisse (RTS). In light of the concept of journalism liquid, it focuses on the conditions of development of mobile news projects and their impact in traditional broadcast newsrooms. Through the paradigm of mobility, the one-year observations highlighted the negotiation dynamics between historical practices and new knowledge built around the mobile culture. They also pointed out the ambiguous status of the liquid journalist facing the increasing concentration of processes, creating tensions between his journalistic values, his multidisciplinary capacities and audience expectations.

DOI: 10.31188/CaJsm.2(6).2021.R033





L

a WAN-IFRA a publié fin avril 2020 une première étude (Crowley, 2020) sur les conséquences de la Covid-19 dans les rédactions. Les résultats soulignent une évolution de la culture interne, plus centrée sur le produit et l’expérimentation. Les rédactions ont dû gérer l’émergence de la flexibilisation des postes de travail, et le contexte a favorisé le développement de nouveaux produits journalistiques, tant au niveau éditorial qu’au niveau des formats (newsletters, infographies, podcasts, vidéos, etc.). Une force qui pousse selon l’enquête les rédactions à « s’adapter, ou mourir » selon l’article, dans un contexte incertain.

Cet article se focalise sur le cas du Short. Sorti en plein début de confinement le 6 avril 2020, le Short est un podcast d’information quotidien, distribué en priorité sur WhatsApp, et développé par la Radio et Télévision Suisse (RTS), l’entité francophone de la Société suisse de radiodiffusion et télévision (SSR). Chaque matin du lundi au vendredi, les abonnés du Short reçoivent sur WhatsApp un message vocal avec les informations essentielles du jour. Une de ses particularités est sa production : le podcast est conçu, réalisé et distribué par un seul journaliste radio, depuis chez lui avec un matériel mobile accessible au grand public. Une année plus tard, la production se fait toujours à distance, et le Short a atteint la barre des 5000 abonnés, se déclinant même depuis février 2021 sur Telegram, une autre application de messagerie privée.

Le podcast du Short questionne les conditions d’émergence d’une culture d’expérimentation au sein d’une rédaction, dans un contexte de mobilité numérique et d’information instantanée. Une problématique pertinente à saisir à travers le concept de journalisme liquide, développé par Deuze (2006). Selon ses travaux, de nouvelles pratiques journalistiques émergent, se confrontent et questionnent les identités et les statuts des journalistes en réaction à un environnement qui ne cesse d’évoluer (Deuze, 2006 ; Nygren, 2014 ; Kantola, 2013 ; Koljonen, 2013 ; Jaakkola, Hellman et al., 2015).

Le concept de journalisme liquide demeure délicat à définir. Des approches suggèrent une réévaluation des cadres normatifs existants, construits à partir d’objets de recherche et d’observation figés, pour mieux appréhender ce contexte de changement. Le « paradigme de nouvelles mobilités », développé par Sheller (2014), s’intéresse ainsi aux mouvements entre deux phénomènes, en analysant lesquels sont effectivement en état d’évolution, sous quelles formes et du symbolisme qui s’en dégage. Cette évolution théorique a été prolongée dans le contexte des journalism studies par Duffy, Ling, Kim, Tandoc et Westlund (2020) : au lieu d’étudier ce qu’est le journalisme en soit, le paradigme des mobilités ouvre les réflexions et la recherche au comment, pourquoi et vers où le changement conduit le journalisme. La focale est moins portée sur ce qu’est effectivement le journalisme, dans cette perspective de comparaison entre l’avant et l’aujourd’hui, mais sur les dynamiques de mobilité et les processus de changements dans la production et la consommation de l’information. Une optique qui repositionne aussi la manière dont ces changements peuvent être analysés.

L’étude du Short questionne ce paradigme de nouvelles mobilités au sein d’une rédaction, dans une situation d’émergence de formats en rupture avec les pratiques usuelles du média. Un contexte propice pour interroger l’évolution des pratiques journalistiques à l’intersection de l’identité du journaliste, de la structure de l’organisation et de l’intégration croissante du mobile et des outils numériques dans les rédactions. Comment un nouveau format émerge et se négocie dans un environnement où les pratiques « solides » et historiques journalistiques se mêlent aux pratiques liquides ? Comment les changements technologiques peuvent-ils redéfinir la perception du journaliste sur ce qu’est l’actualité et comment la couvrir ? Comment se négocient les dynamiques de transferts entre les pratiques mobiles des publics et celles des journalistiques ?

Pour observer ces processus, l’étude a été menée pendant près d’une année en immersion avec les équipes, depuis les phases d’exploration jusqu’au lancement du podcast. Et ce, dans une démarche de recherche action participative (Lewin, 1946 ; Coghlan, 2011), où le chercheur co-construit avec les autres participants le savoir de manière récursive, mêlant observations pratiques et inductions théoriques (la méthodologie est détaillée plus bas). Le travail revient principalement sur le développement en amont du podcast, mais surtout sur ses processus de production au quotidien.

La mobilité, l’essence du journalisme liquide

La société post-moderne décrite par Bauman dans les années 2000 s’articule autour du concept de perpétuelles transformations affectant l’état du monde et des individus. La société ne serait pas immuable mais instable, et elle ne cesse de changer pour s’adapter (Bauman, 2012). La réalité est transitoire (au lieu de permanente), ancrée dans une optique d’immédiateté (au lieu du long terme), où la recherche de l’utilité prend le pas sur les autres valeurs et aspirations individuelles (Palese, 2013). D’un état « solide » construit sur une stabilité économique et sociale, le monde passe aujourd’hui à un statut « liquide » par sa rapidité, sa mutabilité et sa perméabilité face aux changements parfois soudains. La démocratisation des moyens de communication, permettant un partage rapide et globalisé de l’information, rend les conséquences de ces changements moins prévisibles et maîtrisables (Bordoni, 2016). Le changement et l’incertitude deviennent la norme, et seule la « flexibilité peut remplacer la solidité comme condition idéale pour conduire les choses et les affaires » (Bauman, 2000/2012).

En 2006, Deuze a transposé le concept d’état liquide au journalisme. Les rédactions font face à de profonds et constants changements (Deuze, 2006 ; Nygren, 2014) : les journalistes doivent faire preuve de flexibilité et de plus de polyvalence (notamment avec les nouvelles technologies) ; les routines de travail se standardisent pour produire un contenu homogène ; les journalistes ressentent une perte d’autonomie dans leur travail et un changement de leur identité professionnelle de par les pressions temporelles, commerciales et procédurales externes (Nikunen, 2014) ; et enfin, les carrières se font de plus en plus incertaines et de reconversions professionnelles (Standaert, 2016 ; Sherwood et O’Donnell, 2018). Cette évolution est décrite par Kammer (2013) comme une « médiatisation du journalisme », un processus où ce dernier se fond dans les logiques de l’organisation média.

Étant à l’interface entre les contextes sociétaux, économiques, politiques et technologiques, la nature du journalisme complique les possibilités d’analyse et de lecture de ces changements, et des négociations inhérentes. Même si la profession se veut être structurée par un contrôle d’accès (carte de presse, syndicats) et une formalisation des savoirs techniques (écoles de journalisme), le métier de journaliste se place dans un territoire aux contours flous, composé de groupes hétérogènes (mais homogènes dans ses valeurs), couvrants des domaines interdépendants, et d’une adaptabilité riche (Ruellan, 1992).

De solide à liquide, l’identité journalistique elle-même en mouvance

Koljonen (2013) a développé un modèle multidimensionnel pour caractériser les éléments en mouvance de l’identité journalistique « high modern » centrée sur l’autonomie et l’objectivité vers une identité journalistique « liquide » ouverte à une part de subjectivité et à un positionnement d’intermédiaire proactif de l’information et en co-création avec les publics. L’auteur n’oppose cependant pas les deux identités journalistiques, mais souligne bien le spectre des possibilités dans lequel s’inscrit le journalisme d’aujourd’hui, fait d’allers-retours, de nuances, et d’ambiguïté dans ses pratiques. Koljonen a articulé son modèle autour de cinq éléments de l’identité : la manière de comprendre le « savoir » (de journaliste disséminateur objectif d’informations à producteur de contenus à plus-value) ; la manière de voir la relation avec le « public » (de public constitué de citoyens passifs à consommateurs actifs et connectés) ; la manière de se positionner par rapport aux autres « institutions et pouvoirs de la société » (de journaliste au centre d’un « jeu » négocié et consensuel avec les partenaires à celui d’acteur engagé et de « facteur de correction entre les citoyens et le pouvoir en place ») ; la manière de construire sa relation avec le « temps » (de journaliste « gatekeeper » réactif en posture d’attente de l’événement vers un journaliste « agenda-setter » proactif et en anticipation de l’événement) ; la manière de refléter leurs « dilemmes éthiques » sur leur travail (d’un journaliste appliquant les codes de déontologie avec une faible considération pour les conséquences de publication à un journaliste prenant en compte les conséquences de la publication de la vérité). Le modèle met en lumière les dynamiques, parfois complexes, parfois contradictoires, des pratiques journalistiques d’aujourd’hui. Les frontières sont brouillées, fragilisant particulièrement les barrières institutionnelles qui séparaient encore jusqu’à récemment les journalistes et les publics (Deuze, 2006). L’expertise n’est dès lors plus la seule figure d’autorité en matière informationnelle.

De profession ancrée dans une légitimation par ses routines (Ryfe, 2016), auto-nourrie par ses propres pratiques historiques (Hanitzsch et Vos, 2017) et une « idéologie professionnelle » (Deuze, 2005) portée par une forte charge symbolique (Hanitzsch et Örnebring, 2020), on glisse vers une profession qui doit prendre en compte de nouveaux facteurs et acteurs dans son processus et s’inscrire dans une perspective de novateur, tant sur les plans éditorial (anticiper les tendances informationnelles, comme les sujets et les formats), technique (anticiper et intégrer à bon escient les nouvelles technologies et habitudes informationnelles) que culturel (stimuler la fluidité des pratiques et l’agilité). Les rédactions ont vu émerger des profils de journalistes pionniers (« pioneer journalists »), qui intègrent de nouvelles formes d’organisation et de pratiques expérimentales pour faire évoluer les champs de la profession (Hepp et Loosen, 2021). Des profils qui se placent comme agents intermédiaires évoluant dans un espace transdisciplinaire, motivés par la mission de faire avancer le métier et de projeter les pratiques dans un imaginaire possible (Hepp et Loosen, 2021).

La mobilité des connaissances pluridisciplinaires des journalistes

Pour garder une certaine pertinence, les journalistes sont alors amenés à questionner leurs propres idéaux professionnels, mais aussi à mettre à jour leurs pratiques et connaissances pour éviter de se voir marginalisés (Hallin, 2006 ; Deuze, 2006). Ces attentes de flexibilité et de productivité font émerger des profils aux multicompétences.

La multicompétence permet au journaliste de prendre en charge plusieurs activités, qui distinguent les capacités purement techniques de celles liées aux compétences journalistiques. Le journaliste peut être responsable de la majorité des tâches de production, mais aussi produire du contenu pour différents types de médias ou de plateformes, ou encore à partir de thématiques ou domaines différents.

Les journalistes hiérarchisent cependant la valeur de ces compétences, où les aptitudes journalistiques de base (recherche d’information, écriture, autonomie) restent toujours supérieures aux compétences techniques (Opgenhaffen, d’Haenens et al., 2013), bien que ces dernières soient de plus en plus demandées et recherchées par les rédactions. La perception de ces profils polarise les rédactions. D’un côté, la multiplication des postes à multicompétences risque de détériorer la qualité même du journalisme, où le traitement de l’information se fait de manière superficielle (Nygren, 2014) : les journalistes passent leur temps à recycler et à adapter du contenu pour des plateformes au détriment d’une réalisation convenable des tâches journalistiques de base comme l’écriture et la recherche (Örnebring, 2010). Devant accomplir plusieurs tâches, parfois de manière simultanée, ils se trouvent sous pression et voient leur masse de travail augmenter (Nygren, 2014). A l’inverse, les journalistes qui ont un profil pluridisciplinaire tendent à apprécier les postes à multicompétences pour développer leur créativité mais aussi gagner en autonomie dans leur travail au quotidien (Nygren, 2014).

L’évolution de l’écosystème médiatique et la pression à l’innovation (Küng, 2015) poussent les rédactions à faire évoluer ces routines pour encourager la coordination des tâches entre les départements, mais aussi entre les journalistes et les autres acteurs du média (Lewis et Westlund, 2015 ; Westlund et Ekström, 2020).

Exposés aux changements, les processus de production se doivent également de devenir de plus en plus flexibles. Avec pour conséquence des rédactions aux structures de moins en moins pyramidales, et à hiérarchie horizontale. Les équipes se recentrent en petites unités mobiles, temporaires, multidisciplinaires (Kantola, 2013). Dans le cadre d’une recherche sur la formation des étudiants en journalisme, Wall (2017) a exploré les modèles organisationnels éphémères pour concevoir une pop-up newsroom, une rédaction temporaire calquée sur « la vélocité du monde digital des startups » et qui ne vit que le temps d’un projet, une manière de pouvoir gérer la naissance et la mort parfois rapide d’une idée innovante.

L’une des difficultés de l’émergence de l’innovation vient du fait que cette dernière est en grande partie motivée par le management, une décision verticale et perçue comme imposée par la voie hiérarchique (Gade, 2004). Pour faciliter l’approbation des projets en amont par les journalistes, des acteurs a priori résistants à la nouveauté (Boczkowski, 2010 ; Lowrey, 2012), des études ont souligné la pertinence des processus d’innovation inscrits dans des logiques intrapreneuriales (Boyles, 2016), où des forces internes et autonomes des rédactions collaborent pour faire émerger l’innovation. L’observation de ces espaces organisationnels pour la culture et la transmission de ces savoir multidisciplinaires, sources de tension au sein des rédactions, est une perspective encore assez récente en journalism studies. Porcu (2020) a ancré ses recherches dans la culture d’apprentissage innovante dans les rédactions, l’« innovative learning culture », où l’organisation met en place un système et un climat propices à l’apprentissage de groupe et individuel, offrant l’autonomie nécessaire pour la flexibilité, l’expérimentation, la créativité pour développer des nouveaux savoirs, parfois radicaux.

Le smartphone, vecteur du journalisme liquide

Le principe de liquidité peut également s’appliquer à l’information (Karlsson, 2012), dès lors qu’elle s’organise en un flux de contenus pouvant être mis à jour continuellement, au lieu d’être produits et distribués de manière ponctuelle. Un principe qui s’infuse dans les valeurs du journalisme en ligne (Karlsson et Strömbäck, 2010) : l’information est immédiate et peut être mise à jour, à toute heure ; elle est interactive et de nombreux acteurs peuvent y contribuer, ouvrant ainsi le sujet à d’autres versions et angles ; par ailleurs, la convergence des médias en ligne floute les distinctions entre le texte, le son et la vidéo.

Développé à partir de technologies toujours plus accessibles et abordables, le mobile s’est imposé comme un composant essentiel et prédominant dans notre quotidien (Ling, 2004 ; Newman, Fletcher et al., 2018). De par son impact, sa portée symbolique et ses usages, le smartphone incarne les changements auxquels doit faire face le journalisme : la mobilité s’allie avec l’incertitude, l’innovation, une compétition plus intense, plus de connectivité et un changement permanent (Duffy, Ling et al., 2020). Les rédactions réagissent encore avec ambivalence et accueillent le mobile avec scepticisme (Perreault et Stanfield, 2019).

Le développement des usages numériques et mobiles a fait émerger une nouvelle forme de concurrence pour les médias traditionnels (presse et audiovisuels), affranchie des contraintes à la fois géographiques, temporelles, culturelles et économiques (Cohen, 2019). Les contenus des rédactions sont autant accessibles qu’un contenu amateur, qu’il soit produit depuis un salon ou pris sur le vif et diffusé sur les réseaux sociaux en direct depuis un smartphone. La concurrence se joue également avec les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) : en maîtrisant en amont les technologies et les algorithmes, ces derniers ont acquis un pouvoir conséquent sur la distribution de l’information (Nel et Milburn-Curtis, 2019), créant un nouvel équilibre dans l’écosystème médiatique. Cette fin du monopole de production et de diffusion de l’information confronte les rédactions traditionnelles à la problématique du renouvellement et de l’adaptation à un environnement de plus en plus incertain, compétitif et mobile. Un contexte propice pour ces dernières à innover dans leurs pratiques éditoriales et processus (Pavlik, 2013) et à capitaliser sur de potentielles sources de croissance pour le futur du journalisme, à l’instar du journalisme mobile (Perreault et Stanfield, 2019).

Le journalisme mobile (MoJo) se caractérise par la possibilité pour un journaliste d’écrire, de filmer, d’éditer et de publier de l’information à partir d’un appareil ou outil mobile, connecté, multimédia (Westlund et Quinn, 2018). Les outils mobiles sont aujourd’hui inclus à titre personnel pour les journalistes mais aussi dans les organisations et les routines journalistiques (Westlund et Quinn, 2018). L’usage du smartphone dans les rédactions s’est complexifié au fil des années et va au-delà des fonctions basiques de travail. Il s’articule sur deux axes majeurs : (1) la production de contenus sur le terrain en utilisant des outils mobiles (les contenus peuvent être repris sur plusieurs médias, comme la radio et la télévision) ; (2) un contenu créé pour la consommation mobile et non nécessairement à partir d’outils mobiles (Perreault et Stanfield, 2019). Au-delà de la collecte et de l’édition de contenus, le smartphone permet d’enregistrer et interagir avec ses sources, de prendre et d’éditer des photos et des vidéos ou encore de se lier avec ses publics via les réseaux sociaux et de leur permettre de contribuer directement dans la production de l’information (Westlund et Quinn, 2018).

Indissociables des pratiques mobiles, les applications de messagerie instantanée, à l’instar de WhatsApp, Telegram, Facebook Messenger ou Viber, sont devenues des éléments essentiels à la routine de la communication quotidienne. Pensées d’abord comme outil de communication interpersonnelle, ces applications ont su trouver leur utilité en rédaction, et plus particulièrement WhatsApp grâce à ses multiples perspectives d’utilisation (Boczek et Koppers, 2020). De par sa grande popularité, WhatsApp est utilisée comme outil de communication entre les journalistes et avec leurs sources, mais aussi comme canal de distribution auprès de publics plus jeunes et adeptes de snacking, la consommation par grappillage d’informations et enfin comme canal d’engagement avec l’audience (Boczek et Koppers, 2020).

Terrain et méthodologie

L’article s’inscrit dans une thèse sur les pratiques d’innovation et leurs émergences dans les rédactions de médias de service public, et plus spécifiquement à la RTS. Le focus pour le présent article s’est fait sur Le Short, l’un des projets initiés au sein de la rédaction Actualité et Sport de la RTS, et plus spécifiquement d’un groupe de travail pluridisciplinaire, Info 35, dont le but était de développer des contenus journalistiques visant les publics de moins de 35 ans.

Le dispositif de recherche s’articule sur deux éléments centraux. Premièrement, Info 35 et Le Short ont pu être observés sur une temporalité longue, de près d’une année, permettant de couvrir les phases initiales de réflexions jusqu’au lancement du podcast. Deuxièmement, tant le groupe Info 35 et que le projet Le Short, avaient un fonctionnement autonome, chacun évoluant sans intervention directe de cadres dirigeants et en dehors des cadres de rédactions traditionnelles.

Pour se calquer à cette dynamique, tout en prenant en compte l’incertitude sur l’issue du projet, le choix a été fait d’une approche ethnographique d’observation participante ouverte. L’objectif était de pouvoir s’immerger pleinement dans le processus pour recueillir un maximum d’observations, devenant, de facto, un membre à part entière du groupe (Soulé, 2007). L’observation directe est un outil privilégié pour comprendre les mécanismes d’interactions et les dynamiques entre les acteurs et sur leurs projets, limitant ainsi l’emprise des discours des acteurs sur leurs propres pratiques (Derèze, 2019). Le choix d’une approche ethnographique s’aligne d’ailleurs avec une méthodologie de plus en plus employée et encouragée en journalism et media studies (Wagemans et Witschge, 2019).

L’auteure de l’article a donc été annoncée auprès du groupe et identifiée dès la première réunion en juin 2020 comme chercheuse. Le cadre de la recherche a été posé (participation aux réunions, prise de notes, demande d’autorisation de pouvoir enregistrer les discussions pour uniquement compléter les notes, possibilité de contacter les membres du groupe par la suite pour des entretiens complémentaires, accès aux présentations…), ainsi que les objectifs fixés de cette phase de terrain (obtenir des données qualitatives pour comprendre les processus d’émergence de l’innovation à la RTS). A l’instar des propriétés « liquides » et hybrides de l’objet de recherche, l’observatrice a également été annoncée comme consultante en innovation média et nouveaux formats pour épauler les réflexions. Elle a notamment réalisé une présentation sur les pratiques informationnelles des jeunes publics, mis en place une veille autour de l’actualité digitale et des travaux de recherche en journalism studies, pris part activement aux discussions et à plusieurs sous-groupes, échangé de manière plus informelle avec certains membres du groupe sur des questions stratégiques, et été invitée dans la phase de brainstorming pour le branding des formats. Cette perspective de recherche-action (permise grâce à un cofinancement de la thèse par la RTS) a permis à la chercheure de devenir actrice de ses propres recherches et de co-construire avec la communauté en place de nouveaux savoirs plus en phase avec la réalité complexe du terrain (Witschge, Anderson et al., 2018).

Le corpus de données qualitatives s’est construit autour de notes personnelles prises pendant la quintaine de réunions agendées (en séance plénière et en sous-groupe), complétées par des retranscriptions audio lorsqu’il y a eu besoin, des documents de veille, des présentations réalisées par d’autres membres du groupe, des documents stratégiques de pilotage du projet Info 35, des articles intranet, des discussions sur Slack (outil de communication interne), des notes de rencontres et d’appels spontanés (en mode « off » et en garantissant l’anonymat). Ce terrain d’observation a été complété par des entretiens semi-structurés (d’une durée de 60 à 105 minutes) avec six membres du groupe (cinq journalistes, dont celui en charge du Short et une spécialiste des produits digitaux) pour approfondir les réflexions et valider (ou invalider) des intuitions en fin de phase d’observation du projet.

Le Short : un format pour le mobile, avec le mobile

Le Short est un podcast d’information quotidien, pensé pour les usages mobiles. Du lundi au vendredi, entre 7 h 30 et 8 h 30, les abonnées reçoivent sur WhatsApp un message vocal avec les cinq informations essentielles du jour (actualité locale, fédérale, internationale, culture, divertissement), d’une durée de 4 minutes maximum. Le ton très direct se veut ancré dans la proximité, en misant sur l’humour et « le décalé », en empruntant de multiples références culturelles populaires. Le message vocal est accompagné d’un texte résumant l’humeur du jour, écrit lui aussi dans un style amical (« comme si on recevait un message d’un pote »), et accompagné parfois d’un emoji pour renforcer cette proximité. La promesse éditoriale du Short est d’adopter une approche optimiste pour réconcilier les publics avec l’actualité, ces derniers étant de plus en plus réfractaires à la couverture anxiogène de l’actualité.

Pensé pour les usages mobiles, le Short est devenu un format pensé avec le mobile. La particularité principale du podcast est d’être entièrement écrit, enregistré et produit en dehors des studios de la RTS, par un seul journaliste depuis chez lui, et avec un matériel des plus légers : un téléphone portable, un enregistreur, un logiciel de montage, et un ordinateur. Seul aux commandes depuis mars 2020, le journaliste a cependant pu compter sur l’arrivée d’un joker à la fin 2020.

Le journaliste démarre son travail la veille au soir par un suivi des sujets. Il se lève ensuite vers 3 h 30 du matin pour une dernière vérification des actualités survenues pendant la nuit. Il se lance dans l’écriture vers 5 h, et vers 6 h 30-45, le journaliste enregistre l’épisode du jour en pleine rue, avec son téléphone portable dans une main pour lire le texte déposé sur Google Drive et l’enregistreur dans l’autre. Il revient chez lui rapidement, monte l’épisode du jour, et prépare le petit texte introductif nécessaire à WhatsApp. Il envoie le tout vers 7 h 30, via une plateforme où un bot distribue automatiquement, par tranche de 250 personnes abonnées, l’épisode du jour. Enfin, il dépose le contenu sur la plateforme officielle de la RTS, qui ventilera l’épisode automatiquement sur la page RTS dédiées aux podcasts (accessible via le web et l’application), mais aussi sur Spotify, Deezer et iTunes. Après une pause d’une demi-heure, le journaliste reprend le reste de ses autres activités, notamment pour préparer d’autres émissions radio. Et le processus se répète le soir qui suit.

Le processus de production illustre cette mobilité des pratiques journalistiques liquides. Son statut hybride évolue entre intégration incrémentale de nouveaux outils et de culture numérique, tout en s’insérant dans des logiques linéaires et de routines, un marqueur essentiel de la profession journalistique (Ryfe, 2016).

Une mobilité des connaissances négociée en rédaction

Même si son développement concret a pris quelques semaines en début 2020, le Short est avant tout le fruit d’un long processus de réflexions, d’échanges et de partages de connaissance s’étalant sur plusieurs mois.

Il s’inscrit tout d’abord dans un contexte de stratégie numérique orientée vers la reconquête de publics devenus de moins en moins fidèles et/ou considérés comme non prioritaires par le passé (les jeunes adultes). Le média de service public romand a lancé à cet effet ces dernières années plusieurs formats destinés aux plateformes numériques et mobiles : Nouvo en 2016 (vidéos textées d’actualité, inspirées du format vertical AJ+), Tataki en 2017 (média 100 % digital pour les 15-34 ans, mêlant divertissement et sujets sociétaux), les podcasts natifs en 2018, ou encore RTSeSport (chaîne Twitch dédiée au eSport et gaming) en 2020.

Même si Nouvo avait trouvé sa place dans le paysage informationnel romand, les responsables de la RTS, et notamment ceux du département d’Actualité et Sport, ont souhaité en 2019 explorer de nouvelles logiques de production et de traitement internes de l’actualité pour les adapter à un environnement devenu transmédia, plus concurrentiel et mobile. Selon un cadre de la direction lors de la réunion préparatoire au projet :

Le but est de transformer le département avec davantage de transmédia. C’est-à-dire, avec davantage de vecteurs pour l’information et de digital. Et surtout, on va aller chercher ce public qui nous fait défaut aujourd’hui, les jeunes adultes, entre 18 et 35 ans.

Les médias audiovisuels historiques partent ainsi d’une logique broadcast (construite sur une culture organisationnelle et professionnelle en silo, des métiers à périmètre précis et une relation unidirectionnelle avec les publics) pour tendre vers une logique transmédia. Le numérique n’est plus considéré comme un service annexe pour distribuer un même contenu sur plusieurs plateformes, mais bien comme un média à part entière : les moyens techniques et les métiers convergent, les formats sont pensés en amont pour chaque plateforme avec un but éditorial spécifique, et la dynamique avec les publics devient participative.

Se mouvoir entre ces deux logiques n’est cependant pas évident. Il faut pouvoir créer les conditions tant organisationnelles que culturelles pour permettre aux employés de s’ouvrir et s’emparer de ces logiques transmédia. Et pour favoriser la pérennisation des projets à long terme, il faut arriver à se détacher du cadre expérimental et trivial pour concrétiser des processus et des formats « industrialisables » (dans le sens de production répétée et avec une qualité constante), un souhait exprimé à maintes reprises par la direction.

C’est dans ce cadre qu’a été créé en juin 2019 le groupe de travail Info 35, officiellement dissous en janvier 2020. L’équipe, comptant près d’une vingtaine de personnes, a eu pour mission de dépasser le cadre du classique brainstorming : elle devait proposer à terme des concepts de formats numériques et mobiles pour les publics de moins de 35 ans. La direction a créé un contexte transdisciplinaire (9 journalistes, 5 spécialistes de produits digitaux, 1 chercheuse-doctorante, 2 réalisateurs, 1 monteur), avec une volonté d’améliorer l’appropriation et l’acceptation des projets par les journalistes.

Info 35 s’est articulé essentiellement en deux phases : de juin à septembre 2019, la période a été dédiée à l’exploration des pratiques informationnelles ; et d’octobre 2019 à janvier 2020 au développement de plusieurs projets en sous-groupes spécifiques (concepts de vidéo d’information, d’audio d’information, de chronique, de longs formats, entretien avec des lycéens, IA et robots conversationnels).

Rétrospectivement, la phase d’exploration est devenue un moment pivot pour le projet. En prenant le temps de présenter un panorama des pratiques numériques, il a été possible de mettre à jour graduellement les connaissances de l’ensemble du groupe. Pour le Journaliste 1, interrogé lors de la série d’entretiens menés en juillet 2020 :

Il a été important de créer une base commune, tant en termes de connaissances, de langage pour faire évoluer, ensemble, les projets.

Le transfert de connaissances a permis de déconstruire dans certains cas l’approche parfois stéréotypée du numérique par les journalistes (où les contenus sont perçus comme uniformes, serviciels et consultés sans but éditorial précis) et de les amener vers une compréhension plus fine des comportements mobiles.

Un exemple : le modèle de temporalité de l’information du Reuters Institute (Galan, Osserman et al., 2019) a été présenté lors d’une des premières réunions préparatoires durant l’été 2019. Selon l’étude, le besoin informationnel n’est pas identique selon l’heure et le jour de la semaine. La décomposition des habitudes mobiles avait dans un premier temps suscité des interrogations. Assimilé à des techniques marketing, le modèle avait été accueilli avec scepticisme. Il n’était d’ailleurs pas rare qu’il devienne sujet à des clins d’œil humoristiques lors des réunions suivantes. Pour les journalistes, le savoir avance dans une forme de négociation entre ses propres valeurs et la définition de sa profession : s’intéresser aux publics n’est pas dans son cœur de métier (« Quand on est à la rédac, on a aucune notion des audiences. On te les communique une fois par an… » glisse le Journaliste 1 dans un entretien), mais il trouve quand même son intérêt à pouvoir être entendu, lu et vu. Le tournant s’est réalisé quelques semaines plus tard, quand le modèle a été pleinement intégré pour construire les cellules de contenus (chronique, formats longs du weekend, audio récapitulatif quotidien etc.). Les publics jeunes écoutent peu les journaux matinaux, du fait que leur attention dès le réveil se porte sur leur smartphone. L’idée dès lors était de pouvoir rentrer dans leur routine matinale, et particulièrement via les applications de messageries privées. Le choix s’est porté sur WhatsApp, la plateforme de réseau social le plus utilisé en Suisse tous âges confondus (Kemp, 2021). De plus, selon le rapport du Reuters, les jeunes privilégient les messages vocaux au lieu des textes, car il a un avantage de pouvoir créer une connexion plus intime et de créer un sentiment de proximité.

Le groupe d’Info 35 a dès lors défini les contours et les grandes lignes stratégiques : un format vocal d’information, distribué via messagerie privée. Un appel à candidature interne a ensuite été réalisé pour trouver le ou la journaliste qui se chargera de son éditorialisation et de sa production.

Le journaliste mobile ne fait qu’un avec sa rédaction

En étant développé entièrement en dehors de la rédaction, le Short est en principe protégé des dynamiques internes qui peuvent freiner son évolution, mais entretient également la méfiance présentant le risque d’un rejet massif par la rédaction (Boyles, 2016). Une situation qui renforce a priori une posture de projet ad hoc, expérimental et périphérique, alors que l’objectif est de pouvoir instaurer une production pérenne pour la suite. Mais près d’une année après son lancement, le Short continue d’exister, toujours en parallèle de la rédaction, et s’étend maintenant sur une nouvelle messagerie privée, Telegram.

La mobilité et la fluidité des pratiques du Short soulignent un certain paradoxe organisationnel. Le travail en amont de co-construction, la liberté managériale inhérente (« Mes supérieurs sont très ouverts, me donnent libre court à ce que j’ai envie. J’ai une liberté et une indépendance, mais je ne me sens pas seul dans l’aventure. On a envie de plus se donner » selon le journaliste en charge du Short) et la proximité annoncée avec les publics ancrent le podcast dans une logique et culture professionnelle horizontales. Et pourtant, on assiste à une ultra-verticalisation des processus et une concentration de la production sur une seule et même personne, permise par sa polyvalence. Ses compétences multiples, couplées aux outils et logiciels accessibles, permettent de reproduire à distance le schéma et les routines d’une rédaction (veille et curation de l’information, vérification, écriture, enregistrement, montage, habillage, distribution). Le format est une extension des valeurs du journaliste (« Je peux revendiquer la paternité de cette idée, cela ne s’est jamais fait dans l’info. Je veux sortir de l’info coincée, c’est un état d’esprit »), une marque indissociable. Le journaliste, la rédaction et le média ne font plus qu’un.

On peut se questionner sur l’évolution de cette ultra-liquidité des pratiques journalistiques mobiles : elles « débordent » la rédaction centralisée, pour devenir atomisées en sous-unités indépendantes, individualisées et légères tant dans leur fonctionnement que dans leurs moyens. La concentration sur une seule personne et le développement quasi sur mesure des formats pose la question d’un journalisme qui évolue vers l’éphémère, poussé par le changement et l’adaptation constante. Le paysage médiatique s’en trouve fragmenté, quittant peu à peu les modèles de grands rendez-vous institutionnalisés comme le téléjournal du soir.

Un statut fluide, mais rattrapé par l’héritage de la rédaction

Le journalisme liquide implique une fluidité des pratiques, mais aussi un statut du journaliste en tant que profession négociée dans la rédaction et la société (Koljonen, 2013). La nature du Short, de par sa forme et sa production autonome et à distance des studios, questionne la posture, parfois multiple, et le statut de la personne chargée du podcast, journaliste radio depuis plus de 17 ans.

Le journaliste liquide, un innovateur ordinaire dans une rédaction ?

Même si le format et la production du Short s’inscrivent dans une démarche de rupture, le journaliste en charge ne se sent pas comme un agent du changement, innovateur, ou journaliste pionnier, dans le sens d’un acteur expert de la communauté journalistique (Heep et Loosen, 2018). Candidater pour le projet de podcast était, entre autres, une opportunité personnelle de pérenniser son statut à l’interne :

Je suis une personne non entrepreneuriale, je ne fourmille pas d’idées. Mais quand on m’a donné les consignes, j’ai eu l’idée du Short. J’ai déjà eu l’habitude de créer des formats, et de travailler seul. Mais j’ai fait une demi-année en tant que remplaçant avec des plannings irréguliers. Mon côté octopus, ma polyvalence ont enfin été récompensés !

Ces capacités d’adaptation, de polyvalence, d’autonomie et d’ouverture aux nouvelles cultures numériques et mobiles, des traits fondamentaux du journaliste liquide, entrent ici dans une forme de normalité, d’habitude. Une position plus nuancée que celle décrite dans la littérature, s’approchant du concept d’innovation ordinaire où elle reste « une déviance, mais c’est une déviance relative sinon contrôlée à l’intérieur d’un système ou d’une situation qu’elle ne remet pas fondamentalement en cause » (Alter, 2000).

Même si le journaliste revendique une forme de normalité de l’innovation, il se place dans une posture à contre-courant des dogmes de sa profession, en particulier dans la relation avec le public :

J’ai eu à cœur de quitter ce ton de journaliste, où je pose les informations et je suis l’élite. Je suis plutôt dans la posture de face à face, quittant ce solennel. J’en suis ravi, au contraire. C’est ce que les gens recherchent, et le bruit en marchant le rend bien.

Mais les observations ont permis de soulever là aussi un rapport plus ambigu et flou entre le journaliste et les publics. Malgré les possibilités d’interactions offertes par le mobile et l’intention d’instaurer un esprit de proximité, le public reste encore périphérique dans les processus. Le contact s’établit soit en amont à partir des études (sans possibilité d’interaction directe) ou via la recherche d’informations « concernantes » sur les réseaux sociaux, soit tout en aval via l’envoi d’encouragements et de critiques sur WhatsApp. L’inclusion des publics, pourtant un axe majeur dans le journaliste liquide, reste encore conditionnée par l’héritage culturel de séparation entre les journalistes et les personnes en dehors des rédactions. Et il est pertinent d’observer que même dans des projets construits autour de la rupture, l’inclusion des publics reste encore une démarche encore peu explorée.

Une évolution des routines en ligne avec les attentes des publics

Le journalisme liquide s’adapte à son environnement, mais il reste fondamentalement ancré dans des normes et des routines inhérentes à la profession :

Il y a des différences avec l’antenne radio, mais il y a aussi des fondamentaux en commun. Cela reste quand même de l’actualité sérieuse et vérifiée. Cela s’oublie parfois à l’interne comme à l’externe, quand on me dit « ça m’a bien fait rire, mais c’est vrai ? » Mais oui, cela reste de la vraie info.

Une illustration de cette dualité se retrouve dans le processus de veille et curation de l’information du Short, une étape clé conférant un certain pouvoir d’agenda au journaliste (Westlund et Erkstörm, 2020). La méthodologie mise en œuvre pour Le Short repose à la fois sur les pratiques classiques mais aussi sur une intégration de nouveaux outils numériques pour élargir le spectre de veille. Il inclut les références journalistiques incontournables en Suisse romande, dont le journal du soir (19 h 30), des magazines d’actualité de la RTS (Mise au Point), mais également le prévisionnel (planning des sujets couverts par les rédactions info du jour de la RTS), et la presse générale. À cela s’ajoutent des pure-players de référence (Huffington Post France, Slate, Atlantico, Rue89, Vanity Fair, BuzzFeed, The Washington Post, etc.). Par ailleurs, en étant au contact des plateformes, le journaliste a intégré des outils de veille numérique à l’instar de Twitter et de Spike, en observant lui-même une observation de ses pratiques :

Je ne voyais pas avant l’intérêt de Twitter. J’avais un compte, mais je ne l’utilisais pas. C’est devenu maintenant addictif, c’est mon premier réflexe pour toutes mes recherches d’information. Spyke, c’est un super outil qui te dit quels sont les hashtags qui sortent en ce moment, quels sont les sujets qui émergent des réseaux. Tu vas te renseigner par la suite et vérifier l’information avec d’autres sources.

L’intégration de nouveaux outils de veille plus en phase avec la culture numérique et mobile a favorisé un élargissement du spectre des sujets couverts et une redéfinition de ce qui constitue l’actualité pour le journaliste. Avec notamment l’apparition de sujets qui auraient pu passer inaperçus, mais qui sont finalement d’intérêt pour les publics cibles.

Cela permet d’anticiper des sujets qui mettraient en temps normal dans les rédactions à rentrer dans le prévisionnel d’actualité, même de ne pas y figurer du tout. Par exemple, la vidéo de Jean-Pierre Fanguin, le jeune derrière le buzz du « Salut à toi, jeune entrepreneur » en juin. Je l’avais vite repéré en début d’après-midi sur les réseaux. Je me suis dit qu’il se passe un truc. J’ai vite récupéré les sons pour les mettre dès le lendemain dans l’épisode. C’est une grosse part de feeling quand même, mais on a une obligation de sentir les choses dignes d’intérêt. L’histoire de l’entrepreneur n’a pas été abordée dans la matinale le lendemain.

Conclusion

Cet exemple du Short, bien qu’il mériterait d’être confronté à d’autres cas au sein de la RTS et au-delà dans d’autres médias de service public, offre une perspective documentée pour alimenter les réflexions sur le journalisme liquide. Il permet d’envisager le mobile comme un vecteur de changements organisationnels, culturels et professionnels dans les rédactions. Le journalisme liquide se détache d’un modèle reproductible aux contours certains, développé par des journalistes pionniers. Il se rapproche d’un vaste champ de possibilités, avec ses contradictions et nuances, pour orienter le développement des projets (Hepp et Loosen, 2021). Ces derniers sont portés par des journalistes conscients des évolutions en cours, mais qui restent encore ancrés dans des solides pratiques héritées en rédaction, même s’ils peuvent évoluer dans des cadres de partage des savoirs et d’apprentissage.

L’étude présente s’inscrit dans le questionnement de cette mobilité des pratiques journalistiques et du rôle du journaliste dans un contexte lui-même en mouvement. Mais c’est aussi une occasion de pouvoir interroger les horizons et les implications de cette mobilité, notamment pour dessiner, voire anticiper, le futur des rédactions (Duffy, Ling et al., 2020). De par sa structure et son fonctionnement, le Short fait émerger des problématiques liées à l’ultra-verticalisation et la convergence des processus sur une personne, engendrant des micro-rédactions et formats autonomes, parfois indépendantes du média d’origine. Journaliste et plateforme se confondent dans des pratiques renforcées par la démocratisation et l’accessibilité du mobile et des outils numériques.

Une tendance qui s’est récemment observée, entre autres sur Twitch, avec le lancement de la chaîne du journaliste Samuel Étienne de France Télévisions. En se positionnant comme un streamer qui « se filme pendant une revue de presse, son activité favorite et qu’il a l’habitude de faire » tout en étant en contact direct avec son public sur le chat, Samuel Étienne s’aligne avec les codes et les valeurs de la plateforme Twitch. Un « débordement » de son métier de journaliste en dehors du cadre de la rédaction de France Télévisions, où ses différents statuts se confondent avec le but éditorial et les interactions avec la communauté.

La verticalisation concentrée des processus du Short ouvre une multitude de réflexions sur la définition future du lien entre les journalistes et les rédactions, avec tous les enjeux organisationnels, managériaux, économiques et culturels inhérents. Si les journalistes arrivent à s’émanciper durablement des rédactions en devenant leur propre média, c’est la légitimité même de ces dernières qui pourrait se retrouver questionnée. Après l’information et le journalisme liquide, la recherche pourrait être amenée à explorer les dynamiques et les tensions de la rédaction liquide de demain.  

Marie Rumignani est assistante-doctorante à l’Académie du journalisme
et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel.




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Référence de publication (ISO 690) : RUMIGNANI, Marie. Vers des pratiques journalistiques plus liquides et mobiles : le cas du Short de la RTS. Les Cahiers du journalisme - Recherches, 2021, vol. 2, n°6, p. R33-R49.
DOI:10.31188/CaJsm.2(6).2021.R033


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