Accueil
Sommaire
Édition courante
Autres éditions
Projet éditorial
Partenaires
Éditions et formats
Contacts
Première série
depuis 1996
Seconde série
depuis 2018
Comité éditorial
Comité de lecture
Dossiers thématiques
Appel permanent
Conditions
Proposer...
Un article de recherche
Un point de vue
Une réponse
Une recension
Un dossier
Normes et instructions
Commander
Reproduire
Traduire
Comment ne pas
citer les Cahiers

Parutions et AAC
Nouvelle série, n°5

Été 2020

RECHERCHES

TÉLÉCHARGER
LA SECTION

SOMMAIRE

TÉLÉCHARGER
CET ARTICLE






NOTE DE RECHERCHE

À la recherche des publics à l’ère
du numérique : multiréalité
et enjeux médiatiques

Pascal Ricaud, Université de Tours

Résumé

À partir de deux terrains déjà travaillés, ceux de Radio France internationale et de Radio-Canada, la phase du projet de recherche présentée ici, centrée sur le nouveau rapport des journalistes aux publics, s’inscrit dans un cadre plus large – celui de l’évolution des pratiques des journalistes radio dans un contexte de numérisation aujourd’hui bien engagé mais non stabilisé. Je m’interroge à propos de la définition et de la place des publics des médias aujourd’hui dans un contexte d’interactions et de participation accrues d’une partie au moins de ces publics, remettant en question le contrat médiatique traditionnel, mais qu’il ne s’agit pas de surestimer pour autant. Cette note de recherche est aussi l’occasion de présenter les premières observations, mais aussi les nouvelles pistes de réflexion et orientations méthodologiques de ce travail.

Abstract

This phase of our research project, which focusses on a new type of relationship between journalists and the public, is part of a broader framework – that of the evolution of radio journalists’ practices in a context of digitalization that is now well underway but not established in two areas already studied by the writer, those of RFI and Radio-Canada. In a context of increased interaction and participation of at least some of the audience, the definition and the role of media audiences today will be taken into consideration to rethink the traditional media contract, without overestimating it. This paper is also an opportunity to present the first observations, but also the new avenues for reflection and methodology that this work brings.

DOI:10.31188/CaJsm.2(5).2020.R089





C

ette note de recherche présente les futures perspectives de la nouvelle phase envisagée d’un travail engagé depuis plusieurs années déjà. La question centrale étant l’évolution du statut du public, et plus spécifiquement les nouvelles formes d’un contrat médiatique dans un contexte de numérisation et d’appropriation accrues des contenus. On peut évidemment interroger la pertinence de l’usage du concept de « contrat médiatique » dans le sens où il s’inscrivait initialement dans l’analyse un dispositif médiatique linéaire, et le plus souvent unilatéral, de l’information, où instances de production et de réception, diffuseur et récepteurs, étaient plus ou moins bien identifiés. Cependant, on peut d’abord souligner que Patrick Charaudeau lui-même rappelait dans un article en 2010 (p. 54) que cette instance de réception représente « un public, non homogène, composite et non captif à priori ». Le public captif, apparemment homogène, est finalement une reconstruction – en « destinataire cible » précise l’auteur – qu’opère l’instance de production. Cette projection artificielle des médias audiovisuels et généralistes en particulier, ignorant la diversité des publics, est allée de pair avec la non-prise en compte de la diversité des dispositifs et conditions de réception.

La difficulté réside certainement plus aujourd’hui à identifier l’ensemble des publics – en plus de leur place et de leur impact – auxquels les professionnels de l’information s’adressent et sont en même temps exposés, tant les écosystèmes de rencontres et d’échanges entre ces différents acteurs sont potentiellement nombreux. Dans ce cadre la question de la manière dont se redéfinirait – ou pourrait se définir – un contrat médiatique entre ceux qui produisent l’information et ceux qui la consomment et l’utilisent (la rediffusant, la commentant, la contestant, la détournant, etc.) n’a de sens que si on cherche à savoir dans quelle mesure les dispositifs médiatiques (et les journalistes) sont affectés par l’irruption d’une prise de parole devenue permanente dans l’espace public d’une partie de la société civile, constituée notamment de contre-publics subalternes particulièrement expérimentés et compétents dans le traitement et l’utilisation de l’information (Fraser, 2001).

Par ailleurs nos recherches nous amènent à ce jour à formuler l’hypothèse que ces publics, dont les pratiques apparaissent de plus en plus volatiles, ne peuvent être totalement assimilés à des publics holographes, au sens où l’entend Valérie Jeanne-Perrier (2018), contrairement aux journalistes indéniablement présents en « même temps » sur diverses scènes médiatiques, y compris sur leurs propres réseaux sociaux et ceux liés à leurs médias d’appartenance (ce que nos recherches publiées ont également pu démontrer)1. L’omniprésence des publics actifs – ou leur ubiquité d’une certaine manière – indépendamment de leur degré d’engagement citoyen, ne va pas de soi, les auditeurs n’étant pas forcément les mêmes que les internautes déjà à la base.

Dès le début de ce projet de recherche, mené initialement avec Nozha Smati à partir de 2014, nous avions l’ambition d’aborder une double problématique à partir du terrain de RFI (Radio France Internationale).

Cette recherche est d’abord centrée sur la question des mutations des identités et pratiques des professionnels de la radio à l’ère numérique. Il s’est avéré assez rapidement que cette question ne pouvait être traitée indépendamment de celle de la place des publics, aujourd’hui appréhendés comme des acteurs à part entière de l’information. Nous nous sommes posé plus précisément la question de l’évolution de leurs relations aux publics, supposant ainsi une évolution de la place qu’occupent ces derniers dans la production et la diffusion de l’information.

Ces questions s’inscrivent dans un double cadre sociotechnique et socioconstructiviste. Ainsi, la technique, à travers les entretiens menés avec les journalistes, est appréhendée en termes d’appropriation (voire de réappropriation) et dans sa dimension sociale (chacun l’adaptant finalement à ses besoins, à la vision qu’il a de son métier ou de sa mission, mais aussi en fonction des représentations qu’il a développées autour de la technique).

Notre première analyse, consacrée aux journalistes de RFI, a été menée à partir d’une série d’entretiens dits « compréhensifs » (les journalistes donnant sens à leurs pratiques à travers un discours réflexif). Cette approche (Kaufmann, 2007) prend le parti pris « […] qu’il n’existe pas de réalité objective, mais des représentations subjectives propres aux enquêtés qui permettent de construire des connaissances en tant que reflets d’une réalité, utiles à la compréhension d’un phénomène » (Arditti-Siry, 2012, p. 121).

Des entretiens de groupe (avec 3, 4 journalistes) ont également été menés à Radio-Canada, à partir de thématiques particulières qui pouvaient justifier un approfondissement et une confrontation des expériences et points de vue. Cela permet aussi au chercheur de se mettre plus en retrait, de sortir d’une démarche plus interactionniste de coconstruction avec les acteurs du sens qu’ils donnent à leurs conduites. À travers ces entretiens, les journalistes mettent en exergue l’évolution de leurs mondes propres dans un contexte de mutation des manières de faire : multicompétence, diversification des modes d’expression.

Radio-Canada comme cadre d’observation d’expérimentations et mutations numériques des métiers de l’information

Le choix de Radio-Canada (du média radio) a d’abord été motivé par l’ambition d’une étude comparative avec RFI. Les contextes politique, économique et les conditions d’évolution de ces deux médias publics apparaissaient sensiblement différents. Mais leur capacité d’innovation (se traduisant par une plateformisation accrue de leurs contenus) en revanche est comparable par certains aspects (L’Atelier des médias pour RFI ; RAD pour Radio-Canada ; leurs applications mobiles).

Ce média a connu un tournant particulièrement important en 2013, lui ayant valu pas mal de critiques, certains jugeant que le service public qu’il incarnait avait été sacrifié (Saulnier et Couture, 2015). C’est le cas des Amis de Radio-Canada. Ce collectif se disant soucieux de préserver la qualité du service public audiovisuel a été particulièrement actif sous le dernier mandat des conservateurs, sous l’impulsion du SCRC (Syndicat des communications de Radio-Canada) et de la CSN (Confédération des syndicats nationaux).

Comment Radio-Canada se représente-t-il ses publics :
vers un espace public mosaïque ?

L’inquiétude exprimée par une partie du public de Radio-Canada, ou de ses anciens dirigeants, a coïncidé avec une nouvelle stratégie éditoriale et économique du média. Les orientations données allaient toutes dans le sens d’une convergence et d’une nouvelle appréhension des publics, considérés en même temps comme des consommateurs et des acteurs de l’information.

En 2016, la « stratégie 2020 » de CBC – Radio-Canada2 – insistant sur le numérique au cœur du projet de développement – se présentait comme « l’espace public des Canadiens ». À la lecture et à l’écoute du projet (vidéo YouTube) on pourrait plutôt parler d’espaces des publics canadiens (multiécrans et multicanaux), plus ou moins privatisés, faisant la part belle à l’individu et à une approche multicommunautaire (c’est-à-dire le « local » avant tout, les immigrants, puis les autochtones). L’espace public dans l’esprit du média public canadien ressemble plus à une mosaïque d’espaces en ligne partiellement privatisés. La dimension conversationnelle devient par ailleurs centrale et passe notamment par les plateformes numériques mises en place et les réseaux sociaux.

À une construction d’une réalité collective – qui pouvait caractériser les anciens médias – succède une multitude d’expressions de réalités vécues par les publics des médias, par les internautes, dont la forme la plus paroxysmique est le système de commentaires, surtout quand elle se transforme en arènes des frustrations, des fantasmes, des peurs, des suspicions qui traversent une société. Ces nouvelles arènes sociales, quand elles ne sont pas muettes ou dans une forme de validation du discours (sous-entendu du journaliste) se transforment le plus souvent en espaces de déconstruction du discours, non pas forcément pour ce qu’il dit mais pour ce qu’il montre, qu’on peut traduire par une tentative de contester des réalités qui dérangent nos mondes propres.

Nouvelle phase et réorientation méthodologique

Sans avoir encore épuisé la question de l’évolution des pratiques et de l’identité professionnelles des journalistes de Radio-Canada dans un contexte de numérisation qui est loin d’être achevé, et en est même sans doute encore à un stade expérimental3, il apparaît par ailleurs nécessaire de renforcer le cadre théorique et d’analyse, de mettre en place les conditions méthodologiques d’un recueil de données produites par les publics eux-mêmes. En effet, si les entretiens compréhensifs (journalistes) et semi-directifs (cadres, direction), au fur et à mesure de leur exploitation, permettent de saisir assez finement les stratégies et intentions de l’instance de production médiatique, ainsi que les représentations et nouvelles relations qu’entretiennent les journalistes avec leurs publics, ils ne livrent que peu d’éléments sur le positionnement, les nouvelles représentations et pratiques des publics eux-mêmes.

La première phase de ce travail de recherche a pu être menée à bien dans le cadre d’un CRCT4, pendant 5 mois à Montréal (rattachement au CRICIS, à l’UQAM)5, même si le temps a manqué pour la mise en place d’ateliers délibératifs en particulier comme ce fut envisagé initialement.

Il ne s’agit pas ici de saisir les nouvelles figures intermédiaires de l’information, cela occupe bien assez de collègues par ailleurs et nous avait conduit nous-mêmes à en décrire une figure particulière (celle d’auxiliaire d’information) (Smati et Ricaud, 2015), mais de tenter de comprendre et redéfinir ce qu’est un public aujourd’hui, ses divers modes d’expression et de participation ((isolement de profils à partir de l’observation des réseaux sociaux de Radio-Canada et de journalistes, mise en place d’entretiens, de groupes de discussion sur le modèle des ateliers délibératifs, éventuellement organisés en ligne [Natali, Ricaud et al., 2006]).

Dans un premier temps, le travail de veille sur des dispositifs multimédias et interactifs en ligne (réseaux sociaux numériques et systèmes de commentaires en ligne) de Radio-Canada, permettra de dépasser le stade des représentations et des (inter)subjectivités (chercheur-interviewé) exprimées en entretiens. Il faudra donc définir un protocole visant à mieux cerner les usages et profils d’utilisateurs. Des analyses ont déjà été amorcées (espace de commentaires en ligne de l’émission Désautels le dimanche, réseaux sociaux du RAD).

L’organisation d’ateliers délibératifs (idéalement en ligne), consécutifs à des réunions d’information-formation, se ferait avec un panel motivé de professionnels de la radio et des auditeurs-internautes de Radio-Canada sollicités via des forums, dont essaiera de cerner préalablement les profils utilisateurs, autrement dit les pratiques spécifiques. Nous espérons pouvoir ainsi mieux cerner les comportements de plus en plus complexes de ces publics, du fait notamment de leurs usages de divers supports et réseaux sociaux rattachés au média. L’objectif final étant de pouvoir mieux cerner les pratiques, les représentations, mais aussi les attentes ou doléances de chacun.

La figure problématique du public

Dans le cadre des entretiens et observations menés à RFI, puis à Radio-Canada en 2018, il s’agissait de mieux comprendre les nouvelles relations des journalistes radio à leur public « doté [plus que jamais] de capacités d’auto-gouvernement, de délibération ou de participation ou de compétences de réception médiatique et culturelle » (Cefaï et Pasquier, 2003). Face à ce nouveau statut reconnu aux publics, de plus en plus autonomes et potentiellement actifs, l’attitude constatée des journalistes6 – qui se traduit aussi à travers un certain nombre de pratiques sur les réseaux sociaux numériques où ils sont en contact avec leurs auditeurs – apparaît, au mieux, bienveillante, au pire indifférente.

Dans le premier cas, ce pourrait être un indice de l’évolution du contrat médiatique, d’une relation plus équilibrée entre instances de production et de réception (Charaudeau, 2000) :

À l’ère d’internet et des réseaux sociaux, d’un journalisme s’inscrivant dans des logiques de plus en plus collaboratives, participatives, peut-on considérer en effet que nous ne soyons plus confrontés à une « transaction sans échanges » (Baudrillard, 1970) mais au contraire à des échanges plus équilibrés, plus équitables, plus éthiques entre ceux qui font l’information et ceux qui la reçoivent ? (Ricaud, 2016).

Expression et pluralité du public (d’où partons-nous ?)

La notion de public peut être appréhendée à la base comme une construction, de manière complémentaire au travail effectué par l’instance de production pour définir une instance cible dont elle va identifier et mettre en avant tout dénominateur commun et fédérateur. Néanmoins l’instance cible reste une « construction imaginée » à partir de sondages et d’enquêtes « mais surtout à partir d’hypothèses sur ce que sont les capacités de compréhension du public visé (cible intellective), ses intérêts et ses désirs (cible affective) » (Charaudeau, 2005, p. 64).

L’idée de public est née aussi de la conscience qu’a chacun d’accéder collectivement à l’information (et de pouvoir la partager) dans l’espace public par l’intermédiaire des médias, mais pas seulement. Cet acte collectif, partagé, a plus ou moins vécu, en dehors encore de quelques événements commémoratifs ou essentiellement sportifs à l’échelle planétaire, qui permettent à une communauté immense mais fugitive de partager une même expérience (Dayan et Katz, 1996). Par contre, au quotidien dans la nouvelle ère de l’information numérique, nous sommes loin de cette lecture partagée du journal assimilable à une cérémonie de masse – parfaitement décrite par ailleurs par Bénédict Anderson (1996, p. 46) – fondant notamment un imaginaire collectif. Dans ce modèle, chacun s’approprie alors des informations, une connaissance du monde collectivement partagée.

Ces formes de socialisation médiatisées présentent l’avantage que chaque membre d’un public peut partager un même univers de discours, c’est-à-dire des signes et symboles produits par une collectivité permettant les pratiques discursives7, grâce à des significations communes et une interprétation suffisamment proche du monde.

« L’expérience du spectateur (était) toujours déjà déterminée par l’expérience du public qu’il est sur le point de constituer » (Benjamin, 1983). Daniel Dayan ajoute que le public auquel on se réfère sert d’horizon à l’expérience du spectateur. « De ce point de vue on ne peut être spectateur sans référence à un public » (2000, p. 430). Pourtant on a parlé à ce propos de « réunion invisible » (à la télévision, mais aussi à la radio), ce qui démontre encore une fois le rôle important de l’imaginaire de chacun à la base, mais aussi le rôle central du média dans le processus d’objectivation d’un public. Il ne m’est pas permis de développer plus ici, mais dans la littérature – dès 1927 dans les travaux de John Dewey (20101/ 1927) – il apparaît clairement que la constitution d’un public et la question de l’information (ses moyens, sa diffusion) sont étroitement imbriquées.

Adopter ce point de vue, c’est admettre qu’un public n’existe que par l’intermédiaire de mondes journalistiques. C’est donc relativiser la portée de son action et de son autonomie d’action, ou l’associer plus étroitement à l’activité des professionnels de l’information qui fixent les règles du jeu, donc le périmètre de participation des individus issus de ce public. Ce que nous avons pu vérifier. Seulement ce raisonnement ne tient qu’en partie si on considère que par ailleurs certains modes de participation ne sont pas le fait de membres traditionnellement identifiés de ce public (celui du média) mais d’individus qui s’approprient des espaces d’expression en ligne – en particulier les systèmes de commentaires – sans être forcément par ailleurs auditeurs de la radio.

Dans tous les cas ceux qui participent sont apparemment plus dans une démarche de partage que dans une forme de concurrence. On pourra vérifier par ailleurs s’ils ont un profil sociologique particulier (fort capital culturel, l’habitude d’écrire et exprimer des idées, intérêt marqué pour la vie publique, cf. Rebillard, 2011), comme nous avons pu le vérifier dans le cas de la plateforme en ligne L’Atelier des médias (RFI) (Ricaud et Smati, 2017). C’est ce que montrent pour l’instant les entretiens et les premières observations en ligne.

Une multiréalité des mondes journalistiques et de leurs publics

L’idée qu’un public est pluriel n’est pas née avec la numérisation de la société. Pour John Dewey :

Un public est composé de publics au pluriel, et chaque public comprend des individus dont les rôles, les fonctions, le statut ou les places qu’ils occupent sont singuliers. Cette diversité est manifeste lors des premiers moments de l’apparition d’un public (Zask, 2008).

Ce public, néanmoins, sera capable de produire un consensus ou au moins une proposition collective, à partir du moment où il aura suffisamment d’intérêts communs et aura créé assez d’interactions, donc de dépendances réciproques, au-delà de la diversité des membres qui le composent. Si on considère que ce public se structure autour de savoirs et de pratiques plus ou moins partagés, on peut concevoir dans le même temps qu’il est aussi diversifié qu’il y a d’individus. Ce n’est pas en soi contradictoire.

Mais la nouveauté réside plus dans la segmentation, pour ne pas dire l’atomisation, des pratiques, y compris par rapport aux possibilités offertes par un seul média. L’exemple de Radio-Canada en la matière, déjà en même temps radiophonique et télévisuel, est assez représentatif de ce point de vue. En effet, les mondes journalistiques aujourd’hui observables se définissent tous par rapport au numérique, selon qu’il a abouti à une diversification des tâches de production donc à faire émerger une nouvelle figure de journaliste polyvalent (papier web, photographie, son, capsules vidéos), à un journalisme de desk multimédia visant à fournir une actualité (presque) en temps réel (fonction éditoriale minimale) indifféremment pour la télévision et la radio, à un journalisme expérimental exclusivement numérique et axé sur une diffusion sur les réseaux sociaux à partir de productions dont les formats sont le plus souvent très courts.

Ainsi il est difficile de comparer le travail des journalistes de desk et polyvalents de la rédaction de RDI8 centrés sur l’actualité et soumis à un rythme effréné, à celui des membres du RAD ayant pour mission d’intéresser un jeune public, en s’adressant à lui exclusivement via les réseaux sociaux9 (papiers web, Facebook live, capsules vidéo, etc.).

Conclusion : quelques enseignements et ouvertures

On peut appréhender la question de l’évolution du statut des publics à la lumière de quelques résultats de recherche, qui devraient déjà permettre d’esquisser un nouveau modèle de contrat médiatique.

Ainsi, il apparaît que l’identité journalistique en tant que telle, ici, n’est pas remise en question, pour deux raisons :

Le journaliste conserve la maîtrise de la production de l’information, de sa vérification et de son traitement, tant bien que mal pourrait-on dire par rapport au temps qu’il peut consacrer notamment à la première des deux tâches ;

Les publics – du moins ici – ne sont pas globalement dans une démarche de contestation ou de substitution, continuant à jouer avant tout le rôle dans lequel on les attend traditionnellement (celui d’usagers plus ou moins actifs).

Par ailleurs, « la rencontre entre les journalistes et les membres [des communautés en ligne] peut avoir lieu ailleurs ou autrement, par la collecte de sujets, de thèmes que le média peut aider à traiter et à éclairer, mais aussi dans l’autre sens par l’utilisation, par le média de compétences et de connaissances produites par la communauté en ligne sans que ce soit pour autant réduit à un digital labor » (Ricaud, 2019). Cette rencontre s’opère autant si ce n’est plus sur les réseaux sociaux des journalistes eux-mêmes, que sur ceux du média qui les emploie.

L’atelier délibératif, s’il n’est pas appréhendé seulement comme un partage d’expériences de pratiques et de confrontations de points de vue, doit permettre de vérifier et approfondir ces observations. Le chercheur, jouant le rôle de facilitateur, peut aussi favoriser la rédaction de recommandations autour des « bonnes pratiques », de principes éthiques, d’impératifs déontologiques, voire de suggestion d’améliorations de la communication et des modalités de contributions des internautes. 

Pascal Ricaud est maître de conférences à l’Université de Tours.




Notes

1

Sachant que nous ne nous intéressons pas directement aux relations entre journalistes, publics et cette troisième entité que sont les politiques, comme Valérie Jeanne-Perrier.



2

La stratégie 2020 de Radio-Canada est disponible en ligne sous diverses formes dont le document « CBC/Radio-Canada : l’espace public des Canadiens » (Radio-Canada, 2016). qui résume les ambitions d’un média qui cherche à s’adresser à tous et à chacun, à chaque communauté.



3

À propos du développement de supports numériques, notamment en ligne, Jonathan Trudel parle de « laboratoire à grande échelle » (Rédacteur en chef à la rédaction numérique, entretien du 18/06/2018).



4

Le CRCT ou « Congé pour recherches ou conversions thématiques) » est accordé, généralement pour une durée de 6 mois, sur la base d’un projet de recherche, par la section CNU de rattachement (en l’occurrence « Sciences de l’information et de la communication »).



5

Le CRICIS (Centre de recherche interuniversitaire sur la communication, l’information et la société) m’a accueilli en tant que chercheur invité au second semestre 2018.



6

Une première vague d’entretiens a eu lieu au mois de mars 2018. Une seconde au mois de mai.



7

« Notre Babel n’est pas de langues mais de signes et de symboles ; sans ceux-ci, une expérience partagée est impossible » (Dewey, 2010, p. 81).



8

RDI (Réseau de l’information) a été rebaptisé ICI RDI en 2014.



9

RAD est présent sur Facebook, YouTube, Instagram et Snapchat.






Références

Anderson, Benedict (1996). L’imaginaire national : réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme. Paris : La Découverte.

Arditti-Siry, Rebecca (2012). Pourquoi lisent-ils ? Portraits de jeunes lecteurs de presse quotidienne nationale. Thèse de doctorat en SIC, Université Toulouse 2.

Benjamin, Walter (1983). L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée. Dans Essais II, 1935-1940. Paris : Denoël-Gonthier (original : 1936).

Charaudeau, Patrick (2000). L’événement dans le contrat médiatique, Dossiers de l’audiovisuel, 91.

Charaudeau, Patrick (2005). Les médias et l’information : L’impossible transparence du discours. Louvain-la-Neuve : Éditions De Boeck.

Charaudeau, Patrick (2010). Une éthique du discours médiatique est-elle possible ? Communication, 27(2), 51-75.

Cefaï, Daniel et Pasquier, Dominique (2003). Introduction. Dans Les sens du public : Publics politiques, publics médiatiques. Paris : PUF.

Dayan, Daniel (2000). Télévision, le presque-public. Réseaux, 100, 427-456.

Dayan, Daniel et Katz, Elihu (1996). La Télévision cérémonielle. Paris : PUF.

Dewey, John. (2010). Le Public et ses problèmes. Paris : Gallimard (original : 1927).

Fraser, Nancy (2001). Repenser la sphère publique : Une contribution à la critique de la démocratie telle qu’elle existe réellement (traduit de l’anglais par Muriel Valenta). Hermès, 31, 125-156.

Jeanne-Perrier, Valérie (2018). Les journalistes face aux réseaux sociaux ? Une nouvelle relation entre médias et politiques. Paris : MKF éditions.

Kaufmann, Jean-Claude (2007). L’entretien compréhensif. Paris : Armand Colin.

Natali, Jean-Paul, Ricaud, Pascal et Kiely, Gerard (2006). Public opinion and governance: E-deliberative situations [EDS]– A tool to gather and analyse the views of participating citizens. Proceedings of the 2nd International Conference on Information and Communication Technologies (p. 949-953). Damas : IEEE.

Radio-Canada (2016). CBC/Radio-Canada : l’espace public des Canadiens. Montral : Radio-Canada.

Rebillard, Franck (2011). Création, contribution, recommandation : les strates du journalisme participatif. Les Cahiers du journalisme, 22/23, 28-41.

Ricaud, Pascal (2016). Analyser la radio en termes d’effets. Dans Frédéric Antoine (dir.), Analyser la radio : Méthodes et mises en pratique (p. 176-184). Bruxelles : Éditions De Boeck Supérieur.

Ricaud, Pascal (2019). Nouvelles pratiques de l’information et figures du public à l’ère du numérique. Dans Éric George (dir.). Numérisation de la société et enjeux sociopolitiques 2 : Numérique, information et recherche (p. 31- 42). Londres : ISTE Editions.

Ricaud, Pascal et Smati, Nozha (2017). Numérisation de la radio : Effets sur les pratiques des professionnels de l’information et la participation des publics. Les Enjeux de l’information et de la communication. 18, 33-46.

Saulnier, Alain et Couture, Pauline (2015). Losing our voice: Radio-Canada under siege. Toronto : Dundurn.

Smati, Nozha et Ricaud, Pascal (2015). Les nouveaux modes de relation des journalistes à leurs publics : Les usages numériques chez les journalistes de RFI. Revue française des sciences de l’information et de la communication, 7.

Zask, Joëlle (2008). Le public chez Dewey : une union sociale plurielle. Tracés, 15, 169-189.




Référence de publication (ISO 690) : RICAUD, Pascal. À la recherche des publics à l’ère du numérique : multiréalité et enjeux médiatiques. Les Cahiers du journalisme - Recherches, 2020, vol. 2, n°5, p. R89-R97.
DOI:10.31188/CaJsm.2(5).2020.R089


Proposer un commentaire