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Nouvelle série, n°6

1er semestre 2021

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NOTE DE LECTURE

François Jost – Médias : Sortir de la haine ?

Bertrand Labasse, Université d’Ottawa

E

n contexte démocratique, les apologies du journalisme sont usuellement rejetées par ses critiques comme des autojustifications des intéressés eux-mêmes, ce qu’en effet elles sont généralement. La réfutation est imparable : pourquoi accorderait-on quelque crédit à un accusé puisqu’il est par définition biaisé en faveur de sa propre défense ?

Mais alors que l’inquiétude gagne face aux évolutions des conditions du débat public, un nombre croissant de voix peu suspectes de naïveté ou de complaisance envers les professionnels de l’information se font entendre en leur faveur. Celle de François Jost n’est pas la moindre. Le projet du sémiologue est explicite, opposant l’analyse critique des médias telle qu’il l’a pratiquée durant « des années, pour ne pas dire des décennies » (p. 9) à la détestation qu’ils suscitent et à la multiplication des violences symboliques ou physiques qu’ils subissent aujourd’hui jusque dans les pays occidentaux. D’où une double problématique : « Comment est-on passé de la critique à la haine ? Comment remédier à cette négativité ? » (p. 11)

Pour répondre à la première, Jost associe une perspective historique examinant ce qu’il identifie comme des racines et moments clefs de cette aversion et, comme il se doit, une perspective sémiologique centrée sur les images et leur réception. La seconde question est abordée par l’évaluation distanciée de diverses formes alternatives d’information (pure players associatifs ou militants, « journalisme de rue » capté et relayé par les acteurs eux-mêmes, canaux individuels comme la chaîne YouTube « Hugo décrypte »…), puis par la présentation d’initiatives plus liées aux institutions journalistiques traditionnelles : conseils de presse, journalisme « constructif » (ou « de solution ») et éducation aux médias (« et, singulièrement, à l’image » précise l’auteur, assumant sans ambiguïté son point de vue spécifique).

Il s’agit, en somme, de substituer à la méfiance généralisée une « défiance » raisonnée, « entendue comme une attitude dictée par l’esprit critique » (p. 218). Ainsi des citoyens plus avertis seraient-ils moins vulnérables aux errements opposés qu’il résume fort bien : « Si vous pensez que les médias ne montrent pas la réalité, vous vous trompez ! Si vous pensez qu’ils montrent la réalité, vous êtes dans l’erreur ! » (ibid.)

De fait, c’est bien à de tels lecteurs que paraît s’adresser cet ouvrage « accessible au plus grand nombre » : « Contre-pouvoirs indispensables de nos sociétés démocratiques, les médias sont pourtant l’affaire de tous et il est urgent de réapprendre à naviguer à travers ces eaux méconnues » précise l’éditeur (p. 3) Cependant, la visée de cette « œuvre salutaire pour se départir de la paranoïa ambiante » (ibid.) est un peu paradoxale, si l’on considère que ceux qu’elle pourrait prémunir sont plausiblement les moins susceptibles de l’ouvrir et qu’à l’inverse ceux qui pourraient s’y plonger semblent de ce fait déjà enclins au recul auquel elle invite. C’est peut-être comme support à ces formations aux médias « et, singulièrement, à l’image » encouragées par l’auteur qu’elle sera la plus pertinente.

Quoi qu’il en soit, et malgré la légitimité combinée de son signataire et de son éditeur – les presses du CNRS – l’essai n’est manifestement pas destiné aux universitaires à qui les cas évoqués sont déjà largement familiers. Les spécialistes pourraient en outre être déconcertés par divers raccourcis (que le désir de vulgarisation du propos justifie peut-être) ou rester perplexes devant certains passages. Il n’y a donc pas lieu de trop s’attarder sur les quelques inconforts que l’ouvrage peut susciter ici et là. Signalons-en cependant un à titre d’illustration.

Remarquablement indifférent à toute la littérature internationale sur la critique du journalisme1 la perspective du livre est dominée, en terme d’époque, d’espace et de média, par l’audiovisuel français des dernières décennies. Il ne méconnait pas la durée dans laquelle s’inscrit son objet, lui concédant sommairement une ancienneté de deux siècles2, et encore moins sa dimension mondiale (« Si les mêmes causes produisent les mêmes effets, on peut imaginer que la situation en France n’est pas très différente. », p. 11) mais les « causes » en question demeurent en bonne part associées à des vicissitudes ponctuelles de l’actualité :

Depuis plus de trente ans, la courbe de crédibilité des médias a connu cinq chutes brutales, toutes intervenues en écho à la façon dont ils ont rendu compte de grands événements, avec ce léger décalage temporel qui est le propre de l’écho. […] Chaque crise a mis en lumière une prise de conscience collective nouvelle […] Avec Timisoara, c’est le statut même de l’image argentique qui est ébranlé. […] Avec la guerre du Golfe, ce qui est mis en cause, ce n’est plus simplement le paradigme sémiologique avec lequel on pense l’image, c’est son statut médiatique. [… Avec le plan Juppé] Ce n’est plus le statut de l’image qui est en cause ou celui qui en est à sa source, mais le « champ » journalistique, comme dirait Bourdieu. [… Enfin, les attentats de 2015] vont remettre en cause le statut même de l’information (p. 80-81).

L’analyse ne manque pas de brio mais on peut se demander, en considérant que plusieurs des moments clefs mentionnés sont purement franco-français (et que, dans ce pays, d’autres épisodes de tension aussi notables que le référendum de Maastricht ne sont pas retenus, faute peut-être d’images), si les conséquences qui sont attribuées à ceux-ci sont aussi directes. Sans entrer dans un débat épistémologique sur l’établissement des causalités dans les phénomènes multifactoriels, a fortiori internationaux, il convient de noter qu’avec ou sans « léger décalage temporel », le principal indicateur quantitatif sur lequel s’appuie l’essai – le traditionnel sondage de La Croix sur la confiance accordée aux médias – ne montre de « chute » qu’après 2 des 5 cas évoqués : dans les autres, les courbes tendent au contraire à monter. Du reste, ce sondage, dans lequel les fluctuations statistiques normales avec un échantillon de 1000 répondants peuvent selon les années se combiner avec des mouvements d’humeur sans lendemain, ne traduit pas de baisse de crédibilité réellement flagrante depuis 1990 (sauf, à la rigueur pour la télévision, certes déchue de sa prééminence médiatique mais dont la crédibilité paraît néanmoins avoir progressé entre 1995 et 2015).

Peu importe ce point (et quelques autres), car la valeur de l’ouvrage réside beaucoup plus dans ses nombreuses observations heuristiques que dans une force probante qu’il ne revendique pas vraiment. En tout cas beaucoup moins que ce que sa présentation suggérait : si l’éditeur avait placé la barre très haut (« Passant en revue les causes historiques, philosophiques et sociologiques de cette défiance, il met au jour les racines de la haine […] », p. 3), l’auteur convie plutôt à une conversation avisée et souvent subtile, « une sorte de cursus idéal qui amorce une réflexion sur l’ensemble des problèmes posés par la communication de l’information médiatique » (p. 83).

De fait, cette réflexion est souvent séduisante, par exemple lorsqu’elle met en rapport la perception des images comme vérités ou fabrications et l’opposition entre les figurations christiques réputées véridiques (le voile de Sainte Véronique) ou artefactuelles (les icônes byzantines), ou quand il redéfinit judicieusement l’engagement journalistique en s’inspirant de la pragmatique de Searle : « Pour définir ce que doit être la vérité recherchée par le journaliste, la définition de l’assertion par la philosophie du langage est bien suffisante. Une assertion, selon John Searle, est un énoncé dont le locuteur doit se porter garant ou responsable de ce qu’il affirme ; pour lequel il doit être en mesure de fournir des preuves ou des raisons et, surtout, un énoncé auquel il croit. » (p. 103). Ou encore lorsqu’il souligne la brusque banalisation de la mise en cause des médias par la classe politique entre 2002, où seul Jean-Marie Le Pen s’y adonnait, et 2007 où l’usage s’en est généralisé chez les divers candidats.

On se retient même d’applaudir lorsque Jost s’en prend à l’abus pédant des promesses de « décryptage » sur les plateaux de télévision :

Le journaliste ne dit pas « expliquer » les faits ou une information, « analyser », il dit décrypter. C’est entendre que la réalité a deux niveaux. D’une part, le monde des phénomènes – étymologiquement ce qui apparaît –, le monde sensible où se déroulent les faits, d’autre part, un monde intelligible, inaccessible à tout un chacun et qui ne peut-être dévoilé que grâce à l’expertise des professionnels de l’information ou des experts convoqués pour éclairer le public. Comme si, sous le visible existait toujours un arrière-monde donnant un sens plus réel ou plus vrai à l’événement que seul celui qui en possède les codes peut révéler (p. 106).

Même si l’on comprend que les sémiologues soient particulièrement sensibles à la concurrence déloyale des décrypteurs amateurs – à quoi bon avoir fait des études si tout le monde s’en mêle ? – remarquer que « cette conception d’un monde à double fond, dans lequel la vérité n’est pas là où l’on croit au premier abord, est paradoxalement partagée par les complotistes » (ibid.) ne manque pas d’intérêt.

Il en va de même pour sa revue critique de diverses initiatives médiatiques alternatives ou dissidentes, dont il relève les enjeux mais expose solidement les limites, réhabilitant du même coup (non sans nuances) des valeurs journalistiques aussi classiques que la prise compte des opinions contraires et même… l’impartialité : « Après la "neutralité", "l’impartialité" ! Comment un spécialiste des médias qui les a analysés pendant quelques décennies peut-il cautionner un tel vocabulaire ? Vous avez raison, cela paraît curieux tant les professionnels eux-mêmes hésitent à l’employer. » (p. 153)

En somme, loin de remplacer un travail sociologique comme celui de Lemieux (2000), qu’il ne mentionne d’ailleurs pas, le livre le complète et l’actualise à partir d’un autre point de vue. Bien que son centrage résolu sur les images télévisuelles françaises et leur interprétation ne lui permette pas vraiment d’embrasser la multiplicité des facteurs sociaux et psychologiques à l’œuvre dans la détestation3 du journalisme, et que sa perspective diachronique et synchronique soit limitée, il satisfait très largement à un robuste test pratique : le nombre des passages stimulants que l’on est tenté de souligner (il n’est pas jusqu’à une contradiction – « le journalisme est d’abord un acte de langage » p. 158, mais « le journalisme est d’abord une fonction » p. 185 – qui ne contribue à cet attrait puisque les deux propositions sont également intéressantes et leur divergence encore plus).

Et, bien sûr, l’apport de l’ouvrage est tout autant symbolique. Il faut un certain courage à un chercheur français pour prendre parole à contre-courant de la déconsidération du journalisme, endémique non seulement dans le public mais aussi dans le champ universitaire. Le risque n’est pas si mince de se trouver ainsi (dé)classé comme thuriféraire des acteurs médiatiques, même si les travaux de Jost justifieraient difficilement une telle incrimination. Pas plus que cet essai qui, loin de tourner le dos à la critique des médias, vise clairement à promouvoir son usage rationnel4.

Si l’on suit la tripartition que proposent Holt et von Krogh (2010) entre les critiques visant à édifier et éclairer les médias eux-mêmes, les critiques sur l’hégémonie des médias dans la culture sociale et les critiques émanant des parties concernées (dont les acteurs politiques ou commerciaux et le grand public), le livre s’inscrit résolument dans la première catégorie tout en se distanciant de la seconde et en se dissociant de la troisième. Ce n’est pas son moindre mérite. 

François Jost (2021). Médias : Sortir de la haine ? Paris : CNRS Éditions, 222 p.

Bertrand Labasse est professeur à l’Université d’Ottawa
et professeur invité à l’École supérieure de journalisme de Lille.




Notes

1

Dont le panorama historique de Tom Goldstein (1999) ou, pour un exemple plus en phase avec le contexte technomédiatique actuel, le travail de David Cheruiyot (2019). En contrepartie, l’ouvrage s’appuie volontiers sur des sondages ou textes journalistiques en ligne, voire des graphiques directement reproduits de telles sources.



2

Pour se limiter comme l’auteur au cas de la France, on notera qu’à peine parue, la Gazette de Théophrase Renaudot avait suscité au XVIIe siècle la plupart des critiques passionnées – sensationnalisme, manipulation, frivolité, affabulations, etc. – qui accompagneront le journalisme tout au long de son histoire. Il n’est pas pour autant infondé de faire débuter l’essor de la critique de masse avec celui de la presse de masse au XIXe siècle, mais l’inconvénient est d’estomper ainsi la possibilité – guère considérée dans le livre – que la détestation du journalisme soit due non seulement à ses travers (ce qu’il dit) mais aussi à sa nature (ce qu’il est).



3

On répugne à utiliser comme l’auteur le terme très galvaudé de « haine », bien qu’il puisse se justifier dans des cas extrêmes.



4

Et, au passage, les vertus analytiques de la sémiologie, invoquée 17 fois au fil des pages.






Références

Cheruiyot, David (2019). Criticising Journalism : Popular Media Criticism in the Digital Age. Karlstad : Karlstad University Studies.

Goldstein, Tom (1999). Killing The Messenger: One Hundred Years Of Media Criticism. New York : Columbia University Press.

Holt, Kristoffer et von Krogh, Torbjörn (2010). The citizen as media critic in periods of media change. Observatorio, 4(4), 287-306.

Lemieux, Cyril (2000). Mauvaise presse : une sociologie compréhensive du travail journalistique et de ses critiques. Paris : Métailié.




Référence de publication (ISO 690) : LABASSE, Bertrand. François Jost – Médias : Sortir de la haine ? Les Cahiers du journalisme - Recherches, 2021, vol. 2, n°6, p. R119-R122.
DOI:10.31188/CaJsm.2(6).2021.R119


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