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Nouvelle série, n°8-9

2nd semestre 2022

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Couverture du Covid-19 par la presse russe proche du Kremlin : construction éditoriale sous l’emprise du pouvoir

Vitaly Buduchev, Université de Lorraine

Résumé

L’article interroge la construction médiatique de l’actualité du Covid-19 en Russie. Le discours des journaux Izvestia et Komsomolskaya Pravda est ainsi analysé à travers l’identité éditoriale et la place qu’ils occupent au sein de l’espace médiatique russe. Le premier fait partie des journaux de référence, alors que le deuxième se positionne dans l’espace médiatique russe en tant que journal populaire. L’article établit des liens entre le positionnement éditorial, le rapport des journaux au pouvoir et les modes de construction des sujets sur le Covid-19. Il explique notamment la place des enjeux politiques et géopolitiques dans la couverture de l’actualité du Covid-19.

Abstract

The article questions the media construction of Covid-19 news in Russia. The discourse of the Izvestia and Komsomolskaya Pravda newspapers is thus analyzed through the editorial identity and the place they occupy within the Russian media space. The former ranks among the benchmark newspapers, while the latter positions itself in the Russian media space as a popular newspaper. The article establishes the links between editorial positioning, the relationship to power and the ways in which Covid-19 topics are constructed.

DOI : 10.31188/CaJsm.2(8-9).2022.R085





C

et article interroge la manière dont la presse russe proche du Kremlin réalise la construction de l’actualité du Covid-19. Notre objectif est de révéler, à travers l’analyse des angles de couverture de l’actualité du Covid-19 et l’usage du discours rapporté, la manière dont la presse russe adapte l’actualité du Covid-19 aux enjeux nationalement ancrés, aux modalités de fonctionnement des médias à l’échelle nationale et aux conditions d’exercice du métier de journaliste.

Les autorités russes fournissent un effort communicationnel constant afin de pouvoir influencer la médiatisation d’enjeux sociopolitiques en Russie. Pour cette raison, nous ne nous limiterons pas à une simple description des modes de couverture de l’épidémie par la presse russe, mais nous considèrerons la production médiatique de cette actualité comme étant intégrée dans une stratégie de communication politique, centrée autour de la personnalité de Vladimir Poutine, qui met en valeur la place de l’État russe dans la lutte contre le Covid-19, y compris à l’échelle internationale, tout en convoquant le discours des chercheurs occidentaux et russes à propos du Covid-19.

Afin de réaliser cette analyse, nous avons délimité un corpus constitué des parutions des journaux quotidiens Komsomolskaya Pravda, et Izvestia, entre le 1er et le 14 décembre 2020. Ce choix chronologique correspond à une période d’intense circulation du virus. Selon les données du gouvernement russe, le nombre d’habitants de la Russie atteints du Covid-19 se rapproche sensiblement de 30 000 par jour, ce qui constitue le pic de l’épidémie, inconnu jusqu’alors (Centre de communication du gouvernement de la Fédération de Russie, 2021, p. 9). De plus, le corpus choisi correspond au moment du début de la vaccination de la population russe avec Spoutnik V. Tout cela fait que nous nous penchons sur une période cruciale de l’évolution de l’épidémie en Russie.

Le choix des journaux n’est pas non plus anodin. Étant sous contrôle indirect du pouvoir, la couverture de l’actualité du Covid-19 par les quotidiens sélectionnés se fait en conformité avec la communication du pouvoir à propos de l’épidémie, ou en tout cas ne contredit pas celle-ci. En même temps, les deux journaux se distinguent l’un de l’autre par leur projet éditorial et par le type de presse auquel ils appartiennent. Izvestia est un titre de presse de référence. Sa forte notoriété au sein de l’espace médiatique, son style sobre, son rapport privilégié aux sources institutionnelles, sa manière de présenter l’actualité en évitant le sensationnalisme et la vulgarisation, son habitude de découper l’actualité selon des rubriques stables le rapproche de la catégorie de presse que Maurice Mouillaud et Jean-François Tétu qualifient de presse d’élite (1989, p. 192). En revanche, le langage populaire, l’image du texte (Souchier, 1998) qui se distingue par une vulgarisation et le recours à une large palette de couleurs, l’absence de rubriques stables, font en sorte qu’on pourrait classer Komsomolskaya Pravda parmi les journaux populaires. Ainsi, bien que Izvestia et Komsomolskaya Pravda ont un rapport semblable au pouvoir russe, la couverture du Covid-19 qu’ils proposent à leurs lecteurs respectifs diverge, car les deux journaux n’appartiennent pas aux mêmes types de presse.

Les deux journaux manifestent néanmoins un intérêt comparable, dans leur discours, pour la thématique du Covid-9. Cet intérêt s’exprime de différentes manières : le Covid-19 est présente sur les unes et dans différentes rubriques, elle intègre l’image du texte des journaux via des photographies, des infographies, des légendes, des titres, des intertitres, des sous-titres et des accroches, l’usage des couleurs. Les modes de distribution des espaces des journaux, ainsi que l’usage des hyperstructures (Adam et Lurgin, 2000), mettent également en valeur l’actualité liée au Covid-19. Le discours des journaux et l’ensemble des articles mentionnant le Covid-19 participent ainsi à la construction de l’imaginaire lié à la pandémie au sein de l’espace public russe.

Néanmoins, afin d’analyser la construction éditoriale du Covid-19 par les deux journaux, il est nécessaire de délimiter un corpus d’articles, de sélectionner ceux d’entre eux qui sont consacrés, au moins partiellement, à la politique du gouvernement russe et la lutte de celui-ci contre le Covid-19, ainsi qu’à l’impact du Covid-19 sur la société, l’économie, la santé et la vie quotidienne des habitants de la Russie. Nous avons fait le choix d’écarter les articles dans le titre desquels figure le mot Covid-19, sans qu’ils concernent véritablement la couverture de l’épidémie ou de ses conséquences. La valorisation de la thématique du Covid-19 par les titres témoigne de l’intérêt rédactionnel pour l’actualité liée à celle-ci, mais la simple présence du Covid-19 dans un titre ne permet pas d’analyser les modes de construction de cet événement médiatique. Par exemple, le 7 décembre 2020, Izvestia titre une interview du chef d’orchestre Philippe Tchijevskiy « Pandémie ou non, le musicien doit jouer ». Ce titre nous donne des éléments quant à la position éditoriale du journal, mais le contenu de cette interview ne relève pas du Covid-19, et ne peut en rien éclairer les modes de construction de l’actualité du Covid-19 par le journal. D’autres articles, ne mentionnent pas le Covid-19 dans leurs titres, mais exposent l’efficacité de la politique gouvernementale en matière de lutte contre l’épidémie, l’économie, la santé, le patrimoine, etc., intègrent, en revanche, notre corpus. Puisque l’objectif de ces articles est d’expliquer aux lecteurs les réussites des politiques publiques face aux défis liés au Covid-19, il nous semble indispensable d’inclure les articles de ce type dans notre corpus. Ce cadrage nous a permis de délimiter le corpus de 37 articles d’Izvestia et 27 d’articles de Komsomolskaya Pravda, écrits dans différents genres, occupant une place différente au sein de l’espace du journal, mais ayant tous pour but d’expliquer le développement de la pandémie en Russie et ses conséquences sur la société russe, tout en relatant la réussite de la politique de l’État russe en matière de la lutte contre la pandémie.

L’Emprise du pouvoir sur la construction médiatique

En Russie, tout sujet peut être politisé. Si, comme le soutient Patrick Charaudeau, les médias sont un miroir déformant (2011, p. 12), dans le reflet de celui-ci, le pouvoir russe apparaît toujours aux publics russes sous le meilleur des jours. Si, dans un espace médiatique, il existe une instance de production et une instance de réception, il existe toujours en Russie une troisième instance, celle du donneur d’ordres prêt à intervenir afin de pouvoir influencer au maximum les effets de sens créés. Puisque Komsomolskaya Pravda et Izvestia sont dépendants du Kremlin, il est donc nécessaire d’expliquer, avant d’évoquer le Covid-19, le rapport qui s’est constitué entre le pouvoir, les médias et les journalistes en Russie, ainsi que situer les journaux en question dans l’espace russe de la production de l’information.

Les médias au service du pouvoir

L’espace médiatique russe est constamment soumis à la volonté du pouvoir. Pendant la gouvernance de Boris Eltsine, les médias continuent d’être un outil de lutte politique. Les rachats des médias par des hommes d’affaires proches du Kremlin, qui se réalisent pendant l’époque de la transition postsoviétique, se font dans le souci du contrôle de l’opinion publique. Comme le note Floriana Fossato, « [d]ans les années quatre-vingt-dix, les médias sont apparus comme la récompense du vainqueur dans la lutte pour le pouvoir » (2005, p. 51). Les hommes d’affaires qui acquièrent massivement les médias ne les considèrent pas autrement que comme un outil de promotion des personnalités politiques qui leur sont loyales.

Par ailleurs, Vladimir Poutine a été élu pour son premier mandat non seulement avec l’accord des oligarques, mais à leur demande. C’est Boris Berezovsky lui-même, un banquier, propriétaire de la compagnie pétrolière Sibneft et d’Aeroflot, détenant deux chaînes télévisées (dont ORT et TV6), onze journaux et magazines (dont Kommersant, Nezavisimaya Gazeta et Ogoniek), nommé par Boris Eltsine au poste de chef du Conseil de Sécurité, qui, en 1999, vient proposer à Vladimir Poutine, en vacances à Biarritz, d’accepter d’être président de la Russie. Le cercle des proches de Boris Eltsine, qui contrôlait l’économie, les médias russes de l’époque et Boris Eltsine lui-même (Kinyakin, 2013, p. 119), a misé sur ce discret fonctionnaire qui a su prouver sa loyauté en qualité de directeur du FSB. Ainsi, Vladimir Poutine doit sa position dominante au sein de la Russie non seulement aux oligarques qui ont misé sur lui, mais également aux médias détenus par ceux-ci, qui ont joué un rôle prépondérant dans son élection, dès son premier mandat présidentiel.

Une fois au pouvoir, Vladimir Poutine retire aux hommes d’affaires susceptibles de se révolter contre lui, toute possibilité de posséder des médias en Russie et d’en faire un instrument potentiel de lutte communicationnelle contre le pouvoir en place. Les hommes d’affaires détenteurs des holdings médiatiques se sont vu ainsi imposer un choix entre deux options : soutien sans condition du pouvoir de Vladimir Poutine ou l’exil à l’étranger. Les deux oligarques contrôlant la majeure partie des médias en Russie ont fini par fuir la Russie, en cédant leurs empires médiatiques aux structures proches de Vladimir Poutine, et notamment à Gazprom Média (Chupin, 2014, p. 33).

Les médias étant un outil du pouvoir, le nouveau président russe a rapidement fait en sorte que le contrôle étatique sur ceux-ci soit établi. Désormais, les médias n’ont pas vocation à servir les intérêts des hommes d’affaires, mais les intérêts de l’État dirigé par Vladimir Poutine. Ilya Kiriya nous explique qu’il existe aujourd’hui trois formes de contrôle de l’État sur les médias, à savoir le contrôle direct via « une détention complète ou partielle du capital par l’État » (2012, p. 68) ; le contrôle indirect à travers la société d’État ; enfin, un contrôle indirect via des liens informels entre les propriétaires des médias et le pouvoir. Les analyses d’Ilya Kiriya portent sur la télévision russe, mais l’emprise du pouvoir sur la presse écrite se fait selon ce même schéma.

Ainsi, Vladimir Poutine considère les médias avant tout comme un instrument de l’accompagnement de sa politique. Le contexte dans lequel il arrive au pouvoir, son parcours personnel, la place de l’accompagnement médiatique dans son accession au pouvoir témoignent du fait que les médias ne sont pas considérés autrement que comme un outil de pouvoir. Tout discours sur la démocratie, la liberté d’expression et l’indépendance des médias dans un contexte qui entoure le pouvoir de Vladimir Poutine ne peut être vu que comme un songe de rêveurs idéalistes, déconnectés du réel de la Russie actuelle.

Les angles et la tonalité de la couverture d’un événement médiatique si important que l’épidémie mondiale, mettant à rude épreuve l’économie, la recherche médicale, le système de santé, qui peuvent potentiellement remettre en question la légitimité d’un pouvoir, ne peuvent pas être décidés sans une mise en conformité avec la politique gouvernementale. Les médias se mettent ainsi au service du gouvernement lors de cette couverture de l’épidémie.

Komsomolskaya Pravda et Izvestia : vulnérabilité des journalistes face aux connivences entre propriétaires et pouvoir

Komsomolskaya Pravda et Izvestia, malgré le fait qu’ils ciblent différents publics, ont toujours appartenu aux mêmes groupes. Pendant l’époque soviétique, il s’agissait de deux titres nationaux à fort tirage et à forte notoriété – des acteurs incontournables de l’espace médiatique dédié à la propagation de l’idéologie communiste au sein de la société. L’un occupait la niche d’organe officiel, l’autre avait pour public la jeunesse communiste. Partis du giron de l’État à la fin de l’URSS, ils se retrouvent au sein de la holding Profmedia en 1997, sous l’égide de Vladimir Potanine : banquier, industriel et vice-premier ministre du gouvernement de Boris Eltsine.

Avec l’arrivée de Vladimir Poutine, Izvestia et Komsomolskaya Pravda n’ont pas échappé à la reprise du contrôle étatique. Bien que Vladimir Potanine soit resté à la tête de la holding, il a dû s’aligner sur la politique de Vladimir Poutine. Il finit par céder ses médias aux structures étatiques.

En 2005 l’État acquiert Izvestia, via le rachat du quotidien par le groupe Gazprom Média. Par la suite, Izvestia a été cédé par Gazprom Média à la holding NMG, mais, puisque NMG et Gazprom Média ont tous les deux vocation à assurer la communication gouvernementale auprès leurs publics, ce changement de propriétaire n’a pas rendu le journal moins dépendant du Kremlin. Le groupe NMG appartient en effet à Yuriy Kovaltchuk – un homme d’affaires sous le coup de sanctions internationales, qui fait partie du cercle des proches de Vladimir Poutine.

Ce rapport de dépendance influence le travail des journalistes, les rend vulnérables face au pouvoir. L’arrivée de Vladimir Poutine correspond à une instauration progressive de ce que Françoise Daucé appelle un « contexte répressif » (2019, p. 101), auquel sont soumis les journalistes russes en général, et ceux qui travaillent à Komsomolskaya Pravda et Izvestia en particulier.

En 2008, nous avons pu réaliser un entretien avec un journaliste ayant fait sa carrière au sein d’Izvestia. Ce journaliste nous explique en 2008 que :

[À] l’exception de deux-trois journaux mi-indépendants, la presse en Russie est au service du pouvoir. Les journalistes ont peur, et ils s’autocensurent. Le rédacteur en chef nommé à Izvestia par Gazprom n’a pas d’autre choix que d’être loyal à l’égard du pouvoir. Les journalistes, eux non plus, n’ont pas d’autre choix que de s’adapter à la nouvelle politique éditoriale. Les plus révoltés se font licencier, les autres s’accommodent. Dans leur grande majorité, les journalistes sont dociles. Il n’y a que très peu de rebelles parmi les journalistes russes.

Trois ans plus tard, un journaliste de Komsomolskaya Pravda nous expliquait lors d’un entretien, que :

En Russie, beaucoup de choses dépendent des propriétaires des journaux, de leurs liens avec le Kremlin, ou, pour être plus précis, de leur degré de dépendance au Kremlin. Plus le propriétaire du journal est proche du Kremlin, moins la vie professionnelle des journalistes est simple […]. Je sais que certains personnages hostiles à la politique du Kremlin sont intéressants, mais je ne vais pas exposer mon avis sur les pages du journal.

Depuis, les pressions sur les médias et les journalistes en Russie ne font que s’accentuer. Des campagnes massives de contestation dans de grandes villes russes contre le retour de Vladimir Poutine redevenu président en 2012, suivies par des mesures répressives à l’égard des manifestants et des journalistes, la confrontation avec les pays occidentaux attisée par la guerre en Crimée et des sanctions occidentales contre la Russie en 2014, n’ont à chaque fois qu’aggravé le contrôle étatique sur les médias.

En 2021, un journaliste d’un titre de presse de référence nous explique, lors d’un entretien réalisé à Moscou, la manière dont la pression permanente du pouvoir sur les journalistes les empêche d’effectuer leur travail. En 2011 encore, il ne ressentait pas de pressions du pouvoir, en nous expliquant lors d’un entretien :

Il n’y a pas du tout de cela chez nous. Notre auditoire n’est pas assez large pour que le pouvoir fasse pression sur nous. Nous ne les intéressons pas, tout simplement parce que nous n’influençons pas beaucoup l’opinion publique. Notre rôle est plutôt de refléter la réalité.

Dix ans plus tard, les conditions de travail pour les journalistes se sont durcies. Ce même journaliste nous explique son expérience plus récente de la publication des informations non conformes à la communication officielle :

Tout le monde était conscient que l’on ne pourrait pas tenir longtemps. Peu de temps après, le rédacteur en chef a été licencié […]. Je voulais jeter l’éponge et partir. J’ai perdu la foi en notre métier. Je ne croyais plus qu’on puisse changer quoi que ce soit, qu’on influe sur le débat public. Parce qu’en réalité, on ne nous considère que comme des serviteurs du régime. Finalement, je ne suis pas parti […]. Je ne pouvais pas prendre ce risque. J’ai été contraint d’accepter les nouvelles règles du jeu. Je suis resté encore quelque temps dans le journalisme politique. Les pressions étaient de plus en plus présentes. On perdait de plus en plus notre liberté.

Ainsi, les journalistes, mis au service de l’État malgré eux, subissent des pressions, ce qui influence leur manière de faire leur travail, le contexte politique devenant de plus en plus « répressif », selon les termes utilisés par Françoise Daucé. Cela incite les journalistes de s’affilier à la politique officielle dans la couverture de l’actualité, ou les contraint de partir vers la couverture des sujets moins politisés, vers d’autres métiers ou vers d’autres pays, comme c’est le cas de nombreux journalistes qui cèdent aux pressions et cessent l’exercice de leur métier.

Le pouvoir est sensible aux événements qui peuvent potentiellement toucher au prestige du pays et à l’image du régime. L’actualité du Covid-19 en fait sans doute partie, et cela fait partie des contraintes du métier pour tout journaliste russe qui travaille dans un média lié au Kremlin.

La dépendance de Komsomolskaya Pravda et d’Izvestia au Kremlin, et par conséquent à la communication officielle en matière du Covid-19, est une contrainte indéniable qui pèse sur les modes de construction de l’actualité concernant le Covid-19. Ayant une plus ou moins grande marge de liberté, le journal proche du Kremlin ne peut pas construire son discours en contradiction avec la politique officielle ni exposer aux criques le discours officiel à propos de l’épidémie et de sa gestion. Le travail journalistique se fait alors dans cette marge de dépendance du Kremlin qui empêche de déborder le cadre du possible, fixé par la communication officielle.

Le Covid-19 dans la presse au service de la communication officielle

Le Covid-19 a pris au dépourvu le gouvernement russe. La population a été « plongée dans un flou sanitaire, juridique et économique » (Musiani, Zaytseva et al., 2020). Ainsi, le pouvoir russe cherche à éviter que la situation de crise nuise à l’image du pouvoir et entend profiter de la crise mondiale pour se renforcer géopolitiquement.

Une étude menée par des chercheurs de l’université de Tver, consacrée à la couverture de l’épidémie du Covid-19 par la télévision locale, démontre une tendance à privilégier les angles qui cherchent à donner une image positive au pouvoir local et national. Selon les chercheurs, la capacité du système de santé à absorber les malades, la mise en valeur des statistiques mettant l’accent sur un grand nombre de patients de Covid-19 guéris, la qualité des soins, la capacité des autorités à fournir des vaccins en nombre nécessaire, les grandes performances du vaccin russe, sont des sujets autour desquels tournent les informations liées au COVID-19 (Romanov, Romanova et Zainalabdiev, 2021). Autrement dit, le pouvoir utilise abondamment les médias comme un canal de communication privilégié afin de rassurer la population et construire une image positive de lui.

Sur le plan national, le gouvernement a surtout été soucieux de ne pas ralentir l’économie russe par des enjeux sanitaires. Comme l’explique Clémentine Fauconnier :

[L]es autorités ont renoncé à toute mesure radicale pour prévenir la propagation du virus en n’imposant à l’automne ni confinement, ni fermeture des commerces ou des restaurants tandis que l’obligation de port du masque se limite aux lieux particulièrement bondés (2021, p. 18).

Ainsi, le manque de mesures gouvernementales face au virus, accompagné d’une campagne de communication officielle cherchant à rassurer les compatriotes et à accentuer la supériorité de la Russie par rapport aux pays étrangers, ont minoré la conscience du risque sanitaire dans la population russe. Puisque les médias russes ont vocation à servir le pouvoir, ces derniers ont généralement pris part à la campagne de persuasion des compatriotes de la capacité du gouvernement à gérer la crise.

Nous retrouvons cette même approche « positive » de couverture du Covid-19 dans les contenus de Izvestia et Komsomolskaya Pravda.

La presse de Vladimir Poutine

Dans la période de transition entre les années 1990 et le XXIe siècle, les médias ont été appelés à servir personnellement Vladimir Poutine et son accession au pouvoir. Cela a déterminé la manière dont Vladimir Poutine apparaît dans les médias. La prise du contrôle étatique sur les médias qui a suivi n’a fait qu’accentuer cette tendance.

Puisque « l’information n’existe que mise en forme et mise en page » (Ringoot, 2014, p. 20), Vladimir Poutine peut compter, afin de pouvoir exposer son discours de manière constante, sur les rédactions qui lui assurent une visibilité structurelle, grâce à l’organisation des maquettes. Ainsi, les deux journaux réservent la partie supérieure de la page deux pour les articles rendant compte des actions quotidiennes du président : ses déplacements, les réunions avec ses ministres, ses rencontres avec des directeurs d’usines, des enseignants, des sportifs, des membres d’associations, etc. Lors de ces mises en scène de l’action et du discours présidentiel, Vladimir Poutine se soucie de la santé économique de son pays, lutte contre la corruption en Russie, défend la paix dans le monde, affiche son soutien aux gens qui souffrent des aléas de la vie en Russie, sans hésiter à prononcer des mots durs, parfois crus sans être cruels, à l’encontre de ses fonctionnaires, ses ministres, ou des hommes d’affaires qui ne se soucient pas suffisamment des intérêts du peuple. Cette mise en scène du président qui surveille le pays, et qui vient personnellement en aide aux citoyens ordinaires, est organisée par le pouvoir une fois par an depuis 2001, lors de la ligne directe de Vladimir Poutine avec son peuple (Filler et Filimonov, 2017, p. 57). Mais cette image de président à l’écoute du peuple, perpétuellement en action pour le bien de la Russie et de ses citoyens, est un effort quotidien de communication, qui traverse le discours des médias en général, et auquel le haut de la page deux de Izvestia et de Komsomolskaya Pravda est exclusivement réservé.

Le moment où le Covid-19 s’installe en Russie ne met pas en parenthèse cette mise en scène de l’action présidentielle. L’analyse des articles de la page deux des deux journaux nous démontre que le Covid-19 n’est présent dans le discours de Vladimir Poutine qu’indirectement. Puisque, comme l’explique Clémentine Fauconnier, les enjeux économiques prévalent sur les enjeux sanitaires, les journaux illustrent la manière dont Vladimir Poutine continue à gouverner le pays confronté à d’autres problèmes et défis que le Covid-19. Puisque Izvestia est avant tout un journal qui cherche à mettre en scène la politique du gouvernement, ses articles permettent de mieux comprendre la manière dont la communication officielle est construite, sur quels arguments elle se base.

Ainsi, le 2 décembre le journal rend compte du déplacement de Vladimir Poutine dans une usine à Tobolsk, dans la région de Tioumen. En visite à l’usine chimique Zabsibneftekhim :

Vladimir Poutine a inspecté la salle de commande, tout en regardant les échantillons des produits de l’usine. Après une visite, Vladimir Poutine a présidé une réunion consacrée au développement stratégique de la filière. Selon le président, la pétrochimie russe a un énorme potentiel de croissance. Elle peut répondre à la demande non seulement interne, mais également une position centrale sur le marché global.

Le 4 décembre, Vladimir Poutine converse avec des handicapés qui lui confient leurs difficultés, y compris dans le contexte du Covid-19. Le président donne aux ministres l’ordre de résoudre leurs problèmes « pas sur le papier, mais pour que les personnes concernées puissent ressentir dans leur vie les résultats de ce travail ». Le 7 décembre, la page deux est consacrée à la discussion de Vladimir Poutine avec des membres d’associations. Vladimir Poutine salue le bond de l’entraide et de la solidarité qui se sont développées avec l’arrivée du Covid-19. Le 8 décembre, le journal rend compte de sa réunion avec la ministre de la Culture, qui explique au président comment, lors d’une année difficile marquée par le Covid-19, le nombre d’écoles d’art augmente, comment les structures fédérales fournissent le matériel nécessaire aux écoles, alors que des chantiers de rénovation du patrimoine sans précédent sont entrepris par l’État. Vladimir Poutine rappelle tout de même à sa ministre que la qualité de l’enseignement mérite une attention particulière. Le 10 décembre, lors de la réunion avec le cabinet des ministres, le président fustige l’augmentation des prix de la nourriture, tout en affirmant qu’il ne permettra pas aux industriels d’utiliser le prétexte du Covid-19 pour augmenter les prix. Le journal cite les propos du président qui met ses ministres en garde de ne pas prendre la question à la légère.

Ainsi, le président est quotidiennement mis en lumière, au travail pour le bien de la Russie et de ses citoyens. Dans cette situation, compte tenu la multitude des tâches auxquelles s’adonne le président, bien que le Covid-19 est présent dans son discours, elle ne peut pas être le seul sujet de préoccupations du président d’un grand pays.

Cette même image du président en action est également reprise par Komsomolskaya Pravda, mais le journal populaire lui accorde moins de place, reprend les passages moins longs de la communication présidentielle, en vulgarisant davantage l’action présidentielle. C’est par exemple le cas de la réunion de Vladimir Poutine avec la ministre de la Culture, couverte par les deux journaux le même jour, avec la reprise de la même photographie tête à tête, prise dans le bureau du président par le photographe de l’agence d’État TASS. Ce plan sur Vladimir Poutine et sa ministre n’est pas un hasard, mais, comme l’expliquent André Filler et Dimitry Filimonov, une représentation répandue du président russe, en conformité avec la communication officielle au service du président :

Vladimir Poutine apparaît dans son bureau devant un de ses ministres ou de ses homologues des pays de la CEI, etc. Pendant ces conversations, on voit le président non pas devant son bureau en position dominante, mais placé au même niveau que son invité, face à son interlocuteur quelle que soit la position de ce dernier (2017, p. 57).

Cela donne au président russe, qui contrôle par ailleurs son pays et son image, l’air d’un homme qui cherche constamment à dialoguer avec ses interlocuteurs, ce qui va à l’encontre de la posture autoritaire que ses adversaires politiques cherchent à lui attribuer.

Dans le cas de Komsomolskaya Pravda, l’alignement sur le président devient non seulement un principe de couverture de l’actualité politique, mais également un argument commercial à l’égard de ses lecteurs. Une proposition d’abonnement au journal assez curieuse, qui apparaît sur les pages du journal, met en image la une de Komsomolskaya Pravda, avec l’image de Vladimir Poutine dans le bureau présidentiel en train de lire un journal. Cette mise en abime du journal est titrée « Vladimir Poutine est abonné à deux éditions de Komsomolskaya Pravda ». Cette offre d’abonnement accompagne, le 4 et le 7 décembre, des articles consacrés au Covid-19. Le journal participe ainsi à la création et la diffusion d’une image positive de Vladimir Poutine, et finit par convoquer cette même image afin d’inciter les publics de s’abonner au journal. La promotion commerciale, l’image de Vladimir Poutine et l’information portant sur le Covid-19 dialoguent ainsi sans contradiction sur la page créant l’unité de sens (Adam, 1997), puisque les articles consacrés au Covid-19 ne sont pas là pour remettre en question l’action de Vladimir Poutine face au Covid-19.

Image positive au-delà de la communication du président

Les deux journaux cherchent à ne pas noircir excessivement le tableau de la Russie des temps du Covid-19. Malgré le Covid-19, le pays continue d’exister, et de se développer. L’épidémie est ainsi diluée dans un grand nombre de bonnes nouvelles, notamment sur les pages de Izvestia : une baisse du chômage (2/12), la hausse de l’intérêt pour l’immobilier grâce aux prêts immobiliers devenus plus accessibles aux citoyens (3/12), la stabilisation du cours du pétrole qui profite à la Russie (3/12 et 14/12), les succès de la médecine russe dans le traitement du sida, l’efficacité de la lutte contre le terrorisme et la criminalité (3/12), le développement des nano-industries et des équipements militaires de pointe (4/12 ; 8/12 ; 10/12), les aides fédérales aux régions (4/12), le gel des dettes des entreprises (9/12), le blocage des prix des produits de première nécessité (14/12) afin d’aider les citoyens, créent une dynamique positive dans laquelle s’inscrivent les informations sur l’efficacité du vaccin Spoutnik V et sur la construction des hôpitaux Covid-19.

Et même quand le nombre de malades bondit exponentiellement, il y a toujours une bonne nouvelle. Ainsi, le 7 décembre 2020 le chapô d’un article d’Izvestia fait savoir aux lecteurs que « le nombre de contaminations augmente, mais la mortalité baisse ». De plus, comme l’explique le journal, la télémédecine, développée pendant le Covid-19, aurait des effets bénéfiques à long terme : « [L]a télémédecine rendra les services médicaux moins onéreux. En réduisant les distances, et en enlevant l’appréhension des malades de se rendre à l’hôpital, elle réduira la mortalité » (8/12).

Sur les pages d’Izvestia, toutes ces mesures sont appuyées par le discours officiel, illustrées par les photographies et infographies, commentées par des experts, avec l’utilisation des statistiques et références abondantes aux sources institutionnelles. Par exemple, un article du 14 décembre 2020, consacré à la régulation de la hausse des prix des produits alimentaires, commence sur la une, et se poursuit sur la double page 2-3. Il est accompagné par de grandes photographies des étals d’un supermarché, placées au centre de la une et de la double page 2-3. Ses images, son titre incitatif, ses intertitres en couleur témoignent de l’importance que la rédaction accorde à cette actualité, qui est devenue médiatique à l’occasion d’une déclaration de Vladimir Poutine. L’article est construit selon un modèle récurent pour Izvestia, en rapportant des propos de Vladimir Poutine lors d’un événement officiel. Nous identifions la présence des citations de deux sources institutionnelles, en off, dont l’identité n’est pas déclinée par le journal, du directeur de l’Union des producteurs de beurre, ainsi que celles de deux experts. L’article évoque également l’Association de vente au détail. Le vice-ministre du Commerce ainsi que deux sénateurs sont également cités. Cette polyphonie d’acteurs institutionnels est convoquée par le journal afin d’expliquer la manière dont la déclaration de Vladimir Poutine stabilisera la baisse des prix qui ont augmenté avec la crise du Covid-19. Le journal remarque par ailleurs que les prix ont commencé à baisser dans les supermarchés dès la déclaration de Vladimir Poutine. Aucun discours des membres des ONG, des associations des consommateurs, ni de simples citoyens n’est évoqué. Aucune intention de mesurer la réelle portée des propos du président n’est visible à travers le discours du journal.

Quant à Komsomolskaya Pravda, le journal reprend, lui aussi, les informations officielles d’ordre positif. C’est par exemple le cas d’un article mettant en lumière la tenue du chantier gigantesque de restauration de la statue de la Mère-Patrie sur le champ de bataille de Stalingrad (8/12), ou d’un papier qui rend compte de la construction de sept hôpitaux Covid-19 par Oleg Daripaska – un homme d’affaires proche du Kremlin (2/12). Cela illustre, par ailleurs, au-delà de la couverture du Covid-19, que des liens étroits entre le pouvoir et les élites économiques, qui lui sont fidèles, offrent à ces derniers une visibilité médiatique dans les médias proches du Kremlin.

Cela dit, en ce qui concerne ce type d’article, Komsomolskaya Pravda reprend principalement les agences de presse russes TASS et Ria-Novosti. En revanche, ce journal consacre des pages entières le 2 et le 4 décembre 2020 aux succès de la lutte contre le SIDA en Russie. L’article paru sur la page 5 le 4 décembre 2020 porte notamment le titre « On n’a pas que le Covid-19 », qui l’inscrit justement dans la volonté de relativiser l’impact du Covid-19 en Russie en mettant en lumière l’actualité liée à d’autres maladies.

Le journal consacre notamment les unes du 4, 7 et 9 décembre 2020 à la vaccination qui venait de débuter, en publiant cinq reportages et deux interviews avec des praticiens qui participent à la vaccination en deux semaines, alors que Izvestia ne publie qu’un seul reportage depuis les lieux de vaccination en 14 jours.

Ainsi, les moyens d’expliquer et d’illustrer l’efficacité de la politique gouvernementale pendant l’épidémie du Covid-19 sont différents.

En ce qui concerne Izvestia, nous avons principalement affaire à un discours institutionnel qui explique les réussites de la Russie et sa gestion exemplaire de la crise Covid-19. Ces textes, principalement analytiques, détachés de la vie ordinaire, sans expertise critique et avec très peu de corporalisation, s’appuyant sur la parole officielle et celle des experts proches du pouvoir, transmettent une image positive de la politique gouvernementale en matière de Covid-19. Quant à Komsomolskaya Pravda, dans un souci de proximité avec ses lecteurs, il cherche à donner des astuces à ses lecteurs afin de résister face au Covid-19, en soutenant, avec le style d’un journal populaire, la politique officielle.

Références au monde occidental comme outil de construction du discours de presse

Le regard des acteurs de l’espace public russe est constamment tourné vers les pays occidentaux. Le discours du pouvoir cherche à prouver sa crédibilité, voire sa supériorité face aux pays occidentaux, des conservateurs revendiquent la différence de la Russie face à l’Occident moderne, des opposants cherchent à rendre la Russie davantage compatible avec le monde occidental, mais tout le monde s’accorde sur le fait que l’identité russe s’est construite, depuis le XVIIIe siècle, à partir du positionnement par rapport au monde occidental. Selon Lev Goudkov :

Les débats sur le rapport à l’occident sont au cœur de toutes les modernisations à commencer par le XIXe siècle. C’est un élément structurant pour la culture et l’identité russe. Les comparaisons incessantes de la Russie avec les pays occidentaux sont pratiquement le seul moyen d’autodescription et d’autodétermination, d’explication de son histoire et de son actualité (2004, p. 154).

Cela fait que toute construction de l’actualité, et surtout celle qui concerne une pandémie mondiale, est inenvisageable sans que les journaux évoquent la place de la Russie dans le monde et le discours occidental. La comparaison avec les Occidentaux sert alors aux acteurs de l’espace public russe de cadre explicatif, permettant de comprendre le monde et de se situer au sein de celui-ci.

Le journal comme support de la géopolitique du Covid-19

L’État russe s’est rapidement lancé, comme l’explique Clémentine Fauconnier, dans une « compétition internationale de la course au vaccin » (2021, p. 17), notamment par l’envoi de tests Covid-19 aux pays de la CEI, et par l’élaboration du vaccin. Selon l’auteure, « Vladimir Poutine s’est personnellement impliqué dans la communication autour de ce qu’il présente comme le premier vaccin mondial contre le virus » (Fauconnier, 2021, p. 18). Le pouvoir utilise ainsi le Covid-19 afin d’affirmer son leadership international aux citoyens russes.

Dès la première vague en Italie ou aux États-Unis, les médias russes relataient avec un esprit patriotique l’envoi de l’aide médicale russe aux Occidentaux en détresse. La presse contrôlée par le Kremlin exploite également cet angle de la capacité de la Russie à venir en aide aux autres pays, et plus précisément des voisins de l’étranger proche et les pays occidentaux, impactés par le Covid-19. Néanmoins, c’est Izvestia qui se saisit de la question internationale, alors que Komsomolskaya Pravda investit très peu cet angle de couverture de l’actualité.

Ainsi, le 3 décembre 2020, Izvestia explique-t-elle :

Au printemps 2020, les soldats et les officiers russes ont été envoyés en Lombardie afin d’aider les militaires italiens à lutter contre l’épidémie de Covid-19. Ils désinfectaient les maisons de retraite et d’autres lieux dans de nombreuses villes de la Lombardie. De plus, la Russie a mobilisé un laboratoire spécialisé dans la recherche sur le Covid-19, ainsi que huit équipes de médecins. Début avril, les militaires russes sont partis en Serbie pour lutter contre le Covid-19. Onze avions militaires russes ont amené 87 médecins ainsi que 16 véhicules spécialisés. Pendant plus d’un mois, ils désinfectaient des hôpitaux et aidaient les médecins serbes.

De plus, le 7 décembre 2020, alors que la première étape de la campagne de vaccination débute en Russie, le journal ne manque pas d’expliquer aux lecteurs que la Russie aide les pays de l’étranger proche :

Spoutnik V est livré au-delà des frontières de la Russie : l’Uzbekistan a réceptionné des doses pour les tester. Le fonds d’investissement russe a signé un accord avec le ministère de Santé du Kazakhstan pour la production et la diffusion du vaccin. Le 3 décembre, Maria Zakharova, attachée de presse du ministère des Affaires étrangères russe, a déclaré que plus de 50 pays souhaitent acquérir plus d’un milliard de doses de Spoutnik V.

Ainsi, Izvestia fait en sorte que la Russie soit représentée comme une puissance internationale capable d’aider ceux qui appellent au secours. Cela dit, la mise en visibilité de ces aides concerne les pays occidentaux, qui ont besoin de la Russie et reconnaissent ainsi son expertise en matière de lutte contre la pandémie, et les pays de l’étranger proche, qui représentent une zone stratégique pour la Russie.

La place du discours rapporté des experts occidentaux dans la construction éditoriale

En ce qui concerne la présence du discours occidental, elle se manifeste dans le discours des deux journaux, mais de manière différente. Izvestia intègre le discours des chercheurs occidentaux à propos du Covid-19, tout en gardant en toile de fond ce même angle de manifestation de la puissance internationale russe. Komsomolskaya Pravda, quant à lui, se réfère à des études étrangères à propos du Covid-19 sans les inscrire dans le rapport de force russo-occidental.

Comme l’explique Patrick Charaudeau, le fait de convoquer un discours externe au journal joue un rôle crucial dans la construction de l’actualité médiatique (2011, p. 123). Et puisque tout le dit rapporté passe une double opération de reconstruction/déconstruction (Charaudeau, 2011, p. 134), il est intéressant d’analyser la manière dont l’usage du dit rapporté des acteurs évoluant à l’étranger participe à la construction de l’actualité du Covid-19 opérée par les journaux russes.

Izvestia ne laisse jamais des chercheurs occidentaux seuls avec les lecteurs. Leurs propos sont systématiquement suivis de commentaires d’experts russes qui les encadrent. Le nombre de citations, tout comme la place attribuée à celles-ci dans les articles démontre l’existence d’une hiérarchie des discours rapportés en fonction de critères nationalement ancrés. Ainsi, les recherches étrangères ne sont mentionnées que cinq fois dans les articles analysés, alors que la parole des chercheurs russes apparaît quatorze fois dans ces mêmes articles. La place que le journal réserve aux chercheurs occidentaux dans la distribution des discours rapportés dans les articles leur attribue clairement un rôle subalterne par rapport au discours des experts russes. Ce dernier est toujours placé de manière à pouvoir clarifier la position des Occidentaux, la critiquer, l’affirmer ou l’infirmer.

Quand le premier décembre 2020 Izvestia se réfère à l’étude « étrangère » remettant en cause la nécessité d’une quarantaine de quinze jours, il ne faut pas négliger les enjeux internes à la Russie, où le pouvoir tend de limiter l’impact du Covid-19 sur l’économie. L’article publié le 3 décembre, qui expose une étude du groupe international de chercheurs d’une université israélienne et celle de l’école de médecine de Harvard démontrant les liens de causalité entre la participation à des rassemblements politiques aux États-Unis et la propagation du virus, met en garde les citoyens russes concernant la participation à des meetings politiques.

Afin d’intégrer des études étrangères à son discours, le journal rapporte les commentaires des chercheurs des universités de Kazan, de Kaliningrad et de Nijniy Novgorod, des experts – médecins et employés de laboratoires médicaux. Dans le cas du premier article, les experts valident les conclusions des collègues étrangers, en expliquant qu’effectivement, il pourrait être intéressant de réduire la période de quarantaine. Dans le deuxième, la parole rapportée des experts russes est là afin d’expliquer que les manifestations politiques sont dangereuses car, comme l’explique le chercheur Nikita Juravlev, « [l]a propagation du coronavirus et la mortalité excessive caractérisent particulièrement les manifestations politiques à cause du brassage de manifestants surexcités qui ne respectent pas les gestes barrières ». Ce spécialiste explique par ailleurs que d’autres types de rassemblements, « selon des données expérimentales », sont beaucoup moins dangereux pour la santé. Cette conclusion d’un chercheur est appuyée par celle de son collègue Andrey Prodeus, dénonçant, dans des termes semblables, l’attitude dangereuse des participants aux manifestations politiques. Maria Vedunova – une autre chercheuse, explique quant à elle aux lecteurs d’Izvestia que de toute manière, le taux de mortalité dépend plus de la qualité des soins médicaux dans le pays et de la capacité des hôpitaux à absorber les malades, que du taux d’incidence. Ce discours d’une chercheuse s’intègre parfaitement dans la ligne éditoriale du journal, car Izvestia se charge en effet de la mission d’expliquer aux lecteurs que la qualité des soins médicaux en Russie est à la hauteur de l’enjeu.

Ces exemples d’articles illustrent la manière dont le journal se sert du discours des experts étrangers afin de construire son propre discours. La parole des experts russes, qui s’intègre parfaitement dans le discours du journal, s’impose comme étant un argument d’autorité, qui établit un cadre d’interprétation.

Kosomolskaya Pravda exploite différemment la parole des experts étrangers. Dans les articles où les études occidentales apparaissent, le journal mentionne le discours étranger six fois et ne fait apparaître le discours des chercheurs russes que quatre fois. Globalement, les articles de Komsomolskaya Pravda sont plus courts et moins sourcés. Tous sujets confondus, ils sont moins structurés par le discours rapporté des experts. Si les articles d’Izvestia nous donnent à voir une image globale de la Russie, ou tout simplement un regard des dirigeants sur la Russie, qui éloigne le journal de la vie quotidienne des citoyens ordinaires, les articles de Komsomolskaya Pravda, y compris ceux qui concernent l’actualité sur le Covid-19, sont davantage portés sur les intérêts des citoyens ordinaires. Komsomolskaya Pravda cherche surtout à trouver des sujets qui attisent la curiosité des lecteurs, en restant à l’échelle de l’anecdote.

Ainsi, le premier décembre 2020, le journal cite l’étude menée par les chercheurs allemands de l’Université d’Ulm, qui conseillerait de boire du thé vert, du jus de grenade et du thé aux fruits des bois afin de se protéger contre le Covid-19. Le 2 décembre, le journal se réfère à l’étude menée par Zahir Amoura au sein de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, révélant une faible présence de fumeurs parmi les personnes hospitalisées atteintes du Covid-19. Le journal cite également l’interview que Florence Tubach, une autre chercheuse au sein de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, donne au Figaro. Enfin, le 4 décembre Komsomolskaya Pravda évoque l’étude d’un chercheur biologiste de l’Université du Minnesota, selon laquelle le Covid-19 fait prématurément vieillir les personnes atteintes du virus.

Dans l’article évoquant des « remèdes naturels » contre le Covid-19, l’étude allemande est accompagnée par l’avis d’un généticien russe – un encadré qui se distingue du corps du texte de l’article. Un extrait de citation du spécialiste russe joue dans cet encadré le rôle de titre, la photographie d’une carafe remplie sert d’illustration aux propos du généticien connotée par une légende qui accompagne la photographie, alors que la mention « avis d’un généticien » apparaît en rouge. Cette mise en forme de l’article coupe l’unité du texte et attire d’abord l’attention sur l’encadré en jaune. En même temps, le corps du texte, plus conséquent, signé par un journaliste, doté de son propre titre, d’intertitres, d’une illustration avec une légende, joue un rôle central. Ainsi, alors que dans Izvestia les propos des chercheurs russes jouent le rôle d’arbitre, la hiérarchie des dits rapportés des experts occidentaux et russes est plus difficile à déterminer dans cet article de Komsomolskaya Pravda. Lesdits rapportés ne jouent pas sur le même registre dans la construction éditoriale du journal.

L’article du 2 décembre, qui évoque l’étude menée au sein de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, partage la page avec un autre article – commentaire du médecin thérapeute Alexandre Melnikov, doté de ses propres éléments péritextuels : un titre, un sous-titre, une petite photographie du médecin insérée dans le corps du texte de l’article. Les deux articles ne sont d’ailleurs pas signés par le même journaliste. Le souci de séparer les avis des spécialistes russes et occidentaux se confirme alors dans cet article. Cela dit, la mise en page donne à l’article citant les chercheurs occidentaux la place centrale, car il est plus volumineux, son illustration et la taille des caractères de son titre sont plus conséquentes.

Ainsi, Izvestia, dans la phase de reconstruction du dit, oppose le discours des chercheurs russes à celui de leurs homologues occidentaux. Ce sont les experts russes, choisis par le journal, qui ont le dernier mot. Ils jugent de la crédibilité des études réalisées au sein des laboratoires occidentaux. Ce discours de la recherche russe se fait en conformité avec la politique officielle. En revanche, Komsomolskaya Pravda n’impose pas à ses lecteurs une hiérarchie du dit rapporté. Néanmoins, le fait même que les deux journaux convoquent la parole des acteurs occidentaux, afin de construire leur discours à propos du Covid-19, témoigne du fait que le recours au discours occidental a une fonction légitimante, et que la comparaison entre la Russie et les pays occidentaux joue un rôle central dans la construction du discours à destination des publics russes.

Conclusion

L’analyse des articles des deux journaux russes sous contrôle du pouvoir nous permet de nous rendre compte que la stratégie de communication du Kremlin joue un rôle prépondérant dans la couverture du Covid-19.

L’organisation générale du traitement de l’actualité sur le Covid-19 et l’usage du discours rapporté des chercheurs occidentaux nous démontrent les différences entre les stratégies éditoriales des deux journaux. L’explication des différences de traitement de l’épidémie semble d’abord résider dans les différences de préoccupations des lecteurs d’Izvestia et de Komsomolskaya Pravda. Le journal de référence s’aligne sur les élites politiques, et devient un porte-voix du gouvernement, lui permettant d’exposer sa politique nationale, sans s’attarder sur les préoccupations ordinaires des lecteurs. Quand Izvestia couvre le Covid-19, dans la plupart des cas il cite des ministres et des experts, il relate le nombre de lits ouverts, de personnes guéries, ou expose des données chiffrées permettant d’objectiver des informations et avoir une vue d’un ensemble gouverné et gouvernable. Depuis sa vue plongeante sur la société, au service des élites politiques, le journal met également en valeur les actions de Russie à l’échelle internationale et attribue aux experts russes une position de supériorité par rapport aux experts étrangers.

Quant à Komsomolskaya Pravda, son positionnement éditorial consiste à ne pas donner à voir un ensemble national cohérent, parfaitement organisé et soigneusement chiffré. Son but est de faire parler des personnes ordinaires dans lesquelles se reconnaissent les lecteurs. Le journal ne relate pas le Covid-19 en Russie, mais explique comment les Russes vivent le Covid-19. Il prodigue des conseils pratiques aux personnes ordinaires. Ainsi, les sujets relevant de la puissance internationale de la Russie et de la géopolitique du Covid-19 ne sont pas présents sur les pages du journal, car ces sujets sont éloignés des préoccupations des personnes ordinaires. En revanche, au lieu de données chiffrées sur le Covid-19 et de comptes rendus des réunions des ministres, Komsomolskaya Pravda est présent sur le terrain – là où les personnes ordinaires sont confrontées au Covid-19, afin de montrer comment ils se font vacciner. Ainsi, bien que les positions éditoriales fassent en sorte que le traitement de l’information par les deux journaux diverge, ils sont tout de même soumis au même objectif principal – servir le pouvoir. Chacun agit pour accomplir ce but avec ses atouts et ses particularités. 

Vitaly Buduchev est attaché temporaire d’enseignement et de recherche au département Information-Communication de l’Université de Lorraine.




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Référence de publication (ISO 690) : BUDUCHEV, Vitaly. Couverture du Covid-19 par la presse russe proche du Kremlin : construction éditoriale sous l’emprise du pouvoir. Les Cahiers du journalisme - Recherches, 2022, vol. 2, n°8-9, p. R85-R99.
DOI:10.31188/CaJsm.2(8-9).2022.R085


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