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Nouvelle série, n°6

1er semestre 2021

DÉBATS

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ENQUÊTE

Couvrir l’environnement au péril de sa vie

Contrairement à l’Amérique du Nord et à l’Europe, enquêter sur l’environnement dans les pays dits en développement est particulièrement dangereux. Cibles privilégiées de puissants intérêts économiques et politiques, les journalistes du Tiers-Monde sont en climat hostile et souvent meurent en silence loin des phares médiatiques occidentaux.

Par Antoine Char



Composition CdJ (d’après des éléments sources CdJ et Pixabay)


L

e 1er juin 2015, la police indienne débarque dans le bureau de Jagendra Singh et l’asperge d’essence. Il succombe à ses brûlures au bout d’une semaine.

Sandeep Sharma lui, est mort sur le coup. Écrasé le 26 mars 2018 par un camion-benne, alors qu’il roulait à moto sur une route de campagne. Les deux journalistes enquêtaient sur la « mafia du sable » en Inde.

Le sable de construction, faut-il le rappeler, est devenu une denrée rare et la forte demande a conduit le crime organisé à ce lancer dans ce « business » en prélevant illégalement du sable sur les côtes et dans les réserves marines, provoquant souvent des dégâts environnementaux importants.

Pas moins de 50 milliards de tonnes de sable sont annuellement extraites dans le monde pour faire du béton. Après l’eau, c’est la ressource naturelle la plus consommée sur Terre.

Face aux convoitises que suscitent de telles richesses, recueillir les témoignages d’acteurs de terrain et d’observateurs1, aide à mesurer à quel point le journalisme environnemental est devenu dangereux dans bien des pays du Sud. Mais aussi à percevoir les enjeux pour sa sauvegarde d’une meilleure compréhension de ses réalités, en attendant un soutien plus systématique de la part des professionnels occidentaux.

« Les mafias indiennes du sable font des affaires d’or et la violence qu’elles entraînent n’a pas diminué pour autant que je sache », explique le journaliste Vince Beiser2,

En Inde comme un peu partout dans les pays du Sud, les journalistes meurent en silence ou sont torturés, loin des phares médiatiques des pays riches.

Plus d’une trentaine sont morts depuis 2009, sans compter le millier d’activistes de l’environnement assassinés depuis ces dix dernières années, selon le Comité pour la protection des journalistes (Committee to Protect Journalists – CPJ) de New York.

Leurs agresseurs agissent souvent en toute impunité, souligne Eric Freedman, professeur de journalisme à l’Université du Michigan : « Il n’y a eu ainsi aucune condamnation dans le meurtre, le 8 octobre 2017, de la journaliste radio colombienne María Efigenia Vásquez Astudillo, abattue alors qu’elle couvrait un mouvement indigène pour récupérer une terre ancestrale convertie en fermes, hôtels et plantations de sucre. »

Comme le rappelle le CPJ, qui comptabilise les journalistes tués tous les ans depuis 1992, « le meurtre est la forme ultime de la censure ».

À l’instar des reporters de guerre, les journalistes couvrant l’environnement dans les pays dits en développement ne savent pas forcément s’ils reviendront vivants quand ils quittent leur maison…

« Couvrir l’environnement dans ces pays où les journalistes ne sont ni respectés ni protégés demande beaucoup de courage et de bravoure », explique Freedman.

Le CPJ mène actuellement une enquête sur les circonstances de la mort de 16 journalistes de l’environnement ces dix dernières années.

5000 ans de prison

Rodney Sieh, 46 ans, lui a eu de la « chance ». Journaliste libérien, il a été condamné à 5000 ans de prison et à une amende de 1,5 million de dollars pour diffamation à la suite de son reportage sur l’implication de l’ancien ministre de l’Agriculture Chris Toe, dans le détournement de fonds consacrés à la dracunculose, communément appelée « ver de Guinée », une maladie infectieuse et parasitique. C’était le 21 août 2013.

Le fondateur du quotidien FrontPage Africa, a finalement été relâché au bout de quatre mois. « Quatre mois en enfer ! » :

La prison centrale de Monrovia [la capitale du Liberia] est construite pour quelque 300 personnes. Quand je suis arrivé pour entamer ma sentence de 5000 ans, il y avait plus de 700 prisonniers. Plus de la moitié d’entre eux étaient détenus sans aucun procès. Dans ma cellule, nous étions près de sept prisonniers dans un espace fait pour quatre. Il n’y avait pas de toilettes, juste un trou sans couvercle et la puanteur qui s’en dégageait m’empêchait de dormir. En quelques jours, j’ai attrapé la typhoïde, la malaria et une forte fièvre. On a fini par m’hospitaliser. La prison au Liberia n’est pas un conte de fées.

Dans un état de décrépitude avancé, la prison centrale de Monrovia (Monrovia Central Prison), surnommée « South Beach », déborde toujours de détenus3. Si le Liberia est engagé depuis 2003 dans un processus de reconstruction après deux guerres civiles (plus de 150 000 morts), la modernisation de son système carcéral est loin d’être une priorité.

Sans le soutien qu’il a reçu de médias occidentaux, Sieh, aurait eu du mal à s’en extirper :

Mon cas illustre bien les problèmes qu’ont les journalistes œuvrant dans un continent dominé par une élite mal à l’aise avec la critique. Il aura fallu la pression internationale, notamment celle du New York Times pour que le gouvernement de l’ancienne présidente Ellen Johnson Sirleaf me libère.

Dans l’ensemble, les médias africains sont d’ordinaire des affidés du pouvoir. Il y a donc peu de soutien à espérer d’organes qui appartiennent bien souvent à l’État ou sont tout simplement des vecteurs de propagande.

Un beat dangereux…

Le beat le plus dangereux après les conflits armés, c’est la couverture de l’environnement dans les pays en développement, assure le CPJ. Être un « journaliste vert » c’est en fait être un correspondant de guerre. Si aucun continent n’est épargné, c’est en Amérique latine que la grande majorité des journalistes environnementaux tombent au front en couvrant la déforestation, le braconnage, l’agrobusiness, la pollution des cours d’eau par l’exploitation minière ou encore l’accaparement de terres pour l’huile de palme utilisée notamment pour les shampooings.

« Le Brésil est tout en haut de la liste des pays assassinant journalistes et activistes de l’environnement », assure Bernardo Motta, membre de la Society of Environmental Journalists (SEJ), une organisation américaine basée à Jenkintown, en Pennsylvanie.

Joel Simon, le directeur exécutif du CPJ, affirme que la couverture environnementale dans les pays du Sud « se heurte souvent à des intérêts économiques et financiers, des luttes de pouvoir, des activités criminelles et de la corruption ».

Christophe Deloire, le secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF), ne manque pas une occasion de rappeler les difficultés parfois tragiques des journalistes en charge des questions environnementales.

Censure et autocensure, harcèlement, pressions, attaques : enquêter sur l’environnement aujourd’hui peut s’avérer aussi dangereux pour des journalistes que de le faire sur les cartels ou les réseaux criminels. De l’Amérique latine à l’Asie, en passant par l’Afrique et l’Europe, des journalistes ont été inquiétés ces dernières années pour s’être intéressés d’un peu trop près à des abus impliquant des multinationales ou autres puissants.

Eric Freedman, qui a commencé à s’intéresser au sort des journalistes environnementaux dans l’ex-Union soviétique, ajoute cette « évidence » :

De plus, de nombreuses controverses impliquant des industries d’exploitation (mines, exploitation forestière, énergie) ou de développement (construction, défrichement) concernent des communautés autochtones à faible pouvoir politique ou économique et leurs ressources naturelles ou foncières.

Pour Genevieve Belmaker, journaliste à Mongabay, un média en ligne consacré à l’environnement fondé en 1999, la perception commune de ce thème journalistique méconnaît sa dure réalité :

Le journalisme environnemental est, à mon avis, un abus de language car une grande partie du travail est effectué par des journalistes indépendants travaillant sur certaines des histoires les plus importantes de notre époque au niveau international. Fondamentalement, il s’agit de reportages sur le terrain dans des conditions extrêmement difficiles, dans des endroits éloignés et sauvages. Ce journaliste est extrêmement exposé sur le terrain — si vous êtes dans la forêt libérienne à sept heures de route en jeep du village le plus proche, il est évident que les chances que les choses tournent mal augmentent de façon exponentielle. Ses mouvements sont suivis. Le simple fait de dormir la nuit en Amazonie ou au Congo comporte ses propres dangers, et c’est là que se déroulent tant d’histoires importantes pour l’environnement.

Près de la moitié des journalistes tués auraient enquêté sur les scandales environnementaux liés à l’industrie minière exploitant non seulement du cuivre et du charbon, mais du vanadium, de l’erbium, ou de l’antimoine – ces métaux rares faisant fonctionner téléphones mobiles, batteries de voitures électriques, éoliennes ou encore panneaux solaires.

Déjà en 2009, Reporters sans frontières estimait qu’au moins 15 % des journalistes tués dans le monde chaque année couvrent l’environnement.

Catherine Monnet, rédactrice en chef adjointe de RSF, nuance cependant :

Il me semble que le chiffre de 15 % évoqué par le représentant RSF en 2009 englobait l’ensemble des exactions/violations liées à des questions environnementales, pas seulement les assassinats (le chiffre paraît beaucoup trop élevé).

Pour l’ensemble des violations enregistrées ces cinq dernières années, nous n’avons malheureusement pas croisé nos données en ce sens et nous n’avons pas sorti de pourcentage similaire. Je ne suis donc pas en mesure de confirmer que nous sommes sur une même tendance.

Quels que soient les chiffres exacts, le ciel ne cesse de s’assombrir pour les « journalistes verts » des pays en développement.

…abandonné par plusieurs

Le 22 août 2020, RSF tirait une fois de plus la sonnette d’alarme : chaque année depuis 2015, au moins deux journalistes sont assassinés pour leurs enquêtes sur la déforestation, l’extraction minière illégale, l’accaparement des terres ou plus spécifiquement sur la pollution, les conséquences environnementales d’activités industrielles ou de projets de construction d’infrastructures majeures.

Résultat, des centaines, voire des milliers, d’entre eux tournent le dos à l’environnement car leur beat est trop dangereux, assure Peter Schwartzstein, journaliste indépendant britannico-américain basé au Caire : « Je le dis en me basant sur des dizaines d’interviews de confrères à travers le monde. »

À l’est du Nil, sur le continent asiatique, Sibu Arasu, journaliste indien, confirme :

En Inde, les journalistes environnementaux abandonnent le journalisme ou changent de beats à cause des pressions dont ils sont l’objet. Je pense que c’est particulièrement le cas pour ceux qui couvrent des articles sur l’environnement pour les journaux de langue régionale indienne plutôt que pour ceux qui écrivent en anglais. C’est parce qu’ils ont peu de filet de sécurité ou de système de soutien lorsqu’ils couvrent des sujets controversés. Par conséquent, dans de nombreux cas, les journalistes sont personnellement ciblés par diverses parties prenantes qui sont affectées par leur couverture de la destruction de l’environnement. Cela conduit à la peur de faire de telles histoires et à une autocensure excessive. Moi, j’ai eu de la chance. Je n’ai pas eu à faire face à des menaces graves dans ma carrière de journaliste environnemental.

Earth Journalism Network (EJN) cherche depuis 2004 à aider les journalistes du Tiers-Monde à mieux couvrir l’environnement en leur offrant notamment des stages et des bourses.

Plus de 8000 journalistes, pas seulement des pays en développement, sont ainsi passés à l’EJN. Sara Schonhard, rédactrice en chef d’EJN, souligne que la mission de son organisation, basée à Washington, est de mieux outiller les journalistes couvrant les thématiques environnementales.

Nous reconnaissons les nombreuses menaces auxquelles sont confrontés en général les journalistes dans de nombreux pays en développement et les reporters de l’environnement en particulier. C’est pourquoi, nous organisons des ateliers sur la sûreté et la sécurité qui fournissent aux participants une meilleure compréhension des menaces auxquelles ils vont être confrontés – du harcèlement physique à l’agression en passant par les risques en ligne, tels que le piratage ou l’atteinte à la vie privée.

Pour Bernardo Motta, de la Society of Environmental Journalism, de tels ateliers ne sont pas suffisants :


D’après photo Robert Jones


Bien sûr, plus de formations sur la sécurité sont nécessaires, mais cela ne protège aucunement les reporters si leur gouvernement est au départ contre eux. Il doit y avoir beaucoup plus de pressions économiques internationales afin de permettre à ces journalistes de travailler sans trop paranoïer.

Un avis que partage Peter Schwartzstein :

L’impératif pour les organisations internationales et les gouvernements occidentaux doit être de financer le journalisme environnemental, protéger et former les journalistes et rehausser l’importance de leur travail. La communauté internationale doit s’attaquer aux entreprises voyous, dont beaucoup sont sujettes à des pressions extérieures. Elle doit montrer aux gouvernementaux voyous que leurs abus ont un coût. Sans ces mesures, une grande partie de l’environnement mondial continuera de se désintégrer encore plus rapidement.

Le soutien occidental à ces journalistes n’est pas au niveau des dangers qu’ils affrontent et des enjeux de leur travail, confirme Vince Beiser :

À mon avis, il devrait y avoir davantage de journalistes environnementaux à suivre les mêmes formations sur la sécurité que les correspondants de guerre. La pollution et les dommages sur les ressources naturelles affectent les membres les plus vulnérables de la société. Le fait que les reporters couvrant ces questions sont si vulnérables est profondément inquiétant, d’autant que leurs agresseurs restent souvent impunis.

Dans tous les cas, une chose est sûre : les journalistes environnementaux dans les pays du Sud sont bien souvent livrés à eux-mêmes pour se défendre car l’appareil judiciaire de leur pays, lorsqu’il existe, ne joue pas son rôle.

Vision ethnocentrique

Pourquoi ces violences contre les journalistes environnementaux sont-elles moins connues du grand public ?

« Je ne dirais pas qu’il y a un blackout des grands médias. Le Monde, le Guardian, le New York Times, El País, notamment en parlent. Mais, ce n’est pas assez au vu du problème. Les journalistes et les activistes environnementaux font un travail de veille. Ce sont des lanceurs d’alerte », explique Jules Giraudat, journaliste d’investigation au sein de Forbidden Stories, un réseau de reporters dont la mission est de poursuivre et de publier le travail de « confrères menacés, emprisonnés ou assassinés »4.

Pour Joel Simon, « la structure des médias, particulièrement aux États-Unis […] met l’accent sur la politique nationale. Et cela bien avant l’apparition de la Covid-19 ».

Selon Vince Beiser c’est une structure « paroissiale » et « il n’y a pas assez de place dans les médias, surtout américains, pour le sort de reporters dans des pays lointains ».

Cette vision ethnocentrique de l’actualité se manifeste tous les jours dans le cyberespace occidental qui s’intéresse de manière épisodique aux nouvelles venant des pays du Sud.

Ces derniers réclamaient déjà dans les années 1970-80, un meilleur équilibre dans la distribution de l’information du « village planétaire » cher à Marshall McLuhan.

Leur Nouvel ordre mondial de l’information et de la communication (NOMIC) après une vingtaine d’années de débats acariâtres dans le cadre de l’UNESCO, a certes fait long feu, mais il reste d’actualité. Le Sud est toujours repu d’informations venant du Nord. Cette dissymétrie est en grande partie alimentée par les « trois sœurs » : l’Associated Press (AP), l’Agence France-Presse (AFP) et Reuters.

Les dépêches de ces agences mondiales parlent certes du Sud, mais au compte-gouttes. C’est là un médiacentrisme occidental qui ne dit pas son nom.

De manière générale, l’actualité internationale est le parent pauvre des médias. S’ils accordent plus d’importance aux informations nationales c’est, disent-ils, parce que leur public y est plus sensible. La dimension spatiale doit toujours être prise en compte.

Ce constat est récurrent. Il l’est davantage quand il s’agit d’information venant du Sud. La news value n’est pas très grande. Dans tous les cas, la nouvelle est bien souvent choisie en fonction de sa visibilité émotionnelle. Rappelons-nous de cette fameuse boutade de Roger Ailes, le fondateur de Fox News : « Si vous avez deux gars sur la scène et que l’un d’eux dit : "J’ai une solution pour la question du Moyen-Orient" et que l’autre tombe dans la fosse d’orchestre. Selon vous, qui va faire la "une" du journal télévisé du soir ? »

Alors, parler de journalistes emprisonnés, torturés ou assassinés pour avoir couvert l’environnement dans les « pays lointains »… Par ailleurs, si l’environnement est désormais une activité journalistique « rentable » en Occident, cette même activité, avec tous les dangers qui l’accompagnent dans les pays du Sud, intéresse moins l’opinion publique du Nord.

Journaliste militant ?

Longtemps, la tension entre le journalisme et le militantisme a dominé la couverture de l’écologie dans les pays industrialisés. Couvrir l’écosystème ne se faisait pas sans une forme d’engagement. Certes, cette couverture restait le plus souvent basée sur des codes professionnels exigeant équilibre et impartialité (il y a longtemps que le débat épistémologique sur l’objectivité n’a plus cours dans les salles de rédaction…), mais le journaliste « écolo » n’était pas considéré comme un journaliste comme les autres.

Jean-Baptiste Comby, sociologue, maître de conférences à l’Institut français de presse de l’Université Paris 2, rappelle que le « bon » journaliste était censé se tenir à distance des « militants ». C’est là un faux problème :

Je pense que dans la plupart des domaines, les journalistes sont « militants » et engagent un point de vue. Choisir de valoriser un enjeu auprès de ses confrères constitue, déjà, un acte engagé.

Dans tous les cas, le journalisme environnemental occidental – militant jusqu’à la fin des années 1970 – s’est institutionnalisé à partir des années 1990 gardant, le plus possible, ses distances avec les mouvements écologistes.

Dans les pays du Tiers-Monde, la ligne rouge entre le journaliste et le militant est bien souvent franchie : l’écologie n’est pas un sujet comme un autre, c’est souvent une question des droits de la personne.

A-t-il vraiment le choix quand ses questions trouvent rarement des réponses ou alors ne sont pas publiées ? Pour le journaliste indien Sibu Arusu, la réponse est évidente : « Je pense que de nombreux reporters dans le Sud s’engagent ou sont enclins à s’engager dans l’activisme environnemental. »

Même lorsqu’il souscrit aux règles du jeu journalistique, le journaliste du Sud quand il couvre l’environnement au sens large (écologie, cadre de vie), se veut bien souvent un catalyseur de changements. Il porte alors deux chapeaux : celui de journaliste et celui de militant. Il se veut un acteur du changement. Il pratique un journalisme de transformation sociale. Il croit que le traitement de l’environnement ne peut vraiment se faire sans aborder le monde politique dans lequel il vit.

Sara Schonhardt note cependant qu’un tel engagement n’est pas une règle générale :

Je dirais qu’il y a une manière d’écrire des articles sur l’environnement sans faire appel à ce qui serait perçu comme étant de l’« activisme » et nous en parlons avec les journalistes dans nos ateliers.

Neutre ou militant, difficile de ranger le journaliste du Sud dans un classement normatif car son beat environnemental touche également la transparence de l’information, dans des pays gangrénés par la corruption et pour qui l’écologie est encore une affaire de pays riches.

Parallèlement, il y a les activistes écologistes comme la Hondurienne Berta Cáceres, assassinée en 2016 à son domicile pour sa campagne contre la construction d’un barrage hydroélectrique dans un territoire autochtone de son pays qui est, selon Global Witness, celui où les écologistes reçoivent le plus de menaces au monde.

Le 29 juillet 2020, l’ONG britannique rappelait encore que 212 activistes ont été tués pour s’être opposés à la destruction de la nature.

Qu’ils distinguent ou se confondent, journalistes et activistes courent des risques similaires dans les pays du Sud, note Genevieve Belmaker :

L’environnement professionnel dans lequel la plupart des journalistes américains évoluent est extrêmement strict en matière d’éthique et il y a de nombreuses chances d’apprendre de collègues plus expérimentés, d’obtenir une formation supplémentaire, etc. Dans les pays du Tiers-Monde, vous n’êtes pas suffisamment immergé dans les normes professionnelles et les meilleures pratiques. Vous ne réalisez peut-être pas que vous ne devriez pas aller sur Facebook pour savoir sur quoi vous travaillez. Un journaliste environnemental au Myanmar l’a fait il y a quelques années, notamment en publiant des photos de son application. Il a été assassiné brutalement et son corps jeté dans un fossé en bordure de route.

Jagendra Singh lui aussi avait une page Facebook sur laquelle il postait des informations sensibles. Avant sa mort en 2015, il enquêtait notamment sur le ministre des Affaires sociales, Rammurti Verma, qu’il accusait, avec des proches, d’être lié à l’extraction illégale de sable de rivières et de corrompre la police pour fermer les yeux.

C’est deux ans après sa mort qu’a été créée Forbidden Stories (Histoires interdites). Un site sur lequel un journaliste se sentant en danger peut sauvegarder ses informations et laisser des instructions en cas d’arrestation, d’enlèvement ou d’assassinat. Ce réseau permet aussi à sa quarantaine de membres de reprendre des enquêtes interrompues de leurs confrères du Sud et de les publier dans une trentaine de médias internationaux.

Une guerre ignorée pour l’information et la planète

Militant ou non, les journalistes du Sud mènent une guerre ignorée contre mines, barrages, agriculture intensive, déforestation… La liste est longue. Ils défendent avec leurs seuls outils journalistiques les ressources essentielles d’un écosystème planétaire en pleine mutation.

Ils sont censurés, assassinés, torturés, emprisonnés, en silence, dans l’indifférence, dans l’oubli. Ce lourd tribut, ils le paient comme s’ils étaient des correspondants de guerre. Ils sont en climat hostile et aucune embellie ne point à l’horizon.

Antoine Char est professeur associé à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal.



1

Les témoignages et analyses qui suivent ont été recueillis par correspondance (courriel) entre octobre 2019 et août 2020.



2

Auteur de The world in a grain : The story of sand and how it transformed civilization, Riverhead Books, 2018.



3

Sieh a par la suite raconté cette épreuve dans Journalist on trial (Manor House Publishing, 2018).



4

Ces travaux sont consultables sur le site forbiddenstories.org.






Référence de publication (ISO 690) : CHAR, Antoine. Couvrir l’environnement au péril de sa vie. Les Cahiers du journalisme - Débats, 2021, vol. 2, n°6, p. D17-D24.
DOI:10.31188/CaJsm.2(6).2021.D017


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