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Nouvelle série, n°8-9

2nd semestre 2022

DÉBATS

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CHRONIQUE d’été

Le problème avec les mots…

Pour les journalistes, soupeser les termes de l’actualité est aussi fondamental que vérifier les faits ou les chiffres, mais bien moins gratifiant que l’investigation et de plus en plus lourd à assumer. Glissons-en quelques mots.

Par Bertrand Labasse



Photo : Pexels


P

lutôt désarçonnée, semblait l’étudiante par un avis pourtant bienveillant sur son texte : « Le problème, c’est que vous écrivez avec des mots. » J’avais peut-être mal pesé les miens : dans son regard, un capital d’études accumulé avec confiance pendant plus de quinze ans se volatilisait comme un portefeuille de cryptomonnaies. Le reste du petit groupe frissonnait aussi sous la brise glacée de l’incertitude. À quoi s’accrocher si tout le savoir-faire acquis à force d’aligner les quantités exactes de mots réclamées pour tant de dissertations ne valait plus rien ?

Hélas, il ne valait pas grand-chose dans un séminaire de création. Je ne sais toujours pas comment cette chose-là avait pu m’échoir, puisque ma plus récente œuvre d’imagination était une lettre qui racontait au père Noël à quel point j’avais été sage. Mais enfin, une fois judicieusement réorienté vers la « non-fiction », ça changeait agréablement des théories des médias. D’ailleurs, j’étais hautement qualifié puisque la littérature, la recherche et le journalisme ont justement ceci de commun qu’ils ne s’écrivent pas avec des mots. Seulement avec des idées. Appelons-les des scènes, des données ou des faits selon la branche dans laquelle on travaille, mais chercher à empiler des mots ne produit jamais que des romans verbeux, des publications creuses et du journalisme de remplissage.

Les mots, ça s’ajoute simplement à la fin et, en principe, ce n’est pas le plus difficile. Pourtant, ces petits grumeaux de lettres sont délicats à manier. Et révélateurs : mine de rien, les mots en disent long sur le journalisme et les problèmes qu’il affronte. Hélas, leur capharnaüm est bien trop vaste et surtout trop hétéroclite pour s’explorer sérieusement en moins de 600 pages bien tassées. Comme il est déjà arpenté par des hordes de linguistes et de philosophes, contentons-nous de le parcourir en flâneur sans espérer en retirer plus que quelques impressions de voyage au hasard des étapes.

Un matériau impossible

Quand on y songe, le vocabulaire est un fichu de matériau de base à débiter pour gagner sa vie. Ne serait-ce que parce que notre belle langue est plus tordue qu’un gouverneur républicain. À ceci près qu’elle tend pour sa part à s’améliorer, mais elle n’en reste pas moins en proie à des meutes de bizarreries invraisemblables (prononcer « invraissemblables »), de doubles lettres fluctuantes, de tirets arbitraires, d’accents aléatoires et d’autres pièges traditionnels (avec deux « n ») défendus pied à pied par les traditionalistes (avec un seul)1. Bien sûr, il se trouvera toujours un grammairien pour brandir une raison censée justifier la différence de terminaison entre hormis et parmi, voilà et cela ou, ces derniers temps, entre présentiel et distanciel. Mais il en va des passionnés de grammaire comme des amateurs d’ornithologie : on est heureux pour eux que tout ça les intéresse, on est sûr que ça le mérite, mais on n’a pas forcément envie de passer la soirée à entendre parler de rousserolle turdoïde, d’œdicnème criard ou d’autres oiseaux avec des noms de maladies. Sauf que les élucubrations grammaticales s’imposent à tous, ce qui rend du coup les ornithologues particulièrement sympathiques.

Bah, ne laissons pas le ressentiment incandescent accumulé depuis l’école par tant de crimes contre la logique – ni même les lourdes pertes que cette masse d’exceptions rebutantes inflige à la francophonie dans le monde et au bilinguisme au Canada – nous entraîner trop loin du sujet. Ne dérivons pas du côté de l’accord du participe, qui ne mérite ici qu’un silence atterré. De toute façon, on ne peut pas mettre sur le dos des chinoiseries lexicales les méfaits opposés de la conception purement phonétique de l’orthographe qui semble gagner la presse, tant en Belgique (« il lui serre la soupe », « je m’en remais au peuple ») qu’en France (Il « empreinte un vélo », « sans même sans rendre compte ») ou au Canada (« Sharif aurait raconter », « Hydro-Québec abolis 50 postes »).

La vieille garde ne manquera pas de flétrir l’insouciance des jeunes journalistes. Admettons, ça leur fera toujours les pieds, mais ça ne remontera pas aux principaux responsables : l’accélération de la production, la légèreté de l’encadrement éditorial et la raréfaction des correcteurs de presse. En 2006, ceux du Monde seraient passés de 24 à 13. Ils étaient 42 dans les années 1970 (mais le journal était plus épais). Au Figaro, je lis qu’ils ne seraient plus que 9. Ailleurs bien moins. Quand la rentabilité de la presse souffre, l’orthographe peut s’attendre à trinquer.

Et pourtant, grâce à l’obstination des derniers réviseurs, il n’est pas si sûr que la langue des journaux se soit tant dégradée que ça au fil des décennies. Impression que me confirme un connaisseur de mes amis : scrutant de longue date leurs fautes pour alimenter un blog prétendument pédagogique2, il n’a pas non plus pas noté d’évolution bien significative au fil du temps.

En somme, l’impression de décadence largement répandue et sans doute justifiée vient probablement moins des éditions imprimées que de ces informations griffonnées à la va-vite pour le web, les réseaux sociaux, les notifications des téléphones ou les bandeaux des nouvelles en continu. D’où l’on conclura que l’information instantanée n’est pas moins périlleuse sur la forme que sur le fond. D’ailleurs, même à la RTBF où les doubles lettres et les homophones ne peuvent s’entendre à l’antenne, on rapporte que l’orthographe est le motif le plus fréquent des plaintes reçues par le médiateur. En fait, tous les médiateurs de toutes les formes de presse semblent passer leur temps à répondre à ce genre de reproches. On dirait même qu’ils ont mis au point une recette spéciale juste pour ça, en assaisonnant des extraits de lettres furibardes avec un mélange ad hoc de contrition et d’humour (certains y ajoutent des petits morceaux d’explications et un zeste de bonne résolution).

Les lecteurs et auditeurs ne se découragent pas pour autant, ce qui est heureux car leurs remontrances comptent plus qu’ils ne le pensent. Mais ils ne devraient tout de même pas trop espérer d’un métier où l’on parle d’« espace » au féminin, de « chapo » comme si c’était un narcotrafiquant et où l’on appelle un accent circonflexe un « flex », ce qui trahit une certaine souplesse en la matière (la preuve : on n’est même pas sûr qu’il faille ou non mettre un flex à « chapô »).

L’ombre d’un doute

Les mots ne sont pas seulement délicats à orthographier, ils sont surtout délicats à doser, ce qui est bien plus ennuyeux. Comment, par exemple, désigner ces parasites à moustaches qui tolèrent juste que leurs laquais changent leur litière et remplissent leur écuelle ? Voilà une question compliquée. D’un côté, appeler un chat un chat est ce qu’affectent les populistes habiles pour ressembler à des gars tout simples. De l’autre, ne surtout pas appeler un chat un chat est ce qu’affectent les universitaires malhabiles pour ressembler à des savants. Dans le premier cas, ils trouvent facilement un public. Dans l’autre, ça permet au moins de lire ses courriels durant les colloques en attendant sans trop d’espoir la présentation suivante. On voit ici que la seconde circonstance est nettement préférable, en particulier lorsqu’on a du courrier en retard et un ordinateur avec assez de batterie.

Les journalistes, quant à eux, ne peuvent opter ni pour la rustrerie ostentatoire ni pour l’abstraction indigente. Il leur faut naviguer à bonne distance des deux écueils dans les eaux mouvantes et de plus en plus tempétueuses du lexique pour y pêcher des termes puissants mais pas abusifs, simples mais pas simplistes, les meilleurs mots possibles. Les récifs y abondent, mais de génération en génération, il se pourrait que le journalisme se soit perfectionné dans cet art-là.

On ne concevrait plus le titre effroyable dont on entretient encore le souvenir comme une mise en garde dans les couloirs d’Ouest-France : « L’assassin nie son crime ». La tendance actuelle serait plutôt à l’excès inverse, au point que nul ne s’étonne plus de lire qu’un « suspect » a été pris en flagrant délit. Bien heureux quand il n’ouvre pas le feu sur les policiers, ce qui, en effet, serait hautement suspect. Du reste, ça doit être d’eux que provient l’usage systématique du terme, la présomption d’innocence étant de ces choses dont on discute de nos jours dans les écoles de polices. Les occasions sont trop rares de penser du bien d’un abus sémantique pour qu‘on s’en prive. Tant pis s’il provoque à l’occasion un brin de confusion chez les rédacteurs. Comme celui qui, il y a peu, qualifiait d’une phrase à l’autre un amateur d’émois censément solitaires (mais publics en l’espèce, et même aéroportés) de « désaxé » et de « suspect ». On aurait pu songer à un complice, quoique le délit aérien s’y prêtât mal, mais selon l’article – d’ailleurs étonnamment détaillé et même visuel pour un journal autorisé à toutes les classes d’âge3 – le désaxé et le suspect étaient bien la même personne. D’ailleurs, il n’est pas si rare d’être successivement désaxé et suspect, le premier état conduisant facilement au second.

Le terme suspect, surtout utilisé à bon escient, n’en est pas moins le bienvenu dans les nouvelles, comme l’est encore plus l’adjectif présumé. À condition de choisir parce qu’un présumé suspect, ça ressemble beaucoup à un innocent. Sans vouloir influencer personne, confessons une légère préférence pour présumé : alors que suspect a décidément l’air de débarquer tout droit d’un rapport de police, l’autre ressemble plus à une option journalistique. Il pencherait du côté des nuances et suspect du côté des tics de langage.

Très difficile à employer machinalement, présumé. Il n’y a qu’à penser par exemple à un évadé : le bon sens s’opposant à ce que l’on continue à l’appeler le détenu (tout « détenu en cavale » violant à la fois le Code pénal et la logique la plus élémentaire4), un réflexe suffira pour qu’il redevienne le suspect qu’il fut dans le temps. En revanche, essayez donc d’utiliser présumé dans ce contexte. Présumé évadé ? Le doute se demanderait bien comment il a pu se retrouver là, au milieu des projecteurs et des aboiements de chiens. Entendons-nous : j’adore le doute, je le vénère même. Je serai le premier à cotiser le jour où l’on fera enfin circuler une enveloppe pour lui édifier le temple qu’il mérite. Mais j’ai vu quelque part que les gardiens avaient des registres, des caméras, des listes d’appel, tout ce qu’il faut pour éviter de galoper derrière des passants quelconques quand tout le monde est bien sous clef.

Avec ou sans doute réel, le grouillement des suspects et des présumés dans l’actualité contemporaine témoigne d’une heureuse évolution : l’attention apparemment croissante de beaucoup de journalistes et de journaux à la portée des mots dans la sphère publique. Ce n’est pas qu’ils s’en moquaient avant, mais on dirait bien que réfléchir aux termes utilisés, et même s’en ouvrir aux lecteurs, est devenu de plus en plus courant. On n’emploie plus guère des mots comme terroriste, autiste ou populiste sans un brin de réflexion (en général…) et on s’est même débarrassé sans regret de certains comme infirme ou vagabond, pour ne pas dire pire. Alors qu’ils s’imprimaient naguère à tout bout de colonne, ils ne peuvent plus compter que sur l’écart de langage d’une personnalité pour réapparaître brièvement – et défavorablement – dans les nouvelles.

Lorsqu’un thème nouveau déboule dans l’actualité, il est courant que ses désignations à chaud soient réexaminées et au besoin retouchées dès qu’on trouve un moment pour y réfléchir un peu. Au début de la pandémie, covidiot et complotiste ont été utilisés d’autant plus fiévreusement, si l’on ose dire, que les susdits menaçaient par ricochet la santé des journalistes et de leur entourage. Forcément, ça inspire. Mais malgré une exaspération bien naturelle, ceux-ci ont assez vite sorti leur balance à peser les mots : le premier a été banni et le second calmé, laissant la place à une horde zombiesque d’hésitants, de réticents et de récalcitrants. Le paradoxe est qu’en tendant ainsi une main compréhensive aux réfractaires, la presse a plus souligné que comblé la distance qui se creuse entre ceux qui, justement, sont capables de peser leurs mots pour les ajuster aux faits et ceux pour qui dictature et fascisme semblaient les termes les plus appropriés pour désigner l’obligation de se masquer le nez. Vocabulaire qui démontre au passage (même s’il ne faudrait pas dire ce mot, on est bien d’accord) qu’il y a beaucoup plus de vrais idiots dans les démocraties occidentales qu’on y trouve de vrais fascistes.

Voir des fascistes partout

Il ne faut jamais, au grand jamais, perdre de vue l’avertissement saisissant de Brecht : « Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde », mais ça n’implique pas que l’accouchement soit pour demain dans les pays que je fréquente. À moins qu’il ne soit préférable d’en parler trop tôt que trop tard ? Comme toujours, la question est compliquée. C’est sûrement pour ça que la fable qui s’impose ici offre deux conclusions opposées. D’un côté, l’enfant qui criait au loup a fini par ne plus susciter que des haussements d’épaules. De l’autre, son histoire s’achève bel et bien par la survenue d’une bête, peut-être pas immonde mais en tout cas pourvue de grandes dents et d’un solide appétit. À chacun d’en choisir la morale…

« Donald Trump est-il un fasciste ? » s’interrogeait à tout hasard une plume du New York Times un mois avant les primaires républicaines de 2016, ce qui n’était pas forcément trop tôt. En illustration, la photo d’un Trump vociférant à la tribune, face convulsée et bras rageur comme s’il allait envahir la Pologne d’une minute à l’autre, pouvait effectivement laisser planer le doute. Après avoir passé en revue tous les critères connus avec les précautions d’un zoologue devant une créature, sinon tout à fait immonde du moins peu avenante, l’article concluait que l’on n’avait là qu’un candidat vaguement « fascistique » (sic), tout au plus un présumé suspect qui devrait faire ses preuves5. Et, surtout, que l’abus du terme « fasciste » à son égard était la pire façon d’espérer le conjurer tout en continuant à négliger – voire à alimenter – les raisons de son essor.

On chercherait en vain un semblable discernement chez les âmes ardentes qui recourent pour un oui ou pour un non au terme « fachosphère », sous lequel elles semblent englober non seulement les crânes rasés qui entonnent le Horst-Wessel-Lied une chope à la main, et assez légitimement d’autres vauriens mieux habillés et plus diplômés, mais aussi toute vieille à cabas qui soupirerait à l’occasion que les mœurs évoluent un peu trop vite pour elle. Brecht, c’est bien, mais Goya aussi : « Le sommeil de la raison engendre des monstres. » On dirait que la raison dort beaucoup ces temps-ci.

Les mots diffèrent en ceci des ballons que plus on cherche à les dilater plus ils se dégonflent, et le terme fasciste n’est pas de ceux que l’on devrait dégonfler inconsidérément. D’où son autre différence avec un ballon : il serait peut-être préférable d’en réserver l’usage aux grandes personnes. C’est en tout cas ce qu’on pouvait retenir des petits cris excités par lesquels une flopée de contributeurs de Fox News, puis Donald Trump lui-même, nous ont appris que le Canada sombrait dans le fascisme parce que l’on y avait insisté pour faire bouger quelques camions mal garés en centre-ville. Une telle poussée de vigilance antifasciste était d’autant plus remarquable que ces oies du Capitole n’avaient pas eu jusqu’alors de termes assez durs pour flétrir la bande opposée, très opposée même, des « antifas » autoproclamés.

Évidemment, le niveau dialectique des uns ou des autres n’est pas exactement celui du Comité d’action antifasciste de 1934, plutôt celui de la Guerre des boutons (fasciste toi-même !). Pour les « antifas », c’est de leur âge. Quant à leurs adversaires ultraconservateurs, supposons charitablement que leurs mots ont dépassé leur pensée. Il se trouvera toujours de mauvaises langues pour glisser que dans leur cas n’importe quel mot dépasserait leur pensée, mais ce serait abusif : je tiens au contraire pour certain qu’ils sont capables de conceptualiser des termes comme arbre ou maison, même si le second évoque pour eux une résidence de 25 pièces avec vue sur la mer.

Ils n’en ont pas moins réussi à faire mentir (par habitude ?) une règle qui semblait aussi certaine que la gravitation universelle. Depuis les années 1960, chacun pouvait tenir pour acquis qu’il suffisait de déclarer fasciste ce qu’on voudrait – que ce soit l’ONU ou un couvercle de confiture récalcitrant – pour susciter l’approbation générale. Comme un déguisement de réveillon, le mot vous donnait tout de suite une allure de résistant, modèle brigades internationales, qui grandissait à coup sûr n’importe quelle critique du système ou d’un voisin mal garé. Or, dans la bouche de Tucker Carlson ou de Donald Trump, la magie ne fonctionne plus. Ou seulement avec les abonnés de Fox New, mais ça ne compte pas. Décidément, « fasciste » n’est plus ce qu’il était. Le mot, pas la chose (quoiqu’elle ait évolué aussi…)

Confessons un peu de nostalgie devant l’usure du premier. Où est passée l’époque où les Sex Pistols célébraient le jubilé d’Élisabeth II en chantant que le Royaume-Uni était un « régime fasciste » ? Cinq jubilés plus tard, Johnny Rotten soutient Donald Trump et, pire, l’industrie musicale vend je ne sais trop quoi sous le nom de pop punk, ce qui prouve bien que les mots ne veulent plus rien dire. Qu’est-il donc arrivé au bon vieux temps où Barthes soulevait l’enthousiasme en assénant que « la langue […] n’est ni réactionnaire ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire » ? Un mauvais coucheur ne manqua pas de souligner que cette envolée était tout à fait absurde6 (il existe des puristes de la logique comme il en est de l’orthographe) mais sa malveillance n’affecta pas le succès de la formule : quoi qu’elle puisse bien signifier, elle avait du panache. Ça semble loin, tout ça. En tout cas dans nos contrées.

On s’y est donc grandement étonné ces derniers temps de voir le pouvoir russe qualifier de nazi, mais aussi de fasciste, un pays qui malgré quelques épisodes un peu troubles ne le méritait décidément pas. C’est oublier qu’en Russie plus qu’ailleurs, fasciste est traditionnellement un terme générique pour désigner toute personne qui déplaît au dirigeant du moment. Bien avant la Seconde Guerre mondiale il signifiait essentiellement, dans la Pravda mais surtout dans la bouche du procureur Vychinski, que votre espérance de vie venait de plonger : durant les années 1930, la plupart des révolutionnaires de la première heure ont eu droit à l’adjectif et au destin très raccourci qui venait avec.

Résolument rétro jusque dans sa façon de faire la guerre, le Kremlin a simplement ressorti son vocabulaire coutumier, en lui ajoutant tout de même une petite touche de modernité avec ce « russophobie » qui sonne exactement comme une indignation identitaire sur les réseaux sociaux. Sans oublier, puisque tout est bon à prendre, une utilisation créative de termes comme « vérité » et « mensonge » apparemment inspirée de la rhétorique en vigueur à la Maison-Blanche il y a quelques années. Et une prévention très moderne contre l’usage du mot « guerre » dont des intellectuels progressistes déplorent depuis longtemps l’abus métaphorique dans le discours public (d’autant que les « guerres » déclarées par les politiciens contre la drogue, la pauvreté, le terrorisme ou le tabagisme sont rarement gagnées). Pourtant, l’originalité de cette synthèse remarquablement hardie entre tant d’écoles terminologiques hétérogènes n’a pas suffi à impressionner les médias occidentaux : aussi discret qu’un bataillon de chars, le procédé n’a pas été plus efficace. Pas plus que la dénonciation d’un « génocide » de la minorité russophone d’Ukraine lancée à tout hasard par le Kremlin.

Pour « génocide », il aurait pu en aller tout autrement lorsque la même accusation a réciproquement porté sur les exactions de l’armée russe. S’ajoutant à l’horreur ressentie devant les sévices subis par la population ukrainienne, le poids d’autorités politiques supposées sensées – dont la Chambre des communes canadienne – avait de quoi ébranler. Pourtant, les journalistes ont dans l’ensemble mieux résisté qu’elles à l’émotion du moment et insisté au contraire sur la gradation qui existe entre un crime de guerre (avéré en l’espèce), un crime contre l’humanité (sérieusement documenté) et un génocide.

Les mots comme des pions

La méfiance qu’une partie des journalistes – on parlera de l’autre plus tard – manifeste vis-à-vis des mots qu’ils recueillent ou qu’ils emploient n’est peut-être qu’un autre reflet de la professionnalisation des grands organes d’information remarquée par divers observateurs au cours des dernières décennies. Pour autant, cette circonspection lexicale n’est pas exactement spontanée : pendant que les médias soupèsent les termes lâchés par les tribuns de l’espace public, l’espace public scrute ceux des médias et ne manque pas de leur manifester son déplaisir à chaque occasion. En somme, tout le monde surveille tout le monde, le dictionnaire dans une main, la cravache dans l’autre.

On ne parle pas ici là des reproches mineurs, par exemple ceux des auditeurs qui s’indignaient il y a peu d’entendre appeler « breloques » des médailles olympiques durement remportées. La fierté nationale n’y gagnait peut-être pas, mais les journalistes sportifs mériteraient plus de compréhension : harcelés qu’ils sont par la hantise des répétitions dans des domaines où les synonymes sont rares, ils font ce qu’ils peuvent avec ce qu’ils trouvent.

Non, on parle des mots qui comptent, les pions qu’on joue sur l’échiquier trouble des luttes d’influence contemporaines. Rien n’est plus curieux que de songer que le catalogue impressionnant des ruses argumentatives – impressionnant surtout parce qu’elles sont en latin, ce qui à défaut d’être justifié7 fait toujours de l’effet – néglige l’une des plus importantes d’entre elles, celle qui vise les mots employés ou à employer. Schopenhauer avait bien noté l’intérêt de choisir des termes propices (c’est même le stratagème XII de sa dialectique éristique), mais pas la ruse inverse consistant à dénoncer avec horreur les mots utilisés par les autres. J’avais proposé8 d’appeler l’une et l’autre manœuvre des procédés ad vocabulum, histoire d’être dans le ton, mais je viens de réaliser que ça les placerait tout en bas de la liste, loin derrière ad personam et même après ad verecundiam, ce qui ne serait pas digne de leur rôle stratégique dans le débat public.

Ni de leur ancienneté. Dans l’un des textes les plus prémonitoires jamais écrits sur la polarisation délibérée des opinions, Thucydide en offrait déjà une description chirurgicale il y a 2400 ans :

En voulant justifier des actes considérés jusque-là comme blâmables, on changea le sens ordinaire des mots. L’audace irréfléchie passa pour un courageux dévouement […] ; la précaution prudente pour une lâcheté qui se couvre de beaux dehors. Le bon sens n’était plus que le prétexte de la mollesse ; une grande intelligence qu’une grande inertie. La violence poussée jusqu’à la frénésie était considérée comme le partage d’une âme vraiment virile […] Le violent se faisait toujours croire ; celui qui résistait à ces violences se faisait toujours soupçonner […] Les passions engendrèrent d’ardentes rivalités. Dans les cités, les chefs de l’un et l’autre parti se paraient de beaux principes […] Les citoyens, qui entendaient rester neutres, périssaient sous les coups des deux partis, pour refus d’entrer dans la mêlée ou parce qu’ils excitaient la jalousie par leur abstention9.

La suite est restée dans les mémoires comme un massacre abominable, même selon les critères de l’époque. Depuis lors, l’importance d’une bonne hygiène lexicale et les dangers des tripatouillages en la matière ont été soulignés sous une forme ou une autre par les meilleurs auteurs (dont Molière, Pascal, Condorcet, Hugo, Orwell, Camus et Arendt pour m’en tenir à mes préférés). Au cas où ne l’aurait pas remarqué, voici un solide argumentum ad verecundiam. Ou ab auctoritate si l’on cherche plus haut dans la liste (ou ipse dixit si l’on vise le milieu). En tout cas, c’est une affaire sérieuse.

Chacun sait que les luttes, petites ou grandes, physiques ou symboliques, se jouent sur le terrain des mots autant que dans la rue ou sur un champ de bataille. Arènes naturelles des rixes lexicales, les médias d’information se passeraient généralement bien d’y être impliqués, mais comment ne pas être mêlé à ces démêlés quand le matériau qu’on doit utiliser est justement celui que les adversaires se disputent ? Heureusement qu’on a inventé les guillemets. Surtout les guillemets français : avec leurs solides chevrons et leur espace de sécurité (réputé insécable, comme pour une publicité d’armure), ils semblent offrir une bien meilleure protection que les chétifs guillemets anglais. Il ne faut quand même pas trop leur demander puisqu’ils sont plus facilement vus comme des signes de réticence et donc d’hostilité que comme des marques de neutralité. Peut-être que Barthes avait raison après tout : s’il ne permet de s’exprimer sans que les mots et même la ponctuation vous enrôlent de gré ou de force dans une faction ou l’autre, le langage est tout de même un peu oppressif. En tout cas oppressant. Surtout à une époque où les querelles lexicales tournent constamment au pugilat sur les réseaux sociaux.

Des litiges routiniers

Dans les colonnes des journaux, les chicanes sur les mots sont évidemment plus mesurées, plus réfléchies, mais quand même animées. Comment fonctionnent-elles au juste ? Pour y voir plus clair, une doctorante extrêmement douée (c’est-à-dire, selon ma définition de ce mot, capable de produire une thèse très solide sans demander trop de travail à son directeur tout en veillant à le citer de temps à autre) a scruté la presse francophone sur une période de trente ans (1987-2017) à la recherche d’articles comprenant des locutions comme « abus de langage » ou « utilisation du terme »10. Comme c’était prévisible, elle en a trouvé bien trop pour pouvoir tout analyser, mais quelques filtres de plus ont réduit son panier à 1524 textes de 150 médias différents. Dont, comme il se doit, une majorité de Français, notoirement chamailleurs. Parmi lesquels, comme il se doit également, Le Monde se taille la part du lion, étant aux combats d’idées ce que le Madison Square Garden est aux rencontres de boxe. L’ensemble connaissant, là aussi sans surprendre, une augmentation spectaculaire au cours des dernières années11.

Quant il s’agit de statuer dans les médias sur l’adéquation ou le sens d’un terme, les professionnels de l’information donnent souvent leur propre avis (833 fois ici), mais ils se contentent deux fois plus souvent de rapporter l’opinion exprimée sur un mot par un acteur de l’actualité (1574 fois), en particulier un responsable politique ou administratif (478) ou un intellectuel (445), mais aussi un membre d’une organisation (205), un artiste (44), etc.

Sous les yeux de la jeune chercheuse, les uns et les autres ont déployé la panoplie complète des arguments pouvant servir à soutenir ou rejeter un terme. Elle en a trouvé plus de 10 000, soit en moyenne 5 par texte. Moins pour les journalistes d’information (3,86), mais plus pour les médiateurs et modérateurs (7,54), ce qui semble assez logique. Logique aussi que les universitaires soient intarissables (7,68). Et non moins logique que les militants soient bien plus avares de justifications (3,20) : comme disait Maslow, quand on n’a qu’un marteau, tout finit par ressembler à un clou…

Toujours est-il qu’une fois les 12 223 arguments soigneusement triés et étiquetés, force lui a été de constater que les débats en la matière étaient terriblement routiniers :

Nous ne sommes pas très originaux lorsque vient le temps de légitimer et de condamner un mot litigieux. […] Non seulement les débats lexicaux puisent sans cesse dans un groupe fermé de 25 ensembles d’arguments, mais ce sont les mêmes qui reviennent constamment dans la dialectique de tous : la comparaison de schémas personnels à l’état du monde évoqué, l’explicitation du contenu des traits définitoires d’un mot contesté et le recours à des instances de légitimation sont les trois moyens principaux par lesquels un individu autorise ou condamne un usage. Ces trois groupes d’arguments sont si répétitifs qu’ils se trouvent fréquemment en duos et en trios entre eux dans le discours social, bien que parfois aux côtés de règles de convenance et de savoir encyclopédique, aussi très présents. (p. 364).

La recherche relève au passage, parmi bien d’autres choses qu’on ne va pas évoquer ici (elle fait 500 pages…), que fort peu de mots sont innocentés dans les cas où l’on soupèse leur polarité négative ou positive : 69,82 % des jugements les déclaraient péjoratifs et 12,79 % valorisants, mais seul 0,42 % les estimaient neutres. C’est bien ce que je disais plus haut, même si c’est peut-être aussi parce qu’on évalue rarement un mot qui ne dérange personne.

Quant à ceux qui chiffonnent, leur liste interminable ressemble à un résumé de l’actualité des dernières décennies. Ce qui est une bonne nouvelle si l’on interprète la variété de ce catalogue comme le signe que les journaux ont effectivement à l’œil la plupart des termes qui s’entrechoquent dans le débat public.

Pas besoin de mandat pour les flics des mots

Ce rôle d’arbitres du vocabulaire n’est pas sans poser problème. Aux partisans d’un sens ou de l’autre, bien entendu, puisque dans la lutte d’idées comme dans n’importe quel sport, il est bien connu que tout arbitre favorise outrancièrement l’équipe adverse. Mais sans doute aussi à pas mal de journalistes, jamais très à l’aise avec les positions d’autorité : est-ce bien notre rôle d’être les flics des mots, qui plus est sans mandat ? En voilà une question ! Bien sûr que oui ! D’abord parce que les mots ne sont pas différents des faits ou des chiffres : ça s’inspecte exactement de la même façon, d’ailleurs avec le même mandat (c’est-à-dire aucun12) et ça ne fait pas moins partie de votre boulot. Ensuite parce que vous ne pouvez pas trop compter sur d’autres pour le faire à votre place, pas même les éditeurs de dictionnaires13 et encore moins les réseaux sociaux14 ou les politiciens. Enfin parce que vous n’avez pas envie, vraiment pas, de vivre dans un monde où chacun peut donner aux mots le sens qui l’arrange. En fait vous y êtes déjà un peu, si j’en crois Hannah Arendt :

Il existe pourtant un accord tacite dans la plupart des discussions entre spécialistes en sciences sociales et politiques qui autorise chacun à passer outre aux distinctions et à procéder en présupposant que n’importe quoi peut en fin de compte prendre le nom de n’importe quoi d’autre, et que les distinctions ne sont significatives que dans la mesure où chacun a le droit de « définir ses termes ». Mais ce droit bizarre, que l’on en est venu à s’accorder sitôt que l’on s’occupe de choses d’importance – comme s’il était vraiment identique au droit d’avoir son opinion – n’indique-t-il pas déjà que des termes comme « tyrannie », « autorité », « totalitarisme » ont tout simplement perdu leur signification commune, ou que nous avons cessé de vivre dans un monde commun où les mots que nous avons en commun possèdent un sens indiscutable, de sorte que, pour ne pas nous trouver condamnés à vivre verbalement dans un monde complètement dépourvu de sens15.

Si l’on se souvient qu’elle a écrit ça à l’époque de Kennedy, l’évolution ultérieure du climat idéologique aux États-Unis et ailleurs n’augure rien de bon. Mais ça ressemble au réchauffement global : ce n’est pas parce que les perspectives sont décourageantes qu’on peut abandonner la partie.

Ravalé au rang de touriste

L’ennui, c’est que si les mots ont beau se soupeser comme les faits et les chiffres en théorie, ils peuvent se montrer bien plus tortueux qu’eux en pratique. Au lieu de monter sagement sur la balance, ils s’y tortillent comme une brassée d’anguilles huilées.

J’en ai croisé un exemple pétrifiant lors d’une réunion de travail, alors que (si je me souviens bien) je discutais avec la doctorante susmentionnée des échos d’actualités défraîchies captés dans son corpus. Notamment le mot mariage, dont nul ne songerait à débattre du sens aujourd’hui mais qui avait soulevé le plus vif intérêt à l’époque où la chose avait été étendue aux couples homosexu…

– Vous ne devriez pas utiliser ce terme ! me tança-t-elle, passant brusquement de la théorie à la pratique. Comment… Mais pourquoi… Voyons donc, Hélène, il n’y a pas plus neutre que ça ! Étymologiquement impeccable. Utilisé sans malveillance aucune par une foule de journalistes, dont plusieurs manifestent même une connaissance intime du sujet.

– En Europe, peut-être, mais ici ça ne se dit pas.

Oh, citoyenneté, tu n’étais qu’un mot ! Après une décennie d’existence ontarienne, attestée par un passeport en bonne et due forme et une tendance irrépressible à laisser traverser les piétons, je déchoyais16 soudain au rang de touriste tout juste débarqué. Ainsi s’expliquaient donc les titres absurdes que j’avais croisés de temps en temps, comme ce poétique ou tragique « Pas de dons de sang pour les hommes gais » (Radio-Canada, 09.09.2010) dont la double ambiguïté m’avait laissé songeur.

Ce n’était pas seulement un effet de mode, sans quoi les Français, persuadés jusqu’au ridicule que les mots anglais sont intrinsèquement valorisants, auraient sûrement été les premiers à l’adopter. D’ailleurs, sa graphie prouvait que c’est bien via le Canada qu’il s’était glissé dans la langue : de l’autre côté de l’Atlantique, on aurait sûrement conservé son Y final – j’ai même croisé en France une « Boulangery » (vraiment) – alors qu’ici, où l’on est à l’inverse persuadé qu’un terme anglais ne l’est plus dès qu’on l’a un peu maquillé, on transpose même ce qui n’a aucun besoin de l’être. Y compris la totalité du vocabulaire du golf, comme si ce sport n’était pas déjà assez énervant comme ça. L’intention est louable mais le remède est bien pire que le mal quand le francisé de frais écrabouille aveuglément le sens d’un terme qui vivait tranquillement là, comme vente (sale) pour éviter solde, camion (truck) pour éviter pickup17… et gai (gay) pour éviter je ne sais quoi.

Une typique boulangery française. Photo : CdJ-B.L.

Nonobstant son origine française, réimporter le mot dans sa graphie anglaise n’aurait dérangé que quelques barbons, mais en matière d’anglicismes comme en toute autre chose l’idée que le mieux est l’ennemi du bien n’a jamais ébranlé les intégristes. On aurait plus besoin d’écologistes du langage, capables de faire la distinction entre les importations bénignes qui comblent une niche vacante (record, stock… ou pickup) et les espèces invasives anéantissant les occupants antérieurs. Tant pis. Adieu, donc, à ce charmant petit adjectif qui avait toujours l’air d’annoncer le printemps avec un entrechat.

Le jeu en valait-il au moins la chandelle ? Apprendre simplement qu’homosexuel était désor-mais réprouvé parce qu’il l’était aux États-Unis – c’est-à-dire là où ces choses se décident vraiment – n’était pas suffisant pour satisfaire un enfant des Lumières. D’autant que le choix de gay semblait prodigieusement malavisé en anglais aussi puisqu’il peut se traduire par folâtre, soit justement le genre de stéréotype dont souhaiterait se débarrasser.

Quoi qu’il en soit, il s’avéra que la promotion de ce mot au détriment de son prédécesseur était revendiquée par un énergique collectif de militants new-yorkais. Fondé en réaction à la couverture homophobique – ou gayphobique ? – du sida par un tabloïd local (de l’empire Murdoch, c’est tout dire), le groupe s’était depuis lors consacré aux interventions auprès des médias, dont il travaille à « réécrire le script » et à « façonner le récit et provoquer un dialogue qui mène à un changement culturel ». Après tant de siècles de discrimination, il y avait sans doute bien des choses à améliorer, surtout il y a trente ans, mais pourquoi donc s’en être pris à homosexual ?

Deux des motifs généralement avancés semblent vraiment tirés par les cheveux18, raison peut-être pour laquelle le New York Times, si ouvert soit-il aux idées nouvelles, indique avoir « résisté au mot gay jusqu’en 1987, préférant homosexuel19» (au fil du temps, il en est venu à privilégier gay, généralement mais pas systématiquement : « dans la plupart des contextes »).

C’est à mon avis la troisième raison qui a plus ou moins emporté le morceau : homosexual serait souvent employé par des gens qui voient la chose d’un mauvais œil. On ne parle bien sûr pas de machos en pickup20 au fin fond du Missouri : ceux-là disposent d’un tel arsenal d’injures sur ce thème qu’utiliser homosexuel paraîtrait un peu suspect à leurs camarades. Assez pour susciter des regards en coin sous les casquettes MAGA. Mais sur la côte est, il se pourrait qu’utiliser cinq syllabes plutôt qu’une seule trahisse une petite réticence vis-à-vis de l’homosexu… de la gaité. Une fois de plus, la neutralité apparente du terme le rendrait louche.

Aussi surpris que moi d’apprendre la déchéance du mot qu’il venait de proférer – ce qui me rassure beaucoup – un doctorant états-unien s’est lui aussi gratté la tête, non sans jurer d’abord qu’il se « considérait comme politiquement aligné sur les luttes des hommes et femmes gays21 ». Pas trop convaincu quand même par les deux motifs vaseux proposés mais linguiste de formation, il s’est penché sur le troisième, calculatrice en main. De fait, scrutant le vocabulaire employé par les membres du congrès entre 1996 et 2015, il a pu vérifier que les démocrates avaient bien plus souvent utilisé gay qu’homosexual au cours de la période. L’ennui, c’est que ses données montraient que les républicains préféraient eux aussi employer gay qu’homosexual. Mais en regardant bien, il a constaté que leur préférence était moins marquée que celle de leurs adversaires. D’où il résulte qu’homosexual aurait comparativement plus de chances d’être choisi par un conservateur que par un progressiste. Et donc qu’on le doit, sinon interdire (il n’est pas vraiment tabou), du moins essayer d’éviter. La cause est entendue. Elle est d’ailleurs admirablement résumée par le titre de son article : « Pourquoi le mot "homosexuel" est-il offensant : ça se réduit à qui l’utilise le plus ».

Affinités malavisées

Dans l’absolu, les enjeux de la question ne justifiaient pas tant d’histoires. La seule victime notable est au bout du compte le sens d’un petit mot, certes adorable mais dont la perte ne bouleversera pas le débat public : si son sacrifice, qu’il soit ou non fondé en raison, permet vraiment à un groupe longtemps persécuté de se sentir mieux en apposant sa marque sur le vocabulaire comme on tague un mur, on arrivera à s’en passer. Qu’on ne compte quand même pas sur moi pour lui substituer joyeux, on ne remplace pas un pinson par un canard, mais allègre, riant et quelques autres devraient pouvoir assurer la relève au cas par cas. Quant aux amateurs de Ferrari, qui selon le jargon héraldique vénèrent un cheval gai, je les laisse se débrouiller avec cette idée.

Non, si ce cas est intéressant c’est surtout qu’il montre à quel point l’arbitrage des mots par les médias peut être épineux. Ce genre de chose ne se vérifie pas aussi sereinement que des faits et des chiffres. On ne peut pas rencontrer des informateurs dans l’ombre d’un garage ou mettre la main sur des fichiers compromettants. Parfois c’est plus facile : un peu de réflexion, qu’elle soit spontanée ou encouragée par la société civile, suffit par exemple à réaliser, même s’il a fallu le temps, que crime s’accommode mal de compléments comme d’honneur ou passionnel. Mais parfois c’est bien plus compliqué, car le discernement en la matière est le jouet de multiples influences plus ou moins insidieuses.

La plus évidente d’entre elles est que les journalistes, étant dans l’ensemble de bonnes personnes, éprouvent en général une certaine préférence pour le bien par rapport au mal. C’est un penchant si répandu dans la population que j’ose à peine appeler ça un biais. Et puisque je n’en suis pas exempt, ça me semble bien. Mais en matière d’information, la bienveillance spontanée n’est pas forcément bonne conseillère. Elle serait plutôt l’attachée de presse des gentils qui, convaincus de leur bon droit, sont souvent aussi manipulateurs que les autres : ce n’est pas parce qu’une cause est juste que ce que disent ses défenseurs l’est. Il est courant, par exemple, que des victimes tendent à dépouiller d’autres victimes des mots de leurs blessures. Génocide, qui était de très loin le terme le plus souvent débattu au cours des 30 années couvertes par l’étude d’Hélène, en est un exemple extrême à tous points de vue, mais la liste des appropriations lexicales est longue : agression, survivant, haine, traumatisme, violence, etc. Ainsi, l’association regroupant des parents de victimes de la route qui a amené les médias français à parler de « violences » routières pour désigner les excès de vitesse en général ne s’est-elle guerre souciée – et les journalistes non plus – des personnes pour qui le terme n’est pas un outil de relations publiques mais le nom de ce qu’elles vivent recroquevillées sous les coups d’un proche. Je ne suis pas sûr que celles-ci l’appliqueraient à un dépassement routier trop rapide, mais je crois qu’elles préfèreraient ça.

Quand tout est pareillement violence ou agression, l’ensemble des maux de la société se mêle sans gradation dans une commune et vague réprobation. De grandes douleurs sont muettes quand les autres sont sur Facebook. C’est bien triste pour elles, mais elles l’ont un peu cherché : elles n’avaient qu’à être meilleures en communication. Et à comprendre que de son côté, le quatrième pouvoir soit peu enclin à filtrer les mots lorsque ça impliquerait pour lui de comparer les souffrances. Un journaliste n’est pas équipé pour trier des victimes par gravité comme un urgentiste devant un afflux de blessés.

Surtout quand les trois autres pouvoirs ne lui facilitent pas la tâche. Ainsi, toujours par exemple, la police de Montréal propose-t-elle de distinguer « différents niveaux d’agressions sexuelles : l’attouchement, l’agression sexuelle et l’agression sexuelle grave ou armée ». Outre que la troisième catégorie paraît assez ressembler à ce que j’appellerais un viol (est-ce si difficile à dire ?), la seconde, comme dans un problème de logique mathématique, a la particularité de se contenir elle-même puisqu’elle porte le nom de l’ensemble. Mais enfin, on comprend à peu près la gradation, qui semble très raisonnable. Jusqu’à ce que, de son côté, une de ces administrations qui écrivent sous la dictée des réseaux sociaux englobe dans « les agressions sexuelles au même titre que les autres » les « commentaires déplacés » et jusqu’aux « blagues vulgaires ». Amis journalistes, débrouillez-vous avec ce fatras définitoire. En attendant le prochain communiqué de presse qui nous apprendra que 30 %, ou 60 %, à moins que ça ne soit 90 % des personnes sondées ont été victimes d’agressions sexuelles22. Ou qu’une proportion variable mais de toute façon déplorable des médecins ont déjà été victimes de « violence », ce qui pourrait selon les cas aller d’un regard courroucé à une pluie de coups ou pire.

Il y aurait de quoi baisser les bras. D’ailleurs, ça arrive souvent. Même le Guardian, que je lis régulièrement pour savoir ce qu’il faut penser, et le Daily Mail, que je consulte de temps en temps pour savoir ce qu’il ne faut pas penser, n’ont trahi la moindre opinion en nous rapportant qu’un tribunal britannique venait d’assimiler une allusion à la calvitie d’un employé à un harcèlement à caractère sexuel (la calvitie touchant surtout les hommes, estimèrent les trois juges en se regardant tristement). On aurait pu échanger les articles de l’excellent quotidien et du tabloïd méphitique tant ils se ressemblaient dans leur impavidité factuelle et leur usage frénétique des guillemets.

Attristé de voir deux journaux qui ne sont pas connus pour garder leur avis dans leur poche semblablement dépassés, voire tétanisés, par la rapidité des détournements sémantiques, j’aurais aimé les aider puisque j’avais justement une opinion très claire sous la main. Malheureusement, je devrai laisser la cour d’appel s’en charger : mon miroir – qui ne perd aucune occasion de m’être désagréable – m’indique que je n’ai aucune légitimité pour l’exprimer puisque la calvitie est à peu près le seul défaut physique dont je ne puisse me prévaloir pour le moment.

Ce qui me fait réaliser que j’aurais bien mieux fait de m’étendre sur l’« âgisme » ou la « grossophobie », ou même clamer à la Terre entière que les narcissiques sont aussi des personnes, plutôt que de consacrer des pages sinueuses à des thèmes qui ne me concernent pas personnellement. À part les blagues vulgaires, mais c’était il y a longtemps et surtout en France : je ne peux que me repentir en espérant que mon passé ne me rattrapera pas.

De toute façon, c’est trop tard pour les blagues de Coluche que j’ai pu répéter, trop tard aussi pour tous ces paragraphes bêtement gaspillés.

À bout de souffle sur le tapis roulant

Si les forces du bien exercent une influence considérable sur le destin médiatique des mots, les forces obscures n’en ont pas moins. Elles s’efforcent bien sûr de tripoter le vocabulaire, comme tout le monde, mais dans leur cas ça ne fonctionne pas tellement. On s’en méfie bien plus : elles peuvent toujours parler de « taxe sur la mort » au lieu de « droits de succession » à longueur de communiqué, ce n’est pas pour ça que les journalistes vont changer leur vocabulaire. En matière d’avortement, « pro-vie » a failli marcher (peut-être en fonction de l’idée bizarre selon laquelle toute communauté aurait le droit exclusif d’imposer sa désignation 23), mais on s’est avisé entre autres choses que cette position s’accompagnait souvent d’un goût pour les armes et la peine de mort qui rentrait mal dans le tableau.

En revanche, il existe une façon bien plus insidieuse d’influencer le vocabulaire des journalistes, c’est simplement d’utiliser des mots légitimes. Parfois sans même le faire exprès, comme l’a caricaturalement montré la mésaventure d’« homosexuel ». Mais plus souvent en les employant dans un sens défavorable, comme l’illustre celle de « woke ». Le terme était pourtant très noble à l’origine mais – conformément aux règles de toute lutte asymétrique – la frange exaltée de cette mouvance a veillé à fournir assez d’outrances exaspérantes pour obtenir le genre d’antagonisme binaire dans lequel prospèrent les vociférateurs de chaque bord. Assimilé à des excès indéfendables, « woke » s’est réduit à une dénonciation.

Voilà les journalistes bien embêtés : comme « politiquement correct » auparavant, utiliser « woke » est devenu compromettant, ce qui les prive à nouveau d’une désignation raisonnablement distanciée. Il leur en faudrait vite une nouvelle, parce qu’on ne peut pas remplir un journal en n’utilisant que des périphrases embarrassées, mais ils feraient mieux de ne pas compter dessus. En tout cas pas pour longtemps : ce n’est pas comme ça que les luttes d’influence lexicales fonctionnent.

Un psycholinguiste devenu essayiste en avait proposé une analogie particulièrement parlante il y a déjà 30 ans. Ceci dit, je ne suis pas sûr qu’il faille en parler parce qu’il est un peu… Je veux dire… même dans la chapelle idéologique dont je serais peut-être le moins

éloigné24, il me montre par comparaison que suis plus tiède que je ne le pensais. Tant mieux, mais tout de même : quelques aspérités de son rationalisme me gênent un peu. Et puis je ne voudrais pas paraître… Laissez-moi vérifier… Non ça va : le ton plutôt positif des articles que lui consacrent le New York Times, The Altlantic et le Guardian vaut tous les certificats de moralité.

Steven Pinker, donc, avait décrit comme un « tapis roulant de l’euphémisme » le cycle permanent en vertu duquel un mot accepté au départ (orthophémisme) reçoit une connotation offensante (dysphémisme) et doit être remplacé par une appellation moins chargée (euphémisme), laquelle deviendra à son tour malséante, et ainsi de suite25. Il avait justement essayé d’expliquer ça aux grands quotidiens états-uniens, déjà engagés en 1994 dans la révision accélérée de leurs normes langagières, mais le mouvement n’a pas ralenti : le plus récent guide de l’Associated Press (2020) comporte plus de 200 modifications, dont la majorité concerne des termes devenus sensibles.

C’est que, comme l’ont souligné Keith Allan et Kate Burridge26, le vocabulaire serait soumis à l’équivalent linguistique du théorème de Greisham : « les mauvaises connotations chassent les bonnes » : tout sens déplaisant greffé sur un mot finit immanquablement par dominer son champ sémantique au point d’éclipser son acception d’origine.

Tel serait donc le principal moteur du tapis roulant. Et les médias auront beau courir dessus comme s’ils se préparaient pour un marathon, ils n’arriveront jamais nulle part. Ils sentent bien que s’ils s’arrêtaient pour souffler un moment, il les entraînerait vers un passé ténébreux – cours, camarade, le vieux monde est derrière toi. Ils sentent aussi que le tapis accélère sans cesse, survolté par l’énergie d’une multitude de sensibilités de plus en plus discordantes (comme celles qui s’affrontent autour du mot « femme »), mais savent qu’il n’a pas de bouton d’arrêt d’urgence. Ce qui vaut mieux : un minimum de mouvement permet bel et bien d’atténuer certaines injustices, à défaut de les guérir. Et puis le vocabulaire évolue, qu’on le veuille ou non. Mais le tapis n’a pas non plus de frein pour le maintenir à une cadence raisonnable : le frein c’est justement les journalistes aux semelles fumantes, même s’ils ne sont pas forcément d’accord sur le rythme à adopter, ayant eux-mêmes des sensibilités variées.

Sensibilités auxquelles s’ajoute souvent un autre biais : la terreur d’être assimilé au mauvais camp en employant des termes par lui dévoyés ou par l’autre dénoncés. Thucydide encore : « Quiconque s’ingéniait à ne pas employer ces moyens était réputé trahir le parti et redouter ses adversaires » (p. 224). Ce n’est pas du tout la même chose que l’hasardeuse27 propension à la bienveillance évoquée plus tôt, mais ça l’accompagne généralement. Et en avoir parfaitement conscience n’y change rien. D’ailleurs, les professionnels des médias sont loin d’être les seuls concernés. Ni même les plus vulnérables. À la suite de la folle polémique qui a déchiré ma propre université, puis la sphère universitaire en général, à propos d’un seul mot (ne voulant ni le reproduire inflexiblement ni l’esquiver, je l’expédie dans une note où nul ne pourra le croiser sans l’avoir voulu28), un sondage québécois a révélé que 60 % du corps professoral aurait déjà évité d’utiliser certains termes par crainte de répercussions. La proportion atteignait 70 % en sciences humaines et sociales…

On ne m’a rien demandé à moi, mais bien entendu ça m’est souvent arrivé aussi. Pour ne pas blesser gratuitement des sensibilités juvéniles, pour ne pas déraper du sujet traité vers de vaines arguties, mais aussi et surtout par tépidité. C’est qu’un mot de travers peut suffire à se trouver fiché parmi les suppôts les plus infâmes des forces réactionnaires ou au contraire parmi les franges les plus échevelées du progressisme radical. À tout prendre, je préférerais la seconde interprétation (comme ça m’est arrivé récemment 29), mais je n’y tiens vraiment pas : les gens qui veulent à tout prix vous classer dans un camp – le leur ou l’ennemi – finissent facilement par en construire de vrais.

Des repères en déroute

Qu’on le veuille ou non, les mots sont souvent chargés et ceux qui ne l’étaient pas peuvent rapidement le devenir. Les journalistes en désamorcent autant qu’ils peuvent, en général avec prudence, mais ce déminage les confronte mine de rien à des paradoxes professionnels assez inconfortables.

Le moindre n’est pas l’écart déjà signalé qu’il creuse avec une partie du public. D’accord, c’est un peu le genre de public à cause de qui beaucoup de journaux ont fermé les commentaires sous leurs articles, mais c’est tout de même une bonne part de la population. Observant par exemple le traitement d’une même actualité par les journalistes et les internautes, une étude a noté un net « clivage dans l’expression de l’émotion »30. En substance, on s’exprime bien plus sobrement dans les médias que dans la rue. Rien de très nouveau historiquement (le Père Duchesne de 1790 était le genre d’exception qui confirme la règle… et qui la justifie), mais c’est nettement plus manifeste depuis que la rue est devenue une autoroute de l’information. Or, ce clivage, même s’il est nécessaire, est quand même un peu dérangeant quand on fait profession d’« écrire pour son lecteur ». D’ailleurs, les recettes professionnelles pour ce faire, celles que serinent les manuels, prescrivent au contraire d’utiliser des mots et des phrases aussi brèves et musclées31 que possible. Il y aurait beaucoup à redire de ces règles coutumières, mais ça nous entraînerait trop loin (ce sera pour une autre fois). N’empêche, parler par exemple de « personnes en situation de déficience développementale » ne constitue pas exactement la quintessence de l’écriture de presse. Écrire pour un monde meilleur est hélas assez différent d’écrire pour un large public, et les chances d’avancer vers le premier sont faibles si l’on n’arrive pas à intéresser le second. A fortiori lorsqu’on alimente sa méfiance : s’il est une chose que l’actualité politique de ces dernières années a montrée, c’est bien qu’une partie croissante dudit public déteste avoir l’impression d’être catéchisée par des médias condescendants.

Mais courir trop vite sur le tapis roulant de l’euphémisme pourrait amener le journalisme dans une position encore plus troublante. Alors qu’il avait toujours lutté, pesté, ironisé, protesté, regimbé contre la langue de bois des responsables politiques et des organismes publics ou privés, ses foulées le conduisent dans le territoire jusqu’alors adverse de tous ceux qui édulcorent les mots pour en estomper le sens. Institutions qui, justement, publient à la pelle des guides de langage approprié (ce qui coûte bien moins cher que de traiter certains problèmes sociaux tout en montrant qu’on s’en préoccupe au plus haut point).

« Lorsque vous rédigez un article ou préparez un reportage sur les personnes […], n’hésitez pas à demander conseil aux divers regroupements de personnes […] pour savoir de quelle façon traiter les questions qui les préoccupent », conseille aimablement un ministère32. Les journalistes pourraient à bon droit répondre « n’hésitez pas à vous occuper de votre accompagnement notoirement défaillant desdites personnes et nous nous occuperons de nos articles », mais c’est peu probable. Car le niais paternalisme du sermon ministériel met sans s’en douter le doigt sur l’un des problèmes les plus lancinants du journalisme. D’un côté, il n’a certainement pas à écrire sous la dictée de quelque groupe d’intérêt que ce soit. De l’autre, il ne peut pas faire froidement abstraction du ressenti de ces « divers regroupements de personnes », mais surtout de celui des personnes elles-mêmes (qui ne partagent pas toujours l’avis de leurs « représentants »).

Un conseil d’Archimède

Tout serait plus simple si l’on pouvait tirer de tout cet embrouillamini (on ne parle pas de ce texte…) quelque solide élément de doctrine, quelque précepte infaillible auquel s’accrocher. Je n’en connais pas. À part l’un des mots les plus fondamentaux du journalisme : « circonspection ». Un pilier du métier, quasiment un synonyme de « professionnalisme ». On a aussi proposé « nuance ». Gardons les deux, mais une paire de mots, même excellents, ce n’est quand même pas beaucoup face au chaos de tous les autres. Puisqu’on ne peut pas s’en tenir à ça, risquons une ou deux suggestions complémentaires, à prendre ou à laisser.

La première est d’adapter d’urgence le principe d’Archimède au journalisme : toute pression sur le traitement de l’actualité, langage compris, devrait susciter une pression inverse égale au volume d’air déplacé sur les réseaux sociaux. Ce qui, bien sûr, ne dispensera en rien d’examiner ensuite les arguments soulevés (quand il y en a) et le cas échéant d’ajuster posément ce qui pourrait mériter de l’être.

La seconde est de se débarrasser de la croyance populaire qui prête aux mots un si redoutable pouvoir sur la pensée. Ce mythe-là doit remonter aux religions antiques, mais il n’a connu qu’un bref moment de crédibilité scientifique et c’était il y a un bon demi-siècle (du temps de ce qu’on a appelé – un peu improprement d’ailleurs – l’hypothèse Sapir-Whorf.) Glissons sur des détails passionnants mais un peu longs. En substance, les mots ne gouvernent la pensée. « Les mots n’ont que le pouvoir qu’on leur donne », affirme même Amélie Nothomb. Quoiqu’elle ne fasse pas autorité dans le monde savant, c’est plutôt bien vu. Un peu radical peut-être (John Austin, entre autres, aurait une objection à soulever), mais plutôt bien vu quand même. Un contre-feu, disons.

Pour l’essentiel, les mots renvoient à des représentations génériques (ou schémas cognitifs) qui sont, elles, les éléments de la pensée. Voilà pourquoi le « tapis roulant de l’euphémisme » tourne dans le vide : on peut toujours remplacer un terme, mais si la représentation correspondante ne change pas – ce qui réclamerait beaucoup plus d’efforts, de patience, d’arguments et surtout de faits –, le nouveau est promis au sort de l’ancien.

Prenons les ornithologues de tout à l’heure, ceux qui avaient ceci d’admirable qu’ils n’étaient pas grammairiens, et imaginons qu’indignés par la connotation du mot « vautour », les plus ardents parviennent à lui substituer « cathartidé33 », ce qui sonnerait quand même mieux pour un volatile aussi bienfaisant (renseignez-vous). Les malheureuses bestioles n’auront pas le temps de refaire leurs cartes de visite que, déjà, on traitera de cathartidés les usuriers et plus généralement tous les bipèdes sans plumes qui convoitent le bien d’autrui. Rien de plus abusif. Les vautours ne prennent rien à personne, ils débarrassent juste de ce qui ne sert plus et tout le monde s’en trouve mieux. Tant pis pour eux, ils ont l’habitude : d’autres fois, c’est « charognard ». Voilà pourquoi ils donnent toujours l’impression de hausser les épaules d’un air désabusé. Heureusement qu’ils sont philosophes (nul n’est plus conscient qu’eux de la finitude de toute existence).

Maquiller les mots comme on barbouillerait une couche de peinture neuve sur un mur vétuste n’est pas sans inconvénient. D’accord, ça donne sur le moment un surcroît de dignité aux victimes de représentations imméritées et peut entraver quelque temps ces représentations. Mais abandonner une appellation dépréciée ressemble à ce que font les entreprises qui se rebaptisent pour gommer un passé douteux, à ceci près qu’il n’y aurait là aucune raison de battre en retraite. D’autant moins que cette fuite dans l’abstraction peut polariser les positions en renforçant des attitudes déjà hostiles.

Toujours, au chapitre des suggestions, il serait utile de garder en tête que, contrairement à ce que laissent croire tous ces guides de langage oblatifs, il ne peut exister de prêt-à-parler universel. C’est bien sûr le contexte qui détermine ce qui convient et la langue de l’administration n’est tout simplement pas celle de l’actualité. Parler par exemple d’une « personne en situation de… » est important dans un service public (par exemple hospitalier) où ladite personne disparaît facilement derrière l’étiquette qu’on lui colle, mais ça l’est bien moins dans un titre de presse pour évoquer collectivement les bénéficiaires ou les victimes d’une mesure.

Ne risque-t-on pas dans ce cas de réduire leurs différentes réalités à un mot ? Sûrement un peu : c’est à ça que servent les mots. Mais je ne crois pas trop essentialiser les personnes qui pratiquent le métier de journaliste en les appelant « les journalistes » à tour de bras. Et j’ai beau saupoudrer tout ça de bémols (« certains » « beaucoup » « en général », « souvent »…) il est assez clair que je ne pourrai de toute façon pas refléter leur riche diversité. C’est ce qui arrive quand on écrit sur des gens.

Je perçois l’objection : on ne peut pas comparer cette bande de cathartidés à des personnes en détresse. Passons sur le fait qu’en matière de détresse poignante, pas mal de pigistes en auraient long à dire34, on en revient de toute façon à l’idée que le degré de compassion est le seul critère qui compte. Il me semblait à moi que la façon journalistique de lutter contre les injustices était de les exposer fidèlement, pas de les enrober dans une couche de sucre. Ça, c’est la méthode des comités de confort moral et bien sûr celle des directeurs du personnel, toujours ravis de le payer avec des mots. Mais Walmart peut appeler ses employés des « associés » comme s’ils étaient la fine fleur d’un cabinet d’avocats, ça ne dit rien de leur salaire et de leurs conditions de travail (même s’ils ne s’attendent pas vraiment à des fauteuils en cuir, peut-être qu’ils apprécieraient un petit tabouret pour s’asseoir de temps en temps).

Décidément, la sympathie est un guide douteux. D’ailleurs, les critiques des médias qui passent leur temps à décompter leurs mots ont montré à d’innombrables reprises que leur vocabulaire différait beaucoup selon qu’ils ressentaient ou non de l’affinité avec les protagonistes. Le waterboarding (simulation de noyade) aurait par exemple été assimilé dix fois moins souvent à un acte de torture par les journalistes états-uniens quand leur pays était en cause. Les articles sur la destruction assez comparable de deux avions de ligne par des missiles russe (vol KAL007, 1983) et américain (vol IR655, 1988) recouraient à des termes fort dissemblables pour rapporter un crime abominable dans un cas et un regrettable incident dans l’autre. On pourrait continuer longtemps comme ça, mais des cas moins spectaculaires sont encore plus révélateurs.

Les leçons de l’échec

Il advint un jour que les bouchers, le cœur gros peut-être des lazzis qui guettent leurs enfants à l’école (mon papa est boucher) osèrent s’ouvrir de leur affliction aux journalistes. Lesquels ils tentèrent de convaincre de la douceur de leur tempérament et supplièrent incidemment d’arrêter d’inscrire dans leurs rangs tous les dictateurs et les chefs de guerre sanguinaires de la planète :

Le boucher distribue la viande que l’on partage en même temps que le pain et le vin. Son rôle évoque la paix et la fraternité. Il n’a rien d’un bourreau ou d’un tortionnaire. C’est un artisan, amoureux de son métier. De préférence au mot boucher, devenu au sens figuré un adjectif, n’est-il pas plus juste d’utiliser cruel, sanguinaire, barbare, féroce, sauvage, etc. ? Alors, tout à fait d’accord pour dénoncer les horreurs et les auteurs de ces crimes odieux, mais [faut-il] blesser systématiquement au passage toute une profession innocente35 ?

Comme on s’en doute, la supplique rencontra au mieux l’indifférence au pire l’hilarité de ses destinataires, y compris moi à l’époque (j’étais moins sensible alors et surtout moins canadien quoique ça revienne un peu au même). En ce temps-là, ni l’activisme végan ni le coût climatique de l’élevage bovin n’entraient en jeu. Non, les bouchers ne suscitaient simplement pas assez de sympathie pour que leurs états d’âme touchent quiconque. D’ailleurs, l’Association des apprentis de France qui avait protesté contre l’habitude de qualifier d’« apprenti » tout responsable incompétent n’avait pas eu beaucoup plus de succès. Personne n’a rien contre les apprentis, les vrais, mais pas au point de se soucier de leurs sentiments. Et puis leur potentiel de mobilisation militante était négligeable, sans quoi on aurait depuis longtemps entendu parler d’apprentiphobie ou de boucherphobie.

Il y a autant à apprendre des contestations lexicales ratées que de celles qui ont marché. Par exemple celle de l’aile radicale des amis des bêtes qui réclamait que l’on cessât de traiter des humains de noms d’animaux. Pas parce que ça déshumanise les uns, si je comprends bien, mais parce que ça désanimalise les autres : l’homme est un homme pour l’homme, ne mêlez pas les loups à ça.

Les vautours n’étaient pas mentionnés. Ils n’ont jamais de chance. Mais les mules, si (éviter « têtu comme… ») et bien sûr les cochons (« manger comme… ») ou les lapins (« pulluler comme… »), sans oublier les anguilles (mince ! J’ai justement usé de cette analogie usée un peu plus haut). Les protestataires avaient quelques arguments à faire valoir, un solide capital de sympathie et surtout une énorme base militante potentielle, pourtant leur appel n’a pas eu beaucoup d’effet. C’est qu’ils se sont heurtés à un autre facteur insidieux : l‘aspect pratique de la chose. Renoncer à une telle masse d’expressions – y compris « bestial », animaux « sauvages », « propriétaire » et même « pet » en anglais – c’était un trop gros morceau à avaler.

Même échec, plausiblement pour la même raison, du côté des organisations humanitaires qui suppliaient les journalistes d’arrêter de qualifier de « catastrophes humanitaires » des drames qui ne doivent rien à la fatalité et tout à la cruauté d’autocrates locaux. L’expression, juraient-ils, inspirait à l’occident des sacs de riz et des hôpitaux de fortune plutôt qu’une action politique avec toute la poigne requise. C’était une fois de plus prêter bien du pouvoir aux mots, mais un Rony Brauman excédé avait trouvé ceux qu’il fallait pour frapper les esprits : « Un viol est un viol et personne n’appellerait ça une catastrophe gynécologique. » En effet.

Il y aurait même eu une façon plus scientifique, quoique moins vigoureuse, de soutenir ce point : la théorie du cadrage, ou framing en V. O. Même si les mots ne gouvernent pas la pensée, ils peuvent dans une certaine mesure orienter la perception immédiate (préréflexive) des situations, en d’autres termes les cadrer. Or Erving Goffman, qui a beaucoup creusé la question36, avait justement souligné la différence entre les « cadres naturels », qui ne dépendent pas de la volonté humaine et les « cadres sociaux » « qui soumettent l’événement à des "normes" et l’action à une évaluation sociale » (p. 31).

Deux types de causalité bien différents, d’accord. Mais est-ce qu’un vocabulaire médiatique qui les distinguerait mieux changerait vraiment les réactions de la communauté internationale ? Quelque chose me dit que des arrière-pensées géopolitiques, économiques, militaires, etc. pèsent autrement plus lourd sur la fermeté très variable des grands états face à ce genre de drames. D’autant que les journalistes sont fort capables de décrire l’horreur – une image vaut mille mots, non37 ? – mais aussi d’en désigner très clairement les responsables sans employer le vocabulaire souhaité (même s’il est bien connu qu’ils le font avec plus ou moins d’ardeur selon les cas et les lieux).

Au fond, on se fiche de savoir si un changement de désignation changerait vraiment quelque chose : le nœud du problème, c’est que « catastrophe humanitaire » est probablement trop pratique pour qu’on s’en passe. Comme pour « boucherie », « apprenti » et tous les noms de bestioles, la praticité a souvent le dernier mot. On en est tous là : j’ai parlé tout à l’heure de la « rhétorique » russe et (récidivistement) des « médias » en sachant bien que l’un et l’autre terme étaient tout à fait inadéquats38, mais c’était plus simple comme ça.

L’accent de la pudibonderie

Derrière le chaos des mots se niche le fouillis des motivations. Non seulement l’éthique et la raison censées guider la pensée journalistique (et universitaire soulignait Hannah Arendt, glissons pudiquement sur ce point…) le font sous l’emprise cumulée de la sympathie instinctive, de la peur des apparentements et de solides facteurs pratiques mais ces influences et d’autres39 se chamaillent à tout bout de champ.

Pourquoi des périphrases alambiquées l’emportent-elles dans certains cas et pas dans d’autres ? Comme ça semble décidément compliqué, il n’y a qu’à le mettre sur le dos des réseaux sociaux : même s’ils ne sont sûrement pas les seuls en cause, ils trempent forcément dans l’affaire d’une façon ou d’une autre. Et puis, tiens, sur l’ascendant des États-Unis. Je sais bien qu’on leur doit des bienfaits aussi considérables que le premier amendement, le journalisme moderne et les cafetières dans les chambres d’hôtel, mais on ne risque rien à critiquer leur influence en bien d’autres choses. Notamment en matière de vocabulaire, et pas seulement à cause des anglicismes.

Au pays de la liberté d’expression, la presse a toujours traité la bienséance avec une pudibonderie de séminariste. Pour ce qui est du « clivage dans l’expression de l’émotion », la tectonique lexicale ressemble là-bas à la faille de San Andreas : pendant que fucking sert d’épithète à tout faire et fuck de point d’exclamation jusque dans les banlieues chics et les quartiers d’affaires, les grands journaux veillent obsessionnellement sur la pureté de leurs colonnes. Tout éditeur francophone sait bien qu’un juron lâché par une personnalité doit se reproduire en titre, corps 36 minimum, mais son homologue états-unien préférera piocher dans un stock de paraphrases et d’euphémismes qui doit prendre plusieurs pages dans un dictionnaire des synonymes. Un chroniqueur du New York Times en a logé douze dans une seule phrase :

Today we are going to deal with the media coverage of profanities, expletives, vulgarisms, obscenities, execrations, epithets and imprecations, nouns often lumped together […] as coarseness, crudeness, bawdiness, scatology or swearing.

On sent qu’il s’est retenu : la palette des euphémismes éditoriaux est bien plus riche que ça (cussword, slur, derogatory word, indecency, cursing, spicy language, offensive term, distateful comment…), sans compter que les journalistes gardent toujours une boîte d’astérisques à portée de la main pour compléter lorsqu’il le faut l’initiale d’un gros mot incontournable. Ou le remplacer entièrement : le NYT a ainsi publié une critique du groupe de rock Fucked Up, rebaptisé ******** pour l’occasion . « Le nom ne sera pas imprimé dans ces pages, à moins qu’un président américain ou quelqu’un d’équivalent ne le prononce par erreur », ajoutait malicieusement le critique40, ce en quoi il s’engageait beaucoup.

Malgé la pléthore de périphrases, on ne se foule pas toujours dans ce journal pour rapporter les propos d’une source : « I was like: "You [expletive, expletive.] You should be [expletive] proud of me, instead of [expletive] treating me like an [expletive]."41 » Un tel manque d’imagination en exigeant un peu trop des lecteurs, les préposés aux bonnes manières du Times – aidés peut-être par les verbicrucistes de la maison – suggèrent plutôt de donner quelques indices : « a vulgar equivalent for "nonsense" » (solution probable : bullshit) « an offensive term for female genitalia » (à mon avis : pussy42). On s’amuse bien. Si quelqu’un a envie d’essayer, l’extrait qui suit contient, soulignées par mes soins, trois énigmes de niveau débutant et une légèrement plus difficile. Les solutions seront en bas de page (à l’envers si quelqu’un trouve comment faire ça techniquement)43.

A war of words is being waged in The Post newsroom […] This war is literally over words – when should the racier versions of darn, heck, bull droppings and the word that rhymes with rich be allowed into the paper and online? And should the f-bomb ever be allowed, and what about that verb you do with a straw and a vanilla malt? […] On one side are some of the more adventurous writers at The Post […] Dan Zak cites several incidents in which his use of colorful language was killed or changed by editors. He believes that made dull what had been vivid. […] Arrayed against this phalanx of writers is Marcus Brauchli, executive editor of The Post, and other editors who say there is usually a way to indicate foul language without, in fact, using it 44.

Au Washington Post comme ailleurs cette « guerre des mots » (un rappel au passage : l’usage métaphorique de « guerre » est critiqué par certains) paraît très lentement tourner à l’avantage des insurgés. Tout frissonnants de leur audace, les grands quotidiens s’encanaillent à petits pas : certains ont accordé une exception hésitante au célèbre conseil de séduction de Donald Trump (« Grab them by the pussy ») et des interjections aussi osées que « hell » et « goddamn » arrivent maintenant à paraître sans astérisques. Mais le fait que des journaux si fiers de leur courage quand il s’agit des faits conservent à l’égard des mots la pruderie de petits bourgeois éperdus de bienséance pourrait contribuer à expliquer leur panique à l’égard de tout terme possiblement irrespectueux.

Au fond, le « politiquement correct » n’est peut-être qu’une autre forme d’hypercorrection. D’ailleurs, on peut être à la fois grossier et blessant, comme l’avait vigoureusement démontré Nicolas Anelka en 2010. Aux États-Unis, sa « profanity-laced tirade » à l’égard de son entraîneur (aussi rapportée comme un « expletive-filled rant », un « obscene comment », etc.) avait peut-être moins choqué que le fait que l’Équipe en ait fait un fort gros et fort littéral45 titre de une, jugé outre-Atlantique d’une « intégrité journalistique questionnable ».

À première vue, les francophones résistent bien mieux au style compassé qu’à la compassion identitaire de même provenance. Mais on perçoit tout de même ça et là de discrets signes de délicatesse, de minuscules vaguelettes de tact qui pourraient annoncer de plus grosses vagues. Par exemple « endormir » un chien trop âgé dans le sens tout à fait létal (à la CIA, on dirait « neutraliser ») qu’utilisent les vétérinaires anglophones. C’est quand même mieux qu’« euthanasier » qui progresse également : quitte à mélanger les mots, mieux vaut confondre une petite et une grande dose de somnifère qu’un hamster malade et un humain à l’agonie.

L’art de la discrimination

J’entends déjà les antispécistes. Au nom de quoi différencierait-on les termes entre les humains et les autres animaux ? Désolé, les gars46 : pour le moment, vous n’avez pas assez de poids sur Twitter pour m’intimider. Ça viendra.

Cela dit, cette question de distinction soulève un point intéressant. Et un problème journalistique de plus. Le dernier, promis. Quoiqu’en disent les contributeurs de Wikipédia, ou justement à cause de ça, je ne suis pas prêt à élargir « euthanasie » à n’importe quelle agonie abrégée. Pas même à celle d’une chienne que j’ai beaucoup aimée. Je préfère conserver le mot pour mes semblables et pour moi (on n’est jamais trop prévoyant). Mais la précision lexicale est un autre de ces sentiers journalistiques qui serpentent entre deux gouffres.

D’un côté, pour rester dans le registre morbide, les plus scrupuleux veilleront à distinguer autopsie et nécropsie, réservant le premier à l’espèce dont je fais partie, le second convenant à toute autre bestiole suspectement décédée. La nuance est légitime et pourtant elle me chiffonne un peu. Peut-être à cause des innombrables bras de fer que j’ai disputés jadis avec les experts qui tenaient à infliger leur jargon à mes lecteurs. La peste soit des journalistes-fayots qui s’enivrent de termes techniques abscons pour montrer à leurs sources qu’ils ont tout bien noté. Quand on envoie un stagiaire interviewer des ingénieurs, des militaires ou des médecins – surtout des médecins ! – il faut le mettre au vert de temps en temps auprès d’interlocuteurs plus populaires pour lui nettoyer le lexique. Sinon, il se mettra bientôt à écrire « délivrer des munitions » comme un vrai petit général (ça veut dire bombarder), « interjecter appel » comme s’il sortait d’une fac de droit ou « tissu adipeux » pour le moindre bout de gras.

D’accord pour le distinguo autopsie-nécropsie. Il se défend, mais il ne m’a quand même pas l’air très loin de la frontière entre la saine précision et le jargon. Là où commence le territoire de la pédantise pure et pas simple. Mon territoire, d’ailleurs : j’ai changé de camp depuis longtemps et je ne laisserai personne m’en remontrer en matière de cuistrerie (avant de me provoquer avec des archaïsmes et des polysyllabiques, calculez bien vos chances…)

Peu importe, en réalité, que certains articles frôlent le fossé de la préciosité et parfois s’y embourbent. Ce n’est qu’une petite ornière comparée à ce qui borde le côté opposé : le gouffre abyssal de l’approximation et de la confusion. Ici règne le plus redoutable des biais qui guettent le langage journalistique. Le quatrième cavalier de l’apocalypse. Bien pire que l’excès de compassion, de pusillanimité ou de pragmatisme : la niaiserie ordinaire.

L’information pourrait à la rigueur s’accommoder de ceux qui prennent les mots avec des pincettes, pas de ceux qui les puisent avec une louche. Admettons-le, nul n’est à l’abri d’un court-circuit mental à l’occasion. Par exemple, hum… l’auteur de ces lignes (voir l’embarrassant rectificatif qui suit ce texte). On sait par ailleurs que la culture générale des journalistes, laquelle devrait en principe être infinie puisqu’aucun métier ne réclame une aussi vaste gamme de connaissances, comporte néanmoins assez de lacunes pour enrager les connaisseurs. Des petites et des grosses : on pourra peut-être pardonner celui qui croit sincèrement que l’aube et l’aurore sont la même chose, qu’une araignée est un insecte et le palmier un arbre, ou qu’une coupe sombre est pire qu’une coupe claire. Il est déjà bien moins facile d’accepter la confusion commune entre moine et prêtre, psychiatre et psychanalyste, molécule et particule ou chiffre d’affaires et bénéfice. Mais le fond du gouffre, le dernier cercle de l’enfer, n’a rien à voir avec les connaissances : si certains journalistes ont grand besoin d’un dictionnaire, d’autres n’en voient simplement pas l’intérêt. Ils ont sûrement entendu parler du sens des mots, mais s’en tiennent à une approche impressionniste bien plus économique en matière de jugeote : tant qu’on comprend à peu près ce que je veux dire le premier mot venu peut faire l’affaire.

Piochons dans mon stock d’exemples de cours. Tiens, cette dépêche-là, vraiment bénigne mais quand même révélatrice.

Découverte de la plus grande mine d’uranium du monde en Amazonie RIO DE JANEIRO (AFP) – Lun 17 Avr 00 – 8h54 heure de Paris – La plus grande mine d’uranium du monde a été découverte au Brésil et elle s’étend sur 600 km2, dans l’État amazonien du Para, a rapporté dimanche l’agence Estado de Sao Paulo. Sa découverte a été annoncée par la Compagnie de recherches de ressources minérales (CPRM) liée au Ministère brésilien des Mines et de l’Energie. […]

On n’imagine pas la perplexité que ces lignes peuvent susciter chez des étudiants en journalisme. Quoique les voir projetées sur trois mètres de large éveille la suspicion générale, elle ne trouve rien pour se poser. Quelques audacieux murmurent des hypothèses : peut-être que la mine ne fait pas exactement 600 km2, peut-être qu’il aurait fallu traduire Estado de Sao Paulo… Les réactions sont bien plus énergiques quand on finit par demander si, par hasard, quelqu’un dans la classe connaîtrait la différence entre une mine et un gisement. Bien sûr qu’ils la connaissent ! À Lille, en plus ! C’est juste qu’ils n’y avaient pas pensé. Ah, c’est juste ça…

À dire vrai, j’ai un peu truqué le test en le glissant vicieusement (on ne se refait pas) dans une séquence de défaillances très différentes : des corrélations sans causalité, des généralisations abusives, ce genre de choses. Mais tout de même. C’est seulement qu’on n’a pas réfléchi au sens des mots ? Juste ça ?

M’ébahir de ce que des journalistes, en poste ou en herbe, tiennent pour un raffinement oiseux l’idée de réfléchir deux secondes à ce qu’on écrit est peut-être inquiétant en soi. C’est un indice de « conservatisme linguistique », estimerait sans doute la doctorante précitée qui, malgré mes protestations, semblait in petto m’associer à cette tendance. Bref, un truc de vieux râleur. Le fait est que j’éprouve un besoin croissant de grommeler quand je lis un cornichon. Le genre qui parle d’une voiture « mythique » (elle a existé ou pas, benêt ?), d’une scène « indescriptible » (décris-la ou change de métier) ou d’une performance « incroyable » : si elle l’est, n’y crois pas (tu es journaliste !), sinon ne le dis pas (même raison). Tout ce jus de clavier littéralement inepte me rend figurativement fou (tu comprends la différence, Toto ?) Tout ce journalisme machinal qui évoque le « surréalisme » d’une mesure administrative ou le « positivisme » d’un optimiste. Celui qui discerne partout des « phénomènes de société » comme un bigot invoquerait le Saint-Esprit (dans l’un et l’autre cas, je ne sais pas bien de quoi on parle). Tout ce qui sonne comme une vidéo de geek ou d’influenceuse beauté sur YouTube. Plus j’y pense, plus mon allergie à tout ça m’a l’air d’un symptôme présénile…

Non ! C’est faux ! Je ne serai jamais un puriste ! Nul ne pourra m’accuser de passéisme ou de préciosité lexicale. Et sûrement pas tous ceux qui ont sursauté aux tournures que j’ai conservées de mon lointain passé, le genre d’expressions que les BD reproduisent avec des dièses et des spirales (pour une raison que je ne développerai pas, les conducteurs de mules et les rédacteurs en chef développent souvent un vocabulaire coloré). J’ai même un trigger warning pour le prouver :

Le texte est une retranscription de l’enregistrement audio de la conférence donnée par Bertrand Labasse […] Le style oral et spontané du conférencier a volontairement été conservé47.

Oral et spontané, OK ? Ce n’est pas moi qui le dit, bordel de merde ! Donc, le conservatisme et la préciosité n’ont rien à voir là-dedans. Rien du tout. C’est bien une question de valeur, d’accord, mais pas de valeur morale. La valeur de ce que tu produis, Toto, celle qui peut te permettre de gagner ta vie.

Illustrons ça avec un de ces thèmes qui mêlent typiquement la défaillance des connaissances et celle de la jugeote. Disons les armes à feu. Il semble que personne ne l’a remarqué – sinon les écoles de journalisme consacreraient sûrement une ou deux heures à cette matière – mais les trucs qui font pan pan comptent parmi les acteurs dominants de l’actualité. On a beaucoup plus de chances d’avoir à parler d’armes – au singulier dans les pages locales et au pluriel dans la rubrique International – que de sucettes ou de crayons de couleur. C’est regrettable, sauf pour la NRA, mais c’est comme ça. À l’instar de la grammaire et des statistiques, même si on n’aime pas la question il faut en avoir quelques notions pour faire ce métier. Juste des rudiments, mais il en faut. Savoir qu’on ne parle de « mitraillette » que dans la littérature jeunesse (les grandes personnes utilisent des pistolets-mitrailleurs ou des fusils d’assaut), que « revolver » n’est pas synonyme de « pistolet », quoique le résultat soit souvent le même, et que les assassins abandonnent bien plus rarement des « cartouches » que des « douilles » (les pédants parlent plutôt d’« étuis » : on s’en fiche, n’en faisons pas trop).

Rien de bien compliqué : même ceux qui n’ont pas connu le service militaire et n’ont jamais ouvert un roman policier de leur vie pourraient facilement s’y retrouver en quelques clics. Pourtant, les médias regorgent de scènes de crime qui déboussoleraient les meilleurs experts de CSI. Difficile de reconstituer les circonstances dans lesquelles Sandra Bullock a été menacée par « un intrus armé d’une mitrailleuse » (comptez 70 kg, trépied compris48) ou de comprendre comment une arme de poing pouvait avoir une « balle enclenchée dans le chargeur » (si elle y était encore, elle ne l’était pas).

C’est élémentaire, dirait je ne sais plus qui. Il suffit d’imaginer la dame qui, paraît-il, dissimulait « un fusil chargé dans ses parties intimes49 » ou ces types qui portaient un « fusil » dans leur poche pour deviner que quelque chose cloche. Il n’y a qu’à prêter vaguement attention à ce qu’on écrit. Réfléchir un tout petit peu au sens des mots, Toto, c’est trop demander50 ?

J’espère que non, parce que, tu vois, quand on tire des rafales au hasard, on finit par faire des victimes. Et c’est ton gagne-pain que tu es en train de trouer. Tu es dans un business qui repose entièrement sur la confiance. La partie de la population qui lit ou écoute des nouvelles est celle qui aime à y croire, mais c’est aussi la plus susceptible de prêter attention au sens des termes. Maintenant, imagine les dégâts que peut faire une bêtise, juste une petite crétinerie de rien du tout. Si l’on réalise qu’un journaliste ne maîtrise même pas les mots qu’il tape ou qu’il s’en moque, quelle confiance peut-on accorder à ce qu’il raconte ? Pire, quelle confiance accordera-t-on à l’équipe éditoriale censée relire son texte et assurer la qualité de ce qu’elle publie ? C’est comme un plat avec des cheveux du cuisinier ou un hôpital où on ne se lave pas les mains : ça ne donne pas envie de revenir. Nettoie tes mots si tu veux qu’on les consomme. Et avant de prendre ça pour une maniaquerie désuète, demande-toi si tous ces gars en blanc mettent des bonnets en papier seulement pour respecter la tradition et les bonnes manières.

Mot de la fin

Ce n’est pas très important, les mots. Beaucoup moins que les idées (quand il y en a). Normalement, ils se mettent simplement à la fin. On dirait quand même qu’ils embêtent tout le monde, ceux qui les écrivent et ceux qui les lisent. C’est sûrement pour ça que tant de sites d’actualité indiquent maintenant le temps de lecture à prévoir : Désolés de vous prendre du temps avec nos phrases. On dirait des guichets d’administration.

Je ne vais pas m’excuser, moi. D’ailleurs, si j’avais prévenu vous ne seriez pas là. Quant à ceux qui préfèrent vraiment les messages ultra-condensés, ils pourront toujours opter pour ceux de Donald Trump. Ils n’y perdront peut-être rien puisqu’il paraît qu’il est justement un expert dans ce domaine : « J’ai un haut niveau d’éducation. Je connais les mots. J’ai les meilleurs mots51. » J’en reste sans mot, mais je m’incline à tout hasard. On n’est jamais trop prudent.

Bertrand Labasse est professeur à l’Université d’Ottawa et professeur invité à l’ESJ Lille.



RECTIFICATION

Le contexte tombe vraiment mal, mais, bon, il faut y passer. Voilà : dans le dernier numéro (page D67), j’ai dérapé je ne sais trop pourquoi sur une odorante analogie fromagère. Pensant taper le mot « brebis », j’ai bêtement bêlé « chèvres » à la place, lesquelles n’avaient bien entendu rien à faire là. Je présente mes excuses les plus embarrassées à tous les moutons pour ce lapsus étrange : je ne crois pourtant nourrir aucune animosité inconsciente à leur encontre (un gigot de temps en temps ne prouve rien).

Quant aux lecteurs non ovins, ils pourront accroître ma mortification en repensant avec un ricanement à la chronique consacrée aux bévues idiotes et à leurs rectifications publiée dans le n°5 de cette revue (2020, p. D53-D65).



1

Précisons à toutes fins utiles que la nouvelle orthographe fait partie, avec la course à pied et la frugalité, de l’immense liste des choses auxquelles j’adhère sincèrement mais que je ne pratique pas moi-même, toutes s’étant avérées bien trop pénibles à l’usage.



2

Pédagogique il est sans aucun doute, puisque « Je révise mon français grâce à la presse » est tenu par le responsable de la documentation de l’ESJ et qu’il se borne pour tout commentaire à rappeler la règle grammaticale pertinente. Mais connaissant Jérôme, je ne peux m’empêcher de flairer quelque chose de sarcastique derrière l’exposition impassible de tant de bévues.



3

Qu’on ne compte pas sur cette chronique d’une pudeur toute victorienne pour révéler où en lire plus sur ce pittoresque accès de lubricité aéronautique. Celui qui brûlerait d’apprendre ce qu’un journal de Montréal a raconté le 5 avril dernier à propos du vol 3814 de Southwest Airlines devra se débrouiller tout seul, à l’instar du passager en question.



4

Laquelle logique ne passe pas un bon moment dans le système carcéral : j’apprends de l’AFP (27.04.2022), à propos d’un Américain libéré des geôles russes, que « l’administration pénitentiaire ne lui faisait pas parvenir les lettres qu’il recevait. » D’où l’on déduira qu’il les recevait par un autre canal, probablement un gâteau évidé.



5

Il a fait de son mieux par la suite, ce qui a conduit à d’innombrables reprises des journalistes à ressortir leur balance à mots et leur liste de cases à cocher, mais il a généralement échoué de justesse au test, même après l’émeute du Capitole.



6

« Dans cette phrase le "car" n’est fondé que si l’on admet d’abord que la langue "oblige à dire" et si l’on tire de "Le fascisme c’est d’obliger à dire" la proposition "tout ce qui oblige à dire est fasciste". Mais alors, la logique, qui oblige à dire les conclusions quand on a posé les hypothèses, ou les principes de la géométrie, qui obligent à dire ses théorèmes, seraient-ils fascistes ? En quel sens particulier, alors, la langue oblige-t-elle à dire ? », André Régnier, « Rhétorique de la confusion », L’homme et la société, n° 43, 1977, p. 215-231.



7

Leurs principaux pourvoyeurs étaient grec (Aristote), anglais (Bentham) et allemand (Schopenhauer) et leur compilateur était australien (Hamblin). On doit d’ailleurs à ce dernier le succès du discutable terme – anglais pour le coup – de « fallacies » sous lequel on les connaît aujourd’hui dans le monde anglophone bien qu’un bon nombre de ces procédés ne soient pas intrinsèquement fallacieux.



8

Voir du soussigné « L’art de l’agonistique lexicale » dans La valeur des informations (Presses de l’Université d’Ottawa, 2020), et pendant qu’on y est lire aussi le reste du fichu bouquin : on ne le regrettera pas, promis !



9

Histoire de la guerre du Péloponnèse (trad. Jean Voilquin, 1937, p. 223-224).



10

Hélène Labelle, Jouter sur les mots : typologie et étude combinatoire d'arguments des controverses lexicales dans les médias francophones, Université d’Ottawa, 2020.



11

En données brutes, la base de presse a livré 907 articles pour la décennie 2007-2016 contre 39 seulement pour la décennie 1987-1996. Mais comme elle s’est beaucoup étoffée au cours du temps, on ne peut rien en conclure de bien précis en données nettes. Notons au passage que, puisqu’il se publie nettement plus de journaux en France que dans les autres pays francophones (et que certains, notamment en Afrique, sont bien peu représentés dans le corpus), la prépondérance des Français pourrait être due autant à la ventilation géographique de la base qu’à leur propension aux prises de bec. Ceci dit, le décompte titre par titre suggère quand même une tendance : Le Monde a livré 139 articles, Le Figaro 73 et Libération 63 contre 47 pour La Presse, 40 pour Le Devoir, 25 pour Le Soir et 17 pour Le Temps (parti avec un peu de retard, puisque lancé en 1988).



12

Je viens d’entendre à la radio un philosophe d’habitude plus avisé se demander gravement ce qui autorisait les journalistes à donner un avis sur la chloroquine, question qui ne regardait que les savants. La réponse complète serait un peu longue puisqu’il existe plusieurs justifications dont chacune serait suffisante. S’il n’a pas envie d’y réfléchir tout seul, il pourra toujours trouver l’une des plus simples à l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme.



13

Non seulement parce qu’ils n’ont pas vocation à juger les usages lexicaux, seulement à en prendre acte, mais aussi parce qu’en les voyant célébrer chaque année l’arrivée des mots nouveaux comme si c’était du Beaujolais, on peut avoir un doute sur les apports respectifs de la lexicographie et du marketing dans leur ardeur à se montrer en prise avec leur époque.



14

Qui sont certes les champions incontestables de la justice expéditive dans la sphère publique, mais on ne parle pas ici de la répression (motivée ou non) de ce qui est dit, seulement de l’examen dépassionné du sens des mots avec lesquels on le dit.



15

La crise de la culture, Gallimard, 1972, p. 126-127.



16

Pourquoi pas ? J’invite celui qui a décidé de la défectivité (si !) de ce verbe à venir me sermonner lui-même : j’aurais justement deux mots à lui dire. Et avant d’arguer que la forme est inusitée, il ferait bien de noter a) qu’elle est justement usitée ci-dessus et b) que je n’hésiterai pas, si l’on me cherche des poux, à réusiter moi-même la totalité des formes du verbe choir. Compris ?



17

Les journaux franco-canadiens tentent de résister en employant autant que possible camionnette, que leur recommande imperturbablement l’Office québécois de la langue française, mais rien n’est plus vain : outre que le terme évoque autre chose, il n’y a aucune chance pour que le genre de gars qui affectionnent ce genre d’engin adoptent un mot aussi mignard. Ni les publicitaires qui leur vendent 3 tonnes de puissance virile dans des décors de western. Et c’est ainsi qu’au Canada, le sot bannissement de pickup a tout transformé en camion faute d’alternative sérieuse. Quand on parle d’un V8 de 700 cv, on n’appelle pas ça une camionnette. No way !



18

La présence, jadis, du terme dans la nomenclature des troubles psychologiques (dont il a été retiré il y a un demi-siècle) et l’argument selon lequel il met en avant une préférence… de nature sexuelle (quoique cette considération ne s’applique pas à des locutions comme « bisexuel » et « orientation sexuelle » recommandées par ailleurs par le même collectif).



19

Jeremy W. Peters, « The decline and fall of the "h" word », The New York Times, 21.03.2014.



20

J’insiste. Et merci à notre vigilante correctrice de ne pas mettre d’ital : ce n’est plus un mot étranger.



21

Nicholas Subtirelu, « Why the word "homosexual" is offensive: It comes down to who says it most », The Week, 02.06.2015.



22

À l’Université Laval, par exemple, « 47 % des étudiantes répondantes ont déclaré avoir subi une forme ou l’autre de violence [sic] sexuelle, allant de regards offensants (25 %) à la tentative d’avoir une relation sexuelle sans consentement (5 %). » (La Presse, 28.11.2017).



23

« Le problème n’est pas que "nous", qui parlons ici, décidions comment appeler les "autres", mais que nous laissions décider les autres de la façon dont ils veulent être appelés et, si la nouvelle terminologie continue, d’une façon ou d’une autre, à les gêner, d’accepter la proposition d’un troisième terme. […] une catégorie peut demander à changer de nom et, au bout de quelque temps, certaines conditions initiales restant intactes, exiger une nouvelle dénomination, dans une fuite en avant qui pourrait être sans fin si, en plus du nom, la chose ne change pas elle aussi. » Umberto Eco, À reculons, comme une écrevisse, Grasset, 2006 (epub, p. 104-105).



24

Appelons ça l’Église de la distanciation, culte un peu vague mais connu pour associer dans des proportions variables la vénération des Lumières (passablement mythifiées… mais là ce n’est pas trop grave), l’aversion pour les dealers de certitudes et les exaltations nombrilistes, l’adoration de la Raison, la sacralisation de la liberté d’expression et de l’éthique de la discussion, enfin tout ce genre de choses (sans oublier un progressisme inlassablement revendiqué mais toujours jugé insuffisant par d’autres).



25

The blank state: The modern denial of human nature, Penguin Group, 2002.



26

Forbidden words: Taboo and the censoring of language, Cambridge University Press, 2006.



27

J’élide si je veux.



28

Un pur hasard a voulu que sois à peu près épargné par la tempête insensée ayant suivi la mention métalinguistique du mot nigger dans un cours consacré à la réappropriation de certains termes par des communautés discriminées. Je préfère donc renvoyer à l’ouvrage collectif de ceux et celles qui l’ont subie de plein fouet, dont font partie plusieurs amis : Libertés malmenées, Leméac Éditeur, 2022. Incidemment, ce mot et ses dérivés occupaient la seconde place (après génocide) des termes les plus débattus dans la presse francophone entre 1987 et 2017.



29

À la suite d’un article, fort modéré je crois, publié dans The Conversation, un commentaire retiré depuis (dommage) déplorait que l’université nourrisse en son sein des anarchistes tels que moi. Comme quoi on est toujours l’extrémiste de quelqu’un…



30

Agnieszka Konowska, « Stratégies médiatiques et communication citoyenne : un clivage dans l’expression de l’émotion », Acta Universitatis Lodziensis, no 10, 2015, p. 67-78.



31

Au fond, l’accord de proximité n’est pas une mauvaise idée. J’essaye une fois, juste pour voir, mais je suivrai très volontiers ce nouvel usage s’il arrive à percer.



32

Anonymisé ici pour souligner le côté générique et transposable de ce genre de catéchisme.



33

Ou accipitridae, puisque les deux existent. À ce que je comprends, c’est une question de continent (un peu comme pour les astronautes et les cosmonautes, à part que ça n’a rien à voir).



34

Sur les souffrances du prolétariat de la presse, lire et faire lire Ces cons de journalistes d’Olivier Goujon (Éditions Max Milo, 2019).



35

Communiqué de presse de la Confédération française de la boucherie, boucherie-charcuterie, traiteur (décembre 1997).



36

Erving Goffman, Les Cadres de l’expérience, Éditions de Minuit, 1991.



37

En fait, non. C’est parfois justifiable mais souvent très faux (encore un point dont la démonstration nous entraînerait trop loin).



38

La rhétorique étant l’art de faire prévaloir le plausible, des affirmations si peu crédibles qu’elles ne visent manifestement pas à convaincre des tiers n’en relèvent pas vraiment : il ne s’agit pas d’argumenter mais au contraire de rejeter le débat, comme un enfant chantonnerait pour montrer qu’il n’écoute pas. Quant à la désignation floue de « médias », instituée par les communicateurs de Nixon à la place de « presse » ou « journalistes » pour décrédibiliser les organes d’information, elle continue, ô combien, à porter ses fruits empoisonnés : le public n’a pas besoin de réfléchir à tout ce qu’il englobe sous cette étiquette nébuleuse pour savoir qu’il n’aime pas ça.



39

Dont bien entendu la soif d’autogratification morale. Steven Pinker affirmait même férocement que l’adoption de termes bienséants ne relève pas de la sensibilité compassionnelle mais d’une posture valorisante comme « s’abonner aux magazines appropriés et aller aux soirées appropriées ».



40

Kelefa Sanneh, « Outrage, bile, hardcore punk... and a sensible lost-and-found », The New York Times, 12.11.2007.



41

Marnie Hanel, « A woman’s place is running the kitchen », The New York Times, 28.03.2014.



42

Il y aurait un autre terme (cunt), mais d’habitude les journalistes le désignent plutôt comme le « c-word », substitut de surcroît épicène puisqu’il convient aussi à « cock ».



43

1 : bullshit – 2 : bitch – 3 : fuck et ses dérivés – 4 : suck.
Pour le dernier, j’avoue avoir bénéficié de l’aide de ma progéniture dont la maîtrise des grossièretés anglaises ferait la fierté de n’importe quel parent. Par sécurité, j’ai quand même vérifié auprès de l’auteur qui m’aconfirmé que c’était bien ça (message personnel, 18.07.2022).



44

Patrick B. Pexton, « Profanity in The Post », The Washington Post, 14 .10.2011.



45

Plusieurs variantes du propos d’Anelka ont circulé depuis lors, mais aucune n’est compatible avec le guide de bonnes manières de la baronne Staffe.



46

Oups ! Et les filles, bien sûr. Et aussi ceux qui ne savent pas bien, et même toutes les autres lettres de l’alphabet. Désolé tout le monde !



47

Actes des 55es journées nationales de l’UdPPC, 2007.



48

Le fusil mitrailleur qu’affectionne Rambo est moins lourd, mais ce n’est quand même pas le genre de chose qu’on prend pour s’adresser à une dame.



49

Toutes ces citations sont absolument authentiques, hélas. Je ne dénoncerais personne mais je ne peux pas empêcher Google de le faire…



50

Je sais, je sais. Le coup du fusil miniature, on peut encore le mettre sur le dos des Américains : ils ont tout le vocabulaire qu’il faudrait (handgun, rifle…) mais ils écrivent gun partout. Le même chewing gum terminologique que l’emploi répétitif de « dire » (he said, she said…) pour couvrir l’infinie palette de nuances de dialogue (admit-il, protesta-t-elle…)



51

Discours de campagne à Hilton Head (Caroline du Sud), 30.12.2015.






Référence de publication (ISO 690) : LABASSE, Bertrand. Le problème avec les mots.... Les Cahiers du journalisme - Débats, 2022, vol. 2, n°8-9, p. D43- D69.
DOI:10.31188/CaJsm.2(8-9).2022.D043


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