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Nouvelle série, n°7

2nd semestre 2021

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Journalisme post-intégration : miser sur les formats pour maîtriser des conditions de production fragmentées

Chantal Francoeur, Université du Québec à Montréal

Résumé

L’article décrit comment un reporter fait face aux conditions de production fragmentées de la salle de rédaction du radiodiffuseur public canadien. Les formats journalistiques –durée du reportage, nombre d’extraits d’entrevues, plateforme à alimenter, etc. – orchestrent sa production. Le reporter tire ensuite parti de son autonomie journalistique pour réaliser des reportages qu’il juge « distinctifs ». Ces constats émergent d’une immersion réalisée dans la salle de rédaction dix ans après l’intégration des équipes radio, télé et web de Radio-Canada.

Abstract

This article follows one reporter’s experience of the increasingly fragmented world of the multi-platform newsroom ten years after the convergence of Radio-Canada’s radio, TV and web-based news teams. It highlights how journalistic formatting (story length, number of interview excerpts being used, the kind of platform being fed etc) has become the organizing principal when it comes to news production. At the same time it reveals how, within this new paradigm, journalistic autonomy is still being exerted to produce "stellar" news stories.

DOI: 10.31188/CaJsm.2(7).2021.R125





L

a convergence a marqué les conditions de production des salles de rédaction au début des années 2000. Pour s’adapter à la promotion croisée de contenu, la mise en commun de ressources ou le travail multiplateforme (Dailey et al, 2005), les journalistes ont dû changer leurs approches et méthodes (voir notamment Singer, 2009 ; Mitchelstein et Boczkowski, 2009 ; Deuze, 2007). Le radiodiffuseur public canadien, Radio-Canada, a suivi ce mouvement. Il a intégré ses équipes de nouvelles radio, télé et web, requérant des journalistes qu’ils adoptent le travail multiplateforme. Cela a provoqué un choc dans les façons de faire de ses journalistes habitués à servir un seul média : la radio, la télé et le web sont des supports dont les attributions respectives sont différentes et ils ne présentent pas les mêmes propriétés éditoriales. Les journalistes radio-canadiens déploraient des conditions de production fragmentées érodant leur autonomie journalistique, les transformant en simples « formateurs de contenu » pour différentes plateformes (Francoeur, 2012 et 2016 ; Tlalka, 2012). Des doléances partagées par les journalistes œuvrant dans d’autres salles de rédaction pratiquant la convergence (Carbasse et Goyette-Côté, 2013 ; Bernier, 2008 ; Lawson-Borders, 2006 ; Killebrew, 2005 ; Klinenberg, 2005).

Certains journalistes radio-canadiens embrassaient toutefois la convergence, disant qu’elle allait donner de la puissance aux reportages en les diffusant sur plusieurs plateformes. Ces journalistes se réjouissaient aussi de pouvoir « jouer » avec différents médias et différents formats journalistiques, selon les sujets à couvrir. Ils jugeaient que Radio-Canada n’avait pas le choix de s’adapter à la convergence pour garder sa pertinence. La « marque » radio-canadienne devait rayonner autant à la télé qu’à la radio et sur le web (Francoeur, 2012).

Dix ans plus tard, qu’en est-il ? Comment les journalistes du radiodiffuseur public se sont-ils adaptés ? Comment se sont-ils emparés des « logiques transmedia » (Rumignani, 2021) ? Vivent-ils toujours la convergence comme une érosion de leur autonomie journalistique, leur imposant des conditions de production fragmentées, les contraignant à n’être que des formateurs de contenu ? Plus précisément et simplement : de quelles façons produisent-ils des reportages multiplateformes ?

Pour obtenir des réponses à ces questions, nous avons réalisé une immersion sonore1 (Schulze, 2013 ; Helmreich, 2007) dans la salle de rédaction de Radio-Canada à Montréal. Nous avons suivi pas à pas pendant une journée un reporter à qui nous avons demandé de commenter ses façons de faire. Ce reporter a vécu l’intégration des salles radio, télé et web au milieu des années 2000. À l’époque, il était plutôt favorable à la convergence tout en conservant un esprit critique face à la charge de travail que cela représentait (Francoeur, 2012). Il est un témoin clé du travail multiplateforme.

La récolte de cette journée d’immersion a fourni des données suffisamment riches pour le présent article. Sans prétendre à une généralisation de ses conclusions, le texte ouvre la voie à des recherches plus systématiques. Documenter l’intégration au moment où elle a été faite (Francoeur, 2012) et réaliser un suivi dix ans plus tard se veulent une façon de contribuer aux réflexions sur la production multiplateforme.

Cadre théorique

Pour savoir de quelles façons les journalistes du radiodiffuseur public produisent des reportages multiplateformes, il faut s’intéresser à trois notions qui peuvent sembler disparates mais qui « cristallisent » (Goasdoué, 2015) les conditions de production du travail multiplateforme.

Il faut d’abord se pencher sur les conditions de production fragmentées, les décrire. La description des fragmentations va permettre d’expliquer et de mettre en perspective la façon dont les journalistes travaillent ;

Les « formats journalistiques » – plateforme à alimenter, durée du reportage, nombre d’extraits d’entrevue, etc. – vont ensuite apparaitre comme un outil permettant d’orchestrer les fragmentations ;

L’autonomie journalistique aidera enfin à comprendre comment les journalistes « investissent » ces formats journalistiques, cherchant à produire des reportages qu’ils jugent « distinctifs » dans des conditions de production fragmentées.

Les conditions de production fragmentées

Une des caractéristiques des salles de rédaction qui pratiquent la convergence est la fragmentation du travail. « Fragmentation » est précisément le terme utilisé par Ursell (2001) et Bromley (1997) pour dépeindre les conditions de production. Deuze et Witschge (2018) ainsi qu’Anderson (2011) décrivent aussi les conditions de production comme étant « fragmentées ». Cette fragmentation du travail est le propre du journalisme moderne, accélérée par la numérisation de l’activité professionnelle. Robotham (2021) parle de « forces temporelles internes et externes » qui doivent constamment être négociées par les journalistes. De façon détaillée, la littérature recense les « fragmentations » suivantes :

–Le web imposant des mises à jour régulières, les heures de tombée se multiplient. Conséquemment les reportages se construisent en pièces détachées et de façon progressive : « The process of reporting and delivering a news story in this kind of environment has to be incremental » (Northrup, cité dans Quinn, 2006, p. xxvi ; voir aussi Singer, 2004a). Deuze (2008) décrit la production de nouvelles sur le web comme un processus qui change constamment « […] breaking news segments, updates, and edits of developing news stories to the website of the media organization, its news output becomes less than stable » (p. 205).

– Les journalistes doivent souvent travailler avec du matériel cueilli par quelqu’un d’autre, un collègue ou un membre du public (Deuze, 2008), alors qu’ils préfèrent être des témoins directs et avoir le contrôle sur leur collecte, poser eux-mêmes les questions aux sources qui feront partie de leur reportage.

– Les journalistes doivent expliquer à plus d’intervenants ce qu’ils font : affectateurs (les personnes qui décident des couvertures du jour), pupitres (les personnes qui décident de l’ordre de diffusion ou de mise en ligne des reportages), réalisateurs, intégrateurs web, graphistes, etc. Cela multiplie les interruptions dans le temps consacré à la collecte d’information (Klinenberg, 2005 ; Ursell, 2001).

– La convergence a lieu notamment parce que la technologie permet une plus grande flexibilité et complémentarité entre la radio, la télévision et le web. Mais plusieurs logiciels sont incompatibles : l’audio télé ne dialogue pas bien avec l’audio radio, ou encore les conversions d’une plateforme à l’autre prennent du temps alors qu’elles devraient permettre d’en gagner: « the more they work with different media, for example, the more they realize that content does not move easily from one medium to the next, and therefore they must develop techniques for translating work across platforms » (Klinenberg, 2005, p. 55).

–Une autre fragmentation est liée à la perte d’expertise et de culture. Plusieurs journalistes ont des réflexes de travail liés à un média précis – écrit, radio, télévision. Ils sont experts du son ou de l’image. Ils se sentent mal outillés pour des reportages multiplateformes. Ils deviennent de simples « formateurs de contenu » (Klinenberg, 2005, Ursell, 2001 ; Singer, 2004b) contenu venant notamment des relations publiques (Francoeur, 2017 et 2012 ; Sullivan, 2011 ; Sissons, 2012).

–Les journalistes responsables de la création des reportages sont détachés des décisions qui les touchent. Les réunions concernant les couvertures du jour se tiennent entre les rédacteurs en chef, les affectateurs et les pupitres (Francoeur, 2012 ; Quinn, 2006), sans que les reporters y soient conviés.

Comment les journalistes font-ils face à ces multiples fragmentations pour produire des reportages multiplateformes ? Une avenue à explorer est celle des « formats journalistiques » qui orchestrent les conditions de production. Les journalistes, confrontés à des heures de tombée multiples, vivant un morcellement constant, s’appuient sur les formats journalistiques pour arriver à proposer des reportages cohérents, clairs.

Les formats journalistiques

Les formats journalistiques sont les patrons à suivre pour créer des reportages adaptés aux différentes plateformes (radio, télé, web) et permettant de faire face aux conditions de production (voir Goasdoué, 2015 ; Pilmis, 2014 ; Carbasse et Goyette-Côté, 2013 ; Degand, 2013 ; Deuze, 2005). À titre d’exemple pour illustrer les formats journalistiques, les reportages diffusés aux bulletins de nouvelles radio de Radio-Canada ont une durée de 60 à 80 secondes et prennent en général la forme suivante : Narration du journaliste – citation – narration du journaliste – citation – conclusion du journaliste. Plus concrètement : le journaliste annonce une nouvelle mesure gouvernementale – citation d’un ministre – le journaliste résume les réactions suscitées par la nouvelle mesure– citation d’un membre de l’opposition, suivie d’une citation d’un citoyen touché – le journaliste précise quand la mesure entrera en vigueur. L’auditeur sait tout de suite qu’il entend un reportage radio-canadien parce qu’il en reconnaît le format, le patron. Le reporter a de son côté rempli sa mission de réaliser un reportage clair, équilibré, qui ne dépasse pas la durée prescrite.

Les sources apparaissant dans les formats journalistiques collent elles aussi à des modèles, des patrons précis : ce sont des sources officielles, des élus qui ont des comptes à rendre à leurs électeurs, des porte-parole chargés des communications pour une institution ou une entreprise, des experts (Ericson et al., 1987 ; Charron, 1994 ; Schudson, 1995 ; Gingras, 2006). Hall les appelle des « primary definers » (1997), soit l’élite politique, économique et institutionnelle (Bird et Dardenne, 1997). Les journalistes font appel à ces « définisseurs premiers » parce que leur voix et leur image, en plus de rendre les nouvelles reconnaissables, donnent de la crédibilité aux nouvelles. Ces sources sont souvent faciles à joindre, ce qui aide la productivité journalistique.

Les journalistes eux-mêmes sont formatés. Ils sont moulés à la culture d’entreprise pour laquelle ils travaillent. Entreprise publique, privée, communautaire, toutes prescrivent, de façon explicite ou implicite un ton, une façon de décrire, un ordre dans la hiérarchie des informations. C’est la « mythologie institutionnelle » qui s’impose (Singer, 2004b, p. 840). Dans les entreprises publiques, par exemple, la culture d’entreprise commande un type journalistique précis, un ton sobre, neutre, pour ne pas « déstabiliser » le public (Kumar, 1977).

Les formats journalistiques permettent aux journalistes de travailler vite et de respecter l’heure de tombée (Chalaby, 1998), de « domestiquer l’inattendu », « routinizing the unexpected » (Tuchman, 1973), de standardiser la production journalistique (Schlesinger, 1987) que Gans décrit comme une ligne de montage, des « assembly lines » (2004 [1979], p. xvii).

Les formats journalistiques sont fixes, voire rigides. Schudson parle de « patterns of discourse » (1995, p. 14) figeant les nouvelles dans ce que Schlesinger décrit comme des « specific framework of interpretation » (1987, p. 164). Ces formats laissent tout de même une marge de manœuvre aux journalistes. Les journalistes ont de l’espace pour y déployer leur autonomie, pour produire des reportages qu’ils veulent « distinctifs », c’est-à-dire des reportages proposant notamment des sources variées, présentant des témoignages révélateurs, montrant une compréhension en profondeur du sujet (Dubois, 2016). L’autonomie journalistique est une autre notion clé permettant de comprendre comment les journalistes font face à leurs conditions de production fragmentées.

L’autonomie journalistique

L’autonomie est une valeur au cœur de l’identité des journalistes (Hayes et al, 2007 ; Deuze, 2005), un « lieu central de l’identité journalistique » (Gestin et al, 2009). Elle s’actualise dans les choix éditoriaux (Shapiro et al, 2013). Les journalistes tiennent à construire un discours « inédit, analytique et, surtout, différent du discours officiel des sources » (Charron, 1995, p. 236). Les journalistes veulent garder le contrôle et choisir les éléments qui feront partie de leurs reportages (Deuze et Witschge 2018 ; Reich, 2006). Même contraints par le manque de temps, par le manque d’accès à des sources ou à de l’information, des « contraintes procédurales » ou « politiques » (Thibault et al, 2020), les journalistes s’aménagent des espaces d’autonomie (Francoeur, 2017) pour rester « maîtres de leur script » (Cottle, 2003), fournir leur propre interprétation des faits (Revers, 2014 ; Ryfe, 2009).

Dans les salles de rédaction qui pratiquent la convergence, l’autonomie journalistique déployée varie d’un reporter à l’autre. Des journalistes d’élite jouissent d’une plus grande marge de manœuvre, négociant du temps pour produire des reportages ambitieux (Sjovaag, 2018), pour être créatifs sur toutes les plateformes : « [creative professionals] will find an expanding number of ways to provide new outlets for their work and fulfill the professional goal of quality public service » (Singer, 2004b, p. 852 ; voir aussi Quinn, 2006). Ils peuvent développer des liens de confiance avec des sources, faire des demandes d’accès à l’information, réaliser des enquêtes ou des recherches pendant plusieurs semaines pendant que des collègues restent collés à l’actualité du jour : « with elite reporters given ample time to do large projects and a large staff of second-tier journalists responsible for much of the daily workload » (Klinenberg, 2005, p. 56 ; Ursell, 2001 et Nygren, 2014, parlent aussi de hiérarchie entre les reporters). Ainsi, l’autonomie journalistique est cruciale pour faire face aux conditions de production fragmentées et produire des reportages « distinctifs ».

À l’aide de ces trois loupes : fragmentation des conditions de production, formats journalistiques et autonomie journalistique, nous allons examiner de façon détaillée de quelles façons un journaliste de Radio-Canada produit des reportages multiplateformes. Nous allons voir que pour affronter une journée au cours de laquelle il y a plusieurs heures de tombée, plusieurs équipes à contenter, plusieurs types d’interventions en ondes, la façon de mettre de l’ordre dans l’inattendu, dans une situation qui évolue (Schudson, 1989), est de référer aux formats journalistiques. Par ailleurs l’autonomie journalistique joue un rôle dans la façon d’utiliser ou d’investir ces formats journalistiques.

Méthodologie

Pour savoir de quelles façons les journalistes produisent des reportages multiplateformes, nous avons réalisé une immersion sonore (Francoeur, 2021a et b) dans la salle de rédaction de Radio-Canada. Nous inspirant des anthropologues du son (Schulze, 2013), audio-ethnographe (Augoyard, 1991), praticiens de l’« acoustemology » (Feld, 2017), ethnographes sonores (Helmreich, 2007), et géographes sonores (Gallagher et Prior, 2014), nous nous sommes mis à « l'écoute du monde » sonore, à la recherche de sens, des « éléments constitutifs » de sens (Woloszyn, 2012, p. 53 ; voir aussi Helmreich, 2007) pour étudier les pratiques concrètes du travail multiplateforme. La nature des phénomènes observés se situant à un niveau micro, une journée d’immersion a fourni un matériau d’analyse abondant.

Concrètement, la journée de travail du reporter a commencé à huit heures et s’est terminée à vingt heures. Nous avons documenté ces douze heures de travail en suivant le reporter avec un micro, enregistrant tous ses échanges avec ses collègues, ses sources, les techniciens ; nous avons enregistré ses réflexions à voix haute et ses réponses à nos questions sur les conditions de production. Nous avons aussi documenté de façon sonore ses présences en ondes télé et radio et ses déplacements sur le terrain et à l’intérieur de Radio-Canada. Toutes les étapes de production de reportages multiplateformes ont donc été documentées en direct.

Ce reporter travaille à Radio-Canada depuis plus de vingt ans. Il fait partie de l’équipe appelée ADN Nouvelles avec quatre autres reporters ayant chacun leur spécialisation --leur beat-- et un recherchiste/coordonnateur expert de la Loi d’accès à l’information. Leur mission, selon la description du reporter, est de fournir des reportages « distinctifs, originaux », sur trois plateformes (radio, télé et web) : « La barre est haute. Le niveau des reportages est très élevé. On se situe entre les affaires publiques et les nouvelles », explique t il

Des reportages « distinctifs » signifient, toujours selon la description du reporter : des reportages ayant de l’impact, c’est-à-dire des reportages partagés, relayés sur les réseaux sociaux ; ayant le potentiel de faire réagir des personnes en situation d’autorité ; des reportages comportant un aspect « human », c’est-à-dire des reportages donnant la parole à des personnes victimes, concernées ou témoins de l’enjeu sur lequel porte le reportage ; des reportages contenant des extraits d’entrevue imagés et des points de vue d’experts. Cette description colle en partie aux critères « d’excellence » professionnels colligés par Dubois (2016) au Québec.

Le jour de notre immersion, le reporter couvrait le dévoilement d’un rapport d’experts à qui le gouvernement provincial avait confié le mandat de faire des recommandations sur une question sociale controversée. Ce reporter a été choisi pour notre recherche parce qu’il a accepté d’être suivi pendant toute une journée de production et d’être enregistré2. Il peut être décrit comme un « reporter vedette », connu du public et apprécié de ses collègues de travail. Une rédactrice en chef a dit spontanément, en nous voyant suivre le reporter : « On aime beaucoup [nom du reporter]. Il est engagé. Débrouillard. Il cherche toujours à avoir la meilleure histoire. Il a des contacts. Et surtout, il est passionné. Il croit au journalisme. Il travaille sur les trois plateformes, radio, télé, web, ce qui n’est pas évident. Toujours calme, professionnel. On l’adore. »

Comment accomplit-il sa journée de travail marquée par plusieurs fragmentations ? En gardant dans sa mire les formats journalistiques et en tirant parti de son autonomie journalistique. Autrement dit, ses façons de faire actuelles se résument ainsi : il mise sur les formats journalistiques pour maîtriser le travail multiplateforme parce que ces formats lui permettent de faire face aux conditions de production fragmentées et lui dictent où investir son autonomie pour produire des reportages qu’il juge « distinctifs ».

Résultats

L’analyse de notre collecte de données s’est faite de la façon suivante : l’enregistrement de la journée de travail du reporter a été réécouté et retranscrit. Ces réécoutes et relectures ont été couplées avec les notes prises lors de la journée d’immersion. Les thèmes « conditions de production fragmentées », « formats journalistiques » et « autonomie journalistique » ont guidé l’analyse.

Conditions de production fragmentées

À première vue, ou à première ouïe, l’environnement de travail est silencieux. On entend les sons des claviers, la vibration des cellulaires, les soupirs des reporters (qui travaillent plutôt en apnée), les pages de carnet de notes déchirées, les exercices à voix chuchotée des narrations de reportage. La faible intensité sonore est un leurre. Plusieurs tâches sont accomplies en parallèle, de multiples préoccupations sont gérées en même temps. Le matériel de production, la collecte d’information, l’organisation technique, la mise en forme des reportages et des présences en ondes en direct, tout est fragmenté.

Le matériel de production du reporter comprend les éléments suivants : les écouteurs, portés sur une seule oreille pour pouvoir répondre aux téléphones (fixe et cellulaire) et aux collègues présents physiquement tout en écoutant des entrevues. Quand les écouteurs sont portés sur les deux oreilles, c’est un signal de non-disponibilité de la part du reporter ;

Deux écrans d’ordinateur sur lesquels apparaissent, notamment : le logiciel interne où sont répertoriés les textes de nouvelles prêtes à être diffusés, les textes brouillons de chacun des reporters, les fils de presse comme la presse canadienne, les feuilles de route des émissions d’information, etc. ; un logiciel de courriels, un autre des reportages audio, celui des reportages télé ;

Dans les textes du reporter apparaissant à l’écran, des sections sont en couleur (noir, rouge, vert), certaines en lettres minuscules, d’autres en lettres majuscules. Chacune de ces interventions dans le texte est une information pour le reporter (nom ou fait à vérifier ; information qui doit absolument apparaitre dans le reportage ; section où un extrait d’entrevue sera inséré ; etc.)

À cela s’ajoutent un carnet de notes utile lors des directs lorsque le reporter n’a pas accès à un écran d’ordinateur, le rapport d’experts de 173 pages dévoilé le jour même et imprimé, des scénarios de reportages et des verbatims d’entrevues menées par d’autres reporters imprimés.

Pour la collecte d’information : les événements à couvrir sont un breffage technique réservé aux journalistes, suivi d’une conférence de presse, accompagnés du rapport d’experts. S’ajoutent les réactions politiques, les réactions d’experts, les réactions de personnes visées qu’il faut solliciter, sonder et – si c’est pertinent – convaincre de participer aux reportages. S’ajoutent aussi les réactions qui seront recueillies par des collègues.

L’organisation technique se superpose à la collecte d’information : pendant le breffage technique (qui a lieu par téléphone, en mains libres) et alors que le reporter rentre des notes à l’ordinateur pour l’ensemble des collègues et lui-même, il fait aussi des appels pour s’assurer qu’il pourra récupérer des extraits d’une entrevue ayant lieu dans la matinée sur un plateau télé de la chaine d’info continue. Il veut en insérer un extrait dans ses reportages.

Toujours pendant la séance d’information, le reporter envoie un courriel pour commander les tableaux et donner ses directives pour le bulletin du midi : « Je copie six ou sept personnes. Là j’en avais oublié une parce que le pupitre du vendredi n’est pas le même que du lundi au jeudi. S’il ne reçoit pas le courriel il peut être très mêlé. Et très irrité. » Il se transfère le courriel, « Parce que des fois je ne me souviens pas exactement de ce que j’ai écrit. Pour pouvoir m’en souvenir dans trois heures. » Une notification raisonne, le reporter réagit, « là il faut que je mette le pupitre web dans le coup aussi. » Il décrit ainsi ce qu’il fait : « J’essaie de comprendre le sujet, j’essaie de faire une cueillette, j’essaie de préparer des entrevues de réaction et je prépare aussi mon intervention de midi. »

La mise en forme de ses présences en ondes se fait pendant le breffage technique : le reporter formule les phrases clés de ses directs et reportages en les énonçant à voix haute. Il cherche aussi à vulgariser des expressions techniques et à synthétiser les informations en tableaux : « Bon, c’est pas si compliqué que ça finalement. Ça va me prendre deux tableaux. ‘Recommandations. Critères.’ »

Son rythme de travail est en porte-à-faux avec le rythme de la séance d’information. À un moment il s’exclame, « Awaille! C’est pas toi qui va être pris pour faire le topo après ! ». Un intervenant dit, comme en réponse, « On va aller rapidement aux recommandations » et le reporter répond, pour lui-même, « Merci ! ».

Quand la conférence de presse commence, le reporter précise : « Je vais écouter la conférence de presse. En l’écoutant je vais envoyer mes demandes de tableaux [à l’équipe de réalisation du bulletin télé de midi]. En écoutant la conférence de presse je vais aussi identifier des extraits pour ma converse de midi. Et aussitôt que possible je vais partir vers un lieu de direct pour le midi, parce qu’il y a une de mes entrevues ‘réaction’ qui se tient au centre-ville donc je vais essayer de joindre les deux. Pour gagner une demi-heure, je vais aller faire mon direct à l’extérieur. »

Une affectatrice interrompt son travail pour lui décrire qui fait quoi pour le bulletin de 17h radio. Elle lui demande la permission de se servir d’une entrevue que le reporter a réalisée précédemment. Il répond « absolument » et explique qu’il a déjà envoyé un courriel précisant cela à une autre collègue. Il reçoit en même temps un courriel qui lui demande « Quelle est la décision des experts ? » et il ne peut pas répondre en quelques mots, parce que « Y’a pas de décision ! » et c’est ce qu’il explique à voix haute à l’affectatrice devant lui : « La chute du topo c’est ‘il y a une réflexion qui s’engage, il va y avoir des consultations’. »

Le reste de la journée sera à l’avenant, marqué par des fragmentations multiples et concurrentes, dont la table suivante donne un aperçu.


Table 1. Les conditions de production fragmentées

S’ajoutent à la collecte, l’organisation technique et la mise en forme des présences en ondes fragmentés, au matériel de production éparpillé, d’autres fragmentations : attention du reporter fractionné, rythme des activités asynchrones, relations de travail court-circuitant ou aidant le processus, préoccupations déontologiques se superposant aux préoccupations de livraisons, multiplication des interactions et des demandes obligeant le reporter à échanger avec divers intervenants à l’interne, partage des tâches de collecte et de montage, entretien des sources à maintenir, réflexions éthiques en toile de fond, etc.

Les présences en ondes sont les rares moments où les fragmentations cessent. Elles ponctuent la journée et en sont le fil conducteur. L’adrénaline du reporter est alors mobilisée par un seul objet. Le reporter s’organise en fonction d’elles. Plus précisément, le reporter réfléchit ainsi : Que puis-je inclure dans cette prochaine prestation? De quoi ai-je besoin pour cette prochaine prestation? Annonce, réactions, commentaires ; images, plans de coupe, tableaux ; durée des items ; quelles narrations et questions permettent d’organiser le tout : les formats journalistiques orchestrent les fragmentations.

Les formats journalistiques orchestrent les conditions de production fragmentées

En début de journée, le reporter explique : « Ce qu’on essaie de faire le matin, c’est de placer nos pions pour toutes les plateformes. » « Placer ses pions » signifie planifier les reportages à livrer, c’est-à-dire les formats journalistiques à « remplir » ou meubler aujourd’hui : converses (une conversation chorégraphiée entre le reporter et l’animateur-trice, entrecoupée d’extraits d’entrevues, livrée en direct) radio et télé, reportage (un item audio ou vidéo composé de narrations, d’extraits d’entrevue, de sons et d’images montés, pouvant être diffusé plusieurs fois sur plusieurs plateformes). Dès le breffage technique du matin, il s’affaire : « Je prépare ma converse de midi au niveau contenant ». Il dicte le contenu des deux tableaux qui serviront de support visuel à son premier direct télé et plus tard dans la journée à son reportage télé : « Recommandations. Critères. » Il prépare aussi sa converse « au niveau contenu » : il compose des phrases clé pour ses présences en ondes. Les formats journalistiques guident sa collecte, son analyse et son organisation de l’information.

Quand il échange avec les pupitres, les réalisateurs et les animateurs, tous utilisent les formats journalistiques pour discuter. Par exemple, après la séance d’information du matin, le reporter salue le pupitre en lui lançant les manchettes : « En fait la nouvelle c’est ‘Québec annonce une consultation publique’. Et c’est ‘Un groupe d’experts recommande’. » Puis il lui décrit les extraits qu’il utilisera, « Deux extraits qui sont super bons. La ministre, puis, l’opposition. » Le reporter explique, « le plan de converse c’est la carte routière de ce qu’on va faire ce midi. Pour que l’animateur comprenne, pour que les items soient lancés dans le bon ordre. » Les formats journalistiques permettent une fluidité dans les interactions à l’interne.

De la même façon, le reporter réalise des entrevues « réactions » en ayant en tête les formats journalistiques. Par exemple, pendant l’entrevue avec un expert en début d’après-midi, il repère l’extrait court, imagé, à utiliser : « Je me suis dit, ‘ok, c’est ça que je garde pour le reportage.’ » Ou encore, quand il prépare son reportage télé et qu’il doit trouver où couper, il tranche ainsi : « Lui, il est super important. Lui, il va prendre le bord. » L’écriture de ses reportages ou de ses interventions en direct se fait par sections. Ce sont des blocs : « C’est comme un cube rubik un topo », décrit-il. L’introduction et la chute du reportage apparaissent à l’écran en premier. Puis, le reporter soupèse différentes façons de dire : il écrit « ils sont sceptiques » et « font des mises en garde », pour finalement conserver « font des mises en garde » et effacer « ils sont sceptiques ».

« Placer ses pions pour toutes les plateformes », « préparer sa converse au niveau contenant », « le plan de converse comme une carte routière », « le topo comme un cube rubik » : ces expressions illustrent les différentes facettes des formats journalistiques. D’abord les formats narratifs : manchettes, narrations, extraits de décideur, opposition, expert ou témoin ; tableaux, images. Le reporter veut raconter une histoire en s’assurant que le plus nouveau, le plus neuf et le plus imagé aient priorité – il cherche des extraits d’entrevue « super bons » ou « marteau », selon ses dires. Il veut suivre un plan que tous reconnaïtront, soit : qui a fait quoi, quand, pourquoi. Le tout, organisé en fonction de la durée du direct ou de reportage.

Les critères déontologiques sont l’autre facette des formats journalistiques : le reporter se préoccupe de la véracité et de la cohérence des reportages -disant, « je ne peux pas dire ça, ce n’est pas vrai » lors de la relecture d’un script ; il pense à l’équilibre des points de vue –« ça manque de voix discordantes », remarque-t-il en mi-journée ; il veut une variété des voix, c’est-à-dire plusieurs experts, des témoins ou citoyens-experts (expertise vécue) et des membres du gouvernement ; il se préoccupe aussi de l’équité à l’égard des personnes apparaissant dans le reportage – disant « je me sens responsable » face aux maladresses d’un couple peu habitué aux entrevues média.

Ainsi les formats journalistiques organisent le fractionnement. Et les formats journalistiques reflètent le fractionnement. Au final cette journée-là, le reporter aura cinq présences en ondes, dont quatre en direct, à la télé et à la radio. La table suivante illustre les formats journalistiques du jour :


Table 2. Les formats journalistiques

Tout juste avant le direct de 18h à la radio, le reporter confie : « ‘Faut que… ‘faut que tu prennes les items un à la fois… (il inspire profondément) Parce qu’il y en a plusieurs. C’est sûr que si tu te mets à faire plein de projections, tu deviens très angoissé. » Car le défi, c’est d’exceller dans ces formats : « La barre est haute », explique-t-il. Ses collègues s’attendent à des prestations « distinctives » de la part du reporter. Pour y arriver, le reporter s’efforce de tirer parti de son autonomie journalistique.

L’autonomie journalistique pour construire des reportages « distinctifs »

Au fil de la journée, la façon dont le reporter met en œuvre son autonomie pour construire un « discours inédit, analytique, différent du discours officiel des sources » (Charron, 1995, p. 236), « rester maitre du script » (Cottle, 2003), ou, dans les mots du reporter, façonner des reportages « distinctifs », apparait :

Il s’est assuré d’avoir en réserve, pour le jour du dévoilement du rapport, le témoignage d’une citoyenne illustrant l’importance de la question soumise aux experts. La femme permet « d’incarner, entre guillemets, l’histoire », explique le reporter. Il tient à ce témoignage, parce qu’il donne un caractère « vrai », concret et poignant au sujet selon lui. Il a dû multiplier les démarches -et les refus- dans les semaines précédentes, dit-il, pour trouver cette personne personnifiant l’enjeu du jour, acceptant de décrire sa situation devant la caméra. Selon le reporter, la citoyenne est crédible, elle offre une expertise liée à sa vie personnelle et elle laisse entrer les téléspectateurs dans son intimité. Son conjoint, qui la soutient, est aussi présent. L’aspect « human » qu’ils donnent au reportage le rend distinctif selon le reporter.

Le reporter présente trois autres avis d’experts dans ses reportages du jour. Un avocat représentant les personnes qui subiront l’impact de la décision, deux médecins représentant les acteurs qui la mettront en œuvre. Chacun offre un point de vue différent. La multiplicité de ces voix fait partie des caractéristiques d’un reportage distinctif, selon le reporter.

Le sujet du jour revêtant un aspect politique, le reporter inclut aussi des extraits d’acteurs qu’il juge incontournables : une ministre et un membre de l’opposition. « Bon, la Ministre, c’est quand même elle qui porte le dossier. L’opposition… c’est l’opposition », dit-il.

Le reporter cherche de plus à présenter des extraits marquants, imagés, de chacune des entrevues. Il repère ce qu’il appelle des « clip marteau » : « Une ‘clip marteau’, c’est une clip qui résume tout et qui frappe fort. Qui nous permet de tout comprendre, puis qui va marquer l’imaginaire. »

Il explique qu’il a tenté d’obtenir le rapport d’experts avant son dévoilement, pour avoir un scoop. Il a finalement eu accès au rapport le matin même, quelques minutes avant les autres journalistes. Il l’a tout de suite partagé avec ses collègues radio-canadiens.

Il s’assure, tout au long de la journée, de faire une collecte large, selon sa description. Ceci, sans froisser ses sources si elles n’apparaissent pas dans les reportages. On l’entend par exemple expliquer à une source au téléphone : « Je n’ai pas encore d’idée de la durée des reportages. Je ne veux pas que vous soyez déçu si vous n’êtes pas dans le topo télé. De toute façon vous seriez dans le topo radio. Je sais que vous n’avez pas un énorme égo, mais j’aime mieux vous le dire quand même franchement. »

Il rapporte aussi ce qu’il récolte à micro fermé. Il dit discuter avec un maximum de personnes visées par le rapport d’experts : « J’essaie de parler off the record au plus de gens possible pour m’assurer que la tonalité que je donne est la bonne » et « en pesant mes mots », dit-il. Il s’assure ainsi, dit-il, de la complétude de ses reportages. Il s’assure aussi de la rigueur de ce qu’il rapporte. Sa réputation et ses liens avec ses sources en dépendent, explique-t-il.

Il travaille jusqu’à la prochaine heure de tombée et tient à occuper chacune des secondes de ses présences en ondes : « J’essaie d’en mettre le plus possible dans un court laps de temps et c’est ça qui est le plus difficile. »

Il reste « maitre » de son script, même à l’interne. Il garde son angle de reportage ou de direct, ne dévie pas, en dépit des demandes qu’on lui fait. Par exemple, l’émission de fin d’après-midi radio et un pupitre lui demandent de parler de la responsabilité du fédéral dans l’enjeu du jour. Le reporter refuse, disant que cela va créer de la confusion (et, comprend-on, gruger des secondes cruciales dans ses reportages et ses directs).

Il refuse une demande qu’il juge déraisonnable. En début d’après-midi, il ferme la porte à une nouvelle demande de présence en ondes : « Ah, j’ai vraiment pas l’temps. Sérieux, j’peux pas. J’commence vraiment à être dans l’pétrin, là, j’peux pas aller à RDI. J’suis désolé. C’est pas pour faire la diva, là. »

Les façons de faire et les façons d’être du reporter démontrent qu’il peut déployer son autonomie d’ample façon (Singer, 2004b ; Quinn, 2006). Il peut le faire notamment parce qu’il a un beat, c’est-à-dire une spécialité, donc une expertise qui lui permet de comprendre rapidement le sujet. Son beat lui donne aussi accès aux sources expertes. Il a leur numéro de cellulaire, il peut les joindre vite : « c’est sûr qu’avoir les contacts, avoir les cellulaires, ça nous permet d’élargir le sujet rapidement. »

Il a aussi une bonne réputation, les relationnistes le connaissent, lui permettent de réaliser des entrevues rapidement, sans entrave. « Ce que j’ai de plus fort, ce qui est le plus précieux pour moi, c’est ma réputation. C’est tout ce que j’ai, ma réputation », insiste le reporter.

Le reporter déploie ainsi son autonomie parce qu’il le veut : « C’est un gros changement social. Oui, ça me tient à cœur. Ce sont des questions hyper complexes, hyper importantes. […] On est témoin de moments qui cristallisent des grands changements sociaux. Il y a une intensité là-dedans qui est intéressante. » Le reporter déploie ainsi son autonomie aussi parce qu’il veut avoir un impact, dit-il : « C’est vrai, j’avoue, moi j’aime ça avoir de l’influence en journalisme. Ça arrive pas à tous les jours là, mais parfois on fait des reportages qui font une différence. Moi ça, ça me tient à cœur. C’est pour ça que j’suis là-dedans. Sinon, au salaire qu’on est payé, là… J’irais faire autre chose de plus payant. »

La table suivante synthétise les façons dont le reporter met en œuvre son autonomie :


Table 3. Mise en œuvre de l’autonomie journalistique

À la fin de la journée, le reporter constate : « Quelqu’un qui ne comprend pas le sujet, aujourd’hui là, ça aurait été très dur. Si j’étais sur les affaires policières et que j’me retrouvais là-dessus aujourd’hui là, ça aurait été impossible de faire ça. Parce que je n’ai pas les contacts. J’aurais fait que la conférence de presse. » Autrement dit, il n’aurait pas pu construire un discours différent du discours officiel. Couvrir la conférence de presse est une forme de journalisme où il y a peu d’autonomie journalistique déployée, selon le reporter.

Journalisme post-intégration : maîtriser des conditions
de production fragmentées

Le reporter produit des reportages multiplateformes ainsi : il tire parti de son autonomie pour investir au mieux les formats journalistiques, maîtrisant à sa façon des conditions de production fragmentées.

Les conditions de production du reporter sont en effet marquées par des fragmentations multiples. La présente recherche les détaille et les raffine : collecte, organisation technique et mise en forme des présences en ondes fragmentés, matériel de production éparpillé, attention du reporter fractionné, rythme des activités asynchrones, relations de travail court-circuitant ou aidant le processus, préoccupations déontologiques se superposant aux préoccupations de livraisons, multiplication des interactions et des demandes à l’interne, partage des tâches de collecte et de montage, entretien des sources à maintenir, planification des reportages futurs en toile de fond.

Mais le reporter décide lui-même du nombre maximal d’heures de tombée auxquelles il fera face. Il participe aux décisions de mises en ondes et de couverture. Il produit le reportage qu’il peut produire à chaque livraison, le reportage du midi étant plus court et dégarni que le reportage de fin de journée. Ce reportage de fin de journée atteste l’ample déploiement de l’autonomie journalistique du reporter. Chaque mot des narrations a été soupesé, les extraits d’entrevue se répondent et font progresser le reportage, le couple de citoyens-témoins aide à saisir l’importance de l’enjeu : un reportage « distinctif » – selon les critères du reporter – a été produit.

Le reporter garde dans sa mire les formats journalistiques à remplir. Il réfléchit et discute en « formats journalistiques » : manchettes, extraits d’entrevue, chute du reportage. Les formats journalistiques aident à clarifier pour lui-même et les collègues les interventions du jour.

Par ailleurs, même si le reporter arrive à fournir sa propre interprétation des événements du jour, qu’il actualise son autonomie dans ses choix des éléments qui feront partie de ses reportages, il fait des compromis toute la journée. Au moment du direct radio de 18 heures par exemple, il laisse tomber son ambition de proposer de nouveaux extraits d’entrevue de ses experts. À court de temps, il demande à un assistant-réalisateur de faire migrer les extraits télé vers le serveur radio. Un autre exemple, quand il répète son direct de midi, il constate : « J’ai pas choisi la bonne clip tantôt. … trop tard. » Puis, plus tard, il revient sur sa livraison télé en direct de 17 h : « Un moment donné j’ai dit, ‘c’est étonnant venant de la part de la Commission’, j’aurais pas dû dire ça. C’était faux ! Off ! j’aurais jamais dû dire ça. » En fin de journée, il fait le bilan de ses présences en ondes : « C’est un sept sur dix partout. T’as pas un dix sur dix, mais ça va. Y’a un compromis entre la vitesse, la quantité d’interventions, la qualité. Là j’ai vraiment fait c’que j’ai pu. J’me suis pas planté, j’ai pas eu l’air fou en ondes. J’suis content. » Maitriser des conditions de production fragmentées en se fiant sur les formats journalistiques reste donc un compromis.

Finalement le reporter ne s’est pas préoccupé du formatage web de ses reportages. La tâche a été réalisée par des collègues. Selon le reporter, les exigences de production télé et radio le mènent « à la limite de ce qu’on peut avoir comme charge de travail. Ça devient dangereux. Dangereux dans le sens où si on en demande trop à quelqu’un, à un moment donné il y a des risques d’erreur. »

Conclusion

Réaliser une immersion sonore dans la salle de rédaction de Radio-Canada, suivre un reporter et enregistrer toute une journée de travail est une méthodologie originale puisant son inspiration auprès des ethnographes sonores (Helmreich, 2007), et géographes sonores (Gallagher et Prior, 2014). Le matériau récolté, abondant et éloquent, lève le voile sur le travail multiplateforme : il est marqué par de multiples fragmentations ; pour faire face à ces conditions de production fragmentées, produire des reportages clairs et cohérents, les formats journalistiques fournissent des repères guidant la production quotidienne ; l’autonomie journalistique peut ensuite être déployée, de façon ciblée, pour investir au mieux ces formats journalistiques.

L’examen minutieux de la journée de travail d’un journaliste « d’élite » (Sjovaag, 2018 ; Singer, 2004b) a ses limites. Des journalistes généralistes, ou dont les conditions de travail sont différentes du reporter suivi dans le cadre de cette recherche, se perçoivent peut-être comme de simples « formateurs de contenu » jouissant de peu d’autonomie. Une approche comparative avec un journaliste moins haut placé dans la hiérarchie symbolique permettrait d’approcher des dynamiques plus fines et nuancées du travail multiplateforme.

L’article fait écho aux réflexions de chercheurs voulant scruter les transformations du journalisme et leur impact sur l’autonomie journalistique (Deuze et Witschge, 2018). Il alimente les recherches sur les conditions de production journalistiques, en lien et à la suite des travaux détaillés et abondants sur la convergence (voir notamment Robotham, 2021 ; Rumignani, 2021 ; Pilmis, 2017). Il ouvre la voie à d’autres enquêtes sur les formats journalistiques (Goasdoué, 2015) et leur rôle dans le quotidien des journalistes. 

Chantal Francoeur est professeure à l’École des médias
de l’Université du Québec à Montréal.




Notes

1

Dans le cadre d’un projet de recherche-création toujours en cours financé par le FRQSC (Fonds de Recherche Québécois Science et Culture), l’immersion avait pour but de documenter de façon sonore les conditions de production du reporter.



2

L’enregistrement des propos du reporter a été approuvé par le comité d’éthique de la recherche de l’UQAM.






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Référence de publication (ISO 690) : FRANCOEUR, Chantal. Journalisme post-intégration : miser sur les formats pour maîtriser des conditions de production fragmentées. Les Cahiers du journalisme - Recherches, 2021, vol. 2, n°7, p. R125-R143.


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