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Nouvelle série, n°6

1er semestre 2021

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Le journalisme mobile en Afrique subsaharienne : la réalité précède le nom dans la radiodiffusion

Étienne Damome, Université Bordeaux Montaigne

Résumé

Le 6 décembre 2007, la Commission de la carte d'identité des journalistes professionnels (CCIJP) délivrait la première carte à un journaliste travaillant pour une émission proposée exclusivement sur téléphones mobiles. Ceci marquait la reconnaissance officielle d’un nouveau support de diffusion de contenus médiatiques. Le téléphone mobile ne sert plus uniquement à transporter la voix. Il permet également à transférer des fichiers multimédias. Mais surtout, ce fut une forme de validation de tout ce que cristallise le téléphone mobile autour de la production, la diffusion et la réception de l’information. Il est devenu un outil journalistique à part entière et c’est peu dire que d’affirmer qu’en Afrique, le premier bouleversement technologique qui transforme le travail des rédactions réside dans la téléphonie mobile et dans Internet. Ce papier vise à présenter quelques aspects de ces mutations dans les pratiques des journalistes de la radio.

Abstract

On December 6, 2007, the Commission de la carte d'identité des journalistes professionnels (CCIJP) issued the first card to a journalist working for a program offered exclusively on mobile phones. This marked the official recognition of a new medium for the dissemination of media content. The mobile phone is no longer just for carrying voice. It also allows you to transfer multimedia files. But above all, it was a form of validation of everything that crystallizes the mobile phone around the production, dissemination and reception of information. It has become a journalistic tool in its own right and it is an understatement to say that in Africa, the first technological upheaval that transforms the work of newsrooms resides in mobile telephony not in the Internet. This paper aims to present some aspects of these changes in the practices of radio journalists.

DOI:10.31188/CaJsm.2(6).2021.R99





L

e journalisme mobile ou mobile journalism (mojo) désigne au départ un web journaliste qui vit et travaille dans sa voiture, son matériel à portée de main. Cette notion met en avant le travail « ambulatoire », c’est-à-dire sans bureau fixe, inauguré par l’ère numérique. Les nouveaux médias ont créé des plateformes de médias sociaux où les gens interagissent entre eux individuellement ou au sein des communautés. Les médias sociaux sont devenus un média d'information mobile et basé sur Internet (Klieber, 2009 p. 8), avec des personnes et des communautés connectées, développant du contenu et interagissant avec ces contenus produits par les utilisateurs. Avec la prolifération du journalisme citoyen, les smartphones sont également devenus des médias d'information. Les journalistes et reporters professionnels peuvent désormais produire facilement leurs propres informations et contenus vidéo via leurs smartphones. Reporters, ils passent leurs journées sur le terrain à pourchasser l’information quelle qu’en soit la valeur et envoient plusieurs fois par jour des papiers, photos et vidéos qui alimenteront le desk de leur rédaction. Un accident de la route, un pont qui saute, une rivière qui déborde, le maire de la ville en conférence de presse… un flux constant d’informations locales arrive à la rédaction. D’où le deuxième sens du terme mojo : télétravail et présence malgré l’absence physique qui peut renvoyer aux « présences à distance » qu’évoquait Weissberg (1998) ou de télétravail que la crise sanitaire du Covid-19 nous a fait expérimenter, mais que Michel Lallement (1990) ainsi que Raymond-Marin Lemesle et Jean-Claude Marot (1994) ont théorisé il y a déjà une trentaine d’années. Le journaliste absent dans la salle de rédaction peut néanmoins être instantanément au courant des instructions. Il est constamment connecté à son directeur de rédaction et à ses collègues grâce à Internet et au téléphone portable.

Mais le sens que l’on attribue désormais à mojo met plus en exergue la place du téléphone mobile dans les pratiques journalistiques. Le mojo désigne en ce cas une forme de nouveaux médias dans lesquels les informations sont collectées et éditées à l'aide d'une connexion Internet mobile via des appareils mobiles tels que le smartphone et la tablette (Richardson, 2012). Le smartphone est donc utilisé pour produire et diffuser des contenus journalistiques de manière autonome, depuis le terrain (Pignard-Cheynel et van Dievoet, 2019).

Synthétisant toutes les technologies numériques (Nova, 2020), cet appareil mobile est en train de supplanter plusieurs outils caractéristiques du journalisme (Pignard-Cheynel et van Dievoet, 2019), surtout ceux du secteur audiovisuel qui sont souvent des équipements volumineux et sophistiqués. En permettant la prise de son et d’image, le smartphone remplace le magnétophone, le dictaphone, le magnétoscope et l’appareil photo avec un enregistrement audio et vidéo de haute qualité, un grand espace de stockage, un rapport de localisation GPS ou un accès à l’emplacement souhaité (Quinn, 2012). En donnant la possibilité d’écrire des textes, il remplace non seulement le papier pour la prise de notes, mais également l’ordinateur pour la rédaction des articles. Véritable couteau suisse, il concentre toutes les fonctions utiles et simplifie la réalisation simultanément de toutes les tâches. Le téléphone intelligent peut donc être utilisé de bout en bout dans le processus de production et de diffusion des nouvelles.

L’utilisation généralisée des connexions Internet mobiles 4G, facilitant l’accès à Internet et accélérant le transfert du contenu des nouvelles produites, transforme par ailleurs le téléphone mobile en centre médiatique (Böyük, 2017). En offrant par exemple une caméra haute résolution et un accès à Internet et aux moteurs de recherche, aux applications mobiles et plates-formes de diffusion en direct (OneNote, PS Express), il permet au journaliste d’exercer seul la fonction de journal ou de télévision (Parker, 2014). Il rend le journaliste capable de faire la collecte d'informations, la validation, la narration et la présentation (Böyük, 2017).

De l’avis général des acteurs, il serait l’outil qui a toujours manqué au journalisme pour faciliter le reportage, raccourcir le circuit entre traitement et diffusion de l’information, diminuer la tension dans les rédactions, fluidifier la circulation de l’information entre collègues. Bref, il fait gagner du temps et économiser les énergies. Le téléphone mobile allège considérablement également le coût de l’information en ce qu’il fait faire des économies sur le coût du reportage et de la communication (Ouendji, 2008). Il permet également le travail avec un effectif réduit et la mise en place d’une organisation basée sur la polyvalence. Il resserre par ailleurs les liens entre acteurs dans la mesure où il contribue à instaurer un management de proximité.

Son avènement a provoqué ces dernières années un certain nombre de changements qui ont des répercussions importantes sur le métier, la vie des médias et l’information. C’est pour cette raison que l’attribution d’une carte de presse à un journaliste qui travaillera exclusivement sur téléphone mobile valide une autre avancée, celle d’une nouvelle forme de journalisme. Par conséquent, si le téléphone mobile ne transforme pas le journalisme tel qu’on le connaît parce qu’il permet de mieux remplir, et dans les temps, les tâches existantes, il contribue néanmoins à la transition dans laquelle ce métier se trouve engagé depuis l’intégration des outils numériques dans le secteur médiatique.

Dans le contexte africain, ce terme sied bien à plusieurs égards. Dans les pays francophones où la professionnalisation est relative, on rencontre des titres ne reposant pas sur une vraie entreprise de presse. Par manque de locaux dédiés, les journalistes travaillent chez eux, dans les cybercafés, et le bureau entier du rédacteur en chef tient dans sa mallette. Sans lieu fixe, le journal est mobile. Et en l’absence de connexion Internet filaire généralisée, le téléphone mobile joue un rôle essentiel en apportant la connexion mobile et en palliant le manque de matériel professionnel. De fait, le téléphone mobile a été exploité comme outil journalistique au moins une décennie avant la généralisation des pratiques apportées par le smartphone et la tablette. La preuve en est qu’une thèse démarrée en 2003 répertoriait à l’époque déjà toutes les pratiques journalistiques permises par le téléphone portable non connecté au début des années 2000 (Ouendji, 2008). Pour rappel, le premier smartphone a vu le jour en 2007, lorsque Steve Jobs a révélé l’iPhone. Pourtant, les journalistes africains ne disposaient pas de technologies avancées de Personal Digital Assistant (PDA) permettant d’envoyer des faxs ou des e-mails ou même de gérer un agenda électronique. Ils avaient juste des téléphones ordinaires, en majorité de la marque Motorola qui était réputée pour la résistance de sa batterie dans un contexte tropical. Mais qu’en faisaient-ils ? Quelles représentations avaient-ils de cet outil ? Quels discours produisaient-ils de leurs pratiques et à quels risques s’exposaient-ils ?

Ce texte se propose de répondre à ces questions. La première partie décrit les pratiques qui ont dessiné dès la fin de la deuxième moitié des années 1990 un nouveau cadre pour le journalisme radiophonique en Afrique subsaharienne. La deuxième partie analyse les implications de ces pratiques sur le métier de journalisme. La troisième partie expose les risques inhérents au recours à cet outil par les journalistes. Mais pour mieux comprendre tous ces enjeux, rappelons le cadre théorique et méthodologique qui guide leur lecture.

Cadre théorique et méthodologique

Le sujet des pratiques professionnelles autour du téléphone mobile nous situe d’emblée dans le champ théorique de la sociologie des usages. Apparue dans les années 1990 pour étudier les usages et les gratifications des médias, cette théorie apportait un nouveau paradigme en remplacement de celui des effets. Contrairement à l’idée tenace qui courait depuis des décennies selon laquelle les médias auraient une influence directe sur leurs publics, l’accent est mis sur l’autonomie des usagers, leur activité et leur capacité à adapter l’offre médiatique à leurs besoins. La notion de fonctions a par la même occasion pris un coup de vieux dans la mesure où l’outil obéit désormais au bon vouloir de l’usager. Ce paradigme était donc le bienvenu au début des années 1990 pour expliquer le rapport aux nouveaux objets de communication nommés technologies de l’information et de la communication. Josiane Jouët (1992) qui parmi les premiers a étudié ces objets à l’instar du minitel et du micro-ordinateur montre combien le détournement de l’outil permet son appropriation. Jean-Guy Lacroix (1994) indiquera que c’est à travers leur utilisation que ces appareils s’intègrent dans la quotidienneté et finissent par « s’insérer et s’imposer dans les pratiques culturelles préexistantes, se reproduire et éventuellement résister en tant que pratiques spécifiques à d’autres pratiques concurrentes ou connexes » (p.147). Il s’agit donc d’analyser les formes d’appropriations des techniques et des objets par les groupes sociaux. Cependant, cette appropriation ne se fait naturellement qu’à trois conditions, rappellent Philippe Breton et Serge Proulx (2002) :

Il s’agit pour l’usager, premièrement, de démontrer un minimum de maîtrise technique et cognitive de l’objet technique. En deuxième lieu, cette maîtrise devra s’intégrer de manière significative et créatrice aux pratiques quotidiennes de l’usager. Troisièmement, l’appropriation ouvre la possibilité des possibles de détournement, de contournement, de réinventions ou même de participation directe des usagers à la conception des innovations. (p. 256)

Ces considérations se situent en droite ligne des réflexions de Michel de Certeau (1990). C’est ce qu’il appelle détournement des services utilitaires d’une technique à des fins d’émancipation personnelle ou professionnelle. Pour lui, grâce aux « arts de faire », des ruses et des braconnages, l’homme transforme l’environnement dans lequel il vit selon ses goûts et besoins. Il montre comment grâce aux ruses subtiles et autres tactiques de résistance, l’homme ordinaire parvient à se réapproprier l’espace et les choses qui l’entourent. Dans tous les cas, l’usager est loin d’être passif et docile. Il est au contraire un « inventeur méconnu, un producteur silencieux », selon les termes de Thierry Vedel (1994, p. 25). Il sait mettre au point des procédures de contournement des usages prescrits par le fabricant.

Ces propos permettent de comprendre comment dans un contexte africain où le téléphone mobile ne coexiste pas forcément avec le téléphone fixe et ne le prolonge pas par sa portabilité, il est pourtant utilisé de façon secondaire pour sa fonction première, c’est-à-dire la téléphonie. Ils fournissent l’éclairage suffisant pour appréhender les usages autres que la téléphonie qui ont été réservés au téléphone dit cellulaire en Afrique au tournant des siècles.

Les données exploitées pour cette analyse sont issues de trois séries d’enquêtes réalisées entre novembre 2009 et mars 2013 successivement à Cotonou (Bénin), Ouagadougou (Burkina Faso), Lubumbashi (RDC) et Lomé (Togo) afin de mesurer l’impact de l’intégration de la téléphonie mobile dans le circuit de production du média radiophonique. Ces données avaient été exploitées en 2014 pour une communication orale dans un colloque sur l’Information et journalisme radiophonique à l’ère du numérique1. Cette recherche qualitative reposait sur des entretiens approfondis avec 42 journalistes2 de radios de tous les secteurs médiatiques (public, commercial, associatif et communautaire) sur la base du volontariat. Un certain nombre de questions visaient à distinguer les usages ordinaires du téléphone portable de ce qu’ils qualifieraient de professionnels, d’autres questions cherchant à leur faire produire un discours sur ces pratiques professionnelles et sur leurs représentations de cet outil alors nouveau dans leur métier.

Des pratiques et discours à la radio au temps du téléphone cellulaire

La radiodiffusion est le secteur où le téléphone portable a révélé très rapidement son utilité. Pour comprendre la « révolution » apportée par cet outil, il faut se souvenir des conditions dans lesquelles travaillaient les reporters, en particulier en situation de couverture de conflits armés.

Les travaux de Sylvie Laval (2002) fournissent les détails sur les contraintes que subissaient les journalistes au moment où ils n’avaient d’autre choix que le téléphone fixe pour la transmission des nouvelles à leur rédaction. Ils devaient parcourir des kilomètres en plusieurs heures, parfois d’un pays à un autre, à la recherche de ce qui était alors un précieux sésame. Les témoignages des reporters collectionnés par Sylvie Laval montrent que beaucoup ont manqué des rendez-vous avec les auditeurs, faute d’avoir pu obtenir à temps une ligne de téléphone fixe. Avec le téléphone portable,dira-t-elle,

la transmission de l’information se fait désormais selon des processus qui n’ont rien de commun avec ceux d’il y a une vingtaine d’années et qui profitent à toutes les catégories de journalistes. Tout en donnant aux journalistes les moyens d’être autonomes, le téléphone portable a considérablement facilité leur travail en différents aspects, notamment dans la communication interpersonnelle (Laval, 2002, p. 343).

Cet outil a été « une véritable révolution dans le monde de la radio, avant même le Nagra numérique » dans la mesure où il permet de « raconter en direct et d’envoyer beaucoup plus facilement des données écrites, des sons et des images », conclura-t-elle (Laval, 2002, p. 152).

Ces propos de Sylvie Laval permettent de multiplier par dix les raisons pour lesquelles le téléphone portable a constitué dès son apparition un outil professionnel dans les milieux de la radio dans le contexte africain. Évoquons-en seulement trois. Tout d’abord parce que la rareté du téléphone fixe et d’Internet ne permettait pas de communiquer les informations à distance. Ensuite parce que les promoteurs de radios n’ont pas les moyens d’acquérir le matériel technique nécessaire pour la retransmission en direct de certains évènements. Enfin parce que la lourdeur de ce type de matériel amène les journalistes à mettre systématiquement leur téléphone portable à profit.

Les travaux de Ouendji (2008), Martinot (2015) et Damome (2016) exposent ces raisons tout en présentant les pratiques et les discours des journalistes durant la période ante-smartphone. Le texte de Norbert Ouendji (2008) fourmille d’exemples d’usages du téléphone portable par les journalistes camerounais. Cette rubrique se propose de synthétiser les pratiques répertoriées par les observations de l’époque dans le sillage du média radiophonique. Car, avant l’invention du smartphone, la radio est le média qui a le plus bénéficié de l’appropriation du téléphone portable par les journalistes.

Retransmission des matches

L’un des domaines où le téléphone portable est le plus utilisé est celui du sport, notamment le football. Selon les témoignages des journalistes interviewés, presque toutes les chaînes émettant en modulation de fréquence ont recours au téléphone portable pour le compte-rendu des matches. Norbert Ouendji (2008) décrivait déjà le mode opératoire : « Armés de leur téléphone portable, ils [les journalistes sportifs] bipent le réalisateur, qui rappelle aussitôt à partir d’un portable de marque Nokia connecté à la console. Il les met ainsi en relation avec la cabine technique et le studio de production. » (p. 225). « Perdu dans la foule des spectateurs, le portable collé à l’oreille, il [le journaliste sportif] permet aux auditeurs d’avoir l’ambiance et les résultats des différentes rencontres du week-end en temps réel. » Il raconte une anecdote qui permet de réaliser que cette pratique était hors du commun :

N’ayant pas pu mobiliser les fonds nécessaires pour acquérir les droits de retransmission de la 25e coupe d’Afrique des Nations (CAN) de football organisée par l’Égypte en 2006, les envoyés spéciaux de radio Equinox, comme ceux de la RTS, utilisaient discrètement leur téléphone portable pour la retransmission en direct des matches des Lions indomptables du Cameroun. Installés à la tribune de presse du Academy Military stadium du Caire, ils faisaient leurs commentaires « à voix basse » en jetant de temps en temps des regards à gauche et à droite, pour ne pas être surpris par des responsables sécuritaires de Sporfive. (p. 227)

Une dépêche de l’Agence Panafricaine de Presse (PanaPress) du 6 mai 2003 témoignait également de l’usage du téléphone portable pour la retransmission des matches de football au Togo : « Sport FM diffuse les matches dans les villes de l’intérieur du pays et communique aussitôt les résultats. Le système est si efficace que plusieurs radios de Lomé l’ont adopté pour faire du direct lors des grands évènements ou lorsque le journaliste est dans l’incapacité de rejoindre la rédaction avant le début du journal ». Un contrat de collaboration avec les opérateurs leur permettait d’obtenir soit des prix spéciaux, soit des abonnements en réseau, car « la consommation du forfait téléphonique pouvait grimper à 20 000 ou 25 000 FCFA (30,53€ ou 38,16€) le dimanche, jour du multiplex des rencontres du championnat de première division », témoignait le chef de service football de la chaîne lors de notre enquête.

Même les journalistes de Radio Lomé sont passés au téléphone portable pour le compte-rendu des matches. « Il n’est plus un objet de luxe, mais un outil de travail », dira-t-il comme pour justifier le recours à cet outil par les agents d’une radio publique qui plus est nationale :

C’est juste magique. Les gens qui écoutent les matches dans tout le pays ne savent pas que c’est grâce au téléphone portable […] Nous avons acquis cinq appareils de marque Nokia 3310, compte tenu de sa résistance pour les reportages de longues durées […] La dotation journalière pour les frais de téléphone est de 5000 FCFA. Mais le dimanche, c’est au moins de 30 000 FCFA. Cependant, grâce à Togocel, le service des Sports que je dirige dispose d’une puce spéciale ainsi que la rédaction d’informations générales.

Mais comme le disait cette dépêche de PanaPress, les usages du téléphone portable pour la retransmission débordent largement le domaine du sport.

Reportages

Les témoignages des journalistes révèlent combien le téléphone portable permet d’intervenir dans le journal parlé, alors qu’ils se trouvaient encore sur le lieu de l’évènement. Un reporter de Savane FM au Burkina Faso le souligne :

Avant, il fallait enfourcher rapidement sa mobylette et braver les embouteillages en espérant arriver à temps au studio pour passer à l’antenne. Parfois on y arrivait le souffle coupé, surtout lorsque l’élément doit passer au journal de midi. Aujourd’hui, plus besoin de prendre des risques de ce type. Grâce à mon portable, je passe en direct depuis le lieu du reportage. C’est magique.

Un journaliste de Radio Tokpa de Cotonou (Bénin) dit à peu près la même chose : « Il fallait se rendre au siège de la radio ou chercher la cabine téléphonique la plus proche pour communiquer avec sa rédaction et dicter le papier à partir d’un poste fixe. Maintenant, je peux lire mon papier à l’écart sous les yeux ébahis des gens. »

« Chaque fois les gens sont émerveillés. Beaucoup ne savent pas que les informations qu’ils suivent à la radio sont parfois transmises grâce au portable. Je suis moi-même séduite par cette trouvaille Ça fait gagner un temps fou », s’émerveille la directrice de la radio communautaire de Lubumbashi. Norbert Ouendji (2008) décrivait là aussi le mode opératoire :

Il existe des codes entre les reporters concernés et le réalisateur, c’est-à-dire le metteur en ondes qui répare et dirige l’émission aux côtés du présentateur. Il les prévient par un « bip » quand c’est leur tour. Ce signal, également utilisé lors des multiplexes, invite à appeler pour faire passer l’élément prévu. (p. 229)

Les autres témoignages concernent par ailleurs les limites des appareils à bande dans des situations d’urgence. Le Nagra (magnétophone professionnel permettant d’enregistrer sur une bande magnétique en cassette ou en bobine) pèse environ 6kg ! Le téléphone portable apparaît donc comme une délivrance. « Le Nagra est fait pour des évènements se déroulant de façon stationnaire. Par exemple une conférence de presse ou un discours devant un pupitre. Mais dès qu’il y a du mouvement, on est obligé de se mettre à l’écart et d’attendre la fin », regrette un journaliste de Radio Burkina. Son collègue de la RTNC de Lubumbashi va dans le même sens : « J’ai pu couvrir et raconter plusieurs évènements au moment de leur déroulement grâce au téléphone portable. Avec le Nagra, impossible ». Un journaliste de Nana FM du Togo raconte son expérience de reportage des évènements en mouvement :

Lors des manifestations qui ont suivi les élections présidentielles de 2010, que ce soit les marches de l’opposition ou des mouvements dans les quartiers, le téléphone portable était l’outil qu’il fallait. Je faisais du direct au journal et répondais de temps en temps aux questions spontanées du présentateur en studio. Sans cela, la radio aurait rendu compte de ces évènements, mais avec un décalage énorme, et sans l’ambiance du moment.

Il se servait également de son téléphone portable pour réaliser, dans les mêmes conditions, l’interview du président du comité d’organisation de cet évènement. Ceci rappel ce que disait Jean Kouchner (2006) à propos des avantages de cet outil dans le reportage :

Pouvoir circuler facilement partout sur les lieux d’un évènement, d’une manifestation revendicative par exemple, et interviewer un manifestant tout en marchant, dans l’ambiance qu’on imagine au milieu des mots d’ordre scandés, c’est évidemment une facilité formidable pour la radio, qui n’a plus besoin de recourir aux lourds moyens HF du passé. (p. 112)

Jean Kouchner (2006) développe un peu plus cette idée :

Il y a peu de temps encore, le téléphone « classique », c’est-à-dire fixe et relié par câble à votre correspondant, permettait de solutionner de nombreux problèmes de transmission de reportages. On trouvait une cabine téléphonique, on installait une « bidouille3 », et roulez jeunesse ! Le son était nasillard, mais on pouvait transmettre son reportage très vite, et dire des commentaires en direct dans le journal. La bidouille est au musée. Le téléphone portable passe quasiment partout. Vous pouvez être en situation non plus d’une cabine téléphonique, mais sur les lieux mêmes de l’évènement, et transmettre votre reportage, vos commentaires, vos interviews dans les meilleures conditions possibles. Le son numérique est mille fois meilleur que les anciennes lignes à la bande passante limitée. (p. 112)

Bref, le portable est devenu incontournable dans le quotidien du reporter. Un journaliste Golf FM de Cotonou (Bénin) s’en sert régulièrement pour intervenir en direct quand le réseau le permet. « J’ai un abonnement qui est pris en charge par mon employeur. À tout moment, je peux être envoyé sur le terrain pour alimenter depuis là-bas une information », affirme-t-il. Dans tous les cas, « Le téléphone valorise l’antenne, puisque vous êtes capable d’envoyer un animateur ou un journaliste sur place, et que vous transportez ainsi l’auditeur lui-même dans un autre lieu, lui faisant vivre un évènement comme s’il y était. Du vécu pour l’auditeur, et un bon point pour vous », dit encore Jean Kouchner (2016, p. 112).

Les témoignages des journalistes montrent combien à partir d’un mobile, tout évènement peut être traité sans délai et porté à la connaissance du public : « Très vite je peux à partir d’un appel arranger une entrevue, prendre une photo ou un enregistrement audio. Cela donne une plus grande passion au travail du reporter », affirme un Congolais. Un confrère est fier de fournir près de 40 % d’informations diffusées sur sa chaîne : « Dès que je tombe sur une information, je l’envoie immédiatement à la rédaction pour qu’elle soit exploitée sous forme de flash quitte à ce qu’éventuellement on y revienne plus tard ». Le mojo prolonge ainsi la tendance à la nouvelle-minute tenant souvent en 140 caractères ou moins, selon le format de Tweeter. Il est à l’image du « branché » de Francis Jauréguiberry :

Dans un environnement où la vitesse, l’urgence sont décrits comme principes positifs de l’action, le « branché » est toujours agile et dynamique, rapide et efficace, et transforme, grâce à son portable, les possibilités en potentialités et les occasions en atouts (2003, p. 16).

Il permet aux médias de relever le défi de l’instantanéité.

En somme, le téléphone portable se révèle être un facteur d’accélération des flux en même temps qu’il permet d’être plus près de l’évènement (proximité géographique, temporelle, herméneutique, descriptive, du point de vue de sa vérité). L’avenir du journalisme semble tenir en trois mots : participation, immédiateté, dynamisme. Cependant, les effets débordent largement les techniques journalistiques. Ils intègrent également la dimension sociale.

Captation de son

Si les journalistes ont souvent fait allusion au Nagra, c’est pour bien mettre en valeur la fonction de captation et d’enregistrement du téléphone portable. Ils ont tous fait part de l’usage de leur téléphone mobile pour interroger, en direct, des acteurs de la vie politique, sociale, religieuse, culturelle, économique, sportive, etc. Ils leur tendent le téléphone portable sur le lieu de la manifestation, pour obtenir des explications des précisions sur l’actualité au cœur de laquelle se trouvent les personnalités interviewées. « Le téléphone portable avale le micro », comme disait Norbert Ouendji (2008, p. 231). Dans tous les cas, il se substitue au micro. « C’est moins lourd », reconnaît une journaliste de Kanal FM de Lomé (Togo). Son homologue de Nana FM complète relève que « c’est très pratique ». Leur collègue de radio Carré-Jeunes témoigne de la même utilité : « La mémoire de mon appareil ne permet pas de contenir énormément de données. Mais il me permet de capter l’essentiel ». Un journaliste de Raga FM de Lubumbashi (RDC) souligne plutôt sa discrétion :

Dans certaines situations, il peut être utilisé en appui aux prises de notes sans que cela perturbe ou distrait l’interlocuteur. Lorsque tu rencontres par exemple un boss pour une question importante, tu peux faire discrètement un enregistrement avec ton téléphone tout en prenant des notes. Cela te permettra de restituer de façon fidèle à ce qu’il a été dit.

La fonction audio du téléphone a une très grande qualité avec le smartphone. Il existe plusieurs applications permettant d’enregistrer avec haute performance un entretien, comme Pio Smart Recorder pour iOS et Easy Voice Recorder Pro pour Android. Le réflexe d’usage du téléphone comme dictaphone n’est donc plus en soi étonnant. Mais il n’a pas toujours été ainsi. Si bien qu’avoir l’idée d’utiliser son téléphone pour enregistrer et stocker du son en milieu journalistique relève d’un véritable pari de la part des journalistes africains. À la question de savoir d’où vous est venue cette idée, un Togolais répond que c’est en lisant le mode d’emploi de son téléphone cellulaire en 2006 : « J’ai tout de suite pensé que je pourrai l’employer en ce sens. Depuis, je n’ai plus fait recours à un dictaphone, même quand le dictaphone numérique est apparu. Mon portable me permet désormais de régler ce problème ». C’est quasiment avec les mêmes mots que l’un de ses confrères béninois exprime son expérience : « Cela fait plus de deux ans que j’utilise mon téléphone pour mes entretiens ».

Ces propos, parmi d’autres, montrent combien le téléphone portable est devenu une composante du journalisme radiophonique et même un outil indispensable pour la production de contenus informationnels audio. Cette pratique est devenue normale et certains vont jusqu’à dire qu’elle « est plus facile d’usage sur le terrain ». Plus discrète, elle ne suscite pas les réactions opposables à un individu muni d’un micro ou de caméra. Avec le téléphone portable, « tout le monde a été un jour ou l’autre reporter » fait remarquer une Burkinabè. La principale nouveauté est la rapidité avec laquelle le son est disponible. « C’est l’outil idéal dans des situations d’urgence. Un reporter n’a plus d’excuses », reconnaît un Togolais. Il peut partager immédiatement avec sa rédaction, et même avec le public, les sons d’un évènement important.

Mais le smartphone a incontestablement apporté plus d’assurance. « Je pense réellement que l’iPhone offre une qualité meilleure. Il est une alternative crédible à l’enregistreur professionnel classique », ajoute-t-il. La force du smartphone, qu’ils étaient une vingtaine à avoir à l’époque, ne réside pas tant dans les caractéristiques que dans les applications disponibles. « Tu peux élargir le spectre du micro afin de capter l’ambiance tout autour ou le recentrer uniquement sur une source unique. C’est génial ! », s’émerveille un Béninois.

Implications diverses pour le métier

Les nombreux témoignages recueillis auprès des journalistes africains montrent aussi que le téléphone portable a un impact sur les activités. En voulant utiliser le téléphone mobile pour contourner les contraintes de leur métier, les journalistes ont dû opérer des aménagements dans les habitudes de travail. L’une des implications perçues par les journalistes est l’impératif de polyvalence. Les différentes fonctions du téléphone mobile renforcent la polyvalence instaurée dans le secteur journalistique, comme ailleurs, depuis l’arrivée du numérique. « Avec les nouvelles applications, le téléphone sert à envoyer un article et ses illustrations. On gagne en rapidité et en efficacité », explique un Burkinabè. Un seul journaliste s’occupe d’organiser à la fois l’interview, la prise de son, la capture de l’image et le montage du reportage. Le reporter enregistre, prend des photos et filme avec son téléphone. L’idée de sujet notée sur le téléphone, car plus besoin de stylo et encore moins de calepin, il rédige un SMS pour prévenir son réseau et ses informateurs qu’il va sur le lieu de l’action. Sur place il enregistre le son de l’évènement, il prend des photos de la scène et filme l’ensemble. Il réalise un petit montage qu’il va partager très vite sous forme de fichiers de façon à ce que cela rentre dans les éléments du journal ou dans la bande défilante des alertes. Mais ce qui les frappe le plus c’est le rapport au terrain et les risques auxquels le téléphone portable les expose.

Rapport au terrain

Les études sur le journalisme abordent habituellement séparément le rapport au terrain et celui aux sources, surtout lorsqu’il s’agit des sources institutionnelles. La raison principale est qu’il existe une opposition tacite entre les deux sources de l’information au nom de l’opposition entre fiabilité/crédibilité et authenticité. Se pose alors la question de savoir si le journaliste doit favoriser le recours aux sources (institutionnelles) ou s’immerger dans la réalité complexe et informelle d’un « terrain » donné. Dans le premier cas, il gagne en simplicité et fiabilité, mais perd en authenticité ; dans le deuxième, il gagne en authenticité, mais perd en fiabilité (Pélissier, 2002). L’une des nouveautés apportées par la généralisation du téléphone portable est la transformation progressive des modalités ordinaires d’interaction des journalistes avec le terrain. Leurs rapports aux sources et aux publics sont modifiés (Pignard-Cheynel et van Dievoet, 2019).

Contrairement à ce qu’on pourrait craindre et ce que laisse imaginer l’apparence, cet outil ne favorise pas le journalisme « assis » au détriment du journalisme « de terrain ». Le téléphone portable permet paradoxalement de se rapprocher du terrain. « Il n’y a d’information que vérifiée », rappelle un Togolais pour qui « le conditionnel ne doit pas avoir de place dans l’information ». Dans le contexte africain comme partout ailleurs, « l’inflation de la possibilité de communiquer ne réduit pas le désir de rencontre » (Jauréguiberry, 2003, p. 98). Les déplacements sont au contraire surinvestis d’une valeur inédite, l’échange en face à face étant vécu comme une relation portée par la logique du don. Même quand le déplacement n’est pas possible, le journaliste n’est pas loin de son terrain. Le mobile facilite grandement le recoupement grâce à la possibilité de joindre séance tenante les informateurs et les correspondants. « Un bon journaliste a plusieurs portables de façon à être présent, grâce à eux, n’importe où un évènement se produit », affirme un Burkinabè. D’aucuns seraient même tentés d’affirmer qu’avec cet outil nul besoin de se déplacer. Tel est en tout cas l’avis d’un Congolais : « plusieurs coups de téléphone valent une présence physique sur le terrain ». Il faut dire que les moyens de transport manquant cruellement, les journalistes africains ont coutume de compter sur les dépêches des agences et les informations diffusées par les médias internationaux, même lorsqu’il s’agit d’évènements locaux. À cet argument s’ajoute pour le journaliste qui exprime cet avis, celui de l’étendue de son pays et l’absence de voies routières praticables, quelle que soit la province. Pour n’importe quel journaliste l’enjeu consiste à disposer du plus grand nombre de numéros de portables possibles et de plusieurs portables afin de joindre les informateurs, quels que soient leurs fournisseurs d’accès ou la qualité du réseau. À ceux qui objectent que rien de ne vaut des contacts humains directs riches en expressions susceptibles d’agrémenter un reportage, une enquête ou un commentaire, il répond que « grâce à ses fonctions multimédias, le téléphone portable offre les mêmes possibilités ». Entre présence physique et distance, il se produit de nouvelles modalités de téléprésence relativement inédites, qui compliquent d’ailleurs le réglage de distance avec l’information.

D’un second point de vue, le téléphone mobile renforce le lien avec le terrain. Il donne la possibilité au rédacteur en chef de « joindre tous les journalistes où qu’ils soient et de réorienter un journaliste sur le terrain. » Cette tâche de coordination et d’interaction entre la rédaction et le terrain en temps réel est « une nouveauté dans nos pays » reconnaît un Béninois. Par ailleurs, le téléphone portable est le meilleur outil de terrain qui soit. Il soulage le reporter en facilitant la transmission rapide de l’information dans les rédactions : « grâce à mon mobile, je peux envoyer plusieurs alertes instantanées en direction du siège de mon journal ». C’est à la radio que cet usage est le plus fréquent, notamment parce que le téléphone mobile permet de faire du direct, de transmettre l’actualité et d’interagir (rapidement) avec les publics. « Très peu de gens savent que ce qu’ils entendent à la radio est diffusé depuis le téléphone portable », reconnaît un journaliste sportif togolais.

Si cet outil offre aux journalistes l’opportunité de renforcer le lien avec le terrain, c’est aussi et avant tout parce qu’il leur donne la possibilité de « joignabilité » permanente avec leurs sources. Il favorise « le maintien en éveil des informateurs potentiels », souligne un Béninois. Grâce à lui, le journaliste peut vérifier un fait au moment où le besoin se fait sentir et recevoir une information au moment où un fait se produit. C’est le cas en particulier du contact avec les sources « primaires », celles qui leur donnent des informations de première main : professionnels de la politique, leurs conseillers ou attachés de presse, informateurs dans les ministères et les institutions publiques.

Par ailleurs, le téléphone portable est une sorte de secrétariat virtuelle. Le challenge consiste à contourner le secrétariat, souvent soucieux de filtrage, pour établir une relation directe et immédiate avec un responsable politique ou administratif. Parfois aussi, certaines autorités (ministères, hauts cadres, etc.) ne décrochent pas les appels quand ils ignorent le numéro de l’appelant ou quand ils sont en réunion ou en conseils. Dans ce cas, il suffit d’envoyer un SMS à l’interlocuteur afin de présenter sa requête. Ce contact établi, il ne reste plus qu’à le rappeler avec la certitude qu’il décrochera ou attendre qu’il rappelle. Le portable, c’est l’accès direct et la source des scoops. Dans tous les cas, « l’objectif, quand on est journaliste, c’est d’obtenir un numéro de portable parce que personne n’est derrière son bureau à attendre, tout le monde est en déplacement », affirme un Togolais. La portabilité renforce ce besoin. Cependant, cette tendance à la connexion permanente avec les sources comporte des risques d’une dépendance du journaliste vis-à-vis des sources institutionnelles. À travers son portable, il peut devenir l’otage de sa source ou de ses sources. Il peut renforcer par exemple les capacités d’un professionnel de la politique à maîtriser la situation et la gestion du temps au sujet d’une information. « Il (parlant d’un conseiller du chef de l’État togolais) a besoin de moi autant que j’ai besoin de lui. Donc il y a forcément une forme de connivence qui accentue l’autocensure ».

S’y ajoute l’accentuation de l’asymétrie puisque le Togolais reconnaît qu’en contexte africain, il est « obligé de l’appeler ‟fofo"4 ou "patron" ». Se pose alors la question « du degré de proximité du journaliste avec ses sources institutionnelles. S’il s’en rapproche trop, il se ‟brûle" (électrocution), s’il s’en éloigne trop il se ‟grille" (déconnexion). Entre perdre sa source ou son crédit… le choix n’est jamais simple », comme le reconnaissent Pélissier et Ruellan (2000, p. 20). Fort heureusement, les journalistes africains sont conscients des enjeux que suscitent le téléphone portable ainsi que les risques auxquels il les expose (Damome, 2016, p. 144).

Risques accrus

L’avènement du téléphone portable dans le journalisme n’a pas que des avantages pour les journalistes. Il a aussi des effets pervers. Près de quinze ans d’usage leur a permis de mesurer les risques encourus pour eux-mêmes et pour le bon exercice de leur métier. Le fait est que « le téléphone portable s’insère dans le dispositif répressif des pays où la liberté de la presse est peu respectée » (Damome, 2016, p. 144). Les opérateurs de téléphonie mobile recueillent en temps réel toutes sortes de données, entre autres les numéros des appels sortants, l’heure de ces appels, le lieu… pour la gestion du compte de l’utilisateur. Or, la loi autorise les agents des services de renseignement ou de sécurité de l’État et les magistrats à obtenir des informations auprès des opérateurs de téléphonie mobile. Ils ont même la possibilité de se passer de l’opérateur. Ils disposent d’un dispositif permettant d’intercepter des SMS, ou d’accéder au contenu d’une conversation. Dans certains cas, les autorités exploitent ces possibilités pour ériger un système de surveillance des journalistes et de leurs sources. Reporters sans frontières dénonçait déjà en 2004 cette démarche qui consiste à s’appuyer sur les nouvelles technologies pour contrôler la circulation de l’information5. La décision de l’État congolais de procéder à l’identification des portables6 a été interprétée par les journalistes comme visant à les atteindre plus facilement. Les journalistes peuvent alors craindre que leur meilleur compagnon apparaisse quelquefois comme le pire traître. Ceux de la région de Mbuji-Mayi qui ont été arrêtés ou subis des menaces et intimidations au plus fort de la contestation des résultats des élections présidentielles congolaises de 2012 ont été trahi par leur téléphone portable. Depuis, on enregistre régulièrement des alertes faisant état de harcèlement téléphonique, de coups de fil anonymes, de menaces de mort perpétrés par certains responsables de la Police nationale congolaise contre les journalistes et leurs sources d’information.

Dans ces conditions, on peut, à la suite de Michel Foucault (1975) et de Christian Licoppe (2002) à propos d’autres réalités, voir dans le téléphone portable « une technologie de pouvoir » parce qu’il est une technologie panoptique permettant aux uns de surveiller les autres. Livrant d’emblée l’identité de son propriétaire même sur mode « privé », « l’usage de téléphone portable met continuellement en danger son utilisateur. Sa perte signifie la perte du carnet d’adresses avec le risque supplémentaire qu’il tombe entre les mains d’un inconnu qui pourra s’en servir à mauvais escient », reconnaît un Togolais. S’il est connu du public, il peut également servir pour des règlements de compte, des menaces, des insultes et même des poursuites de la part des gens qui vous en veulent.

Mais l’usage du téléphone mobile est aussi risqué pour le bon exercice du métier. Tout d’abord parce qu’il renforce la dictature de la vitesse. Les journalistes reconnaissent tous ressentir plus de pression au quotidien. Tous étant « branchés », le responsable de rédaction peut contacter tel ou tel collaborateur parti du bureau pour lui demander une précision ou l’impliquer dans un travail de dernière heure. Le T’es où ? de Ferraris (2006) prend tout son sens. « On perd le temps libre, il n’y a plus de temps de repos », dit un journaliste de de Kanal FM. Ouendji notait déjà ce risque de pression accrue du journaliste de la part de son rédacteur en chef : « On ne peut plus prétexter qu’il n’y a pas de connexion Internet, ou qu’elle est lente. On ne peut plus non plus dire… » (2008, p. 35). Le téléphone portable apporte une surcharge de travail dans la mesure où il contraint à la polyvalence. On peut constater un certain alourdissement parfois écrasant des contraintes que les nouvelles technologies du temps réel engendrent. Le téléphone portable a bouleversé, mais pas nécessairement simplifié, allégé, rationalisé et pacifié le travail, accroissant le stress voire le burn-out. Par ailleurs, il pousse à des usages non déontologiques : par exemple des enregistrements non conformes. Il instaure la paresse au sein de certaines rédactions où « on se fie aux informations reçues par le téléphone portable au lieu de se déplacer parfois pour vérifier sa source », note un Togolais.

Conclusion

L’Association mondiale des journaux (AMJ) publiait en 2005, dans le cadre du projet SFN (Shaping the Future of the Newspaper), un rapport sur « les opportunités liées au mobile » (WAN-IFRA, 2005) Ce document soulignait combien le téléphone mobile offre un nouveau moyen de collecte d’informations permettant de mieux connaître les besoins et les intérêts des lecteurs. Il favorise également l’interactivité, ajoute de la valeur aux services offerts aux annonceurs et contribue à réduire les frais administratifs et les coûts liés au flux de production. Il est intéressant de constater que les journalistes africains en tirent grandement parti et reconnaissent tous unanimement son importance pour l’exercice du métier en raison de son utilité. Pour autant, il n’est pas certain que cet outil dont on peut craindre qu’il soit devenu « une prothèse intime, biomécanique » (Lowenstein, 2005), sans laquelle le quotidien du journaliste est amputé, ait apporté toutes les solutions aux différents maux dont souffre le journalisme en Afrique. Par certains côtés, on peut même être porté à croire qu’il a institué l’amateurisme et l’informel comme norme. C’est d’ailleurs pour combattre cela qu’en 2016 les autorités politiques burkinabè avaient interdit aux journalistes de faire des interviews avec un téléphone portable. Lors des couvertures médiatiques d’évènements de grande envergure, ceux qui n’avaient pas de moyens conventionnels étaient écartés, malgré la présentation de leur carte professionnelle, parce que perçus comme des amateurs. On serait alors tenté de conclure en paraphrasant Nicolas Pélissier (2001), qui le disait à propos du webjournalisme, qu’avec le mobijournalisme, « la révolution n’a pas eu lieu » y compris dans les représentations. 

Étienne Damome est maître de conférences (HDR) à l’Université Bordeaux Montaigne.




Notes

1

Colloque du GRER, Strasbourg, 20 et 21 mars 2014.



2

Merci à Patrick Affognon du Bénin, Dimitri Balima du Burkina Faso, Yao Namoin du Togo et Emmanuel Kambaja de la RDC pour leur contribution à cette enquête.



3

« Un câble électrique se terminant par des pinces ou des jacks afin de relier un Nagra à un téléphone (ou deux magnétophones entre eux) pour transmettre des éléments sonores (interview, ambiance, papier) ». Guiraud et Bourdon (1991, p.116).



4

Grand frère en mina.



5

Cf. « Fé gaf, SMS surveillé », communiqué de presse de RSF, 1er juillet 2004.



6

L’opération d’identification des abonnées du secteur de Télécoms en RDC n’est pas la seule en Afrique. La Côte d’Ivoire, le Kenya, le Nigeria, le Cameroun et le Togo y ont déjà procédé. L’objectif fixé est d’assainir le secteur des télécommunications, mais surtout de lutter contre l’insécurité en mettant un nom sur chaque numéro.






Références

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Référence de publication (ISO 690) : DAMOME, Étienne. Le journalisme mobile en Afrique subsaharienne : la réalité précède le nom dans la radiodiffusion. Les Cahiers du journalisme - Recherches, 2021, vol. 2, n°6, p. R99-R113.
DOI:10.31188/CaJsm.2(6).2021.R99


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