Nouvelle série, n°8-9 2nd semestre 2022 |
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ANALYSE
Néo-publics, néo-citoyens,
l’agonie du grand public
L’irruption du digital a conduit à une remise en cause de la notion de public et de média et à l’agonie du « grand public ». Il est donc urgent d’envisager le traitement de l’actualité comme une conversation globale qui nous construit une citoyenneté commune et surtout une reconnaissance réciproque entre les néo-citoyens et les professionnels de l’information.
Par Jean-Claude Soulages
Illustration : Dall-E / Midjourney
D
ans le jeu de chaises musicales qui régente les groupes humains depuis des millénaires, le lien social qui les unit se décline successivement en communautés, en peuple, en nation, en classes, plus récemment en public et audience et subsidiairement en opinion publique. Ces récents avatars coïncident avec le règne des médias de masse. En Occident, la première modernité, celle des Lumières, a enfanté dans la douleur sa créature politique, le citoyen. Cette invention de la citoyenneté en instaurant une borne frontière entre vie publique et vie privée a ouvert la route à une autonomie politique et la rémanence d’un double corps du citoyen, une face publique et un profil privé. Deux siècles plus tard, la division du travail et la déterritorialisation des populations ont contribué à délocaliser et à encadrer ces dernières en les assignant au statut de foules laborieuses et urbanisées immergées dans cette « solidarité organique » décrite par Émile Durkheim. Cet être mutique cadenassé jusqu’alors par les pouvoirs coercitifs externes, religieux, politiques, sociaux a basculé vers une autonomie historique et dynamique celle de l’homo œconomicus. Tout au long du siècle dernier, l’environnement cognitif du salarié s’est progressivement élargi. Les industries culturelles et les médias de masse ont donné le jour à des pratiques et des savoirs nouveaux regroupant des communautés humaines inédites et invisibles. Au fur et à mesure de leur essor va s’imposer le règne hégémonique de ce qui deviendra le grand public des médias de masse et des industries culturelles. De leur côté, les organes d’information vont s’attacher à traduire et sémantiser l’actualité sociale et les expériences de vie de leurs usagers en les cristallisant dans des systèmes de représentations partagées, valorisées, standardisées et adoubées en réception. À ces nouveaux dispositifs de la discursivité sociale correspond désormais un nouvel acteur, un citoyen médiatique, rejeton mutique d’une audience.
Au fil du temps, les professionnels de la communication vont générer un soft power né de l’articulation de technologies innovantes, de l’état de droit et de la société de consommation. Si au début du siècle dernier le cinéma avait momentanément initié ce rôle, il l’a rapidement perdu au profit de la radio puis de la télévision qui ont rapidement irradié tout l’Hexagone. Eliséo Veron ne parlait-il pas à propos de cette dernière de média de contact ? L’absence de guichet d’entrée ou de bagage culturel, allié à l’imaginaire de la modernité dont ces deux grands médias étaient porteurs, tout comme l’immédiateté du direct ont contribué pour une grande part à leur pénétration dans tous les foyers. Cette emprise sur l’espace privé du citoyen consommateur a accouché de ce grand public de Français moyens, ogre médiatique désormais familier, composé de citoyen-consommateurs de marchandises mais aussi de discours et de publicités devenu la cible et le rouage terminal des médias de masse. Emprise qui s’est accompagnée d’une hybridité et d’une perméabilité quasi naturelle entre espace privé et espace public. Germe d’une réflexivité dont l’éclosion ne sera pas sans conséquence.
L’agonie du grand public
Au tournant des années 60, les oligopoles médiatiques ont pris le relais des institutions locales et des médiations traditionnelles pour pousser sur le devant de la scène les imaginaires de la modernité. Leur appariement avec la consolidation de l’État-nation et la vision enchantée de l’avenir qui concurrençait le "sur place" du passé et des traditions locales expliquent en grande partie leur succès. Les médias de masse ont alors servi au citoyen de compagnons mais aussi de pédagogues, de garde-fous et de guichetiers. Dans ce processus de ventriloquie, les journalistes ont été des prosélytes efficaces de l’évangile démocratique et de la liberté de parole auprès des citoyens durant plus de deux siècles.
Ce phénomène s’est accompagné d’un vaste mouvement de désencastrement de l’intérêt local et individuel au profit d’un accès direct à une même sphère publique médiatisée façonnant un imaginaire national et un espace public rationnel. Les médias de masse ont ainsi longtemps entretenu des liens inclusifs avec l’État nation pour souvent enfiler le costume de celui-ci et parfois surtout en France endosser celui des gouvernements (« l’ORTF est la voix de la France » revendiquait explicitement un de nos dirigeants). Ces interfaces médiatiques ont ainsi offert à toute une collectivité un site de réunion et l’institution d’une « communauté imaginée » de l’État-nation moderne à l’élaboration de laquelle elles ont contribué de façon déterminante tout au long de la seconde moitié du XXe siècle. Parmi elles, les organes d’information ont œuvré continûment à distiller à jet continu une actualité sociale et nationale partagée sous la forme d’une réalité augmentée faite de savoirs et de croyances communes. Le journaliste-ventriloque Roger Gicquel est passé à la postérité en psalmodiant au 20h d’une chaîne nationale : « La France a peur ! ». Cette palabre inclusive des journaux télévisés a tissé un paysage cognitif commun et métamorphosé de façon indolore le peuple en public de Français moyens, très éloigné du public de l’agora politique.
Tout au cours du XXe siècle, la modernité a su imposer son rythme mais aussi à travers ce nouvel espace public médiatisé « ses premiers de cordée ». Ce miroir laïc et réflexif de rassembleur des foules a eu pour effet d’irriguer et de fédérer un grand public, celui des cérémonies du pouvoir, des matches de foot, du défilé du 14 juillet, du tour de France, des allocutions du Président, etc. Très tôt les dés tels qu’ils avaient été jetés étaient pipés : en haut et en pleine lumière la technocratie d’État et l’élite de la nation, dans l’ombre des collectifs et les communautés d’en bas. Les deux imaginaires fusionnels que représentaient l’État-nation et un espace public homogène se sont édifiés continûment en assurant leur hégémonie sur des mouvements oppositionnels et des collectifs d’individus insoumis même si à ses origines le concept habermassien d’espace public incarnait un contre-pouvoir face à l’absolutisme. Tout en présentant une porte grande ouverte sur la modernité, ces deux idéaux-types se sont bâtis sur l’occultation de la voix de classes sociales ou de communautés périphériques cantonnées aux coulisses et condamnées au mutisme qui réclamaient tout simplement à leur tour un droit à la parole et la reconnaissance. Face à l’emprise et au quadrillage de l’espace public détenu par les oligopoles, les lectures oppositionnelles étaient unilatéralement condamnées au silence.
Avec le recul, le dénommé grand public n’aurait été qu’un cheval de Troie dans la longue marche des États-nations. Ces derniers, adossés aux médias de masse, ont pour ainsi dire mis au monde un avatar de public dont les géniteurs furent les théoriciens de l’état de droit relayés par les instituts de sondage et les acteurs de la sphère médiatico-publicitaire. Ce public des médias de masse correspond en fait à une sorte de conglomérat sériel, proche de la « série » telle que la décrit Jean-Paul Sartre dans sa Critique de la raison dialectique qui cherchait à l’époque à déconstruire le concept de classe : un groupe d’individus qui ne se connaissent pas et n’entretiennent aucun lien entre eux.
Le grand public n’a représenté en définitive qu’une retombée collatérale des stratégies "d’audienciation" des acteurs de la communication qui ont, dans les démocraties libérales, métamorphosé des collectifs communautaires, culturels ou politiques en série de consommateurs et en cible médiatique. Petit à petit, sous les augures de ce soft power le peuple s’est mué en audience de consommateurs. Alliés à la publicité et face à leur cible, les médias de masse ont répercuté un consensus de préconisations sociétales en diffusant un environnement cognitif commun et en prêchant indirectement un devoir vivre conforme. Dès lors, ce spectre docile a représenté à la fois une caisse de résonnance et une boule de cristal tenant lieu d’opinion publique, vague ou vaguelette intermittente et changeante convoquée rituellement sur la scène médiatique pour y jouer le rôle de baromètre social.
Cette cohabitation entre espace public et État-nation reposant sur l’encadrement du citoyen-consommateur par un soft power national taillé sur mesure a été couronnée de succès pendant environ un demi-siècle. Aujourd’hui, nous assistons à l’émiettement de ce grand public entraînant du même coup l’occultation de ses médiateurs. La libéralisation des antennes et leur dénationalisation ont sans nul doute contribué à rebattre les cartes mais c’est surtout l’irruption des réseaux sociaux qui ont modifié la règle du jeu. Ce peuple-audience mutique, éphémère et intermittent que Daniel Dayan qualifiait de « presque public », cadenassé dans la programmation des flux, se dissout aujourd’hui sous nos yeux et à sa place ce sont les voix criardes de communautés qui résonnent et souvent dissonent.
La naissance des néo-publics
Face à cet irréversible affaiblissement des oligopoles médiatiques s’esquisse une reconfiguration du lien civique qui se noue entre médias et publics. De préconisations sociales, nationales, étatiques, la dynamique a basculé vers l’intérêt singularisé des nouveaux entrants. A une société de clôture et de gardiennage social a succédé une société d’ouverture. L’unanimisme d’en haut a fait son temps, désormais ce sont les désirs, les avis, les émotions de chacun qui se dévoilent et qui parlent. Le profil privé du néo-citoyen va petit à petit recouvrir sa silhouette publique et aboutir à leur fusion. Deux facteurs principaux peuvent expliquer cette rupture.
Le premier tient à la généralisation de ce que Robert Castel a dénommé la « propriété sociale » gagnée par les citoyens de l’État providence qui s’est accompagnée d’une extension sans précédent des droits démocratiques et sociaux sur laquelle peut désormais croître la dynamique longtemps contenue des identités et des passions. Les acteurs sociaux sont devenus des défricheurs d’un temps libéré sur le travail et les aspirants à un épanouissement strictement individuel. Depuis près d’un siècle, la « grande transformation » pensée par Karl Polanyi a conduit à une polarisation sur l’économisme et un paysage social verrouillé par le marché des consommateurs et des marchandises. Cette irradiation de vastes audiences du fait de la galaxie médiatico-publicitaire a fait son œuvre et débouché sur la naissance d’un citoyen-consommateur issu d’un long processus historique d’individualisation et de marchandisation — cette même matrice d’individualisation qu’avait anticipée Alexis de Tocqueville dans son exposé du projet libéral. 
Pour beaucoup de chercheurs, ces phénomènes témoignent de l’apparition d’une nouvelle modernité assise sur l’autonomie civique et économique du citoyen obtenue grâce aux avancées de l’état de droit et à l’accès à la consommation de masse. Or si les droits civiques du citoyen sont désormais acquis, il lui reste à conquérir le droit à sa singularité. En dotant l’acteur social de sa sphère d’autonomie, la seconde modernité a libéré le jeu et la pression des appartenances identitaires locales, sexuelles, genrées, etc. Avec pour principale conséquence le fait qu’espace privé et espace public sont devenus perméables et contigus ouvrant la voie à un possible coming out généralisé des sans voix. Le presque public s’est métamorphosé en acteur public. Amalgame susceptible de réanimer et d’habiter cet axiome républicain que surine depuis des siècles le slogan désincarné : liberté, égalité, fraternité dénié par la cohabitation contradictoire d’un égalitarisme juridique et abstrait de l’individu-citoyen et les inégalités ou discriminations sociales et identitaires persistantes du citoyen privé.
Cette symbiose du double corps du citoyen, corps public et corps privé, a engendré des néo-citoyens, détachés du carcan de l’État nation, diasporas d’acteurs porteurs d’expériences, d’opinions et de croyances. Ce n’est plus seulement l’imprécation de l’intérêt public qui prime et encadre leurs choix mais le destin et le salut individuel de chacune et de chacun.
Le second facteur tient à la mutation concomitante de la sphère médiatico-communicationnelle. La multiplication des nouvelles interfaces digitales a non seulement pulvérisé le "grand public" mais fourni à chacun des outils d’individuation et de singularisation en phase avec la réflexivité caractéristique des sociétés de la seconde modernité. Le réseau des réseaux propose un mode de diffusion original mass médiatique mais doté d’une architecture de communication qui repose sur une interface personnelle. Fini le carcan de la cage de fer médiatique des oligopoles, de sa verticalité et de son centralisme au profit de l’accès à un no man’s land sans frontières. Ce néo-public s’est libéré du tunnel éditorial des rédactions en se transformant en individu actif, désencastré des collectifs nationaux, membre singularisé d’une multitude. Public mobile et autonome, qui échappe au couperet de la programmation venue d’en haut puisque désormais il n’existe plus de guichet ni de contrôleur. Alors que le grand public demeurait un abonné absent, le citoyen digital a désormais son billet d’entrée pour prendre part à l’espace public. Au lieu d’assister au spectacle et d’ingurgiter sa ration quotidienne jusqu’à satiété, le nouveau venu va désormais avoir la possibilité d’affirmer ses choix et bien souvent de prendre la parole. En définitive d’assumer la mutation politique du peuple-audience en public politique.
L’affranchissement de l’événement
Le paysage médiatique est devenu pluripolaire, disparate et multiple. Cette nouvelle galaxie médiatique propose un site propice à la remédiation et la transposition des savoirs, des modalités de communication et d’information et donc des usages. Les néo-médias ne s’adressent plus à un nous collectif mais exploitent les ressources performatives et les attentes de collectifs d’individus diasporiques. Pris en charge par des interfaces digitales, l’accès à la sémiosis sociale devient de plus en plus une pratique directe et non médiée : de la télécommande aux réseaux sociaux, en passant par les podcasts, l’accès à l’événement est devenu un véritable self-service où chacun peut établir son menu. Le public des néo-médias s’est non seulement dématérialisé mais, en se délocalisant, il a dans le même temps quitté l’éteignoir des frontières nationales érigées par les oligopoles historiques. Or cette ouverture a un prix : le risque d’écarter les guichetiers de l’espace public qu’ont été jusque là les journalistes et d’ouvrir l’espace public au fake news. Cet affranchissement de l’événement modifie considérablement la donne. Les réseaux sociaux sont venus concurrencer directement les pratiques des professionnels en tant que pourvoyeurs d’informations blogues, twitts, youtubers, lanceurs d’alerte sont désormais à portée de main. Même si la nébuleuse des néo-médias est constituée pour une grande part de simples relayeurs de messages, certains se présentent comme de véritables ateliers de production d’informations dont les acteurs sont devenus des quasi-autoentrepreneurs du nouvel espace public. Tout comme les plateformes numériques sont parvenues à désarrimer les travailleurs du salariat, les néo-médias ont libéré les publics de l’emprise des oligopoles mais parfois en déniant toute déontologie voire en violant le cadre de l’état de droit.
Ce nouvel espace public a du même coup mis en lumière la fracture entre ceux qui en détenaient les clefs et ceux d’en bas. Du reste, certains signaux étaient annonciateurs de cette prise de distance et de clivage entre médiateurs et citoyens la crise sociale des années 96, le référendum européen, les gilets jaunes… Ces jacqueries de collectifs éphémères témoignaient d’une distance de plus en plus grande entre les guichetiers de l’espace public et l’expression populaire. Le nouveau paysage caractérisé par la data-ification de toute la sphère sociale, propose un libre accès à la quasi-totalité de la production de contenus culturels, événementiels, informatifs, etc. C’est sa participation à un véritable datacène et sa capacité à exploiter le réseau des réseaux qui caractérise désormais le citoyen digital.
Face à ce tsunami de la vague digitale, les journalistes ont dû remettre en question leurs pratiques ainsi que les normes qui les régissent. Du même coup, c’est la pérennité et l’emprise du journal d’information quotidien tant dans sa forme que dans son contenu qui se sont trouvées profondément bousculées. Confrontés à cette concurrence, les quotidiens nationaux, les journaux radiophoniques ou télévisés ont perdu une grande part de leur audience or cette désaffection tient surtout à la perte de leur matière première. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les messages des réseaux sociaux sont disponibles à la vitesse de la lumière partout et toujours remis à jour.
Ce flux de news démonétise le journal quotidien national, toujours pyramidal au profit d’un zapping individué et souvent aléatoire surfant sur l’événementiel. Cet affranchissement de l’événement et du citoyen opère la cristallisation d’un certain nombre d’imaginaires : celui de l’immédiateté et de l’ubiquité : une information en temps réel et sa libre circulation sur toute la planète. Un imaginaire de la diversification des sources, les twitts, les blogues, Youtube consacrent l’irruption d’une parole non-médiée les captures de séquences opérées par des smartphones sont devenues des témoins précieux du reportage télévisé. Enfin le cloud représente un réservoir sans limite : les sites d’information aujourd’hui sont devenus des sortes de portails ou d’encyclopédies du quotidien, une agrégation d’informations proposant les contours d’une méga-actualité. La base de données, comme l’affirme Lev Malovitch est bien devenue l’impensé de la culture digitale et de l’actualité.
Le canal de diffusion n’est plus un cul-de-sac du fait d’un émetteur univoque irradiant des audiences mutiques il se présente comme un réseau interactif qui permet d’agréger et de relier des créateurs et des communautés et de laisser libre cours à une forme d’expressivisme. Enfin, le « métamédium » que représente aujourd’hui le smartphone ou l’ordinateur et leur intelligence distribuée ont conféré à chaque usager une reconnaissance tangible et un pouvoir effectif puisque la nouvelle interface — qu’il peut désormais garder dans sa poche — est tout autant un agrégateur de médias et de contenus qu’un instrument de communication et de partage avec les autres usagers, lui procurant une authentique réflexivité. Cette matrice digitale anthropophage ne fait que prolonger la dimension « ensembliste-identitaire » du faire social technique décrite par Cornelius Castoriadis dont le projet, depuis plusieurs siècles, est bien de produire un monde entièrement « prévisible et transparent ».
Un hold-up du public
Pourtant cette créature digitale a connu sa préhistoire. Paradoxalement ce sont bien les médias de masse qui, à leur insu, sont les pères putatifs de ce nouveau-né. Dès leur origine, les terminaux radiophoniques ou télévisuels ont assigné une relation individuée, immédiate et continue inédite à leur usager. En pénétrant dans la sphère privée ils ont inauguré un contact indiciel singulier par la voix ou le regard avec le corps signifiant du locuteur consacrant l’appartenance à un même monde. L’interface médiatique a pu ainsi s’immiscer dans le cercle d’intimité de chacun fissurant la muraille dressée entre espace privé et espace public. Les journalistes et les animateurs se sont installés au cœur de ce cercle intime. Dès lors, les rapports entre les professionnels et leur public vont rapidement évoluer. À leurs débuts, l’autocensure plus ou moins consciente des journalistes occultant le vécu quotidien de leur public tout comme le parler littéraire des animateurs de l’antenne et souvent l’hypercorrection des interviewés récitant des paroles "lues" (la radio des années 50), attestent d’une asymétrie structurelle d’identité et de places entre les acteurs médiatiques et leurs publics. Il faut attendre les années 60 pour la radio avec le parler jeune et naturel d’Europe 1 et les années 70 pour la télévision pour que s’installe un rapport de symétrie entre médiateurs et publics. La radio va petit à petit être à l’écoute de ses auditeurs et laisser la parole à des sans-noms, la télévision à sa suite va œuvrer à la visagéification de ces mêmes Français moyens. Ce contact a débouché mécaniquement sur un mouvement tendanciel qui a conduit au ciblage et à l’embedment du citoyen dans le flux médiatique. La programmation va se calquer progressivement sur la figure de son usager, le parler, les protocoles, le style, l’agenda et les univers montrés, tous ces reflets témoignent de ce « miroir social » que tend le média à ses publics. Au tournant du siècle, cette logique d’individuation a été exacerbée sur le petit écran par la mise à l’antenne des programmes de la téléréalité qui en ont constitué en quelque sorte le crescendo et un révélateur. Leur formule a donné comme précipité la projection d’individus lambda à l’intérieur des écrans, déambulant dans le vide éclatant de leur quotidienneté, déliés de toute détermination générique et de toute contrainte sociale, gesticulant et prisonniers du peep-show médiatique. Le grand public a pris d’assaut le média télévisuel et a fini par passer de l’autre côté de l’écran. Le panoptique univoque et monolithique qu’incarnait le terminal des origines s’est brisé. Rien d’étonnant dès lors à ce que le citoyen médiatique désormais affranchi puisse s’approprier une technologie qu’il peut glisser dans sa poche. Suite à ce hold-up, le public peut prendre la main et, du même coup, entériner le désarrimage du joug de l’État nation et du gardiennage des oligopoles transcendants au profit de l’immersion dans des diasporas horizontales.
Un parloir public
Ce qui s’est opéré c’est l’affranchissement institutionnel des audiences au profit de néo-publics qui dénient désormais tout pouvoir et toute intervention aux bonimenteurs et aux prescripteurs qui cherchent à les tenir par la main. La perméabilité entre espace public et espace privé explique le surgissement des néo-médias puisque leurs usagers en sont les premiers contributeurs et les seuls censeurs. Il n’est plus question de lisser son image, sous le poids de la publicité ou de stratégies rédactionnelles opportunistes, comme l’ont longtemps subi certaines rédactions. Désormais, les communautés d’usagers sont devenues des diasporas de citoyens autonomes, à même de s’affilier à plusieurs cercles, celui du local, du global, exhibant des identités multiples, sociale, ethnique, genrée, etc.
Le nouvel espace public s’est élargi, à ce que John Fiske appelait à l’époque le « texte secondaire » du média fait de discussions, débats, critiques à l’initiative des publics eux-mêmes enfoui dans les coulisses de la réception. Ce parloir public ne se cantonne plus désormais au territoire du salon familial ou aux conversations entre amis ou collègues de travail. Après avoir envahi les ondes et les écrans, il s’expose en ligne sous forme de posts mais aussi de blogues et de contenus partagés sur le miroir des réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Instagram, etc.). Metoo, Wikileaks et bon nombre d’autres en sont des retombées directes. Certes le « texte primaire institutionnel », celui des oligopoles demeure encore hégémonique, mais il n’a plus à lui seul le monopole de la visibilité. Les communautés de public ont trouvé de nouvelles voies d’expression et d’incarnation hors du marché hégémonique des médias de masse. Ces prises de parole de la périphérie ont donné un certain pouvoir mais aussi une reconnaissance effective à ce qui était l’audience invisible et mutique des sans voix que l’on pouvait de temps à autre apercevoir dans les coulisses des médias historiques (les dires rapportés du courrier des lecteurs, les micros-trottoirs ou les interventions du médiateur). Les audiences captives, pré-carré des médias de masse, se sont laissées déborder par des publics vivants. Car le rejeton de ces néo-médias est avant tout un consommateur de soi, autodidacte et épicurien qui cherche avant tout par d’autres moyens, lui aussi, à assurer son salut mais un salut cette fois-ci avant tout individuel et matériel, à l’écoute de son corps, de ses désirs, à l’affut du bien vivre et de son environnement. Au cœur de ce nouveau marché des signes, des objets et des usages ces nouveaux publics rejettent les médiateurs et passeurs de "l’ancien monde". C’est désormais la dynamique schumpetérienne de destruction créative qui est à l’œuvre. Ce nouvel environnement entre en résonance avec la vision d’une société singulariste, celle du désencastrement et de la réflexivité, c’est-à-dire une diaspora réticulaire de sujets singuliers, conception à mille lieux de la notion pyramidale et mutique du grand public auxquels nous avaient habitué les médias de masse.
Vers une modernité réflexive
L’entreprise démocratique a représenté et représente toujours une longue marche vers l’autonomie des individus, autonomie qui doit s’accompagner d’une reconnaissance. A cette trajectoire a pu correspondre trois étapes de la modernité. La première modernité a été solidaire de l’État nation et de la transmission d’un héritage et d’une identité civique et politique, la seconde engendrée par le règne des mass médias et de la société de consommation a entériné les conquêtes de l’autonomie économique et identitaire du citoyen, la troisième est celle de ce que François Asher intitule, la « modernité réflexive », qui fait reposer nos sociétés non plus seulement sur la solidarité organique décrite par Emile Durkheim mais sur une solidarité réflexive bâtis sur la connectivité des réseaux et l’interconnexion d’interfaces et d’individus singularisés.
Suite à cet affranchissement, le grand public a implosé en millions de flâneurs. Ces derniers sont les lointains rejetons du « flâneur des passages », décrit par Walter Benjamin, qui a posé ses pas le premier au cœur des affres modernes de la consommation. La flânerie est bien, pour le philosophe allemand, cet entre-deux entre la découverte et la pulsion. Le flâneur est plongé dans sa délectation et la quête d’une valeur, à la recherche de son fétiche et au fond, sans doute, de lui-même.En pianotant tout simplement sur le terminal qu’il a dans la poche, le flâneur d’aujourd’hui a trouvé son Eldorado avec internet.
Ce sont ces pratiques et ces tactiques du flâneur que les réseaux sociaux ont anschlussées et démultipliées pour délaisser en apparence toute médiation et abandonner désormais les commandes aux publics. Ce qui s’est joué c’est en fait la disparition des filtres des institutions publiques mais aussi ceux des organes d’information canoniques qui, jusqu’à encore récemment, détenaient encore le monopole de l’accès à la sphère publique. L’une des premières conséquences de cette autonomie est sans doute l’accélération des modes de production et de consommation des nouvelles soumis à un turn over commercial incessant et une forme d’obsolescence programmée.
Mais il faut surtout déplorer pour l’instant la dilution de ce que Louis Quéré dénommait le « tiers symbolisant », surmoi civique apte à légitimer et valider le statut et l’enjeu de l’événement. Le grand public a éclaté en diasporas de communautés de public qui valident ou invalident désormais les contenus. Avec le risque que ce filet de messages se referme sur lui et qu’il demeure prisonnier de ces « bulles de filtrage » qui ne répercutent que son seul reflet.
Inventer et retisser le lien perdu
Aujourd’hui c’est bien une forme de « liquidité » de la sémiosis sociale pour reprendre la métaphore de Zygmunt Bauman qui s’esquisse voire pour certains les prémices de cette « démocratie sémiotique » prophétisée par John Fiske pour qui les publics sont devenus d’authentiques coproducteurs médiatiques. Si avec l’apparition des réseaux numériques s’est opéré un changement d’échelle c’est surtout un changement de polarité qui intervient. Ce n’est plus seulement la verticalité de la transmission et le pouvoir des élus de la parole publique qui priment mais désormais l’horizontalité des expressions singulières qui l’emporte. En réception, ce ne sont plus l’oligopole des networks ou la palabre des experts qui valident le programme, mais une interface individuelle que chacun a dans la poche. Derrière cette reconfiguration de l’espace public n’est-ce pas finalement la société civile qui s’incarnerait en un seul organisme citoyen contrairement au spectre hégélien qui n’a été bien souvent que l’abonné absent des régimes démocratiques ?
Néanmoins, la question demeure de savoir si notre société post mass médiatique a rejeté irrémédiablement ou du moins invalidé toute vision commune ? « There is no such thing as society ! There are individual men and women, and there are families » comme le proclamait Margareth Thatcher, il n’y a plus que des individus. N’assistons-nous pas en définitive à la victoire de l’idéologie néo-libérale du capitalisme tardif ? Car suite à l’essor spectaculaire de la toile et des réseaux sociaux, la « main invisible des marchés » est parvenue à numériser la plupart des interactions sociales et en aspirer toute l’écume afin de la monétiser. Ce néo-capitalisme que certains appellent désormais le « capitalisme cognitif » a contaminé toute l’épaisseur de la sphère privée et du lien social. Paradoxalement, ce qui apparaît à première vue comme une avancée technologique, impose à l’usager des néo-médias de se penser comme un citoyen total et non pas seulement comme un addict des écrans et c’est sans doute dans cette reconfiguration que le champ de l’information trouvera un véritable sens civique.
Parallèlement, s’il faut opter pour une vision constructive et opportuniste de toute crise, n’est-ce pas aux décideurs et aux professionnels de l’information entre autres de surmonter cette dernière dans le but d’inventer et de retisser ce lien perdu ? Le journalisme se doit d’accompagner ces mutations, devenir un acteur diasporique déniant l’eau tiède de la neutralité mass médiatique, alternant les alertes et l’engagement et réévaluant l’exploration du profil privé de la citoyenneté. Car le péril est dans la demeure. Plus que jamais le mètre étalon de l’expression démocratique demeure la profession journalistique alliée à une vigilance juridique et cosmopolite. Il est donc urgent d’envisager le traitement de l’actualité comme une conversation globale qui nous construit un monde commun et que prennent place un fil durable et dans le même temps une reconnaissance réciproque entre les néo-publics et les professionnels de l’information.
Jean-Claude Soulages est professeur
à l’Institut de la communication
de l’Université Lumière Lyon 2
Référence de publication (ISO 690) : SOULAGES, Jean-Claude. Néo-publics, néo-citoyens, l’agonie du grand public. Les Cahiers du journalisme - Débats, 2022, vol. 2, n°8-9, p. D33- D41.
DOI:10.31188/CaJsm.2(8-9).2022.D033