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1er trimestre 2018

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L’idéologie journalistique face
à l’enjeu du terrorisme

Sadok Hammami, Université de la Manouba

Résumé

Dans le contexte d’une transition démocratique et médiatique d’une grande complexité, le journalisme tunisien vit une série de transformations qui concernent autant son ordre normatif que les savoir-faire et les règles de production éditoriale. Les concepts d’idéologie professionnelle et de réflexivité journalistique permettent de comprendre comment, face à la montée du terrorisme, les journalistes tunisiens sont amenés à redéfinir les valeurs idéal-typiques de leur profession. En ce sens, le terrorisme favorise chez eux non seulement une réflexivité sur leur profession, mais affecte la manière dont ils se représentent leur rôle dans la société ainsi que les modalités de formation des valeurs de leur profession. Cette recherche analyse le processus de formation des valeurs du journalisme tunisien dans un contexte particulier marqué par les enjeux de la transition politique et médiatique et la montée du terrorisme.

Abstract

In the context of a highly complex democratic and media transition, Tunisian journalism is experiencing a series of transformations that concern both its normative order, and the know-how and rules of editorial production. The concepts of professional ideology and journalistic reflexivity allow to understand how, faced with the rise of terrorism, Tunisian journalists are led to redefine the ideal-typical values of their profession. In this sense, terrorism favors, for Tunisian journalists, not only a reflexivity about their profession, but affects the way they represent their role in society as well as the ways in which the values of their profession are formed. This research analyzes the process of forming the values of Tunisian journalism in a particular context marked by the stakes of the political and media transition and the rise of terrorism.





La relation des médias en général, et des journalistes en particulier, au terrorisme est toujours perçue comme une relation complexe, voire ambiguë. Alors que les terroristes considèrent les médias et les journalistes comme des ennemis à la « solde » des États et des systèmes politiques qu’ils combattent, les médias et les journalistes considèrent de leur côté les terroristes comme les ennemis de la liberté et de la démocratie. Et donc les ennemis du journalisme.

La relation de ce « couple étrange », selon l’expression de Wolton et de Wievorka (1987), c’est-à-dire la presse et le terrorisme, s’analyse aussi d’une autre perspective, celle d’une possible solidarité dissimulée et niée, mais potentiellement réelle, entre journalistes et terroristes. Les premiers se livrent, quand ils couvrent les attentats terroristes, à toutes sortes de dérives : recherche du sensationnel et du buzz, spectacularisation et mise en scène de la violence, dérives profitables à la stratégie des terroristes. Pour ces derniers, en effet, les médias et les journalistes sont le moyen par lequel ils réalisent ce qu’ils recherchent : terroriser la société et amplifier les effets de leurs actions...

La relation des terroristes aux médias et aux journalistes serait donc « symbiotique », basée sur des « intérêts communs », selon l’expression de Rohner et de Frey (2007). Cette relation « symbiotique», basée sur l’échange des bénéfices mutuels, ferait des médias « l’oxygène du terrorisme » (Nacos, 2006). Grâce aux médias, les terroristes jouissent de l’attention qu’ils cherchent tout en informant sur la « cause » qu’ils défendent (Nacos, 2006). Or, l’attention est bien la ressource que les médias cherchent à obtenir dans un système où l’hyper-compétition les oblige à user de toutes sortes de stratégies et de techniques pour capter les audiences et les fidéliser (Jetter, 2014).

L’arrivée de l’Internet et la généralisation des médias sociaux (Twitter, Facebook, YouTube, etc.) que les organisations terroristes (l’organisation État islamique en particulier) utilisent pour communiquer directement avec la société, n’a pas pour autant affaibli l’intérêt des terroristes pour les médias dits traditionnels et notamment la télévision. L’Internet n’a pas non plus diminué l’intérêt théorique pour la problématique de la relation dite symbiotique entre terrorisme et médias dits traditionnels, notamment la télévision. Dans ce sens, les couvertures médiatiques des attentats terroristes font toujours l’objet de critiques, voire d’accusations de complicité entre médias et terroristes1.

Les relations des médias au terrorisme s’analysent au moins à partir de trois perspectives :

1. Pourquoi les médias s’intéressent-ils au terrorisme ? Cette question invite à l’analyse de cette relation hypothétiquement symbiotique entre terrorisme et médias, c’est-à-dire l’articulation des stratégies éditoriales des médias aux stratégies des terroristes pour instrumentaliser les médias 

2. Comment les médias s’intéressent-ils au terrorisme ? Cette deuxième question renvoie à la couverture médiatique des attentats terroristes, à la représentation du terrorisme, à la manière dont il est montré, spectacularisé, narré, c’est-à-dire à la construction médiatique du terrorisme 

3. La régulation et l’autorégulation du discours médiatique sur le terrorisme : comment les instances de régulation interviennent-elles pour limiter ou empêcher les dérives des médias, quels mécanismes d’autorégulation les journalistes et les médias mettent-ils en œuvre pour rompre cette relation « symbiotique » avec le terrorisme (les chartes éditoriales à titre d’exemple) ?

Réflexivité et idéologie professionnelle : deux concepts utiles pour comprendre le journalisme tunisien

Nous nous intéressons toutefois à une problématique différente, celle de la représentation des journalistes de leur rôle face au terrorisme. Cette question renvoie au système normatif des journalistes, c’est-à-dire les valeurs qui fondent leur profession et qu’ils mobilisent implicitement ou explicitement pour légitimer leur statut et leur fonction dans la société.

Dans le contexte tunisien, les journalistes sont confrontés à l’enjeu du terrorisme alors que leur profession est affectée par les conséquences d’une triple transition politique (l’instauration des institutions de la démocratie naissante), médiatique (changement des cadres juridiques, nouvelle gouvernance des médias, etc.) et culturelle (les changements de l’écosystème des médias liés à la montée des plateformes mobiles et des médias sociaux). Ce contexte est ainsi favorable à des transformations du journalisme qu’il est possible de qualifier de paradigmatiques (Brin, Charron et De Bonville, 2005) dans la mesure où elles concernent directement l’environnement du journalisme tunisien, ses valeurs idéal-typiques, ses savoir-faire.

Dans ce contexte spécifique, le terrorisme amène les journalistes tunisiens à tenir un discours de type réflexif sur leur profession, sur leur rôle dans la société en tant que profession et sur leur perception par la société comme objet de réflexion dans l’espace public ou au sein des différents espaces des débats professionnels, qu’ils soient formels ou informels. Cette réflexivité révèle le processus de formation des valeurs journalistiques et ses modalités spécifiques.

La réflexivité recouvre plusieurs sens. En sociologie, elle renvoie à la capacité d’un individu à se prendre lui-même pour objet de réflexion, d’analyse et d’observation, capacité caractéristique de la modernité tardive en tant que « modernité réflexive » (Beck, Giddens, Lash, 1994).

La réflexivité est aussi l’action par laquelle une société s’observe elle- même, se donne à voir selon différentes modalités (Boyer et Hannerz, 2006). De ce point de vue, le journalisme lui-même en tant que pratique discursive serait l’une des plus importantes activités organisées et continues de réflexivité dans le monde contemporain, activité à travers laquelle les acteurs sociaux acquièrent des éléments leur permettant de comprendre leur monde (Boyer et Hannerz, 2006).

Dans ce texte, nous utilisons le terme de réflexivité journalistique dans le sens de « la capacité des journalistes à se connaître eux-mêmes, leur aptitude à reconnaître et à saisir les influences et les changements de leur environnement et agir sur le cours de leurs actions et de renégocier en conséquence la perception professionnelle qu’ils ont d’eux-mêmes » (Ahva, 2012). La réflexivité journalistique peut être rapportée aussi à l’activité à travers laquelle les journalistes informent leurs publics sur le monde du journalisme. Ce discours des journalistes sur le journalisme ou méta-journalisme, selon l’expression de Marc-François Bernier, dans la mesure où il constituerait une forme de critique des médias par les médias eux-mêmes, est un dispositif d’auto-régulation (Bernier, 1998, p. 55).

Depuis la révolution en 2011, la réflexivité journalistique – et plus généralement le foisonnement de matériaux discursifs sur le journalisme produits par les journalistes, les syndicats et les organisations de la société civile – est le fruit des nouvelles libertés politiques qui favorisent une sphère publique propice à la publicisation des mondes personnels, des événements de la vie sociale, des problèmes publics et à différentes formes de débat et de délibération. À l’instar du journalisme, toutes sortes de professions, enseignants médecins, avocats, accèdent ainsi à la médiatisation et deviennent l’objet de débats publics dans les médias traditionnels ou dans les médias sociaux.

L’ambition de cette recherche est donc double : 1. considérer le discours des journalistes tunisiens sur le terrorisme comme une part de ce savoir réflexif (faisant partie de la réflexivité journalistique) de la profession dans son ensemble  2. analyser comment ce savoir réflexif participe et reflète le processus de formation d’une nouvelle idéologie professionnelle chez les journalistes tunisiens.

En effet, le journalisme, comme le soutient Mark Deuze, peut être conceptualisé comme profession, industrie, culture, système social complexe, mais aussi comme idéologie professionnelle (Deuze, 2005, p. 444). Appréhender le journalisme du point de vue de l’idéologie professionnelle invite à comprendre comment les journalistes donnent sens à leur travail et à découvrir comment ils définissent ce qu’est le journalisme « véritable » et « légitime ».

Par idéologie professionnelle des journalistes, il faut donc entendre un système de croyances caractéristiques d’un groupe particulier que sont les journalistes, système incluant le processus général de production de sens et d’idées (Deuze, 2005, p. 445). L’idéologie professionnelle des journalistes est liée aux représentations professionnelles et aux processus à travers lesquels les journalistes légitiment leur position sociale. Ces représentations professionnelles réfèrent à une idéologie professionnelle dominante du journalisme (Deuze, 2005, p. 445). Celle-ci est donc une notion qui pourrait faire partie d’un dispositif conceptuel et théorique permettant d’appréhender le journalisme comme pratique régulée et organisée par des normes et des règles (Brin, Charron et De Bonville, 2005) qu’il est possible d’analyser dans une perspective plus large grâce à des concepts comme l’« habitus journalistique », la « news culture » (Deuze, 2002) ou le « paradigme journalistique » dont l’idéologie journalistique serait une de ses composantes.

Le concept d’idéologie journalistique nous permet toutefois de comprendre un processus spécifique, celui de la représentation des journalistes de leur rôle face au terrorisme ainsi que la formation des valeurs qu’ils mobilisent pour définir leur mission en tant qu’acteurs face au terrorisme.

En ce sens, l’exemple tunisien s’avère intéressant pour observer la relation du journalisme au terrorisme, car il peut nous informer sur la transition médiatique elle-même. La Tunisie vit en effet une transition politique complexe. Célébrée comme la seule démocratie authentique de la région arabe et la seule révolution aboutie du printemps arabe, la Tunisie, cible privilégiée des mouvements terroristes et de l’organisation « État islamique » en particulier, a connu plusieurs attentats terroristes perpétrés par des Tunisiens, qui constitueraient une des nationalités les plus importantes des « djihadistes » étrangers enrôlés par cette organisation (Caryl, 2016). Le terrorisme est, de ce fait, une question centrale du débat public et une thématique récurrente de l’actualité médiatique.

Ainsi, chaque attentat terroriste donne inévitablement lieu à un débat interne dans la profession, dans les médias et l’espace public sur la responsabilité des journalistes2. Dans ce contexte, les journalistes tunisiens peu habitués au traitement des événements terroristes dans un contexte de liberté, étaient souvent critiqués pour n’avoir pas traité avec professionnalisme les attentats terroristes dans la mesure où ils auraient privilégié le sensationnalisme et la spectacularisation à l’analyse, l’enquête et l’information responsable (vérifiée, croisée, etc.). Les journalistes tunisiens et les médias sacrifieraient ainsi leur éthique professionnelle chaque fois qu’ils traitent du terrorisme3.

Cette question du lien du terrorisme au journalisme constitue une entrée intéressante pour analyser une problématique plus large, celle de la transformation du journalisme tunisien dans le cadre d’une transition politique et médiatique d’une grande complexité, où les journalistes se livrent dans la pratique professionnelle quotidienne et dans leur discours sur leur profession à une réflexion sur la définition du journalisme en général et du journalisme tel qu’il doit être pratiqué.

Repères méthodologiques

Pour étudier la relation du journalisme au terrorisme et ses implications sur la formation de l’idéologie professionnelle des journalistes tunisiens, nous nous sommes appuyé sur un corpus constitué de « textes » de différentes natures, qui sont autant de vecteurs de cette nouvelle idéologie journalistique.

En effet, le phénomène du terrorisme a pris une ampleur sans précédant dans l’histoire de la Tunisie depuis la chute de l’ancien régime en 2011. Dans ce contexte, un ensemble de « textes » et de matériaux discursifs produit par les journalistes s’est progressivement formé. Ce corpus discursif, reflétant à la fois les représentations du journalisme légitime et les normes qu’il suppose pour le traitement éditorial du terrorisme, peut être réparti en deux catégories principales : d’une part, les textes à caractère syndical et, d’autre part, les textes à caractère éditorial. La première catégorie comprend tous les « textes » produits par le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) tels que, par exemple, les communiqués de presse. Ces textes sont d’une importance capitale car ils émanent de l’unique syndicat représentant les journalistes tunisiens dont la charte éthique est la seule référence de la profession en matière de déontologie journalistique.

Depuis la révolution, le rôle du SNJT ne se limite plus à la défense des intérêts matériels et moraux des journalistes car il est impliqué dans différentes actions à caractère politique (défense de la liberté d’expression et engagement avec les acteurs de la société civile dans différentes initiatives). En l’absence d’une instance d’autorégulation dont la création sous forme de conseil de presse est en cours, le SNJT intervient souvent sur des questions à caractère purement déontologique et éditorial. Il a ainsi publié, en 2014, le premier rapport sur la déontologie dans la presse écrite, lequel a suscité de vifs débats au sein de la profession (Ben Hamadi, 2014a) .

Quelques jours après un des pires attentats terroristes contre l’armée tunisienne, commis dans le Mont Chaambi en juillet 2015, le SNJT a organisé une réunion avec des rédacteurs en chef et des responsables des médias nationaux publics et privés pour débattre des problèmes du traitement médiatique du terrorisme.

Le rapport annuel de 2015 publié par le SNJT sur l’état des libertés comportait une charte éditoriale sur le terrorisme à l’intention des rédactions et des journalistes (SNJT 2015). En 2016, le SNJT publie un rapport sur le traitement du terrorisme, des discours de la haine des conflits armés dans les médias tunisiens, rapport préparé par un observatoire spécialement dédié à ces questions.

Parmi tous ces textes, le communiqué du SNJT (2014) appelant les journalistes à s’engager contre le terrorisme revêt une importance capitale. Intitulé « Pas de neutralité face au terrorisme4 », ce communiqué se veut une « injonction éditoriale » pour les journalistes et les médias soupçonnés de blanchir le terrorisme en invitant par exemple certains de ses représentants dans les plateaux de télévision et à les « présenter comme des victimes » (Ben Hamadi, 2014b).

La seconde catégorie de « textes » comporte des chartes déontologiques et éditoriales. La charte du SNJT a été adoptée en 1983 (Unesco, 2012) et comporte onze principes : vérité, solidarité professionnelle et respect des pairs, signature des articles, secret professionnel, protection des sources, interdiction de recevoir des contre-parties, etc.

Il existe cinq chartes élaborées par des médias tunisiens dont la plupart sont accessibles au public. Elles constituent un corpus permettant d’appréhender les nouvelles valeurs du journalisme tunisien car elles ont toutes été élaborées après la révolution par des médias publics ou privés : Télévision publique (2012), Radio nationale (2016), Mosaïque Fm (2011), Tunis Afrique Presse (2012) et Shems Fm (2012). Ces chartes sont d’autant plus intéressantes à analyser qu’elles émanent de médias qui occupent une place importante dans le paysage médiatique tunisien. Outre ces chartes, il existe aussi une charte éditoriale spécifique au terrorisme élaborée par la radio publique nationale en 2016.

L’analyse de ce corpus est orientée vers deux finalités. D’abord, dégager les nouvelles valeurs idéal-typiques constituantes de l’idéologie professionnelle des journalistes tunisiens. Ces valeurs sont nouvelles en ce sens que les textes à caractère normatif se réduisent, avant la révolution, à la seule charte du SNJT, maintenue sans aucune modification. Ensuite, analyser comment ces valeurs sont négociées et interprétées par la profession alors qu’elle est confrontée à l’enjeu du terrorisme.

Les valeurs idéal-typiques de l’idéologie professionnelle des journalistes tunisiens

Dans le contexte actuel marqué par des transformations paradigmatiques des conditions d’exercice du journalisme, la profession est à la recherche d’une nouvelle légitimation de son rôle dans la société. Longtemps considérés comme faisant partie de l’appareil idéologique de l’État et subordonnés au pouvoir politique, privés de leurs libertés et de leur indépendance, les journalistes tunisiens cherchent à asseoir une nouvelle légitimité fondée sur l’autonomie par rapport à tous les acteurs, notamment politiques. Toutefois, l’histoire du journalisme tunisien, depuis l’indépendance, n’explique pas en totalité la place centrale de l’autonomie dans la nouvelle idéologie journalistique.

En effet, la profession s’est opposée aux différents gouvernements de la transition politique, notamment celui de la Troïka issue des élections de l’assemblée constituante en 2011. Les journalistes ont mené dans ce sens deux grèves générales5. La formation en cours de la nouvelle idéologie journalistique est donc indissociable de ce contexte d’opposition entre la profession et le pouvoir politique, toujours accusé de vouloir subordonner les journalistes et assujettir les médias. Les agressions contre les journalistes, la montée du salafisme, les menaces contre les médias, les campagnes à l’instar de celle menée par les sympathisants du gouvernement de la Troïka contre ce qu’ils appellent les « médias de la honte » ont ainsi favorisé chez les journalistes la conscience d’une profession doublement menacée, à la fois par le pouvoir politique et par des groupes idéologiques opposés aux libertés en général et aux libertés de la presse en particulier, notamment les groupes salafistes radicaux.

C’est dans ce contexte très particulier qu’il faut comprendre l’identité même du SNJT en tant que syndicat défenseur des intérêts matériels et sociaux des journalistes, mais aussi comme composante essentielle de cette société civile tunisienne souvent qualifiée de dynamique, combative et singulière dans le monde arabe, récompensée par un prix Nobel de la paix.

C’est aussi dans ce contexte très particulier qu’il faut analyser le processus de formation des valeurs idéal-typiques de l’idéologie des journalistes tunisiens que révèle le corpus discursif constitué, comme présenté ci-haut, par une variété de textes à caractère syndical et éditorial.

Trois grands types de valeurs peuvent être dégagés de ce corpus :

1. Les normes professionnelles et éthiques. La professionnalisation et l’exigence d’une presse de qualité est récurrente dans le discours journalistique tunisien. Les chartes éditoriales (y compris celle portant sur le terrorisme) reflètent la légitimation par les normes professionnelles que les journalistes s’imposent à eux-mêmes. Le respect de l’éthique est un élément qui permet de donner une nouvelle légitimité au journalisme tunisien6. Il s’incarne dans la multiplication des chartes et des observatoires de la déontologie. Ainsi, la presse légitime est une presse professionnelle, éthique, de qualité et alternative à une « presse de caniveau » ou asservie par l’argent sale, les sphères politiques et les milieux des affaires.

2. La presse libre comme pouvoir critique et quatrième pouvoir. La presse légitime se veut aussi un quatrième pouvoir, critique, libre et libéré de l’emprise du pouvoir, mais aussi un pouvoir de contrôle à qui sont redevables tous les autres pouvoirs. La légitimation par le rôle critique renvoie à la presse comme porte-parole des citoyens, miroir de la société et voix des sans-voix. Cette légitimation trouve un écho dans les représentations sociales du journalisme. Longtemps habitués à une presse organiquement liée à l’État et au pouvoir politique (depuis l’indépendance), les Tunisiens voudraient d’une presse critique à l’égard du pouvoir politique7.

3. L’autonomie par l’autorégulation. Depuis 2011, la profession a fait de la recherche de son autonomie un élément central de sa rhétorique publique. Les journalistes ont, dans ce sens, entrepris diverses initiatives en matière d’autorégulation. Plusieurs conseils de rédaction ont été créés dans des médias publics à l’instar du journal La Presse de Tunisie et Assahafa (deux quotidiens publics) et dans les médias publics audiovisuels. Mais ces initiatives censées doter les médias – notamment publics – de rédactions indépendantes des administrations n’ont pas toutes abouti à la mise en place de rédactions réellement autonomes en charge du processus rédactionnel (Unesco, 2012, p. 78). Seul le principe de l’élection des rédacteurs en chef a été maintenu dans plusieurs médias publics (La Presse de Tunisie, Assahafa, l’Agence de presse publique « Tunis Afrique Presse »).

Les chartes éditoriales sont un élément central de cette recherche d’autonomie. Elles participent d’une tendance générale observée dans la profession qui cherche à se défendre face aux ingérences extérieures par le renforcement des dispositifs d’autorégulation.

En effet les médias dotés de chartes éditoriales ont tous été créés avant la révolution (Agence de presse publique « Tunis Afrique Presse », Radio et Télévision publiques, ainsi que deux radios privées Mosaïque FM et Shems FM). Ces chartes peuvent être considérées comme une source de légitimation de ces médias et annonceraient une rupture par rapport à un passé où les standards professionnels et les normes éthiques n’étaient pas en vigueur. Les chartes éditoriales incarneraient ainsi cette volonté d’autonomisation croissante des journalistes et des rédactions par rapport au pouvoir politique et tous les pouvoirs externes à la rédaction.

Toutes ces chartes éditoriales font appel à des standards professionnels et à des principes éthiques universels comme si elles réintégraient les journalistes et le journalisme tunisien dans la grande communauté universelle des journalistes. En cela, les journalistes retrouvent leur identité authentique en tant qu’acteurs mus par les valeurs suprêmes de la profession et gouvernés par les grands principes éthiques du journalisme universel.

Le conseil de presse en cours de création par le SNJT et d’autres organisations professionnelles représente l’action la plus significative de cette dynamique d’autonomie, car les missions nombreuses qu’il s’est données, y compris celle de tribunal d’honneur, illustre parfaitement cette recherche de l’autonomie.

Neutralité et terrorisme : le processus de négociation des valeurs journalistiques

La recherche de l’autonomie par différents dispositifs d’autorégulation (chartes, conseils de rédaction, conseil de presse), par l’affirmation de la presse comme contre-pouvoir ou quatrième pouvoir et la référence récurrente à la déontologie en tant que fondement normatif est un mécanisme essentiel de la reconfiguration de la profession qui, après s’être émancipée de la subordination du pouvoir politique, se veut maintiennent autogouvernée et libre. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la place importante des valeurs de neutralité et d’indépendance dans les chartes éditoriales.

Dans la charte de l’Agence Tunis Afrique Presse8 , l’indépendance figure parmi les quatre valeurs fondamentales de la profession (exactitude, professionnalisme, responsabilité, honnêteté). Deux valeurs sont liées à l’indépendance : l’objectivité et la neutralité.

Parmi les devoirs des journalistes énumérés par la charte de la radio privée Shems FM, figurent le respect de l’objectivité, la neutralité totale et l’impartialité par rapport à tous les acteurs. Cette radio se présente même comme la radio « la plus neutre des médias tunisiens ».

L’information et la ligne éditoriale, selon la charte de la radio privée Mosaïque FM9, doivent être libres et indépendantes (article 1 et 2). La charte invite ainsi les journalistes à ne pas introduire « leurs points de vue dans les nouvelles diffusées » (article 4) et fait de la distinction entre information (sacrée) et opinion (libre) un principe de base. La neutralité, le professionnalisme et l’équilibre sont affirmés comme des principes essentiels tant pour les journalistes de la rédaction que pour les correspondants appelés à être indépendants de tous les acteurs régionaux (articles 6 et 15). Pour ce faire, la radio se donne un lexique neutre et professionnel consigné dans un « recueil linguistique ».

La charte de la télévision nationale est articulée autour de sept grands principes parmi lesquels l’indépendance et la neutralité. L’indépendance concerne l’institution qui doit être à l’abri de toute influence extérieure. La ligne éditoriale, la charte elle-même, les décisions des réunions de rédaction sont ainsi les garants de l’indépendance de l’institution et des journalistes appelés à se libérer de toute appartenance aux partis politiques. Le principe de neutralité, posé comme condition à l’indépendance, est parmi les principes les plus développés dans la charte. La neutralité est ainsi considérée comme principe fondamental d’une télévision de service public. Elle réfère à la représentation de la diversité des points de vue, à la diversification des sujets, au processus de prise de décision. Elle est applicable à la publicité ainsi qu’à tous les acteurs extérieurs.

La radio nationale dispose de deux documents de référence : une charte rédactionnelle et un code de conduite. La charte éditoriale est un document succint qui comporte les grandes valeurs de l’institution et combine de valeurs journalistiques et politiques (le respect de la Constitution, le soutien au développement et le débat sociétal). Le code de conduite, très détaillé (21 pages), se compose de principes généraux de la politique éditoriale et de directives du processus éditorial. La radio, en tant que service public, est tenue au respect du principe d’indépendance grâce à sa ligne éditoriale. La charte recommande la neutralité à ses collaborateurs qui doivent s’abstenir d’exprimer leurs points de vue personnels et leurs préférences idéologiques.

L’analyse des différentes chartes rédactionnelles montre que les valeurs liées à l’indépendance et à la neutralité sont des valeurs essentielles. L’absence de référence au terrorisme s’explique par le fait que toutes ces chartes ont été élaborées avant la multiplication des attentats meurtriers et à grande échelle à partir de 2014.

Dans ce contexte très particulier où le terrorisme est vécu comme une menace absolue qui met en danger la transition démocratique, la paix sociale et les fondements même de la société, se met en œuvre un processus très spécifique de négociation ou de définition de certaines valeurs de l’idéologie professionnelle des journalistes tunisiens.

Ce processus de négociation, affectant essentiellement la valeur de neutralité, s’inscrit dans un contexte où la profession est confrontée à deux dérives qui feront l’objet d’une double dénonciation par la profession et par d’autres acteurs. D’abord, la spectacularisation des crimes terroristes. Ensuite, le « blanchiment du terrorisme » considéré comme dérive majeure et dangereuse dans la mesure où elle consiste à banaliser le terrorisme en le prenant pour une expression politique à l’instar de toutes les autres expressions politiques, en diffusant les contenus de la propagande terroriste (communiqués de presse, vidéos, etc.). Le « blanchiment du terrorisme » ferait ainsi du terroriste un acteur politique comme tous les autres acteurs politiques, en faisant appel aux porte-paroles et aux représentants d’organisations terroristes comme acteurs des débats médiatiques sur le terrorisme.

Les traces de cette prise de conscience de la profession des dérives sont repérables dans plusieurs « textes ». D’abord, l’injonction éditoriale contenue dans le communiqué du SNJT (2014) : « pas de neutralité avec le terrorisme »10. Les journalistes sont appelés à s’opposer au terrorisme, à s’engager pour les valeurs de la République et de la transition démocratique, et surtout à considérer le terrorisme non pas comme « un point de vue » ayant le droit légitime d’être rapporté mais comme un crime. Selon ce communiqué, le journaliste ne peut demeurer neutre face au terrorisme, car il est appelé à défendre la patrie dans la mesure où il est partie intégrante de la dynamique de lutte de la société contre la terreur et le meurtre. Cette injonction éditoriale sera ensuite explicitée dans les différentes prises de positions du SNJT. La profession doit, selon le président du SNJT, « abandonner la position de neutralité négative face au terrorisme qui menace l’État, la société, la liberté de la presse, l’existence même des Tunisiens. Les journalistes tunisiens ont donc un devoir national de ne pas se tenir à ce neutralisme bête et béat. Nous ne sommes pas neutres dans la guerre contre le terrorisme. C’est pour cela qu’il ne faut pas représenter des terroristes en tant que vainqueurs. Au contraire, il faut les montrer de façon négative, vaincus, défaits et humiliés11. »

Les réactions au rapport sur « le discours de la haine dans la presse écrite tunisienne » élaboré par le Groupe arabe d’observation des médias12 confirment cette suspension de la valeur de neutralité. L’incitation à la haine contre l’organisation terroriste « État islamique » (Daesh) est considérée par certains journalistes comme légitime d’un point de vue éditorial, car les valeurs de neutralité, d’objectivité et de respect de la dignité humaine ne peuvent pas être appliquées aux terroristes : « Aux concepteurs de ce rapport, affirme la rédaction d’un hebdomadaire arabophone épinglé par le rapport, nous disons oui, nous haïssons Daesh et ses représentants en Tunisie et ailleurs et nous combattons tous ceux qui veulent du mal à notre pays, à notre peuple et à notre Patrie13. »

La charte de la radio nationale publique sur le terrorisme élaborée en 2016 est l’unique charte d’un média tunisien exclusivement consacrée au terrorisme. Elle comprend un nombre de principes généraux tels que le droit du citoyen à l’information tant que celle-ci ne s’oppose pas au bon déroulement des opérations menées par les forces de sécurité. Le journaliste est appelé à prendre en considération les « intérêts de la Patrie », sa « sécurité et ses intérêts vitaux » ainsi que la « sécurité des forces de la police et de l’armée » engagées dans la lutte contre le terrorisme, en respectant les principes du professionnalisme.

La charte comprend aussi des instructions pratiques relatives à plusieurs aspects : les sources, les terroristes, leurs victimes, l’appellation des organisations terroristes et les conditions requises pour la couverture des événements et les programmes d’information. La charte rappelle la nécessité d’un examen critique du discours utilisé par les organisations terroristes afin de ne pas reproduire leur « lexique et leur propagande ». La charte indique ainsi clairement que le journaliste doit se garder de jouer le rôle de médiateur entre les organisations terroristes et l’opinion publique en tant qu’il est acteur soucieux à la fois des impératifs du traitement professionnel et de son rôle social en tant qu’acteur responsable solidaire de la patrie et de la société14.

La charte éditoriale du traitement du terrorisme publiée dans le rapport annuel du SNJT de 2015, conçue par les rédacteurs en chef réunis après l’attentat du mont Chaambi, confirme ce rejet de la neutralité face au terrorisme qui « ne doit pas être considéré comme un point de vue comme tous les autres ». En ce sens, les journalistes ne doivent pas représenter les terroristes comme des héros ou des vainqueurs, participant ainsi à leur apologie. S’agissant des forces de sécurité (armée et police), les journalistes sont appelés à être responsables, car la critique animée par « l’impératif d’amélioration de leur actions ne doit pas donner lieu à une atteinte à leur dignité humaine » (SNJT, 2015).

À ces chartes et prises de position, on peut aussi ajouter un nombre important de productions journalistiques sous forme d’articles de presse ou d’émissions qui traitent de cette question spécifique du traitement journalistique du terrorisme et de ses dérives, notamment la représentation du terroriste à la télévision qui suscitent « colère et l’indignation  » (Dami, 2016) tant elles favorisent la « banalisation du terrorisme ».

La lutte contre le terrorisme comme source d’une nouvelle forme de légitimation

En dénonçant le « blanchiment du terrorisme » comme dérive majeure, journalistes et profession, représentée par son syndicat, ont été amenés à exprimer une prise de position particulière et très spécifique selon laquelle la neutralité est une valeur journalistique incompatible avec le rôle du journaliste tunisien dans une société menacée dans son existence même...

Dans ce sens, le terrorisme et l’activité réflexive qu’il suscite dans la profession semble favoriser une forme de légitimation du rôle du journaliste non pas uniquement en tant que professionnel de l’information mû par les valeurs éthiques universelles du journalism,e mais aussi en tant qu’acteur solidaire de la société, son porte-parole mobilisé pour ses causes et défenseur de ses intérêts. En ce sens, le terrorisme a non seulement induit un processus de négociation et d’interprétation des valeurs journalistiques telle que la neutralité, mais semble aussi favoriser le développement de valeurs spécifiques. Cette négociation de la valeur de neutralité, interprétée dans le contexte de la menace terroriste, nous invite à observer un processus d’hybridation de trois représentations.

D’abord, une représentation des journalistes comme acteurs professionnels, indépendants, autonomes, libres et autorégulés qui se donnent la déontologie comme seule référence à leur action. Le journalisme légitime est éthique, soucieux des normes professionnelles, indépendant et libre et surtout autorégulé par les dispositifs qu’il se donne librement (conseil de presse, conseils de rédaction, chartes, etc.). Les rapports de monitoring élaborés par le SNJT pour examiner le respect des valeurs éthiques serait ainsi le signe de la capacité de la profession à être responsable et à s’auto-discipliner sans contrainte extérieure.

Ensuite, une représentation des journalistes comme défenseurs de la liberté en général et garants de la liberté de presse en particulier. Le projet de loi sur le terrorisme et le blanchiment d’argent a été l’occasion d’un vif débat public sur la responsabilité, les devoirs des médias et des journalistes et leurs droits, notamment la protection des sources et les dangers d’une restriction des libertés de la presse au nom de la lutte contre le terrorisme, dans un contexte marqué par la multiplication des menaces contre des journalistes. Pour la profession, ce projet de loi menacerait les libertés publiques en général et les libertés des journalistes, notamment la protection des sources. Dans ce sens, « le syndicat demeure vigilant afin de garantir le droit des Tunisiens à l’accès à l’information, quelle que soit l’ampleur des défis sécuritaires, politiques et sociaux, etc. » (SNJT, 2015, p. 4).

Face au terrorisme, les journalistes apparaissent ainsi en tant que défenseurs des libertés en général et des libertés d’expression et de la presse en particulier. Pour eux, car ils sont aussi la cible de tous les ennemis des libertés. Et pour tous les Tunisiens. Dans ce sens, et au-delà de l’opposition au terrorisme, les journalistes et leur syndicat ont pris part à toutes les différentes initiatives de la société civile pour la défense des libertés politiques, ce qui illustre cette auto-représentation de la profession comme partie intégrante des « forces progressistes », garantes des nouvelles libertés. Le journalisme véritable, menacé par les terroristes « ennemis du progrès », est ainsi un journalisme « progressiste » et organiquement lié aux forces du progrès et plus généralement acteur de la transition démocratique.

Enfin, une troisième représentation du journaliste comme patriote, représentation qui semble implicite, se découvrant dans l’injonction du combat contre le terrorisme. Dès lors, de façon implicite et souvent sous-entendue, le journalisme légitime, en temps de lutte contre le terrorisme, est appelé à être patriotique et militant, voué à défendre les causes de la « Nation en danger ». La « défense de la Patrie » exigerait que les journalistes, soucieux de leur autonomie (par référence aux normes professionnelles et éthiques) et préoccupés à se constituer en pouvoir, agissent en combattants du terrorisme et comme membres d’une communauté soudée contre le terrorisme.

Cette représentation des journalistes comme « combattants du terrorisme » pourrait être comprise, en premier lieu, comme une réponse à certaines dérives telles que la spectacularisation à outrance des actions terroristes, la recherche du sensationnel, « le blanchiment du terrorisme » et sa banalisation. Autant de dérives qui font apparaître, d’une part, les journalistes comme irresponsables et mus par l’intérêt du « buzz » et, d’autre part, les médias comme obsédés par la compétition à l’audience.

L’appel à la responsabilité citoyenne des journalistes et à leur sens du patriotisme pourrait être rapporté à un contexte particulier où une menace spécifique guette le journaliste tunisien : celle d’être complice ou médiateur du terrorisme auprès de l’opinion publique (en republiant par exemple les matériaux de propagande des organisations terroristes : communiqués de presse, vidéos, capsules audio, etc.). Les journalistes à la recherche du sensationnel, du buzz et de l’audience seraient ainsi disqualifiés non pas uniquement au nom des normes professionnelles, mais aussi du patriotisme.

Conclusion

Deux séries d’enseignements pourraient être tirées de l’analyse de l’exemple tunisien.

La première concerne la compréhension par les journalistes et les médias tunisiens des enjeux de la médiatisation du terrorisme et du problème de la relation potentiellement «symbiotique » avec les terroristes. Dans le monde arabe, les médias sont généralement appelés à s’associer à l’« effort national de lutte contre le terrorisme » à travers ce qui est souvent appelé les « stratégies médiatiques de lutte contre le terrorisme ». Le traitement du terrorisme est ainsi encadré par des politiques élaborées par les ministères de l’information ou des organisations panarabes. La « stratégie médiatique arabe de lutte contre le terrorisme » adoptée par les ministres de l’information de la Ligue des États arabes en 2013 au Caire est un exemple significatif de cette approche dominante dans le monde arabe fondée sur la non-reconnaissance implicite du droit des journalistes à s’autoréguler.

L’exemple tunisien montre que si le contexte de liberté favorise des dérives spécifiques telles que l’accès des terroristes aux médias (invités dans des émissions, reprise intégrale de communiqués de presse ou de vidéos de propagande), il amène aussi les journalistes à s’autoréguler selon différentes modalités : réflexivité et métajournalisme, monitoring, chartes éditoriales, etc. Notre analyse montre que les journalistes tunisiens ont pris conscience que ces dérives pourraient faire d’eux des médiateurs de la propagande terroriste, instituer une « relation symbiotique » avec les terroristes et menacer le processus en cours de leur légitimation en tant que professionnels de l’information mus par les valeurs éthiques et en tant qu’acteurs porteurs des valeurs du progressisme et d’un quatrième pouvoir autonome. La redéfinition de la neutralité comme valeur fondamentale du journalisme tunisien traduit précisément les tensions de ce processus de légitimation.

Par ailleurs, l’enjeu du terrorisme nous éclaire sur la transition du journalisme tunisien lui-même dans la mesure où les modalités selon lesquelles les journalistes confrontent les dérives du traitement médiatique relèvent de l’autorégulation, caractéristique d’un journalisme affranchi de la subordination politique et d’une profession animée par l’ambition de se conformer aux standards en vigueur dans les sociétés démocratiques.

La seconde série d’enseignements concerne le processus de formation de l’idéologie professionnelle des journalistes tunisiens. Ce processus s’avère indissociable d’une activité de réflexivité favorisée par le contexte de liberté dans lequel évoluent les journalistes tunisiens. En ce sens, les valeurs journalistiques ne se forment pas uniquement dans les salles de rédaction ou dans les espaces de la pratique professionnelle, mais aussi dans l’espace public. Le journalisme est ainsi à la fois une activité réflexive grâce à laquelle la société tunisienne se donne à voir à elle-même et l’objet d’une activité réflexive qui participe à la production de ses valeurs. La réflexivité journalistique et son corpus discursif s’avère un objet de recherche d’une grande importance pour analyser les transformations du journalisme dans le contexte des transitions démocratiques.

En effet, au-delà des valeurs promues dans telle ou telle charte éditoriale interne ou dans telle ou telle prise de position, nous avons tenté de démontrer que les grandes valeurs qui constituent la nouvelle idéologie journalistique en tant que dispositif d’autolégitimation de la profession (autorégulation, indépendance, pouvoir critique, quatrième pouvoir, normes éthiques, etc.) réfèrent en partie à des valeurs universelles partagées par les journalistes dans les sociétés démocratiques : service public, objectivité, autonomie, éthique et immédiateté (Deuze, 2005, p. 446).

Toutefois, les valeurs de progressisme, de patriotisme, de défense des libertés publiques et d’engagement en faveur de la réussite de la transition démocratique – valeurs exprimées de façon explicite ou implicite – montrent que le processus de formation de l’idéologie professionnelle des journalistes tunisiens est complexe, en ce sens qu’il est influencé par les contextes professionnel, politique et culturel singuliers de la pratique journalistique.

Cette interaction entre l’idéologie professionnelle et ses différents contextes explique ce que nous appelons le processus d’hybridation selon lequel les journalistes se définissent en tant que professionnels de l’information et acteurs sociaux solidaires d’une société. Ce processus d’hybridation s’est révélé dans l’interprétation de la neutralité journalistique, promue comme valeur idéal-typique centrale dans les différents textes à caractère normatif (telles que les chartes éditoriales), puis négociée dans le contexte des menaces terroristes.

En ce sens, les valeurs journalistiques enseignées dans les écoles de formation spécialisées, consignées dans la charte du SNJT et mises en valeur dans des chartes rédactionnelles, font l’objet de négociation, d’interprétation et de tensions générées par la pratique même du journalisme en tant qu’activité de symbolisation et de représentation du réel. De ce point de vue, le journalisme tunisien constitue un champ d’observation intéressant des modalités selon lesquelles se forment les valeurs professionnelles et, plus généralement, la dynamique du système normatif du journalisme dans un contexte de transition où les journalistes se sont libérés de la subordination au pouvoir politique.

En effet, ce caractère singulier et hybride de la nouvelle idéologie professionnelle est inhérent aux transformations en cours du journalisme tunisien, aux changements nombreux et profonds de son environnement. La transition politique, la transformation du système médiatique tel qu’il est défini par Hallin et Manchini (2011) – cf. le rôle de l’État, l’économie des médias, les liens de la profession au champ politique, le professionnalisme, etc. – affectent à des degrés divers et selon des modalités spécifiques, autant les savoir-faire, les règles de la production éditoriale, les procédures de construction des faits et les manières de les narrer, le rapport aux sources, le fonctionnement des rédactions que les représentations professionnelles du journalisme et l’identité des journalistes. En ce sens, la transformation paradigmatique la plus visible concerne plutôt le système normatif du journalisme tunisien, c’est-à-dire ses valeurs idéal-typiques selon lesquelles les journalistes légitiment et définissent leur profession, leur place dans la société et ce qui est pour eux le journalisme véritable.

Cette transformation paradigmatique est indissociable du contexte de la transition politique où les différents acteurs de la société tunisienne (avocats, juges, forces de l’ordre, enseignants, artistes, etc.) s’adonnent à un exercice semblable à celui dans lequel se sont engagés les journalistes tunisiens : redéfinir leur rôle social, la légitimité de leur profession, leur identité professionnelle et leur place dans la société car « les conflits autour de la définition légitime des enjeux ne sont pas circonscrits au seul secteur des médias, mais mettent aux prises les acteurs d’autres secteurs en crise de légitimité, ce qui constitue une autre singularité de l’évolution du secteur médiatique dans un contexte transitionnel. Ainsi, le réagencement du secteur médiatique dans ce type de période doit-il être appréhendé comme l’une des conséquences de la crise multisectorielle qui caractérise les transitions » (Koch, 2015, p. 225).

Dans ce sens, la réflexivité journalistique autour du terrorisme est indissociable de l’extension d’un espace public de plus en plus démocratique favorable à toute sortes de réflexivité et de la spécificité du terrorisme lui-même tel qu’il est perçu collectivement comme le péril par excellence qui menace la société toute entière.

Le terrorisme est pour les journalistes tunisiens, autant que les enjeux des transitions démocratique et médiatique, le vecteur de la construction d’un nouveau système normatif. Ce processus, situé dans le contexte du monde arabe, s’avère d’une grande originalité dans la mesure où les journalistes tunisiens jouissent de la liberté nécessaire pour s’autodéfinir sans les contraintes politiques et pour réguler par eux-mêmes leur profession.

En conclusion, notre recherche pourrait ouvrir des perspectives plus larges sur l’analyse des transformations du journalisme dans le contexte des transitions démocratiques et médiatiques spécifiques à chaque société du monde arabe. Un tel chantier exige des approches innovantes et notamment comparatives susceptibles de mieux éclairer comment les contextes politiques et culturels peuvent affecter le journalisme.

Sadok Hammami est maître de conférences (HDR) à l’Institut de Presse et des Sciences de l’Information de l’Université de la Manouba, Tunisie.




Notes

1

À titre d’exemple, le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel en France a émis une série de sanctions à l’égard de plusieurs médias audiovisuels français.



2

À titre d’exemple, le Président directeur général de la télévision nationale a été limogé par le gouvernement après la diffusion d’un reportage télévisé qui contenait l’image de la tête d’un berger égorgé par les terroristes.



3

Pour un exemple, voir Business News (2016). Attaque de Ben Guerdène - Le SNJT et la FTDJ appellent les médias à plus de rigueur. [En ligne] www.businessnews.com.tn, 07.03.2016.



4

voir : Express FM (2014). SNJT: Pas de neutralité quand il s'agit de terrorisme. [En ligne] radioexpressfm.com, 10.02.2014.



5

La première grève a eu lieu le 17 octobre 2012 pour défendre l’inscription du principe de la liberté de la presse dans la nouvelle constitution. Un an après, une deuxième grève générale a été décrétée le 17 septembre 2013 à la suite de l’arrestation d’un journaliste pour diffamation à l’encontre d’un agent public.



6

Le SNJT a mis en place un observatoire de la presse écrite dont le premier rapport a suscité des remous dans la profession.



7

Selon une enquête réalisée par BBC Media Action, le rôle de contrôle du pouvoir politique joué par les médias dans les premières années de la transition politique est considéré par les citoyens comme un rôle fondamental. En effet, 54,7 % des Tunisiens considèrent que les médias traditionnels jouent un rôle important dans le contrôle de l’action gouvernementale contre 39 % pour la justice (BBC Media Action, 2013).



8

Accessible en français sur le site de l’agence : www.tap.info.tn/fr/charte-rédaction-tap.



9

Accessible en français sur le site de la radio : www.mosaiquefm.net/fr/page/51/charte-editoriale-mosaique-fm.



10

Selon une dépêche de l’agence TAP le 20 février 2014 (accessible notamment à www.webmanagercenter.com/2014/02/20/146544/tunisie-terrorisme-medias-pour-le-snjt-pas-de-neutralite-face-au-terrorisme)



11

Entretien avec Neji Bghouri, Président du syndicat national des journalistes tunisiens, retranscrit à : elaph.com/Web/News/2015/12/1062321.html.



12

http://menamediamonitoring.com/fr/categorie/rapports/



13

Déclaration publiée par le site arabophone hakaekonline.com.



14

Charte de la radio tunisienne, publiée sur son site (www.radiotunisienne.tn).






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Référence de publication (ISO 690) : HAMMAMI, Sadok. L'idéologie journalistique face à l'enjeu du terrorisme. Les Cahiers du journalisme - Recherches, 2018, vol. 2, no 1, p. R49-R64.
DOI:10.31188/CaJsm.2(1).2018.R049


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