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Nouvelle série, n°3

1e semestre 2019

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POINT DE VUE

Le métier de community manager et les valeurs journalistiques

De plus en plus présents sur les sites d’actualité, les community managers dérangent. Au cœur des interactions entre les instances éditoriales et managériales, leur rôle ambigu mélange l’animation, le marketing et le journalisme, au risque d’apparaître comme les porte-paroles de la rédaction.

Par Didier Makal




L

’importance grandissante des réseaux sociaux dans la circulation de l’information journalistique, sur Internet, a sans doute concouru à l’ouverture des médias au métier de community manager (CM). Alors qu’il promet de faire (re)vivre l’information sur la Toile, impliquant progressivement des journalistes au passage, il se présente comme intermédiaire sinon interface entre médias et publics. De cette façon, il participe de nouvelles pratiques éditoriales qui questionnent quant au sens social même de l’information en tant que tension vers la vérité.

Voilà qui relance la problématique de dépendance, pour les processus d’information, des Technologies de l’information et de la communication (TIC), de l’éthique journalistique et de la mission sociale même de l’information. Ces thèmes ont déjà été approfondis par de très nombreux travaux, mais que l’information se trouve désormais « manipulée » par des non-journalistes à la limite du champ publicitaire appelle à de nouveaux examens de ces problématiques.

Si l’abondance des contenus, d’actualité notamment, permet une plus grande circulation des points de vue divers, les chances d’être lus et d’atteindre davantage de monde ne rassurent pas toujours ceux qui les produisent. En outre, des utilisateurs des réseaux sociaux et les blogueurs informent en même temps que les médias classiques. In fine, la quête du plus grand nombre de lecteurs, en vigueur depuis l’invention de l’imprimerie et partant depuis l’industrialisation des médias, s’amplifie.

Même les grands médias considérés comme « sérieux » font plus attention aux techniques de développement de trafic, telles que l’exploitation des réseaux sociaux et l’emploi de titres beaucoup plus incitatifs. Plus généralement, on se rend compte que le souci d’attirer le plus grand nombre dans les médias est attisé par le Web : émoicônes, boutons de partage de contenus, compteurs de visites, etc. Des outils, qui pourraient bien passer pour de simples gadgets pour les médias qui avaient appris à se constituer des publics bien avant Internet, mais dont on ne peut (presque) plus se priver dès lors qu’on a choisi de produire et diffuser pour Internet.

Le community manager ou une publicité douce de l’information

Pour attirer davantage de lecteurs, et gérer ceux qui atterrissent sur leur site web ou leurs comptes sur les réseaux sociaux, plusieurs médias recourent aux community managers. Cependant, le rôle de ces derniers va bien au-delà, pour devenir acteurs même de la circulation, voire de la production de l’information sur Internet. Promettant d’être innovants et alliant des contenus journalistiques et logiques purement technologiques propres aux TIC comme attirer ou « faire bonne impression » (recueillir autant de mentions « J’aime » que possible, par exemple), les CM mènent les médias sur un terrain on ne peut plus publicitaire, au risque de se confondre avec les relations publiques. Le cas des médias africains, que l’on examinera plus particulièrement ici, en est, croyons-nous, une bonne illustration.

Née dans le développement des jeux impliquant plusieurs acteurs en ligne, la fonction de CM « se situe à la frontière entre communication, relation clientèle et marketing1 ». Entre interactivité, réactivité, animation, réseau et communauté, valeurs caractéristiques du cyberespace, le CM anime le jeu, crée du trafic ou l’amplifie. Dans le marketing ou en journalisme, il a pour charge de dynamiser un site, de générer de l’audience... Il anime les fans pages, modère parfois les contributions ou commentaires. Ainsi, il répond systématiquement aux réactions, aux questions, en sélectionne les plus pertinentes et les valorise, par exemple, en allant jusqu’à les recycler sous forme d’articles. « Un des rôles du CM est aussi d’augmenter l’intérêt des lecteurs envers une information en la rendant attrayante », indique Daniel Djongelo, community manager pour la plateforme de blogueurs Habari RDC2.

Le plus souvent, en effet, et dès l’instant où une information a été publiée sur Internet, le CM la reprend sur les réseaux sociaux, dans les groupes ou forums qu’il gère. Les réseaux sociaux, faut-il le mentionner, sont devenus des sources importantes de trafic pour les médias en ligne. Sans le CM, explique l’Ivoirien Benjamin Yobouet engagé dans la communication digitale, « le partage de l’information serait plate, monotone ». Pour lui, le CM n’est donc pas un robot qui programme l’information et la modère. « Il travaille à la rendre attrayante, plus accessible et plus adaptée à la cible », explique-t-il.

Mais bien au-delà de la question d’audience, le succès – et donc l’image même des médias – est en jeu. Le community manager se trouve au cœur des interactions entre les instances éditoriales et managériales et les publics. En agissant sur les contenus, les produits médiatiques, il agit sur l’image de marque des médias. De cette manière, il ne s’occupe pas seulement de la diffusion des contenus, mais aussi de la communication institutionnelle. Il assure les relations avec le public, sinon les relations publiques.

Mais dans le même temps, le CM réalise de plus en plus de tâches éminemment journalistiques, qu’il soit journaliste ou que des journalistes jouent son rôle. Installé ainsi au cœur même de la stratégie éditoriale et de la vitalité des contenus publiés sur Internet, ce qui est le cas de Habari RDC, il tend à « stimuler » les clics, les commentaires, parfois avec des techniques de la propagande ou de la publicité. Daniel Djongelo, de Habari RDC, se trouve par exemple parfois à chercher « la déclinaison d’une information dans son lien à un évènement qui fait le buzz, en usant de l’humour, de l’autodérision, etc. » Ainsi, explique-t-il, « le CM peut contribuer au succès d’une information en la traduisant dans le langage Internet ou plus particulièrement dans le langage de sa communauté ».

Le sentiment d’avoir fait de la publicité, pour le Béninois Cyrille Tohouenou, arrive lorsqu’il observe un grand nombre de partages d’une information qu’il a animée et qui devient « un centre d’intérêt d’internautes ». Dans son expérience, le CM espère apporter de la visibilité à l’information et la crédibilise. Et c’est là une valeur ajoutée à l’information journalistique. Quand tout marche bien, sans dérapage. Puisqu’au demeurant, la pratique interroge sur la neutralité et l’objectivité même exigibles d’une information journalistique.

Développement de l’audience et normes journalistiques

L’information journalistique classique, c’est-à-dire sans considération des déclinaisons propres à des types de journalismes précis, est fortement normative. Une de ses principales références est la primauté de la vérité, devoir professionnel et droit du public, comme le souligne la Charte de Munich. Son premier article est ainsi libellé : « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même [le journaliste], et ce, en raison du droit que le public a de connaître ».

Pour cela, les journalistes ont obligation et besoin d’indépendance dans leur travail, de respecter les droits de la personne et d’agir loyalement3. Or, pour les journalistes, l’indépendance se heurte parfois aux contraintes des lignes éditoriales, des dispositifs techniques ou des modèles rédactionnels. On sait aussi qu’au sujet des traitements des questions complexes, les médias sont souvent accusés de simplification à outrance des sujets d’actualité, voire de mécompréhension.

Pourtant, sur les réseaux sociaux, les CM, parfois sans formation sur les fondamentaux de la production de l’information et de son sens social, la manipulent au quotidien. Le recours fréquent des CM à des procédés rhétoriques ou à des constructions littéraires séduisantes, tend à réduire l’information qu’ils ont en main au simple paraître4, à l’impressionnant, comme c’est le cas en matière de publicité.

Le danger de tomber dans ce que Charles Susanne appelle l’information sans contenu5 au risque de la désinformation est important. Bien plus, le souci d’attirer par des techniques proches des relations publiques et de la publicité6 revient parfois, sinon souvent, à promettre plus que ce qu’apportent vraiment les contenus des publications.

Les CM africains francophones que nous avons interrogés ont pourtant le sentiment d’agir en toute justesse. Généralement, ils procèdent par des résumés des articles publiés dans la même optique que les titres incitatifs qui surclassent les titres informatifs sur Internet. Cependant, on sent vite que leur propension à susciter le clic, à augmenter le trafic, devient presque une fin pour cette stratégie éditoriale. Acte d’engagement du lecteur tout comme le partage et le like, le clic possède en outre une valeur économique pour les médias de plus en plus avides des chiffres, pour convaincre les annonceurs de leur succès. Mais la tactique ne manque pas d’irriter quand le contenu réel ne colle pas au titre qui a attiré en promettant trop. On se souvient de cette pique de l’ancien premier ministre du président Mobutu, Lunda Bululu (1990-1991) contre une certaine presse de Kinshasa : « Des titres grandiloquents mais avec un contenu sablonneux7. »

En outre, derrière cette démarche peut également apparaître une partialité gênante pour l’information ainsi gérée. Puisque les CM ne s’interdisent pas les coups de cœur, les coups de gueule, l’ironie, ou les effets de style… ils peuvent réinterpréter l’information de base qui, sur le site web, est parfois plus soucieuse de justesse et d’équilibre. Le risque, dès lors, est d’en rester à une quête d’influence. Celle-ci n’est à première vue pas foncièrement mauvaise puisque ces médias en ligne ont besoin pour vivre d’audiences élargies.

Mais, en se rangeant progressivement sous les couleurs des RP, l’information risque de minimiser ses exigences d’exactitude, de sacralité des faits, etc. Elle prend le risque de se subjectiver alors que foisonnent dangereusement pour les internautes les craintes d’être pris au piège des fake news (fausses nouvelles) et les critiques sur la post-vérité. Des dérives communicationnelles, charriées par les réseaux sociaux que Sisi Kanyan considère comme « un véhicule de beaucoup d’éléments qui pèchent contre les principes d’une humanité intelligente et civilisée8 ».

Au bout du compte, la tentation du nombre tend à conduire les médias à relâcher le contrôle rigoureux de l’information. Ce contrôle renvoie pourtant aux exigences éthiques spécifiquement journalistiques dans la production et la diffusion de l’information : devoir d’équilibre, de vérité, de sincérité, etc. Cependant, bien circonscrit et encadré, de l’avis du Centrafricain Rosmon Graine et tel qu’il l’a vécu dans une institution internationale, le travail du CM peut contribuer par exemple à minimiser les fake news sur une marque ou un média. Puisque dans sa veille « journalistique » sur les réseaux sociaux, il réagira avec « promptitude ».

Mais ce que croit le blogueur tchadien Ana Djib, c’est qu’« une information géniale peut bien être diffusée sans un bon CM » et qu’une « information banale peut avoir un succès si le CM lui donne une valeur ajoutée ». Ce qui, remarque-t-il, lui donne tout de même l’impression, lorsque cela lui est demandé, de faire de la publicité. 

Didier Makal est journaliste et assistant en communication
à l’Université de Lubumbashi.



1

Schöpfel, Joachim (2009). Animer le web 2.0 : Community manager. Archimag Guide Pratique, n°37, p. 17.



2

Sauf précision contraire, tous les témoignages rapportés ici ont été recueillis par nous-même.



3

Conseil de déontologie journalistique, (2013). Code de déontologie journalistique. Les carnets de la déontologie, n°5.



4

La presse écrite, par exemple, fait parfois de la publicité dans l’audiovisuel pour la sortie de nouveaux numéros ou d’exclusivités.



5

Suzanne, Charles (1999). L’information : liberté ou régulation des nouvelles technologies. Dans Médias : information ou manipulation. Bruxelles : Presses de l’Université de Bruxelles, p. 19-25.



6

Voir Lavigne, Alain (2002). Journalisme, relations publiques et publicité : produits et médias d’hybridation dans l’univers de l’écrit. Les Cahiers du Journalisme, 1 (10), p. 182-197.



7

Muyumba, Amuri R. (2003). Difficile de conjurer les vieux démons. Palabres, n°10, « Regard sur la presse », p. 68.



8

Kanyan, Sisi (2018). Sur l’autoroute de l’information numérique. Le journalisme citoyen en RD du Congo face au défi de la post-vérité. Paris : L’Harmattan, p. 27.






Référence de publication (ISO 690) :
MAKAL, Didier. Le métier de community manager et les valeurs journalistiques. Les Cahiers du journalisme - Débats, 2019, vol. 2, n°3, p. D31-D34.
DOI:10.31188/CaJsm.2(3).2019.D031


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