Nouvelle série, n°1
1er trimestre 2018 |
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Retransmettre l’incompréhensible :informer en continu face au défi terroriste
Aurélie Aubert, Université Paris 8
Résumé
La présence d’un journaliste « au cœur des événements » a-t-elle une véritable valeur informative ? Comment se construit le récit autour d’un événement complexe dans les minutes qui suivent la perpétration d’un attentat ? Comment pallier le caractère peu informatif d’images diffusées en boucle pour incarner un récit ? Quelles sont les particularités du récit en direct et en continu d’une chaîne d’information comme BFMTV sur un événement de cette nature ? Cet article est fondé sur une étude empirique menée sur le traitement des attentats du 13 novembre par BFMTV (une chaîne d’information en continu française de la TNT) avec Patrick Charaudeau et Dominique Mehl. Face à un récit désorganisé, l’historique des événements se construit brique par brique, mais dans un certain désordre, grâce à des témoignages externes tout d’abord, également à la présence d’experts en plateau dont le discours est d’emblée polémique. Une comparaison avec le traitement télévisuel du même événement dans l’édition spéciale de France 2, chaîne généraliste dont la rédaction n’est pas habituée à effectuer de l’information en direct sur du temps long, permettra d’introduire des pistes d’analyse sur les spécificités des chaînes d’information en continu françaises.
Abstract
Is there any real informative value of the journalist’s presence "in the heart of the events"? How is the story built around a complex event in the minutes following the perpetration of an attack? How to compensate for the less informative nature of broadcast images in a loop, to embody a story? What are the specific aspects of the "live" and continuous story of a news channel like BFMTV about an event of this nature? This article is based on an empirical study conducted on the treatment of the attacks of November 13 by BFMTV (a French news channel of TNT) with Patrick Charaudeau and Dominique Mehl. Faced with a disorganized story, the history of events is built brick by brick, but in a certain disorder, due to external witnesses first of all, and also to the presence of experts on the stage whose speech is immediately controversial. A comparison with the television treatment of the same event in the special edition of France 2, a general-interest channel whose writing is not used to diffuse live information over a long period of time, will allow the introduction of analysis tracks on the specificities of French news.
Pour l’historienne Arlette Farge, un événement s’accomplit d’abord et avant tout dans le champ des émotions. « Ce qui fait que l’on va retenir un événement, c’est la surprise de le voir survenir, l’indignation ou l’effroi qu’il va provoquer, l’indifférence qui va dissoudre l’événement dans le quotidien, la honte qui va l’oblitérer ou le masquer » (Farge, 2002). Les attentats du 13 novembre survenus brutalement sur la scène parisienne des cafés, des restaurants, des salles de spectacle transformés en scènes de guerre font incontestablement partie de ces événements traumatisants qui engendrent des émotions très vives. Dans la mesure où le réflexe de la plupart des citoyens est d’allumer leur télévision lorsqu’ils apprennent des événements graves, leur médiatisation, et notamment celle transmise via les chaînes d’information – qu’elles soient en continu ou non – est un facteur déterminant en ce qui concerne la mise en place d’un récit de ces événements, complexes à appréhender et difficile à soutenir, émotionnellement parlant.
L’appel à communication concernant le thème « médias et terrorisme » du réseau Théophraste a été l’occasion de présenter une recherche effectuée dans le cadre du projet Sensi-TV-T, porté par l’équipe LCP de l’IRISSO, financé par le CNRS dans le cadre de l’appel « Attentats-recherche » dont l’objectif est d’étudier la façon dont les publics sont informés des événements terroristes et comment ils y réagissent. L’analyse est menée doublement, d’abord par l’étude des contenus (JT, magazines d’information, éditions spéciales) et via une analyse en réception qui fait actuellement l’objet d’un traitement. La question centrale de cette recherche collective porte sur le fait de savoir comment se déploient les émotions citoyennes face aux événements et comment leur expression et leur circulation à la télévision participent à la mise en débat des questions politiques, sécuritaires et sociales liées au terrorisme.
L’étude présentée ici a pour vocation de s’interroger sur les spécificités du récit journalistique en direct à propos d’un événement en train de se produire. La présence de pas moins de quatre chaînes d’information en continu – trois à l’époque des événements étudiés ici – dans le paysage médiatique français a banalisé ce type de couverture, mais elle n’en reste pas moins spécifique. Nous cherchons à savoir quelles sont les particularités du récit médiatique concernant un événement de l’ampleur des attentats du 13 novembre dont la couverture par les journalistes a été extrêmement difficile en raison du très grand nombre de lieux des opérations. Quel récit produire quand le journaliste, le témoin, l’expert est au cœur d’un événement dont il ne connaît ni le début, ni la fin, ni les circonstances exactes ? Quelles images proposer pour alimenter un direct, alors que les forces de l’ordre établissent des périmètres de sécurité de grande ampleur ?
Cette étude se fonde sur un décryptage et une analyse du récit produit dans les premières heures de la médiatisation des attentats sur une chaîne d’information en continu (BFMTV) selon trois prismes d’analyse : mise en récit des événements, parole et récit des témoins, apparition des experts dans l’espace public et médiatique. Ce travail de décryptage est mis en regard avec l’analyse de l’édition spéciale de la nuit (minuit – 2h00) ayant eu lieu sur France 2 au même moment. Un visionnement in extenso à l’INA de la captation du direct de BFMTV et de celui de France 21 a été opéré en collectant les informations concernant les images, descriptions et évocations des événements mis en regard, et en effectuant un relevé des récits des témoins et de leur qualité (de proximité, acteurs des événements et des experts convoqués). Nous nous focaliserons plus particulièrement ici sur la soirée et la nuit (21h50 – 6h00) pour BFMTV, même si nous ne nous interdisons pas de mentionner des éléments qui sont apparus plus tard dans la journée du 14 novembre. Il est difficile de comparer ces deux éditions spéciales, dans la mesure où elles n’ont pas la même durée. L’évocation, en fin d’article, du cas de France 2 nous sert donc de contrepoint pour mieux faire ressortir les particularités du récit en continu.
La pertinence du choix de BFM TV s’est imposée à nous pour plusieurs raisons. Omniprésente au sein du paysage médiatique depuis quelques années, chaîne à la fois très décriée, que ce soit par les politiques ou les téléspectateurs, BFMTV n’en fait pas moins des scores d’audience importants pour une chaîne de la TNT2. Lors des entretiens individuels et collectifs que nous avons menés avec l’équipe dans le cadre du projet SENSI-TV-T, les enquêtés ont d’ailleurs spontanément parlé de cette chaîne (la seule citée dans leurs propos le plus souvent), pour la critiquer en général, mais en mentionnant aussi que, pour satisfaire leur désir d’information, c’est bien BFMTV qu’ils avaient allumée dès que les événements avaient été portés à leur connaissance.
Par ailleurs, BFMTV a été une des premières à prendre l’antenne (par exemple, France 2 ne prend l’antenne qu’à 23h50, TF1 bascule sur l’antenne de LCI à 22h50). Les stratégies médiatiques ne sont donc pas les mêmes selon les rédactions, pas plus que ne le sont la nature des récits proposés. C’est la raison pour laquelle une comparaison avec les traits saillants de la couverture de France 2 du même événement nous permettra de mieux faire ressortir les particularités de la couverture en continu instaurée par une chaîne comme BFM TV.
L’événement, une pure construction médiatique ?
En ce qui concerne la compréhension des événements médiatiques, l’approche constructiviste de la sociologie des médias a longtemps prévalu : les journalistes sélectionneraient dans l’ensemble des occurrences dont ils sont informés, celles qui leur paraissent mériter d’être portées à la connaissance des publics. Cependant, cette perspective gomme l’activité de narration qui peut être entreprise par d’autres acteurs que les seuls journalistes. La construction des événements n’a jamais relevé purement que du seul regard des professionnels de l’information, et l’intrusion des réseaux sociaux d’une part – du côté des dispositifs – et des non-professionnels de l’information dans l’élaboration de l’information – du côté des acteurs – n’a fait que renforcer ce processus.
Sur ce point, nous adopterons plutôt le point de vue de Jocelyne Arquembourg pour qui « il est devenu clair que la construction des événements est un travail collectif de constitution qui déborde très largement l’activité des médias, et qu’il ne peut pas être compris comme la représentation plus ou moins déformée de faits ou d’événements qui existeraient en tant que tels dans la réalité. La constitution des événements publics mobilise une quantité d’acteurs, est sous-tendue par des réseaux socio-techniques divers, et entre en résonance avec des valeurs, des croyances, des normes ou des cadres d’interprétation qui sont ceux d’une société donnée à une époque donnée de la sorte, ils font advenir des sujets collectifs, mobilisent des publics et deviennent une ressource pour des débats publics » (Arquembourg, 2011, p. 62).
Le support (presse, audiovisuel, radio) sur lequel le journaliste rend compte de l’événement permet de classer le récit médiatique, « les techniques utilisées sont autres, les contraintes liées au temps de transmission de l’information de l’information, au temps de sa diffusion, ont des répercussions sur l’économie du récit, sur sa construction, sur son écriture », explique Marc Lits (1996, p. 120). Ajoutons que le temps de la narration (direct, différé, temps long, laps de temps plus ramassé pour rendre compte de l’événement) opère une typologie naturelle sur les récits journalistiques à destination de la société. Que permet le temps long et le direct (Lits, 2004, p. 15) dans le cas d’événements comme ceux des attentats du 13 novembre ?
Un récit éclaté
Le mot est prononcé à de nombreuses reprises dans les premières heures d’antenne par les journalistes de la rédaction en plateau : le « flou ». Au-delà du « carnage », au-delà de « l’horreur », au-delà de « l’épouvante », c’est aussi le « flou » qui règne car les journalistes ont les plus grandes difficultés – au vu de la complexité de la situation et du grand nombre de théâtres d’opérations – à reconstituer clairement le fil des événements de la soirée du 13 novembre. Les mots du présentateur François Gapihan, en plateau ce soir-là sur BFMTV, prononcés à 23h13 résument assez bien la complexité de la tâche : « Je ne vous cache pas que l’on essaye d’être clair. »
Dans quel ordre ont commencé les fusillades ? Que s’est-il passé au Bataclan, au Stade de France, rue de Charonne ? Combien d’équipes de kamikazes étaient-elles présentes sur les lieux ? La chaîne d’information en continu prend l’antenne rapidement – quelques dizaines de minutes après les premières fusillades dans Paris – alimente le récit en témoignages, puis en récits d’experts mais reconstitue avec beaucoup de difficultés le fil des événements. Plus de 24 heures seront nécessaires pour que ce récit soit clairement documenté et présenté aux spectateurs de la chaîne. Ceci n’est pas une particularité de BFM TV, toutes les autres chaînes ont éprouvé les mêmes difficultés. Notre propos, pour cet article, se focalise sur le récit nocturne.
Absence d’images dans les premières heures
Comme nous l’avons évoqué, la prise d’antenne a lieu dès 21h50, soit moins de 30 minutes après les premières fusillades dans le Xe arrondissement et au moment même de la prise d’otages du Bataclan dont les journalistes de la rédaction, à cette heure-là, ignorent tout. « Il s’est passé quelque chose », annonce sobrement François Gapihan. Il évoque ensuite une « fusillade » le mot « attentat » est prononcé assez vite avec beaucoup de précautions oratoires juste avant 22h00 : « Je prononce "attentat" sans savoir si c’est un attentat », dit-il, car il semble nécessaire, déjà, de typologiser ces événements inattendus.
Le présentateur cède très vite la parole à la reporter Neïla Latrous, qui annonce se trouver entre le boulevard Jules Ferry et la rue de la Fontaine aux Rois. Elle se situe non loin d’un cordon de policiers et vit l’événement au plus près sans comprendre ce qui arrive : « La fusillade est en cours […] on a vu des flaques de sang par terre, la scène est sordide, horrible […] la fusillade a eu lieu près d’un café, à l’intérieur d’un café. » Les images ne sont pas à l’antenne, ces propos se superposent à une image aérienne provenant du site Google Earth qui va demeurer à l’écran de longues minutes (illustration n°1). Puis, la jeune femme décrit le chaos et la fébrilité des forces de l’ordre en direct. « On nous demande encore de reculer », dit-t-elle à plusieurs reprises : le périmètre de sécurité est réalisé en même temps qu’elle s’exprime. À la suite de Neïla Latrous, le présentateur prend au téléphone un témoin de la fusillade qui s’est déroulée, non loin de là, rue de Charonne au restaurant La Belle Equipe, dans le XIe arrondissement. Ce témoin en donne l’adresse, le 92 rue de Charonne, mais ni le présentateur ni le jeune homme au téléphone ne comprennent qu’ils ne parlent pas du même lieu (l’incrustation à l’écran mentionne : « Pierre, témoin de la fusillade dans le Xe arrondissement »), même si les incohérences peuvent sauter aux oreilles des connaisseurs de la géographie parisienne. Le premier véritable reportage sur ce qui est advenu à La Belle Equipe est diffusé sur cette chaîne le lendemain aux alentours de midi (12h32, le 14 novembre). De même, l’explosion au Comptoir Voltaire, qui n’a pas fait de victimes – en dehors du kamikaze – ne sera jamais évoquée dans la nuit du 13 au 14 novembre3.
Les événements au Bataclan sont évoqués aux alentours de 22 heures par le témoignage d’un chauffeur de taxi indiquant qu’il se passe quelque chose là-bas aussi. Le deuxième reporter, dépêché dans le quartier de cette salle de spectacle, Maxime Cogny, arrive avec un JRI boulevard Richard Lenoir, juste à l’extérieur du périmètre de sécurité à 22h20 et y restera toute la nuit. Le faisceau d’images démarre à 22h23, on y distingue des voitures de police. À ce moment-là, le reporter n’explique pas ce qu’il se passe au Bataclan car il ne le sait pas, il parle de l’arrivée massive de pompiers et de forces de l’ordre dans cette zone.
Puis, peu de temps après, ce sont les événements, dont le déroulé reste confus, du Stade de France qui sont annoncés. C’est Dominique Rizet, « spécialiste police-justice » de la chaîne qui vient d’arriver en plateau et livre ses premières discussions avec ses sources dans la police pour donner des éléments de contextualisation encore flous. Puis, à plusieurs reprises dans la soirée, des duplex seront effectués avec Rachid M’ Barki au Stade de France.
La journée du 14 novembre va voir se succéder témoins et experts sur le plateau de BFM TV. La chronologie sera lentement affinée, mais ce qui apparaît dans un premier temps est la difficulté pour une chaîne d’information en continu, dont l’ADN est de produire au maximum en direct, à émettre un récit cohérent et suivi face au chaos dans lequel la ville était plongée ce soir-là. La proximité à la fois temporelle et spatiale avec les événements (les reporters sont dépêchés très rapidement sur les lieux) accentue ces difficultés. Ce sont, chaque fois, des briques du récit qui vont s’empiler dans un ordre aléatoire. Dans un ouvrage écrit en 2015, le directeur de la rédaction d’alors, Guillaume Dubois, rappelle que ce qui a présidé à la naissance de la chaîne et ce qui a inspiré les créateurs de BFM TV est bien l’esprit de CNN : « BFM TV a ajouté au principe du tout-info l’idée nouvelle du direct permanent pour créer une véritable info continue, un flux continu d’actualité raconté en direct. Il n’y a pas le journal, puis un magazine en attendant le prochain journal. Le journal est permanent. C’est un format, un service, presque. C’est en tout cas la promesse faite aux téléspectateurs » (Dubois, 2015). Ce soir-là, le direct permanent s’est en quelque sorte mis au service d’une forme de chaos narratif.
Dans un récit publié à l’occasion de l’anniversaire des attentats, une jeune reporter donne quelques éléments sur la manière dont elle a été plongée avec violence et sans aucune préparation dans ce qui se produisait à ce moment-là, témoignage qui offre un élément complémentaire dans la compréhension du travail des journalistes de la chaîne au tout début de la prise d’antenne ce soir-là : « Le soir du 13 novembre, j'étais sur la route pour rentrer à la maison, j'avais la caméra avec moi pour un tournage le lendemain. Quand j'ai appris ce qu'il se passait, c'était tout près. Je me suis tout de suite rendue devant le Carillon, un peu avant 22 heures. J'étais l'une des premières sur les lieux. Je savais que le périmètre de sécurité allait être élargi très rapidement. Je me suis mise en mode automatique et j’ai fait plein d'images. Puis les policiers nous ont écartés de la scène4. » Nous avons pu constater que ces images n’ont pas été diffusées en direct, la nécessité d’opérer un filtre en régie, une fois les images reçues, par rapport à la violence des scènes filmées sera nécessaire.
Car, paradoxalement, on note dans les premières heures de cette médiatisation le très petit nombre d’images disponibles pour illustrer les propos des reporters sur place (à l’inverse de ce qui avait pu se produire au moment des attentats contre Charlie Hebdo et surtout de la prise d’otages de l’Hyper Casher) en raison du dispositif policier très impressionnant, rapidement déployé, ce qui conduit les journalistes à sélectionner des témoignages (d’abord de proximité, puis ceux des rescapés) et tout d’abord au téléphone. Entre 21h53 et 22h23, les téléspectateurs n’auront comme toute illustration qu’une photo aérienne (celle de Google Earth pour commencer) et des photos fixes de la place Alibert dans le Xe arrondissement. Par la suite, c’est une photo satellite qui sera présentée périodiquement tout au long de la nuit. Comme on le voit également sur ces imagettes de l’INA, qui sont des captures d’écran, la carte satellite que l’on voit à l’antenne à 02h52 est assez peu précise et comporte des erreurs : il ne s’est rien passé place de la République ni boulevard Beaumarchais par exemple, mais ces deux lieux figurent sur la carte5.
Illustration n°1
Illustration n°2
Déplacement vers le registre de l’audition
En conséquence, sur BFM TV, c’est au registre de l’audition que les reporters ont recours, comme on peut le noter sur ces « morceaux choisis » d’échanges ayant eu lieu entre les journalistes en plateau et ceux sur le terrain entre 00h25 et 00h32, au moment même où l’assaut a lieu dans la salle de concert du Bataclan.
La reporter Isabelle Gollentz se trouve au croisement entre le boulevard Richard Lenoir et le boulevard Voltaire. Voici ce qu’elle avance : « Il y a tout juste deux minutes, on a entendu des tirs, des explosions. De nouveaux véhicules de groupes d’intervention arrivent, les choses semblent bouger […] juste à l’instant, on a entendu des détonations, des déflagrations. Les forces de police sont tout autour. »
Un peu plus tard, lors d’un duplex avec Maxime Cogny :
– (présentateur) : « Qu’entendez-vous ? »
– (réponse) : « Une déflagration, un bruit sourd, mis à part les déflagrations qu’on peut vous décrire, difficile de vous dire ce qu’il se passe. »
– (Dominique Rizet en plateau) : « Les hommes de la BRI sont sur place, l’intervention aurait commencé. En effet, il faut faire quelque chose car beaucoup de personnes sont à l’intérieur du Bataclan. »
Au cours de la nuit, dans les séquences qui reviennent sur l’assaut du Bataclan, il faut noter l’usage de la phrase suivante qui revient à plusieurs reprises : « On va revoir les images de l’assaut », alors que seule la bande sonore est effectivement repassée, tournant sur des images des rues avoisinantes. Maxime Cogny, revenant régulièrement à l’antenne pendant cette nuit, évoque « le silence, le calme » [qui] « frappent », par contraste.
À ce moment-là, c’est donc le spécialiste police/justice de BFM TV, Dominique Rizet, qui donne le plus d’informations au spectateur, tout en restant au conditionnel, car il est en lien hors plateau avec ses contacts dans la police. C’est, paradoxalement, du plateau, parce que le lien avec les sources y est noué rapidement que les confirmations d’informations vont provenir. De même, les jeunes reporters se trouvant non loin du Bataclan, mais confinés derrière le cordon de sécurité, avouent leur incapacité à confirmer la nouvelle selon laquelle François Hollande se trouve sur place, alors que celle-ci est déjà corroborée en plateau.
L’apparition des images amateurs : une ressource peu exploitée
Face à ce déficit d’images de terrain, il serait légitime de penser que la rédaction de BFM TV a cherché à pallier ce manque en utilisant des images amateurs dont elle sollicite depuis plusieurs années l’envoi par ces téléspectateurs (via sa rubrique Témoins BFMTV).
Les comportements des internautes ayant changé avec l’apparition des Smartphones (même si les contributions des non-journalistes à la fabrication de l’actualité existent depuis des décennies), les rédactions commencent en effet aujourd’hui à revoir, encore très partiellement, les processus de sélection et de filtrage des informations afin de prendre en compte les productions provenant des usagers (UGC). À cette fin, des dispositifs, dont les journalistes se saisissent de manière différenciée, sont mis en place au sein des espaces rédactionnels. Sur BFMTV, il s’agit d’un espace sur le site web de la chaîne qui permet aux internautes de déposer leurs clichés et vidéos.
Les outils interactifs permettant aux publics d’améliorer le lien de proximité avec les rédactions ont modifié et redéfini les relations entre ces deux entités. Cependant, le rôle joué par ces non- professionnels, externes aux rédactions sans avoir le statut de free lance, est encore vu par les rédactions comme celui de « co-workers » ou d’« ancillary reporters » (que l’on pourrait traduire par « reporters auxiliaires »), selon Ari Heinonen (2011, p. 43) qui a consacré une étude aux relations entre journalistes et usagers. Le terme « ancillarry », renvoyant étymologiquement au service, est ici tout à fait explicite car il met en avant la relation hiérarchique et de dépendance entre, d’une part, les rédacteurs en chef et, d’autre part, les contributeurs occasionnels. Les journalistes considèrent que si le travail de l’usager existe, celui-ci a lieu en amont du leur, car leur place dans la production de l’information en démocratie reste centrale (Heinonen, 2011, p. 50). Pour une étude menée à la BBC sur l’usage des UGC, les chercheurs concluaient que l’apparition de ce type de contenus avait finalement peu modifié les habitudes des journalistes de la maison et leur vision des rôles tenus par les producteurs et les consommateurs d’information qu’ils continuaient à voir séparément, conclusion à laquelle arrive également Jackie Harrison qui a étudié le même service (Harrison, 2010).
Dans le cas qui nous occupe, la rédaction de BFM TV a travaillé avec des informations de particuliers, mais elle fait davantage confiance à des sources qu’elle connaît et qui lui font parvenir des informations en direct via leur téléphone portable. Les vibrations de téléphones portables à l’antenne se font d’ailleurs beaucoup plus entendre qu’à l’accoutumée. Il faut noter – et c’est là un fait très rare – que avant minuit, et avant que les rédactions aient bien saisi ce qui était en train de se passer au Bataclan, ce sont des SMS personnels qui sont cités à l’antenne. François Gapihan, à 23h30, se fonde ainsi sur « le message d’une connaissance se trouvant au Bataclan » qu’il vient de recevoir pour donner les premiers éléments sur la fusillade concernant des assaillants entrés par l’arrière de la salle.
L’étude des images utilisées par la rédaction de BFM TV dans cette édition spéciale de la nuit (et même dans les 24 heures) ayant suivi les attentats ne permet pas de constater un apport significatif des ressources apportées par les internautes. Non pas que celles-ci ne leur soient pas parvenues, mais parce qu’elles n’ont pas été systématiquement exploitées et qu’elles ne sont jamais créditées (tout du moins dans le laps de temps dont nous parlons pour cette étude). Peu avant minuit, on voit apparaître sur BFM des images non sourcées et non créditées prises sur un toit parisien qui permettent d’entendre des tirs et des cris non loin du Bataclan. La séquence, explique le présentateur, a été enregistrée aux alentours de 22 heures, mais impossible de savoir par qui. Là encore, c’est le registre de l’audition qu’il faut noter et qui apporte sa valeur à cet enregistrement.
Illustration n°3
Illustration n°4
Illustration n°5
Si les médias et les chaînes d’information en continu sont souvent accusés de véhiculer des contenus violents ou choquants pendant ce type d’événements, l’analyse de la couverture médiatique de cette nuit souligne plutôt l’inverse. La violence, l’insoutenable proviennent plutôt des commentaires et des témoignages, l’horreur est avant tout décrite et vécue dans la chair des rescapés qui témoignent davantage que dans les images qui montrent, pendant cette nuit d’horreur, des véhicules de pompiers, de police, des ambulances. Les corps recouverts de draps sont visibles avec des cadrages en plan large (illustration n°4). Les images les plus explicites dévoilent des chaussures abandonnées sur la chaussée où l’on distingue aussi des traces de sang.
Par ailleurs, la place qu’occupent ces documents est paradoxale car ils ne sont pas immédiatement présentés en tant que documents amateurs. En tout état de cause, leur statut n’est pas explicite dans le commentaire du journaliste qui réalise le sujet. Le téléspectateur doit le comprendre par le choix de la mise en image adoptée et celui du dispositif télévisuel. Les rédactions françaises ont choisi, quand elles utilisent des documents amateurs, de « flouter » les côtés de part et d’autre du rectangle dans lequel apparaît la vidéo, soulignant ainsi que le film émane d’un téléphone portable, comme y fait penser la forme de l’image (illustrations n°3 et n°5). Au-delà de cette mise en scène, pas de crédit ni de sigles particuliers. Tout au plus verra-t-on apparaître progressivement sur ces images la mention « images témoins BFM TV », c’est-à-dire le nom de la rubrique du site qui accueille les témoignages photos ou vidéos des téléspectateurs de la chaîne (illustration n°5)
Un récit construit avec plus de recul ? Le cas de l’édition spéciale France 2
France 2, principale chaîne du service public, a pris l’antenne peu avant minuit et rend compte des événements passés et en cours, dans une édition spéciale d’un peu plus de deux heures dont les principales caractéristiques peuvent nous apporter un contrepoint intéressant par rapport à l’analyse de BFMTV.
Une forte impréparation
Alors que France 2 est la chaîne qui prend l’antenne le plus tard (TF1, une heure plus tôt bascule sur l’antenne de LCI), un présupposé évident laisserait penser que le léger recul par rapport aux événements pourrait permettre de présenter un début de synthèse des événements, mais il n’en n’est rien si l’on considère les débuts chaotiques de l’édition spéciale laissant plutôt penser que la rédaction de France 2 prend le train en marche des événements et les subit. Cette édition spéciale de deux heures s’ouvre à 23h55 sur la fin du discours de François Hollande dont le téléspectateur de France 2 n’entendra que la dernière minute. Le présentateur, Nathanaël de Rincquesen, enchaîne, les yeux baissés sur ses fiches avec cette phrase, lançant le public dans le vif du sujet, sans préparation : « Voilà donc pour cette première intervention de François Hollande juste après l’attaque de grande ampleur dont Paris a été le théâtre. Euh… deux annonces importantes faites par le Président de la République. Un mot d’abord Etienne Leenhardt… Cet état d’urgence annoncé par François Hollande, qu’est-ce que ça veut dire ? » Le spectateur ne sait donc pas de quel événement il s’agit, mais apprend en même temps que le pays est placé sous le régime de l’état d’urgence.
Les couacs techniques se succèdent : problèmes d’écho, de décalage son/images, voix provenant de la régie, entendues à l’antenne pendant la première heure, etc. Vincent Meslet, directeur de France 2 à l’époque, le reconnaîtra dans les jours suivants : « Depuis qu'a été supprimé "le Journal de la nuit", en juin 2013, nous n'avons plus, à cette heure-là, les moyens techniques nécessaires – cameramen, régie... – pour réagir dans l'instant. Les moyens existants étaient mobilisés par le "Grand Soir" de France 36 »
Le chaos narratif est donc similaire sur la chaîne de service public. Le déploiement des reporters sur place est à peu près comparable à celui de BFMTV, avec une concentration très forte au niveau du Bataclan7. On note la même confusion que sur la chaîne de la TNT concernant les différents théâtres d’opération, la difficulté à distinguer les différents points d’impact (il n’y aura pas d’images du Stade de France par exemple et les événements sont évoqués a minima) et le même type de couverture concernant l’assaut (images de cordons policiers et recours au son). Le recours aux images amateurs est également comparable : elles sont utilisées, de manière modérée, sans mises en contexte particulières pour le spectateur.
Une information plus institutionnelle
Les usages très ancrés dans cette rédaction de recoupement et de vérification de l’information permettent, en revanche, de voir des différences notables dans le rapport aux sources. Alors que sur BFMTV, les journalistes n’hésitent pas à lire des SMS personnels à l’antenne et actualisent les bilans sans donner de sources, Étienne Leenhardt, en plateau, préfère ne citer que des sources institutionnelles (ministère de l’Intérieur, Élysée, police) qui parlent d’un bilan de 45 morts « probablement sous-estimé ». De même, avant d’avancer vers 00h30 qu’il y aurait sept théâtres d’opérations terroristes à Paris et en région parisienne, France 2 s’appuie sur une dépêche AFP, alors que BFM va citer, plus tôt, « des sources proches de l’enquête ». Ce temps de retard dans le commentaire des événements en direct se note encore à la fin de l’assaut donné au Bataclan : il est annoncé terminé, sans autre forme de précision à 00h48 sur BFMTV, plus de 20 minutes plus tard sur France 2 qui annonce à 01h00 : « On attend un brieffing en off d’ici quelques minutes de la part de l’Élysée. Les dernières infos qu’on avait de la place Beauvau se sont taries il y a maintenant plus d’une demi-heure. »
C’est aussi la place accordée au déplacement de François Hollande sur les lieux du drame sur les deux chaînes qui permet de mesurer la distance plus ou moins grande par rapport aux institutions. Alors que sur BFMTV, le déplacement du chef de l’État est évoqué rapidement au détour d’une phrase et qu’aucune image n’est disponible en direct, ce déplacement est attendu et largement commenté en amont par les journalistes du service public, en plateau et à proximité du Bataclan, même si, au final, ces derniers ne peuvent confirmer l’avoir vu : « Il semblerait que le chef de l’État soit arrivé ici devant le Bataclan. Il y a un attroupement de là où je me trouve, je vois plusieurs centaines de personnes des forces de sécurité évidemment qui sont toujours là. Je n’ai pas encore vu arriver les autres véhicules qui accompagnaient éventuellement le chef de l’État. Je ne peux pas vous confirmer moi-même que le chef de l’État est arrivé sur place », explique Lilya Melkonian à 01h27.
La particularité du récit en continu :la place des témoins, et dans une moindre mesure, des experts
Face à ces événements difficiles à qualifier, difficiles à dire et difficile à montrer, les témoins – tout d’abord témoins de proximité, puis rescapés – puis, enfin, les experts sont convoqués par les chaînes pour tenter de produire un récit complémentaire. Plus d’une vingtaine de témoins sont cités dans la nuit par la chaîne au téléphone ou face caméra (il est à noter que la quasi-totalité se trouvent à Paris). Un seul témoignage, au cours des dix premières heures de médiatisation, se situe au Stade de France. Sur les deux heures d’édition spéciales de France 2, les deux seuls témoignages diffusés (en audio) proviennent de chaînes partenaires (France 3 et la radio France Info).
Le témoin endosse le rôle de reporter, puis de victime
La particularité des premiers témoignages sollicités en grand nombre sur BFM TV est qu’ils sont là pour aider les professionnels démunis qui sont dans l’incapacité de dire exactement ce qu’il se passe. Alors qu’ils sont sur place pour des raisons personnelles, ils sont sollicités par des professionnels pour attester d’une réalité. Ils sont invités eux-mêmes à être reporters. À ce titre, la comparaison entre le duplex effectué avec Neïla Latrous, seule reporter de la chaîne dans la première demi-heure à se trouver sur les lieux d’une fusillade, et celui, au téléphone, établi avec Pierre, qui raconte être arrivé tout de suite après la fusillade à la terrasse de la Belle Équipe, rue de Charonne, est pertinente8. On note, dans les deux cas, le ton très clame des deux témoins qui tentent de donner des éléments de contextualisation et vivent, au présent, la mise en place du cordon de sécurité. Derrière eux, on entend des sirènes et des cris de policiers leur demandant de se mettre à l’abri. Mais l’une est journaliste et l’autre simple témoin de proximité, même si rien ne le laisse supposer à la simple écoute de leurs propos.
Les premiers récits vont, à la fois, attester d’un événement et dire une angoisse et un désarroi qui vont s’amplifier au cours de la soirée. Ils livrent, à chaud, des émotions. Au fur et à mesure que les minutes s’égrènent, dans la première heure de diffusion, le présentateur prend au téléphone des témoins de proximité qui sont retranchés derrière des rideaux de fer des bars et des cafés des Xe et XIe arrondissements et témoignent plutôt d’une atmosphère d’angoisse. Joris, qui se trouve dans un bar à proximité du Bataclan, fait cette réponse emblématique à la question du journaliste qui lui demande ce qu’il advient là où il se trouve : « Je ne sais pas, on est dans un bar, les rideaux ont été fermés et nous-mêmes on ne sait pas. Donc j’ai envie de vous demander ce qu’il se passe aussi, car voilà, on ne sait pas quoi ! »
Dans un deuxième temps, les témoins vont peu à peu prendre le statut de victimes et raconter, plus précisément, les scènes d’horreur, mêlant le récit de ce qu’ils ont vu à celui de leurs émotions personnelles. Au fur et à mesure de la nuit, des rescapés du Bataclan vont livrer des déclarations plus précises, mais qui restent leur vision, partielle, des événements, car ils sont restés cachés, confinés, parfois de longues heures, parfois ont pu fuir dès le début. Certains ont vu les terroristes, d’autres ont seulement entendu des coups de feu. Certains rescapés parlent sans émotion apparente de leur expérience, d’autres sont en larmes et répriment des sanglots. Une seule chose est certaine : le caractère terroriste des attaques et l’indicible violence de ce qui est advenu.
Les témoignages, beaucoup plus rares sur France 2 ont une vocation plus illustrative. Les rares témoins n’apparaissent quasiment jamais face caméra, le récit est indirect (à 00h05, Mathieu Boisseau raconte par exemple ce que lui ont livré des victimes du Bataclan) ou ils sont au téléphone. La valeur assertive de leur expérience sert à ancrer le récit et à lui donner une chair, dans un rapport plus classique au témoignage utilisé en journalisme.
Le rôle des experts sur les deux chaînes est en revanche moins divergent (trois experts débattent au cours de la nuit sur BFM TV, un seul est convoqué dans l’édition spéciale de France 2). La journée du 14 novembre sera, incontestablement, celle des experts sur toutes les chaînes françaises. Ces « experts techniciens », comme les nomme Patrick Charaudeau, sont invités en raison de leur bonne connaissance d’un sujet. Sur BFM TV, Roger Marion est présenté comme « l’ancien directeur de la division anti-terroriste », Pierre Conessa est « ancien fonctionnaire du ministère de la défense », Anne Guidicelli, « spécialiste du terrorisme9». Sur France 2, c’est Christophe Copen, ancien négociateur du RAID, qui intervient pour commenter la prise d’otage au Bataclan.
Leur rôle est de porter une parole de décryptage, une parole d’explication, mais dès qu’il y a plusieurs personnes en plateau, cela peut aussi être une parole critique, car dès la nuit du 13 novembre, des propos polémiques peuvent surgir comme en témoignent ces extraits de verbatims : « Toutes ces mesures préventives commencent à avoir leur limites [...] On était déjà dans une situation d’état d’urgence avant que celui-ci ne soit décrété » (Roger Marion, 01h48) « La France et les pays occidentaux font une guerre qui n’est pas la leur » (Pierre Conessa, 01h54). Le rôle de leur prise de parole est avant tout un rôle explicatif, et pour cela passe par l’argumentatif, mais ils peuvent adopter une posture de jugement (sur la posture de l’État, la conduite de la police, etc.). Le statut des experts est variable selon leur domaine de compétences et le rôle qu’ils ou elles tiennent dans l’institution. Dans la nuit du 13 au 14 novembre, les experts sont convoqués pour leur connaissance des risques terroristes, tandis que le lendemain, la dominante des discours portera sur l’islam radical, d’une part, et la question du statut de victime d’attentat, d’autre part.
Conclusion
À l’issue de l’analyse d’une nuit de direct suite aux attentats du 13 novembre 2015 à Paris, on note une tension énonciative entre les reporters de terrain et les journalistes en plateau. Plus que lors d’autres types d’événements plus classiques à couvrir, un événement hors norme comme les attentats de Paris de novembre 2015 a constitué un exercice inédit pour l’ensemble des journalistes, qu’ils soient ceux d’une chaîne d’information continue ou ceux de chaînes de télévision traditionnelles.
Confrontés à un chaos informationnel sur le terrain et une absence d’images car les lieux étaient bouclés par les forces de l’ordre, ou bien à des images trop crues qu’il faut expurger, les journalistes de BFMTV, contraints d’alimenter le direct, ont été amenés à faire endosser leur rôle, en quelques sorte, par les témoins de proximité. Au fil de la nuit, les témoins prennent le statut de victime.
Par ailleurs, les journalistes et présentateurs et présentatrices en plateau apportent, peu à peu, des précisions, et corrigent la chronologie des événements. Le caractère surplombant de la synthèse en plateau est fortement accentué dans ce type de configuration. Palliant les béances du récit, le registre de l’audition déployé par les reporters de terrain vient apporter des éléments de contexte que les images amateurs ne complètent que très partiellement. Cependant, en comparant le récit en direct de BFMTV et celui d’une chaîne historique comme France 2 sur les premières heures de ces attentats, on peut affirmer que les particularités des chaînes de direct portent sur la multiplicité des témoignages de proximité et un rapport plus lâche avec les sources institutionnelles. La répétition de certaines images et de certains témoignages est importante pendant la nuit, mais n’empêche pas le récit de progresser.
Au fur et à mesure que l’événement se déroule et prend de l’ampleur (dans les jours et la semaine qui suit), la prise en charge énonciative par la télévision en continu permet de transformer progressivement le chaos en événement prenant un sens. L’étape suivante de la médiatisation (à partir du 15 novembre) remplira une fonction cérémonielle, plus classique (Katz, Dayan, 1992).
Aurélie Aubert est maître de conférences à l’UFR Culture et Communication de l’Université Paris 8 et chercheuse au CEMTI (EA 3388) et IRISSO-équipe LCP (UMR CNRS 7170)
Notes
1Je remercie ici Claire Sécail, coordinatrice du projet SENSI-T-TV, qui a retranscrit les verbatims concernant l’édition spéciale de France 2 qui m’ont permis d’effectuer cette comparaison.
2En moyenne, BFMTV fait une audience d’environ 2 %, les 13 et 14 novembre. Son audience se situait autour de 10 % de parts d’audience sur une journée entière.
3La chronologie exacte des événements est la suivante (source page wikipedia dédiée aux attentats du 13 novembre 2015) : 21h 20 : première attaque suicide aux alentours du stade de France. 21h21ou 21h30 : seconde attaque-suicide à l'explosif près du stade de France. 21h25 : fusillade au carrefour des rues Bichat et Alibert. 21h32 : fusillade rue de la Fontaine-au-Roi. 21h36 : fusillade rue de Charonne. 21h40 : attaque-suicide à l’explosif boulevard Voltaire., 21h40 : trois hommes pénètrent dans le Bataclan et commencent à tirer.
4Elsa, E. (2016). Après avoir couvert les attentats du 13 novembre pour une chaîne d’information en continu, j’ai décidé de changer de vie. [En ligne] www.huffingtonpost.fr, 13.11.2016.
5Étant donné que la place de la République et le boulevard Beaumarchais sont aussi cités, à peu près à la même heure, sur France 2, il semblerait que cette information provienne d’une dépêche AFP citant sept lieux d’attaques.
6Propos tenus dans TéléObs du 25 novembre 2015 (et recueillis par Véronique Groussard).
7Arnaud Comte se trouve rue de Charonne, Laurent Desbonnets à l’Elysée, Matthieu Boisseau, boulevard Voltaire, Renaud Bernard vers le Bataclan, Lilya Melkonian, chez des particuliers non loin du Bataclan, Anne-Charlotte Hinet, dans un café, confinée non loin du Bataclan également Yves Junqua dans le même périmètre.
8Ces deux duplex ont lieu peu avant 22 heures.
9Nous reprenons les incrustations telles qu’elles apparaissent à l’écran. Anne Guidicelli est directrice du cabinet de conseil « terr(o)risc » et consultante.
Références
Arquembourg, Jocelyne (2011). L’événement et les médias. Les récits médiatiques des tsunamis et les débats publics (1755, 2004). Paris, France : Éditions des archives contemporaines.
Dubois, Guillaume (2015). Priorité au direct. Paris, France : Éditions Plon.
Farge, Arlette (2002). Penser et définir l’événement en histoire. Terrain, 67-78.
Harrison, Jackie (2010). User-Generated Content and Gatekeeping at The BBC Hub. Journalism Studies, 11 (2), 243-256.
Heinonen, Ari (2011). The Journalist’s Relationship with Users. New dimensions to conventional roles. Dans Singer, Jane et al., Participatory journalism: Guarding Open Gates at Online Newspapers. Malden, MA: Wiley-Blackwell, 34-55.
Hermida, Alfred (2011). Mechanisms of Participation. How audience options shape the conversation. Dans Singer, Jane et al., Participatory journalism: Guarding Open Gates at Online Newspapers. Malden, MA: Wiley-Blackwell.
Katz, Elihu et Dayan, Daniel (1992). La Télévision cérémonielle. Paris, France : Presses universitaires de France.
Lits, Marc (1996). Récit, médias et société. Louvain-la-Neuve : Bruylant-Academia.
Lits, Marc (dir.) (2004). Du 11 septembre à la riposte, les débuts d’une nouvelle guerre médiatique. Bruxelles, Belgique : de Boeck/INA.
Singer Jane B., Hermida Alfred, Domingo David, Heinonen Ari, Paulussen Steve, Quandt Thorsten, Reich, Zvi, Vujnovic Marina (2011). Participatory journalism: Guarding Open Gates at Online Newspapers. Malden, MA: Wiley-Blackwell.
Wardle, Claire et Williams, Andrew (2010). Beyond user-generated content: a production study examining the ways in which UGC is used at the BBC. Media Culture and Society, (5), 781-799.
Référence de publication (ISO 690) : AUBERT, Aurélie. Retransmettre l'incompréhensible : informer en continu face au défi terroriste. Les Cahiers du journalisme - Recherches, 2018, vol. 2, no 1, p. R23-R37.
DOI:10.31188/CaJsm.2(1).2018.R023