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Nouvelle série, n°8-9

2nd semestre 2022

DÉBATS

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POINT DE VUE

Rectificatifs : un journal imaginaire va bien plus loin !

La rectification des erreurs a nettement progressé au cours des dernières décennies, mais la presse pourrait aller beaucoup, beaucoup plus loin dans cette voie cruciale pour sa crédibilité et donc son avenir. Une expérience de pensée empruntant les codes de la fiction permet d’illustrer la grande marge de progression que conserve le journalisme dans ce domaine… sans méconnaître les résistances qu’elle implique.

Par Jean-Luc Martin-Lagardette




C

atherine Sénéchal sourit. Ce n’était pas la première fois qu’elle devait affronter l’arrogante moquerie d’un confrère à propos de ses idées. Une femme philosophe rédactrice en chef, ça ne faisait pas sérieux aux yeux d’un journaliste fier de labourer le prosaïque et bien palpable quotidien ! Une idéaliste qui s’imagine que les belles idées font la bonne information. Aussi Pierre-Loup Daby, s’opposant à cette nomination, n’avait pu retenir un maladroit : « On n’est plus au temps des cavernes ! » en référence au fameux mythe platonicien.

Mais Catherine était confiante. Ce poste, c’était Achille Regagnon lui-même, le patron du journal, qui le lui proposait.

Elle et lui se connaissaient bien, ayant été étudiants aux mêmes années, bien que dans des écoles différentes. Lui en gestion d’entreprise, elle en philosophie éthique. Une relation placée sous le signe de la complicité tant intellectuelle qu’idéologique, grâce à un goût commun pour la culture du débat, à la mode Habermas-Appel.

Catherine savait qu’elle aurait à batailler avec ses confrères et que cela ne serait pas gagné en quelques jours. Aussi ne chercha-t-elle pas à convaincre son interlocuteur par une discussion sur le fond : « Pierre-Loup, l’équation est simple. Le budget consacré au lancement de notre journal nous permet de tenir un an et demi. Nous avons donc dix-huit mois pour faire nos preuves. D’ici là, je vous invite à adopter sans réserve notre ligne éditoriale. Et à m’épauler de la même façon. Après, nous ferons le bilan ».

Pierre-Loup avait beaucoup hésité à s’engager dans cette aventure. N’eût-il été en chômage, il n’eût sans doute pas postulé pour intégrer cette rédaction composée de Catherine, de lui et de trois jeunes journalistes.

Déjà, le titre du journal lui avait paru d’une affligeante platitude : Le Journal des lecteurs. Quel journal n’est-il pas conçu pour ses lecteurs ?

— Eh bien, non !, avait riposté Catherine. La plupart des titres n’ont pas pour souci premier le véritable intérêt de leurs lecteurs. Oui, ils produisent moult analyses de marché, pour connaître les besoins et les motivations de leurs publics. Mais, à force de considérer ces derniers surtout comme des consommateurs ou des sympathisants idéologiques, beaucoup oublient un aspect, pourtant capital, de leur attente : pouvoir décider par eux-mêmes du sens donné aux choses et aux événements. Regardez comment sont souvent tournés les titres des articles : « On vous explique pourquoi… », « On vous explique comment… », « Ce qu’il faut penser de… », etc. En quelque sorte, on leur dicte les idées qui doivent orienter leur vision des choses.

— C’est bien ce qu’ils attendent de nous, non ? Nous sommes sur le terrain, à leur place, en leur nom en quelque sorte, et nous leur apportons ce qu’ils ne peuvent connaître sans nous !

— Oui, ils attendent de nous la relation des faits. Le plus exactement possible, promesse que, soit dit en passant, nous n’honorons pas toujours. Mais les « pourquoi » et les « comment », ce n’est pas à nous de les imposer. Tout au plus pouvons-nous les suggérer.

— C’est bien ce qui se passe, non ?

— Trop souvent, nous affirmons, proclamons, édictons des manières de voir.

— Même si vous aviez raison, la diversité des titres permet la multiplicité des interprétations.

— En théorie. Dans la pratique, vous savez le puissant impact d’une dépêche d’agence. Vous connaissez aussi comme moi le cercle vicieux de la circularité de l’information. En outre, la diversité des schémas interprétatifs est loin d’être représentée sur la scène publique.

Bref, la discussion, quand elle s’engageait sur ce terrain, tournait au pugilat stérile. Jusqu’au jour où Catherine put présenter l’architecture concrète de son projet à l’équipe engagée pour le concrétiser.

Ce fut un choc pour Pierre-Loup : jamais on n’avait poussé aussi loin les conséquences de cette idée énoncée notamment par l’épistémologue Karl Popper1 : « si nous avons le respect de la vérité, nous devons rechercher celle-ci en cherchant obstinément à mettre au jour nos erreurs : par une critique rationnelle et une autocritique de tous les instants. »

— Si le risque d’erreurs ou de vices d’analyse est ainsi présent dans les sciences, domaine où la rigueur est poussée à ses extrêmes, commenta Catherine, ce risque est encore plus grand dans le journalisme, où la fantaisie et l’à-peu-près – nous en faisons le constat tous les jours – sont monnaie courante2.

— Le journalisme n’est pas une science exacte ! protesta Pierre-Loup. Et il ne se revendique pas comme tel non plus. L’essentiel est l’honnêteté.

— Honnêteté ? Notion bien subjective et mal vérifiable. De ce fait, comment nous les journalistes assurons-nous notre crédibilité ? Comment répondons-nous, si nous pensons au service à rendre au lecteur, à son besoin de pouvoir se fier à nous ?

— Notre professionnalisme… Et nous publions des rectificatifs.

— Des rectificatifs ? Oui, de temps à autre, quand l’erreur est trop visible ou quand la personne concernée a de la notoriété ou les moyens de faire valoir son point de vue et d’exiger sa prise en compte. Les correctifs effectivement publiés dans la presse écrite, et même sur internet, où ils seraient techniquement plus faciles à concevoir, forment un nombre dérisoire si on le rapporte à la réalité des faits. Et c’est bien pire encore en matière audiovisuelle ! Ils y sont quasi absents. Pourtant, quand des chercheurs prennent la peine d’examiner systématiquement des articles de presse pour en débusquer les bévues, ils découvrent que plus de la moitié d’entre eux peuvent contenir une ou plusieurs erreurs !3

— S’il fallait tout rectifier, les inexactitudes, les lacunes, les contresens, les oublis, les imprécisions, on n’en sortirait plus !

— Serait-ce une raison pour abdiquer, ou nous contenter du strict inévitable ? Ce faisant, il faut bien le reconnaître, c’est le lecteur – et la vérité – qui sont floués.

— Ah, la vérité ! Il n’y a plus que les sots et les naïfs pour croire qu’on peut l’atteindre.

— Je ne crois pas. Et même si c’était vrai, serait-ce une raison pour renoncer à la viser ?4 Achille et moi sommes persuadés du contraire.

Il y a trois ans, Achille Regagnon, qui avait fait fortune dans le commerce de composants électroniques, avait retrouvé Catherine, végétant dans une revue de quartier en charge de la rubrique culturelle. Trois ans, c’est le temps qu’il leur a fallu pour s’apercevoir qu’ils avaient l’une et l’autre gardé intacte leur petite flamme pour l’épistémologie et la culture du débat constructif. Après de longues et mémorables palabres, ils avaient décidé de lancer un journal qui s’appuierait sur leurs convictions philosophiques.

S’entourant d’une équipe d’étudiants provenant de divers horizons universitaires et de spécialistes des médias, ils étaient arrivés à la conclusion qu’il fallait sortir des sentiers abattus, oser une franche rupture. Les procédures de qualité existantes les plus ambitieuses, qui proposaient par exemple des médiateurs à l’écoute des lecteurs ou la possibilité d’apporter soi-même des correctifs (sur internet), leur avaient paru très insuffisantes.

Il fallait imaginer quelque chose d’entièrement neuf.

La première originalité du projet (qui tient toujours la route aujourd’hui, deux ans après son lancement) fut d’accorder à chaque article le statut de « vérité provisoire » et de lui accoler systématiquement une possibilité pour le lecteur d’envoyer, sous forme codifiée, des propositions de correction. Priorité fut octroyée au lecteur abonné, bien sûr.

Si la remarque du lecteur était jugée pertinente, elle était publiée dans l’édition suivante, remaniée ou non selon les besoins et accompagnée du nom du lecteur en question, sous une brève référence à l’article en question.

La deuxième nouveauté consista en la mise en place d’une rubrique consacrée uniquement à ces correctifs.

De mois en mois, celle-ci grignota de la surface jusqu’à occuper plusieurs pages. Des enquêtes-lecteurs révélèrent qu’elles étaient souvent consultées en première intention.

Comme la rubrique nécrologique dans nos quotidiens régionaux !

Des études sont aujourd’hui en cours pour préciser les motivations de ces lecteurs. Mais, d’ores et déjà, des échanges avec les abonnés montrent qu’ils trouvent dans ces compléments une sorte d’application du droit de suite de l’information. En effet, les précisions et remaniements apportés contiennent quasi systématiquement des éléments inédits. Cela éclaire les articles et leur apporte plus de profondeur et de complexité, deux valeurs stimulantes pour la réflexion personnelle. Ce dont les lecteurs du journal lui savent gré.

Le choix et le traitement de ces correctifs sont aussi devenus pour les lecteurs un moyen visible d’éprouver la loyauté, l’honnêteté de la rédaction. Mais aussi une façon de participer eux-mêmes à la vie du journal.

Certains lecteurs, dont il avait fallu d’ailleurs freiner la production de correctifs, donnaient l’impression de se sentir pratiquement des corédacteurs du Journal, comme on l’appelait maintenant familièrement.

Une précieuse proximité, quoi qu’il en soit.

De mois en mois, une véritable « politique de la vérification/correction » s’est peu à peu développée dans l’entreprise.

Chaque rédacteur a maintenant en tête cette préoccupation quand il écrit. Tous ont suivi une rapide formation à l’issue de laquelle la honte de se tromper s’était muée en fierté d’enrichir le contenu de leurs « papiers », d’amender leurs textes, voire d’être capable de réparer – cognitivement parlant – les dommages éventuellement causés par des informations impropres ou fallacieuses. Dommages auparavant trop souvent ignorés, sacrifiés sur l’autel de la liberté d’informer : « Je n’ai pas à réfléchir aux conséquences éventuelles des nouvelles sur je publie, sinon je n’écrirai plus ! », entend-on souvent dire dans la profession.

Un avocat spécialiste du droit de la presse accompagne en continu la rédaction pour faire le départ entre l’erreur et la faute. Entre ce qui peut être admis dans le cadre très souple des latitudes journalistiques et ce qui relève du droit de réponse ou des tribunaux.

Enfin, last but not least, un journaliste, en binôme avec Catherine, s’est vu confier pour tâche unique de relire tous les articles du journal, charge pour lui de déceler les formulations factuellement tendancieuses ou bien qui mériteraient un complément dans l’édition suivante. Une façon pour la rédaction de s’autosaisir sans attendre les signalements d’erreurs.

Cette fonction a été la plus délicate à faire accepter, chaque rédacteur étant jaloux de sa production, liberté d’expression oblige. Et, sans doute aussi, en raison de la déformation professionnelle qui conduit le journaliste à détecter avec sûreté la faille d’un comportement chez autrui tout en étant aveugle sur la sienne propre…

Mais quand il fut décidé, après discussion collective, que chacun pouvait endosser cette fonction à tour de rôle ; et quand les premières enquêtes-lecteurs signalèrent un intérêt croissant pour cette politique éditoriale sans précédent, les résistances des journalistes en poste fléchirent.

Elles tombèrent tout à fait quand l’expérience montra que les correctifs portaient seulement sur la présentation des faits ou sur des commentaires insuffisamment argumentés ou illégitimement présentés comme des faits.

Le jour de la sortie de son numéro un, Le Journal des lecteurs fut l’objet de quolibets et de prédictions de mort imminente de la part des confrères. Aucun journal télévisé ne diffusa l’information. En presse écrite, seul un quotidien gratuit, diffusé dans le métro et qui proposait déjà un important « courrier des lecteurs », loua et soutint l’initiative.

Un débat fut bien organisé sur les ondes d’une radio culturelle. Il conclut, à la quasi-unanimité des participants, que le projet n’avait aucun avenir, tant par la difficulté même de l’exercice que par la répugnance qu’il pouvait inspirer à la corporation…

À l’heure où nous écrivons, la rentabilité du Journal n’est toujours pas atteinte. Le chiffre des abonnements est cependant encourageant. Si sa courbe continue son ascension au rythme actuel, la troisième année de fonctionnement pourrait être celle l’équilibre.

Des investisseurs ont commencé à interroger les dirigeants de ce journal atypique qui se fait peu à peu, malgré tout, une place dans le concert médiatique. En effet, plusieurs parmi les notes de correction envoyées par les lecteurs ont révélé des faits significatifs qui ont marqué l’actualité, ayant été reprises par des confrères.

Des universitaires les ont aussi approchés, tout comme un spécialiste de la norme ISO 26000 qui élabore des lignes directrices pour assurer la « responsabilité sociétale » !

« Le plus encourageant, confie Catherine Sénéchal, est la création, il y a quelques mois, d’un comité de soutien à notre journal. Il regroupe plusieurs associations intervenant dans la culture, l’éducation, la citoyenneté, l’humanitaire ou la consommation. »

Au sein de la profession, elle sent l’intérêt grandir :

Nous sommes en train de monter un partenariat avec une école de journalisme. Le dernier soutien en date nous est venu d’un syndicat de journalistes. Certes, ce n’est pas le syndicat majoritaire, mais quand même, ça fait plaisir ! Si nous réussissons notre pari, je gage que les autres médias d’information seront tentés, d’une façon ou d’une autre, de suivre notre démarche. Et je rêve du jour où la facilité, la rapidité et la loyauté avec lesquelles un média d’information reconnaît et corrige ses erreurs seront devenues les critères parmi les plus marquants forgeant sa crédibilité. Un peu comme entre nous, personnes humaines : on ne se fie pas de la même façon à qui est imperméable aux critiques et rechigne à s’amender, et à qui marque sincèrement sa recherche de la vérité, condition selon moi d’un bon climat démocratique, en prenant en compte le signalement de ses failles…

Quant à Jean-Loup Daby, il n’a jamais voulu participer à la veille des erreurs en d’autres articles que les siens. Il n’a pas été contaminé par la flamme des deux complices à l’origine du projet.

Néanmoins, il a choisi de continuer l’aventure avec eux. C’est lui qui, à sa demande exprès, représente désormais le Journal au sein du Conseil de presse. Cet organisme indépendant, qui réunit des journalistes, des dirigeants de médias d’information et des représentants du public, donne des avis déontologiques sur diverses questions ou pratiques à l’oeuvre dans les médias. Et Jean-Loup admet que, sans son expérience au sein du Journal des Lecteurs, il n’aurait sans doute jamais brigué cette fonction…

Jean-Luc Martin-Lagardette est journaliste et essayiste.



1

Karl R. Popper, Conjectures et réfutations, Payot, 1979.



2

Denis Ruellan, Le Professionnalisme du flou : identité et savoir-gare des journalistes français, Presses Universitaires de Grenoble, 1993.



3

Cf. Bertrand Labasse, « Vautrons-nous dans l’erreur ! », Les Cahiers du journalisme – Débats, vol. 2, n° 5, 2020.



4

Jean-Luc Martin-Lagardette, « Le journaliste peut-il renoncer au devoir de rechercher la "vérité" ? », Les Cahiers du journalisme – Débats, vol. 2, n° 5, 2020.






Référence de publication (ISO 690) : MARTIN-LAGARDETTE, Jean-Luc. Rectificatifs : un journal imaginaire va bien plus loin !. Les Cahiers du journalisme - Débats, 2022, vol. 2, n°8-9, p. D23- D28.
DOI:10.31188/CaJsm.2(8-9).2022.D023


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