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Nouvelle série, n°8-9

2nd semestre 2022

RECHERCHES

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CET ARTICLE






Traiter de la Covid-19 :
entre consensus professionnel
et pratiques contestées

Alexandre Joux, Aix-Marseille Université

Résumé

À partir de 54 entretiens avec des journalistes, cet article explore leurs pratiques et leurs représentations du traitement médiatique du début du premier confinement. Il analyse la manière dont la crise sanitaire a favorisé une réflexion sur la question des sources et la nature de l’expertise, les pratiques des uns étant contestées par les autres, notamment sur les chaînes d’information en continu ; sur le rôle social des médias d’information qui ont accompagné les publics en début de crise ; enfin sur la vérité propre au journalisme en période d’infodémie et de crise des institutions. À cet endroit, le consensus professionnel s’impose et témoigne des prétentions sociopolitiques du journalisme.

Abstract

Based on 54 interviews with journalists, this article explores the journalistic practices and representations of the media’s treatment of the beginning of the first containment. It analyzes how the health crisis favored a reflection on journalistic sources and the nature of expertise, the practices of some being contested by others, in particular on all-news channels. It analyzes the social role of the news media, which accompanied people at the start of the crisis. Finally, it explores the journalistic truth in times of infodemic and institutional crisis. Here, professional consensus prevails and testifies to the socio-political claims of journalism.

DOI : 10.31188/CaJsm.2(8-9).2022.R069





L

a crise sanitaire liée à la Covid-19 va s’imposer comme un « évènement » (Mercier, 2006) avec l’annonce du premier confinement en mars 2020. Elle est particulière à plus d’un titre. Elle s’inscrit dans un contexte mondial de désinformation souligné par l’expression « infodémie » (ONU Info, 2020) ; elle concerne un virus peu connu, comme les problèmes de santé qu’il entraîne ; elle a des conséquences sociales, économiques et politiques majeures. Immanquablement, la crise sanitaire s’est imposée dans l’agenda médiatique (McCombs et Shaw, 1972) au point de le saturer. Les journalistes se devaient donc de traiter cette crise, chacun avec leurs compétences, en fonction aussi des lignes éditoriales de leurs médias, de leurs spécialités, dans un contexte d’incertitude extrême, les scientifiques pouvant au mieux témoigner d’une recherche en train de se faire.

Avec le temps, les routines se sont installées, les experts ont été mieux identifiés, les connaissances se sont affinées. La crise sanitaire est donc devenue, dans l’offre d’information des médias, un sujet d’actualité parmi d’autres. Afin de comprendre la manière dont cette crise sanitaire a questionné les pratiques et les représentations des journalistes, nous avons choisi d’interroger les journalistes en nous concentrant sur une période limitée, celle qui concerne la première partie du premier confinement, entre l’annonce du confinement strict (intervention d’Emmanuel Macron le 16 mars 2020, intervention marquée par l’expression « nous sommes en guerre ») et l’annonce du déconfinement (intervention d’Emmanuel Macron le 13 avril 2020, annonce d’un début de déconfinement le 11 mai 2020). À la suite de cette dernière intervention, le traitement médiatique évolue sensiblement. Après une période centrée sur la maladie, la recherche médicale et la saturation des services hospitaliers, les médias vont traiter aussi des conditions du déconfinement et les aspects socioéconomiques revenir alimenter l’actualité.

Nous avons fait l’hypothèse que la dimension « extra-extraordinaire » de cette crise sanitaire a forcé les journalistes à un exercice de réflexion sur leurs pratiques, notamment dans le rapport aux sources, aux experts, à la production scientifique et à la communication de santé. Cette réflexivité autorise une meilleure identification des enjeux qui sont ceux auxquels les journalistes sont confrontés dans leur pratique, mais aussi, plus largement, des enjeux associés à leur rôle dans la société, à ce qui fait la spécificité du journalisme face à d’autres formes d’énonciation dans l’espace public (Christians, Glasser et al., 2009). Notre approche ambitionne ainsi d’articuler des niveaux micro, meso et macro d’analyse afin de contribuer à une sociologie des pratiques journalistiques (micro) et à une sociopolitique du journalisme (meso) qui pense les pratiques et les discours dans un espace plus large où l’autorité journalistique est co-construite avec la société (Carlson, 2017), notamment parce qu’elle repose sur la possibilité, pour le journalisme, d’énoncer une espèce de vérité dans l’espace public (macro) (Ekström et Westlund, 2019). Ces niveaux meso et macro d’analyse procèdent actuellement, notamment dans la recherche anglo-saxonne, d’un renouvellement des journalism studies qui vise à saisir le journalisme dans une perspective sociopolitique large. Ils autorisent une (re)lecture de la notion de journalisme en articulant pratiques et représentations individuelles (micro), choix éditoriaux de l’organisation (meso) et dimension institutionnelle du journalisme (macro) (à titre d’exemple, sur l’autonomie des journalistes, Sjovaag, 2013).

Afin d’aborder ces sujets, nous avons interrogé un ensemble de journalistes sur leur expérience dans cette période si particulière, mais également sur leurs représentations du traitement médiatique de la crise sanitaire par les médias. Nous postulons en effet que la parole sur le travail des médias « en général » est moins sujette à l’autocensure liée au besoin de justifier la pertinence de son propre travail et de celui de sa rédaction. À partir de l’analyse de ces entretiens, 54 en tout, cet article souligne les points de convergence comme de divergence autour de la pratique journalistique en temps de crise sanitaire, quand il s’agit de qualifier les experts, de gérer son rapport aux sources, de se positionner par rapport à la communication de santé ; de revendiquer un rôle social en temps de crise ; enfin de se porter garant d’une espèce de vérité en période d’« infodémie ». Cette enquête permet ainsi de revisiter les recherches sur l’identité de la profession (Ruellan, 1993), sur ses idéaux types, son idéologie (Deuze, 2005), un consensus professionnel émergeant à l’analyse des entretiens, tout en soulignant les oppositions qui la traversent, qu’il s’agisse de stigmatiser certains formats d’information, de s’interroger sur l’expertise scientifique ou non des rédactions, sur les moyens humains dont elles disposent, sur les compétences intellectuelles des journalistes quand ils sont confrontés à des informations à fort degré de complexité, ou encore sur le rapport aux sources autorisées et à leurs limites.

Méthodologie

Parce que notre approche questionne les pratiques et les représentations des journalistes, nous avons privilégié le recours aux entretiens semi-directifs. Sur la question des pratiques, l’ethnométhodologie est une autre approche possible mais elle confine l’analyse au niveau micro. D’où le choix, dans notre recherche, de collecter la parole des acteurs afin de questionner tout à la fois les niveaux micro, meso et macro déjà évoqués. Pour ces deux derniers niveaux, la recherche porte d’abord sur les discours et sur la manière dont ils font émerger des représentations, partagées ou pas, du journalisme. Par représentations, nous entendons les productions langagières des journalistes qui visent à donner une image d’eux et clôturent de ce fait leur espace professionnel, cette image étant adressée aux confrères comme au reste de la société. Elles ne sauraient donc être confondues avec leurs pratiques et procèdent toujours d’un travail sur l’expérience qui immanquablement vient la justifier de manière réflexive. Il s’agit de ce point de vue d’un « exercice rhétorique » (Lewis, 2012, p. 842) visant à construire leur expertise et leur autorité sociale.

Ces représentations sont étudiées dans un contexte extraordinaire, parce que nous postulons qu’il a stimulé, chez les journalistes, une réflexion sur leurs pratiques et leurs rôles en cette période si particulière de début du premier confinement. Tous les journalistes sont donc concernés parce que tous s’accordent à dire que la crise de la Covid est devenue, à cette époque, un événement-monstre qui a occulté tout le reste, par sa singularité absolue, par ses conséquences pour chacun partout dans le monde :

[J]uste avant l’annonce du confinement, je pense au début du mois de mars, on a compris avec tous les autres que le Covid allait être la seule actu. Enfin ce n’est pas la seule actu d’ailleurs, évidemment il y en a toujours d’autres. Mais on a compris qu’on allait être monothématique là-dessus (présentateur, LCI)

Là, la différence, c’est qu’il ne se passait plus rien […] il n’y avait plus de cambriolages, il n’y avait plus d’accidents de la route quoi, il n’y avait plus de procès. Tout s’était arrêté quoi. On ne parlait que de ça car il ne se passait plus que ça (journaliste, La Dépêche du Midi)

Notre recherche porte donc sur tous les journalistes et pas sur le journalisme scientifique stricto sensu, ce journalisme spécialisé d’ordinaire mobilisé quand il s’agit de traiter des questions de santé. Elle l’inclut en revanche.

Nous avons donc dû constituer un panel le plus large possible, tant du point de vue des médias que des statuts des journalistes au sein de ces médias. La table 1 liste les médias pour lesquels travaillent les journalistes interrogés.


Table 1. Médias dont des journalistes ont été interrogés.

En ce qui concerne les médias, la presse est la plus représentée (33 entretiens) parce que nous avons utilisé une définition large du terme qui couvre les médias de l’écrit, en version imprimée et en ligne, ce qui inclut la PQN, la PQR, la presse magazine, des pure players, la presse gratuite d’information ou les agences. S’ajoutent la radio (9 entretiens) et la télévision (12 entretiens). Ce panel est donc le plus complet possible mais il comporte des limites liées, naturellement, à la disponibilité ou non des journalistes sollicités. Ainsi, pour la radio, le service public audiovisuel est surreprésenté (7 entretiens sur 9) et, en presse, Le Monde compte 6 journalistes interrogés, dont deux journalistes travaillant pour les Décodeurs, la cellule de fact checking du quotidien, quand les autres titres sont représentés par un à trois journalistes. En ce qui concerne cette fois-ci les journalistes interrogés et leur statut, le panel se compose de quatre futurs journalistes (alternants), trois pigistes, trois journalistes en CDD et 33 en CDI, auxquels il faut ajouter dix CDI avec responsabilité éditoriale (de chef de rubrique à rédacteur en chef) et un CDD avec responsabilité éditoriale. Là encore, cette répartition témoigne des disponibilités des journalistes. Enfin, le groupe des journalistes en CDI est très disparate du point de vue des fonctions exercées. La diversité des statuts, des profils et des postes est donc ici à prendre en compte.

Les entretiens ont été réalisés à partir d’un guide établi par nos soins et testé, dès juin 2020, auprès de listes de Radio France et de TF1 (non comptabilisés dans le panel). Les entretiens semi-directifs ont ensuite été réalisés entre fin septembre 2020 et début avril 2021, pour une durée de 30 minutes à plus d’une heure. Leur nombre est lié à la mise en place d’un projet de recherche et de pédagogie dans le cadre d’enseignements en master à l’École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille Université. Les étudiants des masters Recicom, Métiers du journalisme et Journalisme1 ont été mobilisés pour la réalisation des entretiens après que le guide d’entretien leur a été expliqué et contextualisé, et que la méthode de l’entretien semi-directif leur a été présentée. Ce type de projet a un double avantage. Il permet de multiplier le nombre d’entretiens dans un temps assez court afin de garantir une cohérence des propos entre eux, ceux-ci faisant référence à une actualité partagée. En mobilisant des étudiants, il permet de neutraliser, autant que faire se peut, la posture qui peut être celle des journalistes interrogés quand des universitaires, connus dans le « milieu », se présentent à eux pour une recherche. Dans ce cas, des conflits de légitimité sont possibles entre chercheurs et journalistes (Bastin, 2012) parce que les deux contribuent à la production discursive du journalisme, les premiers pouvant plaquer sur les seconds un imaginaire idéalisé (Broustau, Jeanne-Perrier et al., 2012).

Pour le traitement des entretiens, et pour ne pas considérer les entretiens ou certains propos comme un moyen de vérifier des hypothèses élaborées a priori, notre approche repose sur la théorie ancrée (Glaser et Strauss, 1967) qui part des paroles des acteurs pour, ensuite, proposer une montée en généralité. Cette approche autorise un jeu de va-et-vient qui permet d’identifier progressivement les points de convergence et de divergence entre acteurs. Ainsi, après les premiers entretiens, qui ont concerné principalement des journalistes de l’écrit, la sollicitation de journalistes de l’audiovisuel s’est imposée, les journalistes de l’écrit traçant de manière unanime une ligne de démarcation entre leur travail et ce qu’ils ont pu constater sur les chaînes d’information en continu. À cet égard, le traitement des entretiens, parce que la parole est riche, a conduit à prioriser l’analyse autour de certaines thématiques. Leur nombre exclut par ailleurs, dans un format comme celui-ci, de rendre compte de la diversité des positionnements, l’identification des points de convergence et de divergence ayant été privilégiée. Cette montée en généralité est inévitable, quand bien même s’agit-il d’insister sur la diversité des représentations du journalisme (Hanitzsch et Hanusch, 2019). Parce que cet article repose d’abord sur l’analyse d’entretiens, le niveau « micro » est le plus documenté, les niveaux « meso » et « macro » étant évoqués par les journalistes mais souvent moins réfléchis. Ils procèdent ainsi du « discours » que le chercheur contribue à élaborer sur le journalisme et qui le définit en partie, dans une forme de négociation discursive de ses frontières (« discursive negotiation of journalism’s boundaries », ibid., p. 45).

Micro : l’expertise scientifique en question

Quand on interroge les journalistes sur leur perception du traitement médiatique de la crise sanitaire, le satisfecit domine de manière générale. Chacun considère avoir fait de son mieux dans une situation d’urgence et d’incertitude. Un argument l’emporte pour attester du travail bien fait : la hausse massive des audiences. Certains toutefois soulignent que cet argument est à double tranchant car les figures populaires invitées en plateau ont aussi été très critiquées. Quand il s’agit cette fois-ci de qualifier le traitement médiatique global de la crise sanitaire, donc aussi le travail des confrères, celui des autres médias, le jugement devient plus nuancé et plus critique, ce qui conduit à relativiser le sentiment généralisé du travail bien fait.

Parmi les critiques, les journalistes de l’écrit sont unanimes pour dénoncer les limites du traitement médiatique proposé par les chaînes d’information en continu, avec deux arguments principaux : l’importance donnée à la communication anxiogène du directeur général de la santé, Jérôme Salomon ; le recours à des experts souvent incompétents sur les plateaux. Ainsi ce témoignage d’un journaliste des Décodeurs (Le Monde) :

J’ai beaucoup entendu que les médias étaient alarmistes… Et ça peut se comprendre : une retranscription en direct du nombre de nouveaux cas et de décès du coronavirus participe à cette ambiance… Mais c’est une problématique des chaînes de télévision en direct. Je ne me sens pas directement concerné par cela. De la même façon, certaines personnalités scientifiques ont été invitées sur des plateaux télé pour y prononcer ouvertement, à des heures de grande audience, des propos qui ont embarrassé la communauté scientifique.

Sur le premier point, le traitement médiatique de la crise s’est fait dans un contexte où l’agenda a été principalement imposé par le politique, le cadrage de la crise sanitaire ayant été d’abord hospitalier à travers les chiffres communiqués par Jérôme Salomon, mais également avec le choix du mot « guerre » par le Président de la République, les « premières lignes » étant dans ce cas les soignants. En effet, les chiffres donnés en conférence de presse par le Directeur général de la santé ont, d’emblée, permis d’objectiver la crise sanitaire en la réduisant à « des indicateurs de morbidité, de mortalité et de prise en charge hospitalière, à travers lesquels on mesure les effets des mesures de confinement » (Gaille et Terral, 2020, p. 10). S’ajoute à ce cadrage le fait que les conférences de presse de Jérôme Salomon avaient un format hybride qui a dépossédé les journalistes de leurs prérogatives. Ainsi, l’information émanant des sources officielles, en apparence complète et quotidienne, n’était pas « bonne » pour les journalistes « malgré le croquemort qui parlait tous les soirs », parce « qu’eux-mêmes […] n’avaient pas toutes les données. Et celles qu’ils avaient, ils les délivraient au compte-goutte. Non on sent bien qu’ils étaient débordés. Et ils n’ont pas fait trop la différence entre les journalistes et le grand public. C’est-à-dire qu’ils ont mélangé une information grand public où on rassure les gens et on simplifie le message, avec des séances avec les journalistes, où là on demande un peu plus de données, de preuves, et d’informations plus brutes » (Journaliste, Les Echos).

Ce cadrage, qui sélectionne certains aspects d’une situation pour en faire une clé de lecture de cette dernière (Entman, 1993), a eu pour conséquence de donner la primeur aux chiffres de l’épidémie, à l’hôpital, plus largement à la communication de santé, même si les journalistes et leurs rédactions ont aussi cherché à traiter des autres aspects de la crise sanitaire. La question de l’expertise scientifique des rédactions, la question aussi de l’expertise des scientifiques convoqués par les rédactions, les « experts », et plus généralement la question de l’expertise scientifique sur la maladie au sein même de la communauté des médecins, des chercheurs, s’est donc très vite posée. Du point de vue de la pratique journalistique, cette question est celle de la qualification des sources.

Certaines sources se sont imposées parce que le politique les a instituées. C’est par exemple le cas du Conseil scientifique, dont les avis ont complété les sources traditionnelles d’information sur les questions de santé, notamment Santé publique France. C’est encore le cas des conférences de presse régulières du directeur général de la Santé ou du ministre de la Santé. À l’égard de ces sources, les journalistes ont, de manière générale, une attitude qui consiste à les considérer comme légitimes par défaut, mais non exemptes d’imperfections. Il s’agit en effet de sources institutionnelles que les journalistes mobilisent parce qu’elles sont directement liées à la prise de décision politique. De ce point de vue, ces sources peuvent être qualifiées de « définisseurs primaires » de l’information pour reprendre les termes, critiques, de Stuart Hall et de ses collègues (Hall, Clark et al., 1978). Nombre de journalistes interrogés font pourtant part de la nécessité d’une prise de distance à l’égard des informations communiquées par ces sources, mais qui ne doit pas verser dans la critique. En effet, ces sources sont aussi présentées comme une digue face aux discours conspirationnistes et autres « fake news », ce qu’indique à sa manière un journaliste de LCI : « [M]alheureusement, c’est un peu mal vu de questionner parce que tout de suite on a l’impression d’être complotiste ou de ne pas aller dans le sens des médecins, donc ça veut dire qu’on ne veut pas que les Français se protègent. »

Toutefois, la critique finit par l’emporter chez les journalistes les plus spécialisés qui maîtrisent le cadre institutionnel français dans le domaine de la santé et soulignent les limites du Conseil scientifique ad hoc. Un rédacteur en chef du Figaro rappelle ainsi :

[I]l y a eu une crise de l’expertise en France sur cette question d’épidémie. On a une agence sanitaire, Santé publique France, qui est là pour réagir aux urgences sanitaires. On a une direction générale de la Santé, qui est le ministère des Affaires sociales et de la Santé, qui applique le plan pandémie. On a une Haute Autorité de Santé, qui est en charge des points très techniques – comme le remboursement des soins par exemple. Et malgré toute cette expertise, le Gouvernement a nommé un Conseil Scientifique totalement nouveau avec notamment Jean-François Delfraissy qui ne fait plus de recherche depuis un moment mais qui est en charge des questions de bioéthique. Dans ce Conseil, il y avait également peu d’experts, peu de virologues, peu de réanimateurs… La gestion du début de la crise a été chaotique en France.

Les sources instituées peuvent donc être problématiques, même s’il est difficile pour les journalistes d’en faire part car les arguments susceptibles d’être mobilisés ne sont pas disponibles facilement. Le même journaliste rappelle à cet égard combien les avis du Conseil scientifique sont sous l’influence du cadrage imposé par les questions qui lui sont adressées :

Il y a eu un vrai manque de transparence sur l’expertise. On ne savait pas quelles questions étaient posées au Conseil scientifique par le Gouvernement. Par exemple, pour le report des élections municipales, c’était très flagrant. La question posée au Conseil n’a pas été « Faut-il que les élections se maintiennent ? », mais « Est-il possible d’organiser des élections dans des conditions sanitaires acceptables ? ». Quand le Gouvernement affirme qu’ils ont eu le feu vert du Conseil scientifique pour les élections, ce n’est pas acceptable. Ils ont posé la question de sorte à ne pas pouvoir recevoir de « non ».

Ces témoignages rendent compte, finalement, d’une crise de l’expertise. Alors que l’expert qui conseille le politique se doit d’être désigné selon des critères transparents (Bérard et Crespin, 2010), la constitution du Conseil scientifique prête à controverse. Cette crise de l’expertise témoigne également d’une divergence dans le traitement médiatique de la crise sanitaire liée à l’expertise ou non des journalistes, et à la nature même de l’expertise journalistique. C’est la raison pour laquelle notre enquête n’est pas une enquête sur le journalisme scientifique même si, dans la définition de l’expertise journalistique, elle confirme en fin de compte l’existence d’une nette démarcation entre journalistes spécialisés d’une part, journalistes plus généralistes de l’autre.

Ces derniers revendiquent pourtant leur expertise, mais c’est une expertise différente de celle du journaliste spécialisé, qui la déborde en quelque sorte puisqu’elle revient à remettre en question la nécessité de disposer de spécialistes sur la partie de l’actualité qui relève d’une certaine technicité. Émerge ainsi une figure du journaliste en tant qu’expert de la vulgarisation, en quelque sorte un journaliste médiateur qui s’engage à forcer la source à parler dans des termes qui lui sont accessibles et dont il pourra rendre compte, ensuite, à ses publics. L’expertise de ces journalistes-là relève de la curiosité naïve renforcée par un sens aigu de l’accessibilité de la parole des sources. Plusieurs journalistes diront qu’ils n’ont fait que leur travail, comme ils le font depuis toujours sur d’autres sujets.

Toutefois, les non-spécialistes que nous avons interrogés reconnaissent, en majorité, s’être retrouvés face à des situations qui les dépassaient, par exemple cet alternant chez France Télévisions qui témoigne de son désarroi : « [J]e pense que ça a mis en lumière le manque de journalistes spécialisés dans les domaines scientifiques dans les rédactions. Parce que du coup, c’était des gens comme moi qui ne sont pas du tout spécialisés là-dedans qui en venaient à parler de ça. » Nombre de journalistes, doutant de pouvoir traiter correctement les sujets médicaux et de santé, ont donc préféré aborder différemment la crise sanitaire, là où ils pensaient être plus légitimes. Ainsi, plusieurs d’entre eux, qu’ils soient correspondants à l’international ou journalistes de presse quotidienne régionale, diront que le terrain, notamment dans les services d’urgence et de réanimation des hôpitaux, leur a permis de traiter la crise autrement. Ce journalisme-là, qui s’incarne dans la figure du reporter, garant d’une certaine objectivité de l’information (Schudson, 2001), fait aussi avancer l’information générale et politique car il est au « front » : un journaliste souligne avoir découvert sur le terrain les morgues frigorifiques d’appoint dans les hôpitaux, un aspect de la crise que la communication des sources institutionnelles a très peu relayé. D’autres journalistes insisteront sur leur ligne éditoriale pour justifier un traitement non « cadré » de la crise sanitaire, ce qui leur permettra de traiter d’enjeux locaux dans la PQN, d’enjeux sociaux dans la presse magazine spécialisée par exemple.

Ces positionnements concordent, finalement, avec la parole des journalistes recueillie notamment dans les grandes rédactions, celles qui disposent d’un journaliste scientifique référent Covid, voire d’une équipe dédiée. Ces journalistes spécialisés, souvent éloignés du terrain mais proches de ses acteurs et aguerris aux logiques médicales et scientifiques, sont présentés par leurs collègues comme de véritables atouts : ils rendent légitime le traitement par les médias des questions médicales et de santé dans une période pourtant marquée par une incertitude extrême et des enjeux politiques et sociaux majeurs. À France Info, Solenne Le Hen est citée comme essentielle dans le dispositif rédactionnel ; à BFM, c’est le service santé qui sert de référent, où trois journalistes sont venus renforcer le pôle Covid autour de Margaux de Frouville ; au Monde, un journaliste des Décodeurs indique avoir sollicité les journalistes de la rubrique science pour vérifier la pertinence de ses articles de fact checking et bénéficier ainsi d’un « transfert de connaissance » ; au Figaro, la rubrique « science et médecine » a servi de rempart contre les approximations et erreurs, ce qu’indique l’un de ses journalistes :

C’est tout l’intérêt d’avoir des rubriques spécialisées dans une rédaction. Je serais par exemple, incapable d’écrire un article sur le foot ce soir… C’est notre boulot de savoir lire une étude, d’apprendre à qui se fier dans la presse scientifique et de connaître auprès de qui l’on peut se référer. Nous devons savoir également dire quel est le consensus scientifique en vigueur, s’il est fragile, etc. Et surtout, nous devons savoir dire quand on ne sait pas.

Et ces journalistes-là ne sont pas des scientifiques mais bien des journalistes spécialisés : les journalistes interrogés qui font partie de ces médias revendiquent tous une formation en journalisme. Ils sont donc plus que des experts-vulgarisateurs. Ils revendiquent une expertise en plus, forgée grâce à la pratique du milieu scientifique et médical. Ils disent, pour certains, disposer d’une littératie statistique ; ils connaissent les dispositifs de prépublication dans la recherche ; ils retournent à la source et s’y confrontent en lisant les articles scientifiques et en évaluant leurs limites ; ils pensent savoir identifier les bons experts, ceux qu’il faut solliciter pour rendre un peu plus intelligibles les enjeux de la crise sanitaire.

L’identification du « bon » expert par le « bon » journaliste, les deux expertises se renforçant réciproquement, va ainsi différencier, dans les paroles recueillies, les rédactions qui ont bien traité la crise sanitaire et les autres. Cette différence trace une ligne de démarcation entre médias de l’écrit et médias audiovisuels, particulièrement les chaînes d’information en continu. Le rapport des journalistes à l’expertise fait ici l’objet d’une vraie controverse. En effet, l’analyse des propos tenus par les journalistes de l’écrit trahit une dénonciation presque unanime du traitement médiatique de la crise sanitaire sur les plateaux des chaînes d’information en continu où des « experts » dans un domaine, quand ils le sont, ont été amenés à se prononcer sur une diversité de sujets qui dépassait largement leur domaine de compétence. C’est que le recours à l’expertise par les journalistes n’est pas le même. Dans les médias de l’écrit, l’expert (virologue, épidémiologiste, chercheur, etc.) est une source qui met à disposition une information sur une situation complexe, information qui sera contextualisée, recoupée, nuancée par le journaliste. Le journaliste conserve ici son rôle de médiateur et un contrôle, relatif, sur la parole experte qu’il soumet au commentaire d’autres scientifiques. Dans le journalisme scientifique, la pratique de l’embargo est ainsi valorisée qui permet de faire circuler les publications de recherche auprès d’autres scientifiques pour estimer l’importance des résultats qui vont être publiés et s’ils reposent sur un consensus scientifique. C’était tout l’enjeu des preprint pour les journalistes durant la crise sanitaire. À l’inverse, l’exclusivité donnée à un média est dénoncée quand il s’agit de rendre publiques des découvertes justement parce qu’elle interdit au journaliste de soumettre les résultats de la recherche à d’autres scientifiques (voir sur ce point la Déclaration de l’Association des journalistes de la presse scientifique dans Arnold et Huet, 2014). À la radio ou à la télévision, l’expert s’adresse d’abord aux publics et il est en direct, ce qui dépossède en grande partie le journaliste qui n’a ni le temps ni les moyens d’évaluer la pertinence de ses propos. Ce type d’expert en plateau disposerait alors d’une crédibilité conférée par sa seule position institutionnelle et renforcée par d’autres compétences qui ne relèvent pas de son domaine scientifique, à savoir être doué en vulgarisation. Certains experts pour les uns n’en sont donc plus pour les autres.

S’ajoute à cette dimension communicationnelle de l’expertise « en plateau » ou « en direct », la nécessité d’une parole la plus mesurée possible quand il faut traiter à l’antenne de la crise sanitaire, une nécessité soulignée par les journalistes audiovisuels conscients des risques de l’exercice liés au format. En effet, la mise en visibilité de certains experts sera aussi une mise en visibilité des incertitudes et tensions qui traversent le monde médical et scientifique : « On a découvert l’ampleur de la scission qui peut exister dans le monde médical. Les médecins, scientifiques et chercheurs n’étaient souvent pas d’accord. En aucun cas on ne pouvait trancher, on ouvrait des questions, on essayait de mettre en avant certains procédés mais ça a été difficile. » (Journaliste, France 3 Provence-Alpes) Dès lors, une expertise propre au journaliste audiovisuel s’impose également qui sera la capacité à identifier et sélectionner, non pas seulement l’expert scientifique ou médical, mais celui capable d’être un véritable vulgarisateur, capable aussi de ne pas alimenter de polémique. De ce point de vue, l’expertise du journaliste audiovisuel se fonde également sur un impératif de responsabilité mis en avant par la plupart des journalistes interrogés. Alors que les médias de l’écrit s’adressent de facto à un public relativement restreint et proposent un texte d’abord contrôlé par le journaliste, les médias de l’audiovisuel sont des médias de masse qui offrent aux experts la possibilité de s’adresser directement aux publics Et c’est à cet endroit que la ligne de démarcation, tracée par les journalistes de presse écrite, se déplace finalement pour distinguer, non pas entre journalistes scientifiques et journalistes généralistes, entre médias de l’écrit et médias audiovisuels, mais entre médias qui ont su gérer les incertitudes du rapport à l’expertise et ceux qui, au contraire, se sont laissés déborder par le potentiel de polémique associé à ces circonstances exceptionnelles, tant du point de vue politique, social que scientifique. Les jugements entre pairs seront alors très sévères :

Il me semble que c’est une faute professionnelle assez grave d’aller chercher des gens qui vont entretenir de fausses polémiques sous couvert de la liberté de critiquer (Journaliste aux Décodeurs, Le Monde). Tous ces invités complètement débiles sur les plateaux, fake news et compagnie, ce n’était pas une bonne couverture. Il y avait ça, et puis suivre en direct les conférences de presse, la belle affaire (Journaliste, Les Echos).

À l’évidence, la critique entre pairs revient à dénoncer les pratiques de certains parce que leurs insuffisances remettent en question le discours d’autorité que les journalistes adressent à la société. Il s’agit donc d’une remise en question de leur rôle social, ferment d’une identité professionnelle partagée, ce que concède une rédactrice en chef d’émission sur France Télévisions, éloignée donc des enjeux qui sont ceux des rédactions :

[C]ette période a un peu montré les limites, à la télévision surtout, des plateaux d’experts qui débattent de tout et de rien, autrement dit des points de vue au détriment de l’enquête et du reportage. Ça a également montré le manque de journalistes scientifiques dans les rédactions, capables de décrypter la masse d’informations qui nous parvenait de toutes parts. C’est la raison pour laquelle les médecins sont devenus, en quelque sorte, des journalistes qui faisaient notre travail.

Mais ce rôle social, menacé par les insuffisances de la télévision, au moins selon certains des journalistes interrogés, est en même temps reformulé, autrement, cette fois-ci par les journalistes audiovisuels.

Meso : un rôle social revendiqué

La question de l’expertise renvoie d’abord à un problème de qualification des sources et d’exploitation des informations qu’elles transmettent. Elle relève fondamentalement de la manière dont les journalistes établissent l’information et la fondent sur une méthode partagée entre pairs. Ce faisant, les journalistes sont chargés de relayer dans l’espace public une information vérifiée et la plus complète possible : ce discours-là repose sur une vision normative du rôle des médias d’information dans la société, ces derniers ayant pour fonction idéale de faire émerger une « intelligence citoyenne » (« public intelligence » (Nerone, 2012) par le recensement des faits d’importance, alimentant ainsi la « sphère publique » dans une perspective toute habermassienne. Ce type d’approche est qualifié de théorie de la responsabilité sociale des médias (voir sur ce point le texte historique qui l’institue, Siebert, Peterson et Schramm, 1956). Cette dimension meso du journalisme parce que sociopolitique a été abordée dans les entretiens sans souligner les enjeux normatifs associés, l’objectif étant de recueillir la parole des journalistes quant au sentiment, ou pas, de devoir prendre en charge des enjeux d’intérêt général en temps de crise sanitaire.

C’est ce que confirme la très grande majorité des journalistes. Quand les médias d’information viennent à la rencontre de leurs publics, les accompagnent dans la gestion de la crise sanitaire, relaient des consignes, des bonnes pratiques, alors ils endossent une responsabilité sociale qui excède leur seul rôle d’information. Cette responsabilité particulière concerne d’abord les médias de masse que sont la radio et la télévision.

Contre leurs détracteurs venus de l’écrit, les journalistes de télévision vont souligner l’importance du travail qu’ils ont pu effectuer au début de la crise sanitaire, même si les images diffusées étaient angoissantes. Ce travail est d’abord un exercice de témoignage qui relativise les accusations de « cadrage » sanitaire :

[P]our ma part, j’ai essayé de retranscrire ce que je voyais sur le terrain parce que le plus simple, c’était quand on allait dans les réanimations : les services étaient engorgés, il y avait des morts, le personnel était en détresse. On pouvait montrer cette situation, car il n’y avait pas de doutes […]. C’est ce qui était le plus réel, il n’y avait pas d’incertitudes, la parole était donnée directement aux personnes concernées (Journaliste pigiste pour France Télévisions)

Donner la parole directement aux personnes concernées, miser sur la proximité : voilà, pour les journalistes interrogés, ce qui caractérise les médias audiovisuels durant cette période. Que ce soit à la télévision ou à la radio, les journalistes ont été confrontés aux limites de leur pratique professionnelle qui repose d’abord sur le terrain pour y capter des sons et tourner des images. Ce dernier s’est retrouvé souvent vidé de ses acteurs du fait du confinement. Les journalistes ont donc repensé leurs pratiques et misé sur de nouveaux outils : à la radio, le téléphone s’est imposé ; à la télévision, la visioconférence ou les vidéos tournées depuis chez soi ont permis de renouveler la manière de travailler en arpentant, à distance, le terrain.

Cette évolution des pratiques a plusieurs conséquences. La première concerne le rapport aux sources avec un véritable décloisonnement, les journalistes ne dépendant plus d’experts disponibles et à proximité des studios, ce qui a autorisé un renouvellement de la parole d’autorité. Certains journalistes sont ainsi très enthousiastes : « [J]e trouve que c’est une pratique vraiment intéressante parce que cela permet d’interviewer des personnes que nous n’aurions pas du tout interviewées auparavant, c’est une bonne alternative. » (Journaliste, France Télévisions) D’autres s’inquiètent au contraire d’une perte d’authenticité dans le rapport au terrain, de l’impossibilité du « off », d’une perte de contrôle technique. À l’évidence, ces nouvelles pratiques ont été également l’occasion d’une remise en question des hiérarchies tacites au sein des rédactions. Ainsi, les fonctions sont parfois transgressées, un journaliste de desk à BFM TV indiquant avoir pu réaliser ses propres interviews grâce à FaceTime, une mission auparavant confiée aux seuls reporters sur le terrain.

La seconde conséquence concerne le rapport au public : présent sur les antennes grâce aux outils numériques, sa parole a été entendue nous disent les journalistes, grâce aux nombreux dispositifs de questions/réponses. Ce lien étroit avec les publics a été renforcé à la radio et à la télévision, alors qu’il était déjà central dans les dispositifs de fact checking qui relèvent fondamentalement de l’éducation aux médias et à l’information (Joux, 2021). Il confère une certaine responsabilité qui repose tout à la fois sur le rôle d’information des médias et sur un rôle proprement politique, à savoir relayer les messages de santé publique, ces deux approches n’étant pas incompatibles pour les journalistes :

La télévision de manière générale est devenue un moyen de faire passer des messages de santé publique plus que d’ordinaire. Concernant l’inquiétude de la population, nous y avons répondu par de l’information rationnelle et scientifique (Journaliste, BFM Paris).

Mais, en matière de santé publique, il ne s’agit pas d’être des « relais aveugles » (Journaliste, LCI). Au contraire, la rédaction conserve son rôle de gatekeeper, y compris à l’égard des impératifs de la communication de santé :

[O]n s’est beaucoup posé la question de notre rôle en tant que journalistes, par rapport aux recommandations de l’État, et à notre rôle de service public où il faut informer les gens sur les recommandations, mais en même temps sur notre rôle critique. On se demandait si parfois on n’était pas davantage des communicants des mesures gouvernementales, et si l’on était suffisamment critiques (Journaliste, France 3 Provence-Alpes).

Reste que les journalistes des médias audiovisuels ont conscience qu’en ce début de confinement, ils sont devenus pour beaucoup la seule porte ouverte sur l’extérieur. Ce changement brutal de position a conduit les médias à proposer aux publics des informations pratiques, qui relèvent pour certains du « journalisme de solutions » (Amiel, 2020), pour d’autres d’une mission plus fondamentale de service public. Si le journalisme de solutions cherche à « positiver » le traitement de l’information (« par rapport aux sujets un peu lourds de la crise sanitaire, […] on a voulu insuffler un peu de positif dans le traitement éditorial », journaliste France Info), le second endosse une responsabilité politique plus affirmée. Cette responsabilité-là est revendiquée notamment par les journalistes « cadres » de France Info (rédacteur en chef, journaliste référent Covid) qui ont été interrogés, l’expression « info service » étant reprise et affirmée qui témoigne d’un changement de ligne éditoriale pendant la crise. L’actualité brute, le « hard news », a été complétée par une prise en compte des attentes des publics, laquelle est invoquée pour expliquer les succès d’audience de la radio :

À France Info, nous ne donnons jamais la parole aux auditeurs et là nous l’avons fait pour la première fois. Les auditeurs ont appelé sans arrêt et ont posé beaucoup de questions. Nous nous sommes rendu compte que nous étions indispensables dans l’accompagnement, pour faire de la pédagogie et pour être le relai de cette info-service (Journaliste, France Info).

Cette manière de faire, au plus près des publics, trace toutefois une ligne de fracture au sein des médias. Ce ne sont pas les mêmes journalistes qui gèrent cet aspect et ceux qui produisent l’information de référence sur la crise sanitaire. Dans le travail préparatoire du guide d’entretien, les échanges « off » que nous avons eus avec des journalistes de TF1 et de Radio France ont fait émerger une fracture Paris/province. À Paris, l’expertise journalistique sur le fond, au point que le traitement de la crise sanitaire en province, quand la dimension nationale l’emportait, sera confié aux journalistes des rédactions parisiennes et non aux correspondants locaux. À ces derniers les formats originaux liés aux circonstances exceptionnelles, la mise en valeur des initiatives citoyennes, le terrain revisité. Cette opposition se retrouve encore entre presse quotidienne nationale et régionale, mais elle est intériorisée. Les journalistes de PQR concèdent que seules les rédactions parisiennes, grâce à leurs effectifs dédiés à la santé, ont eu les moyens de traiter correctement des enjeux scientifiques quand, localement, c’est la réalité des situations auxquelles étaient confrontés les acteurs qui a servi d’angle principal pour le traitement médiatique de la crise sanitaire.

Reste que cette importance donnée au public par la radio et la télévision, avec le rôle social que les journalistes peuvent revendiquer, a aussi ses inconvénients. À la télévision notamment, et pour les chaînes d’information en continu en particulier, le média peut être source d’anxiété et peut même pervertir la mission d’information et de service public que d’autres revendiquent. Une très grande majorité de journalistes condamne ainsi les chaînes d’information en continu, dont BFM TV qui les incarne en tant que leader sur les audiences. Il y aurait même deux télévisions et deux manières de faire l’information à la télévision :

Il y a deux types de médias on est d’accord ? Enfin de chaînes TV. Les chaînes classiques et les chaînes info. Les premières ont des JT de 25/35 minutes à gérer, on n’a pas à tenir l’antenne 24/24h. Pour les deuxièmes, c’est obligé que les experts et médecins qu’ils invitent n’aient pas le même avis vu qu’ils en reçoivent plein (Journaliste, France 3 Bordeaux).

Le format « plateau » impose en quelque sorte la polémique, comme le 24/24h. favorise un effet de sidération de la part des publics, ce point de vue étant partagé y compris par certains des journalistes des chaînes d’information en continu :

[S]i vous passez une journée devant une chaîne d’info en continu, je pense que le soir vous vous jetez par la fenêtre. Ça finit par être inquiétant à force de ne parler que de ça. Là où je dis non, c’est qu’en même temps au tout début il y a eu une surconsommation de médias (Présentateur, LCI).

Mais ces limites sont celles aussi de la société. Le cadrage sanitaire a donné la priorité aux médecins, obligeant ainsi les journalistes de ces mêmes chaînes à explorer autrement la diversité des points de vue sur la crise sanitaire :

[C]e qui est devenu compliqué au bout d’un moment, c’est que les médecins font de la médecine, et donc tous les médecins quasiment disent qu’il faut reconfiner. […] Au bout d’un moment, on ne peut pas avoir qu’une parole de médecin sur le plateau puisque, sinon, on reste confiné jusqu’en 2048 […]. Donc ce qui a été compliqué au bout d’un moment c’était de savoir comment on fait pour pondérer la parole des médecins (idem).

D’où l’appel, dans un second temps, aux psychiatres, aux pédiatres (d’autres médecins) et aux spécialistes de l’économie pour pointer aussi les côtés négatifs du confinement.

Si le rôle social des médias d’information et de leurs journalistes est largement reconnu par les journalistes interrogés, il n’en demeure pas moins polymorphe : informer et accompagner sont deux choses différentes, informer et polémiquer également. À cet endroit, certains médias quittent en fait le journalisme parce qu’ils trahissent le rôle social qui devrait être le leur. Ils sont à l’image aussi d’une partie de la société, en rupture :

Il y a une responsabilité envers la société que n’assument pas certaines chaînes de télé. Il faut réfléchir et avoir des gens un peu structurés. Mais bon c’est toute notre société qui évolue comme ça, avec le populisme qui s’empare des démocraties. Ces chaînes-là ne sont que le reflet de cette évolution (Journaliste, Les Echos).

Macro : vérité et infodémie

Si certains médias d’information ne font plus du journalisme, trahissent la responsabilité sociale qui est la leur, alors il est difficile de résumer cette dernière à la simple reprise des consignes sanitaires. Pour les journalistes, il s’agit bien de lutter aussi contre le populisme, de dénoncer les fausses informations, donc de rappeler la nécessité, dans l’espace public, d’un rapport à la vérité. Et ce sont les journalistes qui se posent ici en arbitres, au milieu des paroles concurrentes.

Dire la vérité : en la matière, la question des masques domine. Elle témoignerait de la clairvoyance et de l’indépendance de la profession qui a dénoncé les incohérences de la communication de l’exécutif. Les journalistes ont dit la vérité et l’institution qu’ils représentent, les médias d’information, n’a pas été prise en défaut. Mais ce satisfecit mérite d’être nuancé. En effet, c’est seulement au milieu du confinement que le discours critique sur la gestion des masques s’est déployé, quand les médias ont, dans un premier temps, relayé la parole gouvernementale. D’autres journalistes reconnaissent donc un « raté » qui s’explique par l’absence de connaissances scientifiques mais aussi et surtout par la confiance – trop naïve à cette occasion – dans la parole des institutions. C’est donc moins un problème du journalisme qu’une trahison de la part de l’institution qui a communiqué, laquelle a manqué d’humilité et de prudence pour reprendre des termes employés par certains journalistes. Sauf que, ce faisant, les journalistes se dédouanent de leur devoir de vérification :

Nous les médias on s’est fait l’écho de ça, mais parce qu’on accordait du crédit aux déclarations d’Olivier Véran et son entourage. Oui on a dit des choses fausses, mais on a été trompés par des personnes qui avaient autorité sur ce sujet (Journaliste, France Info).

La question des masques et du traitement médiatique de la communication du Gouvernement souligne, au niveau macro, l’existence d’une crise des institutions au sein de la crise sanitaire : les journalistes ont été confrontés à des institutions défaillantes ; ils ont aussi failli. Et la crise institutionnelle est protéiforme car elle a concerné également la recherche scientifique, les journalistes ayant là encore été débordés :

Aujourd’hui nous on peine encore sur des sujets médicaux à les faire accepter, surtout à nos internautes, sur les réseaux sociaux. Comme on a eu dès le début des avis contradictoires et des débats sans fin et très peu d’éléments scientifiques vérifiés, on en paie encore les pots cassés car la réalité scientifique en 6 mois ou 1 an elle n’est pas véritable (Journaliste, Le Dauphiné Libéré).

C’est finalement sur le cas Raoult que les journalistes sont le plus mal à l’aise. Ils condamnent en cœur le personnage et l’accusent même, pour certains, de charlatanisme. Mais ils concèdent aussi, à de rares exceptions près (journalistes scientifiques connaissant en amont ses recherches et son caractère), avoir été là encore débordés, excuses à l’appui : le Président de la République lui a bien rendu visite ; surtout le professeur Raoult communique très bien, son succès sur les réseaux sociaux numériques interdisant aux journalistes de passer sous silence ses déclarations sauf à être accusés de complotisme. Finalement, c’est pour protéger la presse comme institution que les journalistes concèdent avoir donné trop d’importance à Raoult, ce que dénonce l’un des grands reporters du Monde :

C’est toujours bien d’interroger les spécialistes, s’ils sont reconnus. Ceux dont il faut se méfier, c’est des gens comme Douste-Blazy, qui est membre du comité d’administration de l’IHU de Raoult. J’ai un avis très tranché sur Raoult et je trouve que le fait qu’il soit encore invité, alors que son discours est fou, est assez problématique. À un moment, il faut prendre ses responsabilités. C’est sûrement un bon chercheur, mais ça fait trois fois qu’il se trompe, sur la dangerosité du virus, sur la chloroquine et sur la deuxième vague.

Derrière ces critiques, derrière aussi ces accusations qui sont autant d’excuses pour les journalistes, en faute d’abord parce que d’autres institutions ont failli, le journalisme cherche à s’affirmer. Il est cet exercice réflexif particulier qui permet à ses acteurs de dire la vérité en période de forte incertitude, de remise en question : en période d’« infodémie ». L’expression a été popularisée par l’OMS dès février 2020, donc un mois avant la reconnaissance officielle de la situation de pandémie. Elle témoigne du désordre informationnel (Wardle et Derakhshan, 2017) grandissant, les risques de la désinformation à l’échelle mondiale l’ayant emporté sur le risque médical dans un premier temps.

Avec les « pseudo » ou « mauvais » experts sur les chaînes d’information en continu, « avec tous les éditorialistes, qui ne sont pas journalistes mais qui en tous cas sont la vitrine, malheureusement, des journalistes » (Journaliste, AFP), avec les doutes sur l’utilité du masque, avec Didier Raoult, le journalisme a eu partie liée avec l’infodémie, parfois en se fourvoyant avec elle – mais est-ce encore du journalisme ? – parfois en la combattant. Les journalistes ont donc été au rendez-vous, nous disent-ils, chacun à leur manière, parce qu’ils ont eu ce rôle de vérification de l’information pour leurs publics, en pleine période d’infodémie, en pleine crise aussi des institutions :

J’ai l’impression que, vraiment, on a été, comme je vous disais, la fenêtre sur le monde et que tout le travail de vérification des infos a été super important. Et c’est bien parce que ça fait des mois, voire des années, qu’on met en doute les médias en disant qu’on est tous à la solde un coup du gouvernement, un coup des opposants, un coup des francs-maçons. C’est bien de rappeler que non, on n’est pas là simplement pour relayer l’information, on est là pour aller la chercher, la vérifier. Donc pour le rôle des médias, ça a été important et j’espère que les gens s’en souviendront (Journaliste, 20 Minutes).

Conclusion

Si, en matière d’expertise, les journalistes ne sont pas tous d’accord entre eux, révélant par leurs propos les tensions qui traversent la profession, entre journalistes capables de traiter de tout, entre ceux qui revendiquent une expertise spécifique, entre ceux qui enquêtent, ceux qui commentent, reste qu’au niveau meso et macro, quand il s’agit moins de qualifier les pratiques des journalistes que de défendre le journalisme, le consensus s’impose. À plus d’un titre. Premièrement, l’utilité sociale des médias d’information semble faire l’unanimité même si elle est déclinée dans les manières de faire : quand les médias audiovisuels accompagnent la communication de santé, les services de fact checking aident à démêler le vrai du faux. Mais, à la fin, il s’agit bien d’un accompagnement des publics dans la crise sanitaire. Deuxièmement, cet accompagnement est magnifié au niveau macro quand le journalisme est présenté comme cette institution de la société qui, en pleine crise, n’a pas failli, ou si peu. Les « mauvais » journalistes repérés sur les plateaux des chaînes d’information en continu sont exclus du périmètre de référence. Les erreurs sont liées à la trahison des élites, celles des autres institutions : le Gouvernement, qui a voulu taire le manque de masques ; les scientifiques, dont les ego ont provoqué parfois la cacophonie. De ce point de vue, le rôle social des journalistes est aussi de rappeler les faits, de les rendre publics, surtout quand les institutions sont en crise : ce rôle-là est magnifié à travers la mission d’enquête et de vérification du journalisme.

Il semble toutefois nécessaire de resituer ces discours que les journalistes nous ont adressés. De les comprendre aussi dans une perspective politique plus large qui place le journalisme au sein de la société. De ce point de vue, la crise sanitaire a renforcé les liens entre les journalistes et le public. Elle a été l’occasion d’une réaffirmation de l’utilité sociale du journalisme et d’un rappel des méthodes professionnelles mise en œuvre pour parler d’une actualité complexe. Mais cette réaffirmation s’est opérée dans un contexte de forte défiance à l’égard des institutions, et les médias sont une institution. À ce titre, ils sont en concurrence avec les paroles dissidentes, alternatives, qui fleurissent sur les réseaux sociaux, autant de discours problématiques qui se sont nourris de l’absence de certitudes scientifiques à court terme et des fluctuations de la parole gouvernementale. De ce point de vue, la crise sanitaire a fragilisé encore plus la respectabilité des institutions aux yeux du public. La crise sanitaire peut donc être également perçue comme une crise de légitimité des discours qui revendiquent un certain idéal de vérité, qu’il s’agisse de la vérité des scientifiques, de celle des institutions politiques et de santé, ou encore de la vérité des journalistes, celle qui distingue l’information de l’opinion. 

Alexandre Joux est professeur à l’IMSIC, Aix-Marseille Université.




Notes

1

À qui il faut ajouter le travail réalisé par Nina Barbaroux-Pagonis à l’occasion de son mémoire de master 2 dont certaines conclusions ont depuis été publiées (2022).






Références

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Référence de publication (ISO 690) : JOUX, Alexandre. Traiter de la Covid-19 : entre consensus professionnel et pratiques contestées. Les Cahiers du journalisme - Recherches, 2022, vol. 2, n°8-9, p. R69-R84.
DOI:10.31188/CaJsm.2(8-9).2022.R069


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