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Nouvelle série, n°8-9

2nd semestre 2022

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NOTE DE LECTURE

Alain Saulnier – Les barbares numériques : résister à l’invasion des GAFAM

Marie-Linda Lord, Université de Moncton

L

es Barbares numériques est un essai que son auteur désigne comme étant un « plaidoyer pour agir et réagir » (p.197) contre la « conquête » des superpuissances numériques que sont Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, sans oublier Airbnb, Uber et Netflix. Il s'agit d'un deuxième ouvrage pour cet ancien journaliste et directeur du service de l'information à Radio-Canada (2006-2012) ; Alain Saulnier avait publié Ici était Radio-Canada en 2014. Devenu professeur de journalisme à l'Université de Montréal après son départ de Radio-Canada, il a rédigé ce livre pendant la pandémie de Covid-19 alors qu'il donnait ses cours d'université à distance. Sa connexion accrue à l'univers numérique lui a inspiré cette missive qui met en garde devant la menace de ce nouvel impérialisme américain qui fait fi des frontières et qui établit de nouvelles règles de jeu défiant la souveraineté des États nationaux.

La démarche adoptée par Saulnier est éditoriale puisque tout en s'appuyant sur des faits et des statistiques, elle porte son point de vue critique sur l'omniprésence numérique dans nos vies tant personnelles que professionnelles. Le ton préoccupé de l'auteur est ainsi perceptible dès l'introduction, intitulée « La conquête », qui ouvre la voie de sept chapitres, tous porteurs d'un enjeu résultant du pouvoir devenu « démesuré » des GAFAM. La thèse que développe Saulnier dans cet essai est claire : « Nous avons été conquis » (p. 74) affirme-t-il tout en reconnaissant que les superpuissances numériques, majoritairement américaines, sont devenues incontournables en raison de leur utilité indéniable. Or, il lui importe que nous ne restions pas passifs devant leur domination qui impose la langue anglaise et la culture américaine. Il nous faut « Faire gaffe aux GAFAM » (p. 193), comme le dit le titre de sa conclusion, devant les dangers que constituent cette domination et cette prise de contrôle de nos vies.

Le premier enjeu qu'aborde Saulnier est celui de la permissivité des gouvernements au cours des deux dernières décennies qui a permis à ces nouveaux médias d'envahir démesurément l'espace numérique. Il cite en exemple la situation canadienne où le laxisme réglementaire et le manque de volonté politique ont permis aux « superpuissances numériques américaines » (p. 34) de porter atteinte aux droits d'auteur et d'ébranler la souveraineté culturelle, notamment celle de l'État québécois dont le français est la langue de la majorité, une exception sur le continent nord-américain.

Et vint la pandémie qui a exacerbé la dépendance aux GAFAM et leur invasion massive. À l'aide de tableaux de données et de graphiques, Saulnier démontre que la croissance des GAFAM ne ralentit pas et que leurs chiffres d'affaires ont fait un bond notable depuis deux ans, les mettant en tête de file de la capitalisation boursière sans qu'elles aient eu à payer leur part d'impôt. Devant cette aberration, des gouvernements ont commencé à réagir. Les États du G7 ont pris le lead pour leur imposer une taxe qui a ensuite été négociée par 136 pays (dont la Chine) de l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), en octobre 2021, et établie à 15 % dans un accord international. Ce taux est peu élevé et non équitable pour les contribuables qui sont nombreux à avoir un taux d'imposition beaucoup plus élevé selon Saulnier. Et cela est sans compter que ces géants numériques pratiquent tous l'évasion fiscale. Par exemple, le Canada perd ainsi 9 % de ses revenus fiscaux du montant total des impôts fédéraux et provinciaux des sociétés.

Une autre source d'inquiétude palpable au sein de la communauté d'experts politiques et économiques que soulève l'auteur est le statut monopolistique des GAFAM qui met en évidence le besoin d'un encadrement législatif. De plus en plus de voix s'élèvent pour réclamer que les États imposent leur autorité à ces géants afin de limiter l'étalement de leurs tentacules qui vont bien au-delà des nombreux services que nous utilisons quotidiennement et qui nous sont devenus indispensables.

L'ancien journaliste et directeur de l'information s'inquiète de la marginalisation des médias dits traditionnels dans ce monde numérique où les habitudes de s'informer ont bien changé. Facebook avec sa force d'attraction a siphonné l'auditoire de l'information des sites des grands quotidiens et des diffuseurs publics qui, selon Saunier, ont « succombé à la tentation » (p. 77) et ont opté de monter à bord du réseau social avec la conséquence de leur mise à l'écart, particulièrement auprès de la jeune génération. Autre conséquence, une large part des revenus publicitaires des médias traditionnels ont migré vers le réseau social déstabilisant gravement ainsi leur modèle d'affaires. Au Canada, le gouvernement fédéral a créé un programme de soutien financier de cinq ans pour colmater un peu la brèche. Il est ainsi devenu plus qu'impératif « de résister aux barbares numériques » (p. 81).

L'avenir de la culture francophone est un autre enjeu prioritaire. Saulnier reconnait que l'Europe réagit plus vivement que le Canada (et le Québec) pour limiter « l'invasion culturelle » (p. 88) des superpuissances numériques américaines. Au Canada, il est devenu urgent d'ériger un « mur de protection » (p. 102) contre la conquête commerciale menée notamment avec des algorithmes qui gèrent, dans le plus grand secret, la circulation des contenus mettant notre souveraineté culturelle en péril : « Ne rien faire n'est plus une option » (p. 119) selon Saulnier.

Pire encore, l'avènement d'une mondialisation numérique ébranle la souveraineté nationale des États qui ont du mal à composer avec les « nouveaux maîtres du monde » (p.127) qui, avec leur plateforme, créent « une sorte de nouvel État mondial » (p. 127) dont le territoire n'a pas de frontières et est un véritable cheval de Troie des Temps modernes qui collecte allègrement nos données personnelles. Saulnier réitère une fois de plus que des contrôles avisés doivent être activés prestement afin d'éviter la collision fatale avec l'iceberg en vue : la liberté d'expression et le doit à la vie privée sont dangereusement menacés.

L'autre « combat extrême » (p. 150) à mener est celui de l'information face à la désinformation. Il serait imprudent de s'en remettre aux GAFAM pour défendre la démocratie et la liberté d'expression. De plus, leur omniprésence, qui a déséquilibré l'écosystème médiatique, a éclipsé l'enjeu des monopoles de presse (surtout la presse écrite) pourtant encore bien présent. Devant ce défi gigantesque de protéger ce bien public qu'est l'information contre la désinformation, l'ancien directeur de l'information rejette le fatalisme et y va d'une suggestion : pourquoi pas « une refondation des médias afin qu'ils soient au service du public et non à celui de leurs propriétaires ? Pour opposer à l'opacité des géants numériques, la transparence de nos médias et un journalisme responsable de qualité ? » (p. 174). Il est devenu impératif de remontrer la cote de confiance du public envers les médias.

Que faut-il retenir de cette conquête contre laquelle Saulnier nous met en garde ? S'il affirme qu'il n'est pas contre les médias sociaux en tant qu'individu, citoyen et universitaire, il rappelle qu'il est devenu urgent de limiter les dégâts : si nous, citoyens, citoyennes et gouvernements, n'assurons pas la garde et ne relevons pas notre vigilance, les GAFAM et leurs semblables poursuivront leur conquête et deviendront encore plus puissants. Les conséquences s'alourdiront : effritement du patrimoine culturel, atteinte à la liberté d'expression, désinformation, radicalisation du discours, menace à la démocratie. Si le texte est parsemé de données et d'exemples puisés à travers le monde, une place particulière est tout de même accordée à une présentation et une critique constructive de la situation au Canada et au Québec qu'il connait bien et qui le préoccupe. Cette attention légitime pour l'ancien journaliste de Radio-Canada ne mine en rien l'essence même d'un message s'adressant à un auditoire qui dépasse les frontières canadiennes.

Cet ouvrage s'inscrit dans la foulée d'autres livres publiés en français ces dernières années tant en Europe qu'au Canada qui abordent ces questions de l'heure que sont entre autres les mesures protectionnistes mises en place par les gouvernements, la désinformation et l'avenir du journalisme. Le propos préoccupé de Saulnier sur ce dernier sujet contraste tout de même avec les résultats d'un sondage mené en 2019 auprès de 393 journalistes québécois qu'a publié Judith Dubois en 2021 aux Presses de l'Université Laval dans Journalisme, médias sociaux et intérêt public. Entre autres résultats, il s'avère que la presque totalité « des journalistes consultés qui perçoivent une influence des médias sociaux sur le fonctionnement de leur média » estime, à 88 %, que la diffusion de leurs contenus journalistiques par les médias sociaux a une influence positive (p. xvi) et que « 63 % des journalistes consultés croient que les médias sociaux ont une influence sur la capacité de leur média à produire de l'information d'intérêt public. » (p. xvi) C'est sans doute devant de tels résultats qu'Alain Saulnier saura que son plaidoyer est justifié et qu'il doit se retrouver dans la liste de lecture des gens de la profession et des gouvernements. Le temps est venu, non seulement pour le grand public auquel il fait allusion dans son introduction, de mettre fin à l'inconscience du danger existant et à la passivité des acteurs sociaux. 

Alain Saulnier (2022). Les barbares numériques : résister à l’invasion des GAFAM. Écosociété, 200 p.

Marie-Linda Lord est professeure titulaire à l’Université de Moncton.




Référence de publication (ISO 690) : LORD, Marie-Linda. Alain Saulnier – Les barbares numériques : résister à l’invasion des GAFAM. Les Cahiers du journalisme - Recherches, 2022, vol. 2, n°8-9, p. R193-R195.
DOI:10.31188/CaJsm.2(8-9).2022.R193


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