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Été 2020

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NOTE DE LECTURE

Mark Fortier : Mélancolies identitaires

Marc-François Bernier

O

n le lit, on le voit et on l’entend des deux côtés de l’Atlantique. À la fois l’ami d’Éric Zemmour et d’Alain Finkielkraut, il est sociologue, auteur et chroniqueur dans différents médias du Québec et de France. C’est pour mieux comprendre la pensée de Mathieu Bock-Côté (MBC) que Mark Fortier – sociologue, auteur et éditeur québécois – lui a consacré un ouvrage petit format de 168 pages, dans lequel il fait le bilan de l’année consacrée à lire presque tout ce que MBC a publié ici et là. En plus des écrits de circonstance qui se démultiplient en chroniques et blogues, principalement pour les quotidiens du groupe Québecor (Journal de Montréal et Journal de Québec) et du Figaro, Fortier a également lu quelques-uns de ses ouvrages.

Bock-Côté est la nouvelle coqueluche des conservateurs attachés aux gloires passées de la civilisation occidentale, déterminés à combattre un certain progressisme et le multiculturalisme en leur opposant une conception figée de l’identité. Du reste, l’ouvrage nous apprend que MBC a passé une partie de sa jeunesse à écouter, en famille, des microsillons de discours du général de Gaulle, qu’il connaît par cœur a-t-il déjà confié en entrevue radiophonique1 !

Fortier le décrit comme quelqu’un qui, depuis plus de 15 ans, « annonce la crise d’une civilisation menacée de l’extérieur par l’immigration, rongée de l’intérieur par le multiculturalisme et gangrénée de toute part par les pathologies de l’émancipation, mais l’habile communicateur sait être brave sans être sombre » (p. 16).

Maniant ici l’ironie, ailleurs la satire, – il parle de MBC comme du « bourdon rhéteur d’Amérique » (p. 111) tellement on peut le lire, le voir et l’entendre partout – l’auteur dresse à grands et gros traits la critique idéologique de MBC eu égard au multiculturalisme à la canadienne. Celui-ci ne serait finalement rien d’autre qu’une stratégie mûrement réfléchie pour s’opposer au destin du Québec de devenir un pays francophone laïque, certes, mais de tradition chrétienne.

Le projet de Fortier n’est pas de se livrer à une analyse sémiotique, linguistique ou sociologique des écrits de MBC. Son propos est davantage littéraire, voire impressionniste, et il faut en effet saluer la qualité de l’écriture.

Il n’y a pas vraiment de méthodologie au sens où l’entendent les sciences sociales, mais l’auteur dresse une analogie entre sa façon de procéder et celle de l’essayiste Morgan Spurlock dans Super Size Me. Pour montrer les méfaits de la malbouffe pour la santé humaine, Spurlock a mangé chez McDonald’s pendant un mois, à raison de trois jours par semaine. Fortier s’en inspire pour observer l’impact néfaste de cette diète idéologique sur sa façon de voir la société. Au terme de l’exercice, il ne semble pas en avoir trop souffert, son livre témoignant de son refus d’adhérer au « conservatisme de combat » (p. 11) de Bock-Côté.

Fortier croit avoir cerné la faille majeure de ce sociologue qui ferait « une sociologie sans société » (p. 23). Il en fait une description critique assez longue qui mérite toutefois d’être reprise en partie :

Les mouvements souterrains de la société, lents et difficiles à percevoir, échappent totalement à son attention… jamais il ne tient compte de la dynamique réelle [des] rapports sociaux dans le portrait qu’il fait de la société. […] Il se réclame de la sociologie libérale de Raymond Aron, mais contrairement à lui… Bock-Côté ne voit pas l’utilité de s’initier à l’économie politique pour comprendre le monde contemporain (p. 22).

Ce qui est le plus intéressant chez MBC, comme l’indique peut-être trop rapidement l’auteur, c’est davantage les enjeux dont il ne parle pas que ceux qu’il martèle sur plusieurs tribunes médiatiques du Québec et de France : « Il y a chez MBC des silences qui en disent plus long que toutes ses vociférations. Des craintes qui ne sont en réalité qu’une façon de se complaire dans son ignorance. Un refus de comprendre » (p. 42). Fortier dit n’avoir retrouvé, chez ce chroniqueur qui se déplace de Montréal à Paris, en passant par Marseille, aucune phrase :

[…] sur le capital qui dévore tout ce qu’il engendre, rien sur les grandes entreprises dont Keynes soutenait qu’elles éteindraient les étoiles avant de renoncer à leurs profits, pas une ligne sur les conditions de vie des salariés… il ne dit pas un mot du pays réel, de ses individus… des agriculteurs, des camionneurs, des infirmières. La vie de ces personnes, leur voix, l’air qu’elles respirent, les paysages qu’elles contemplent, tout cela est absent de son univers. Le tribun du peuple parle en leur nom, mais elles n’existent pas pour lui (p. 163-164).

Fortier a observé que ce que nous pourrions appeler la « méthode MBC », laquelle consiste à faire des affirmations sans jamais, ou très rarement, fournir les données sociologiques, démographiques ou économiques pertinentes. Il se contenterait facilement d’affirmation là où il faudrait aussi une démonstration.

Par exemple, Fortier note que MBC décrète dans une chronique qu’il y aurait trop d’immigrants au Québec en affirmant qu’il faudrait limiter leur nombre à 25 000 ou 30 000 par année afin de respecter la capacité d’intégration du Québec. Mais jamais ne définit-il ce qu’est au juste cette capacité d’intégration, ou ne justifie ce seuil maximal d’immigrants à l’aide de données probantes ou de faits sociaux. Plus récemment, et dans le même esprit, le chroniqueur parle « d’immigration massive pour nous submerger démographiquement » (2019), sans trop définir cette notion d’immigration massive.

On retrouve ici ce qui contribue au succès de MBC en France, auprès d’une certaine élite intellectuelle et médiatique bien campée elle aussi dans la mélancolie et la nostalgie d’un empire et d’un phare de la civilisation qui seraient voie de déliquescence, et craintive face à l’immigration, voire au « grand remplacement » qui les menaceraient.

Pour Fortier, le problème existentiel de MBC est qu’il se retrouve dans un Québec transformé, en mutation constante. On serait tenté même de le qualifier de l’État le plus progressiste d’Amérique du Nord. C’est un Québec qui a peu à voir avec la société traditionnelle où le clergé et les élites conservatrices régnaient sans réelle contestation dans l’espace public. Un Québec des années 1950 que le chroniqueur né en 1980 n’a jamais connu, mais dont il pleure la disparition, ce qui le précipite dans « une crise de mélancolie identitaire » (p. 44).

Pas étonnant alors de le voir citer des nationalistes de la trempe de Maurice Barrès ou encore le chanoine Lionel Groulx, selon le public auquel il s’adresse. Fortier parle même de « national-bockcôtisme » pour étiqueter ce type de nationalisme nostalgique et identitaire. Ajoutons que le regard critique de Fortier n’est pas celui d’un multiculturaliste à la canadienne, mais bien d’un nationaliste civique et progressiste, qui déplore que les discussions sur le nationalisme débouchent trop souvent « sur de lamentables et absurdes références au fascisme et au nazisme » (p. 75).

Dans cet ouvrage avant tout littéraire, rappelons-le, l’auteur parle beaucoup de lui, de sa famille, de sa jeunesse, de ses auteurs de prédilection (Arendt notamment). Cependant, même quand MBC n’est pas nommé, son ombre plane, notamment dans les digressions qui portent sur le fascisme, cette pathologie extrême du nationalisme identitaire. Elles constituent un sous-texte qui aurait mérité d’être mieux élaboré et justifié.

De par la notoriété qu’il a pu construire, et en raison de l’attrait de son discours conservateur à forte concentration d’inquiétude identitaire, Bock-Côté est devenu un acteur médiatique incontournable au Québec. Cela lui a servi de tremplin pour aller en France jouer au sein de l’équipe d’Alain Finkielkraut qui porte les couleurs du conservatisme identitaire. On peut certes contester la valeur de ses statuts d’intellectuel et de sociologue, comme le laisse entendre Fortier, mais on peut difficilement lui contester le statut de chroniqueur influent, ce qui justifie en loi l’attention que lui accordent observateurs et chercheurs intéressés à la vie des médias.

Un des angles morts de l’ouvrage de Fortier porte sur l’importance de l’opinion et de la chronique dans des médias aux prises avec la crise du modèle économique traditionnel. On peut y voir une adaptation des médias qui se manifeste par le retour en puissance du journalisme d’opinion, voire de persuasion, comme modèle d’affaires où on maximise les revenus tout en limitant les coûts de production. Il y aurait eu aussi beaucoup à dire quant à la présence de Bock-Côté au sein d’un groupe de chroniqueurs conservateurs préoccupés par les questions identitaires, à l’emploi de Québecor et de leur propriétaire Pierre Karl Péladeau, qui a été un temps le chef du Parti québécois, et ne semble pas avoir renoncé à influencer les débats publics et partisans si on se fie à ses multiples interventions sur les médias sociaux.

L’exercice de Fortier est le premier ouvrage à se concentrer exclusivement sur une partie du corpus de MBC. Le discours de Bock-Côté mérite qu’on s’y arrête, qu’on en analyse aussi bien les contenus manifestes et explicites que les connotations qui reçoivent néanmoins l’assentiment et l’adhésion de dizaines de milliers de lecteurs, qui sont aussi des électeurs dont le poids compte.

Toutefois, par sa nature littéraire et impressionniste, l’ouvrage nous laisse sur notre faim. Il y aurait pourtant beaucoup à dire sur les ressorts argumentatifs de MBC, sur l’impressionnisme de ses écrits et l’imprécision des concepts qu’il mobilise. Ou encore sur le fait qu’il parle souvent d’un Québec idéel, ramené à des catégories de pensée, voire d’une vulgate, qu’on voudrait bien voir supportées par des données probantes, des observations systématiques, des faits sociaux avérés. Un important travail d’analyse critique du discours de MBC et de ses effets sociaux et politiques reste à accomplir, car le chroniqueur est loin d’avoir fini de faire parler de lui. 

Mark Fortier (2019). Mélancolies identitaires : Une année à lire Mathieu Bock-Côté. Montréal : Lux, 173 p.

Marc-François Bernier est professeur titulaire au département
de communication de l’Université d’Ottawa.




Notes

1

Sur Radio-Canada (en entrevue avec Stéphane Garneau), le 1er décembre 2016.






Références

Bock-Côté, Mathieu (2019). « Expulser symboliquement les Québécois de chez eux : Il ne faut pas céder ». Le Journal de Montréal, [En ligne] journaldemontreal.com, 08.12.2019.




Référence de publication (ISO 690) : BERNIER, Marc-François. Mark Fortier : Mélancolies identitaires. Les Cahiers du journalisme - Recherches, 2020, vol. 2, n°5, p. R115-R118.
DOI:10.31188/CaJsm.2(5).2020.R115


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