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Nouvelle série, n°8-9

2nd semestre 2022

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ENQUETE

Et si #MeToo avait réinventé
le journalisme d’investigation ?

Le déferlement de dénonciations d’agressions sexuelles favorisé par les réseaux sociaux a secoué les codes traditionnels de l’enquête journalistique. Ce mouvement pourrait-il renouveler les normes des rédactions ?

Par Caroline Pastorelli




Illustration : Mohamed Hassan


E

n 2017, #MeToo débarquait sur la planète. Le hashtag lancé dans la foulée des accusations visant le producteur américain Harvey Weinstein a été à l’origine d’un mouvement social mondial inédit qui aura profondément transformé nos sociétés : celui de la prise en compte de la parole des femmes dans la dénonciation des viols et des agressions sexuelles dont elles ont été victimes. De manière inégale, mais réelle, le monde entier a pris conscience du sexisme qui le gangrène : #BalanceTonPorc en France, #MoiAussi au Québec, #Nãoénão (« Non c’est non ») au Brésil, #QuellaVoltaChe (« la fois où ») en Italie, #WoYeShi (« Moi aussi ») en Chine. Les médias et les journalistes autrefois frileux à relayer de tels témoignages agissent aujourd’hui comme un porte-voix libérateur de toutes ces femmes que l’on écoute désormais. Les nouveaux territoires de l’investigation journalistique à l’ère de #MeToo modifient-ils l’exercice du métier ? Quelles sont les nouvelles réflexions déontologiques chez les journalistes ? Et si #MeToo avait réinventé les pratiques du journalisme d’investigation et ainsi renouvelé le genre ?

Un genre journalistique nouveau…

À chaque époque, son journalisme. Du gazetier au journaliste politique avec l’essor des gazettes puis des mercures au 17e siècle au journaliste audiovisuel puis numérique avec l’avènement d’internet au 21e siècle qui a engendré de nouveaux métiers (fact checker, community manager, data journalists), le journalisme est mouvant et se réinvente, sans cesse. C’est le cas du traitement des sujets relevant du mouvement #MeToo qui, autrefois boudés par les journalistes car considérés comme relevant de « la chambre à coucher1 », changent de rubrique et figurent désormais en bonne place dans les pages « société ».

Le journalisme d’investigation des affaires #MeToo a même obtenu ses lettres de noblesse grâce aux récompenses décernées à ses nouveaux détectives. En 2018, Ronan Farrow du New Yorker et Jodi Kantor et Megan Twohey du New York Times ont obtenu conjointement le prix Pulitzer pour leurs enquêtes « d’intérêt public » sur le producteur Harvey Weinstein et son système machiavélique. Fini les secrets d’alcôves si bien gardés. Fini l’impunité des agresseurs. Les violences sexuelles s’enquêtent désormais au grand jour et s’appréhendent de manière globale, comme de vrais faits de société. Preuve que les critères de sélection et de hiérarchisation des informations ont bien changé et en si peu d’années. Preuve aussi que les frontières de la vie privée et de la vie publique sont abolies. Preuve enfin que le processus de remise en question chez les journalistes est bien en marche. L’agression sexuelle relayée dans les médias ne relève plus seulement des violeurs en série qui agissent la nuit dans l’espace public.

… qui définit de nouvelles règles

Ce nouveau champ pose forcément beaucoup de nouvelles questions : le journalisme d’investigation est en pleine introspection. Le 28 avril dernier, en France, l’émission d’information du service public Complément d’enquête proposait un reportage sur « l’affaire » Patrick Poivre d’Arvor, l’ex-animateur vedette du JT de TF1, intitulé « PPDA, la chute d’un intouchable ». Son présentateur, le journaliste et reporter Tristan Waleckx raconte2 les questionnements qui ont agité sa rédaction sur ce sujet ô combien sensible – et qui a connu d’ailleurs quelques semaines avant sa diffusion un rebondissement de taille avec l’action en justice menée par PPDA contre seize femmes pour dénonciation calomnieuse. Fallait-il montrer les extraits des lettres des victimes ? Fallait-il se concentrer uniquement sur les accusations contre PPDA ?

Quand Romain Verley est venu nous proposer le sujet à l’été 2021, l’affaire PPDA était classée. Il n’y avait eu que le témoignage de Florence Porcel. Puis petit à petit d’autres accusatrices ont parlé et certaines nous disaient vouloir participer au reportage à condition que ce soit uniquement un reportage sur les violences sexuelles et qu’on ne lui donne pas la parole. Raconter PPDA, sa vie, son œuvre ne les intéressait pas. Or, nous, nous avons estimé qu’il était intéressant, à côté de ces témoignages de femmes, de raconter 40 ans d’apparente impunité et de montrer comment ce présentateur surpuissant avait survécu au bidonnage de l’affaire Fidel Castro, comment il avait survécu à la condamnation à quinze mois de prison avec sursis dans l’affaire Botton, etc.

Comme souvent, dévoiler les faits c’est aussi dévoiler le pouvoir qui les a favorisés, souligne Waleckx :

Nous avons voulu montrer comment cette personnalité était devenue intouchable et en quoi cela permettait de comprendre qu’il était si difficile de l’affronter. Si même Michèle Cotta, patronne de TF1, qui témoigne dans le reportage, n’était pas capable de lui résister, on comprend d’autant mieux pourquoi et comment une petite stagiaire CDD de 24 ans qui s’est fait violer n’a pu en parler et pourquoi cette affaire a mis du temps à émerger.

Les débats éditoriaux, inexistants sur d’autres types de reportages, ont été légion. Faut-il céder aux demandes des témoins sans lesquels l’enquête serait impossible ?

C’est toute la différence entre du documentaire et du journalisme. Un documentaire, on peut choisir un point de vue, on peut être subjectif. Nous, nous avons une espèce d’obligation d’objectivité et de neutralité journalistiques. Si l’on a un procès, il faut que l’on puisse dire qu’on a cherché à l’interroger, lui ou son avocat. Il est évident que pour ce type de sujet on se pose plus de questions, car on est conscient de la responsabilité que l’on porte. Et ce n’est pas évident car nous sommes entre deux injonctions contradictoires.

Quant à la question, nouvelle, du genre dans le journalisme, c’est-à-dire la possibilité qu’investiguer au masculin ou féminin change le fond d’une enquête journalistique, là encore les débats ont été nombreux confie-t-il.

Effectivement, nous avons eu affaire à des femmes qui ont vécu des expériences traumatisantes et qui peuvent avoir du mal à se confier à un homme. On sait que c’est une matière singulière et en même temps il ne faut pas que l’on perde complètement nos exigences journalistiques et notre indépendance. Romain Verley était à l’origine de ce reportage, nous n’avions pas de raison de l’en déposséder.

Recueillir des témoignages de femmes ayant subi des agressions sexuelles relève-t-il forcément d’une compétence féminine ? La question est posée. Si l’on fait un état des lieux des reportages sur les grandes affaires #MeToo en France, les journalistes femmes sont plus souvent aux manettes, certes. C’est bien une journaliste de Mediapart, Marine Turchi qui, en novembre 2019, a recueilli le témoignage de la comédienne Adèle Haenel sur l’agression sexuelle dont elle fut victime lors de son premier film. C’est aussi une journaliste de France 2, Virginie Vilar, qui reçut la parole de cinq femmes accusant Nicolas Hulot d’agression sexuelle en 2017. C’est encore Marie Portolano qui, en 2021, co-réalisa le documentaire « Je ne suis pas une salope, je suis journaliste » et donna la parole à une vingtaine de journalistes sportives racontant le sexisme dont elles ont été victimes. Mais c’est aussi Sébastien Lafargue qui, en septembre 2020, rouvrit un dossier brûlant en réalisant le reportage « L’accusé Polanski » diffusé dans Complément d’enquête. C’est aussi et surtout un homme, Ronan Farrow, qui signa le brulot antiWeinstein dans le New Yorker et qui fut à l’origine de ce mouvement sans précédent.

Néanmoins. Il est vrai que les femmes présentent des atouts incontestables sur ce genre de sujets : « Elles ont une bonne connaissance des mécanismes d’emprise et savent mener des interviews pour ne pas retraumatiser les victimes », explique3 Marine Périn, porte-parole de l’association de femmes journalistes Prenons la une.

Quand le milieu journalistique se retrouve au cœur du scandale

Cinéma, publicité, théâtre, édition, #MeToo a éclaboussé tous les milieux professionnels. En 2019, une nouvelle affaire révélait, en France, l’existence d’un groupe Facebook nommé « La Ligue du LOL » dans lequel des journalistes se congratulaient des harcèlements sexistes, racistes et homophobes qu’ils faisaient subir à leurs consœurs. Scandale dans les grandes rédactions françaises, le pavé était jeté. Dans leur mare. Les mécanismes sont universels, mais le pire vient-il de l’intérieur ? #MeToo n’épargne pas le journalisme, un milieu connu pour ses valeurs « masculines » où règne trop fortement encore le mythe du journaliste viril. Alors, lorsque le journaliste le plus regardé de France pendant 30 ans, PPDA, est accusé à son tour d’agressions sexuelles, difficile de regarder ailleurs – avec dans son sillage #MeTooMedias pour relayer le combat « des femmes et des hommes qui souffrent silencieusement dans ce milieu médiatique », dixit Emmanuelle Dancourt, une des accusatrices et présidente de Prenons la une.

Comment traiter de ce sujet quand il vous touche de si près ? Comment enquêter sur celui qui a été pendant tant d’années le grand manitou de votre profession ? Comment aller interviewer des journalistes qui ont été vos collègues ou vos chefs ?

À Complément d’enquête, souligne Tristan Waleckx, on aime bien enquêter sur tous les milieux de pouvoir, que ce soit le pouvoir politique, le pouvoir économique, le pouvoir médiatique. Et il est vrai que PPDA, se trouve à la croisée des chemins. Le milieu médiatique est un milieu assez peu exploré finalement même si nous avons déjà réalisé des enquêtes sur les médias, notamment sur CNews. Mais pour ce reportage sur PPDA, comme Romain Verley et moi-même avons travaillé à TF1 dans le passé, nous pensions au départ que cela serait un avantage, que cela nous ouvrirait des portes. Or cela n’a pas vraiment été le cas. Recueillir des témoignages a été difficile.

L’absence des femmes dans les rédactions influence la manière dont sont traitées les informations, à commencer par le choix des sujets. Et il est important de le signaler à plusieurs titres. Pour les victimes bien sûr qui n’ont pas toujours (euphémisme) reçu l’écoute qu’elles méritaient (encore plus lorsque les victimes sont des journalistes) mais aussi pour le public. Car comme l’explique Clara Bamberger dans son livre Femme et médias, l’image de la femme comme elle est donnée à voir dans les médias est biaisée. Les journalistes étant majoritairement masculins, les femmes y sont représentées essentiellement à travers les yeux des hommes. Mais elle est tellement répandue qu’elle est considérée comme naturelle. Le combat pour l’égalité des genres dans le journalisme est donc essentiel à bien des égards. Ce sont les journalistes, à travers leurs articles, leurs reportages, leurs émissions, qui nous permettent d’appréhender le monde, et nous avons besoin d’une diversité de subjectivités et d’opinions pour que la réalité soit au mieux représentée.

Issu des voix féminines de la société civile, le mouvement MeToo aura bouleversé l’organisation de nos sociétés fondées pendant longtemps sur la domination masculine. Il aura également constitué un élément déclencheur dans la transformation de l’information et la redéfinition du journalisme en médiatisant les violences sexuelles et en les considérant comme étant, désormais, d’intérêt public. Certes le travail des médias n’est pas le travail de la justice mais il permet de jouer un rôle de contre-pouvoir, de briser l’omerta, de débusquer des sujets étouffés ou que la justice n’a pas encore saisis. Et si les victimes crient au pilori médiatique, n’oublions pas que ce sont ces mêmes victimes qui se voient offrir des tribunes entières dans des médias pour se défendre. Reste maintenant à encourager la diversité dans la profession journalistique afin que les représentations des femmes véhiculées changent petit à petit les mentalités dans la société.

Caroline Pastorelli est journaliste indépendante et enseignante à l’École de journalisme et de communication de l’Université Aix-Marseille.



1

En témoigne l’affaire DSK survenue en mai 2011, redonnant publiquement crédit au témoignage de Tristane Banon qui avait raconté, dès 2006, l’agression sexuelle dont elle avait été victime.



2

Entretien personnel.



3

« #MeToo : les nouvelles détectives », Elle, 13.12.2020.






Référence de publication (ISO 690) : PASTORELLI, Caroline. Et si #MeToo avait réinventé le journalisme d’investigation ? Les Cahiers du journalisme - Débats, 2022, vol. 2, n°8-9, p. D29- D32.
DOI:10.31188/CaJsm.2(8-9).2022.D029


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