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Nouvelle série, n°8-9

2nd semestre 2022

RECHERCHES

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Le coronavirus dans la PQN : entre perceptions anxiogènes par les publics et réalité du traitement éditorial

Nicolas Sourisce, Université de Tours
Alexandre Camino, Université de Tours

Résumé

La presse en a-t-elle trop fait, en France, avec le virus du Covid-19 ? Une fois les premiers mois de l’épidémie de coronavirus passés, le jugement des Français à l’égard du traitement médiatique de cet événement était sévère. Cet article vise à mettre en lumière les éléments qui ont pu nourrir ce sentiment de rejet des lecteurs, à les confirmer ou à les nuancer. Il propose une plongée dans les premiers temps médiatiques de la pandémie, afin de comprendre comment ont fonctionné les rédactions de presse, oscillant entre précaution, urgence, surproduction éditoriale, bouleversement des services et attentes démultipliées du public. L’analyse quantitative et qualitative de trois titres de presse quotidienne nationale (PQN) nous permettent de mettre en évidence les mécanismes très codifiés du traitement d’un fait pourtant hors normes.

Abstract

Has the French press gone overboard with the Covid-19 virus? After the first few months of coronavirus epidemic, the French judged harshly the crisis’ media coverage. This publication aims to highlight the elements that may have fuelled readers’ feeling of rejection, to confirm or qualify them. It takes us through the first media moments of the pandemic, in order to understand how the newsrooms functioned, oscillating between precaution, urgency, editorial overproduction, disruption of services and increased public expectations. Thus, quantitative and qualitative analysis of three daily national newspapers titles allow us to highlight the highly codified treatment mechanisms of a news story, however extraordinary it may be.

DOI:10.31188/CaJsm.2(8-9).2022.R031





P

rogressivement, le coronavirus s’est emparé de la presse française. Dans son numéro du 14 mars 2020, trois jours avant le début du premier confinement en France, Libération dédie 15 pages sur 24, 19 articles et 60 % de son espace rédactionnel à l’épidémie. Le quotidien est loin d’être un cas isolé : d’autres journaux nationaux, comme Le Figaro ou Le Monde, consacrent ce jour plus de la moitié de leur contenu au Covid-19.

En France comme presque partout ailleurs, cette maladie extrêmement contagieuse oblige les populations à vivre au rythme des chiffres de contaminations et hospitalisations qui alternent entre pics et creux. À une nécessaire précaution s’agrège un réel besoin d’informations. Véritables intercesseurs entre la parole scientifique, le discours politique et l’inquiétude citoyenne (Cadeboche, 2008, p. 246-284 ; Sicard, 1997, p. 63-77), les journalistes doivent plus encore jouer le rôle d’éclaireurs. Selon une étude de la plateforme de veille médiatique Tagaday1, qui a analysé la place consacrée au coronavirus dans la presse écrite et web, à partir d’un échantillon de 3 000 titres et sites des médias français, du 1er janvier au 19 mars 2020, 250 765 articles sont publiés sur le sujet en France ; environ 19 000 articles par jour pour la seule semaine du 16 mars. À titre de comparaison, la crise des Gilets jaunes n’avait atteint que 6 000 occurrences lors de son pic en décembre 2018.

Cette importante couverture médiatique se constate également à la télévision. Sur la même période, le Covid-19 a occupé 253 heures et 43 minutes du temps des JT du soir des six principales chaînes françaises : TF1, France 2, France 3, Arte, France 5 et M6. Cela représente 56 % de leur durée totale (Petit, 2020). Le virus du Covid-19 et ses conséquences prennent, en quelques semaines seulement, le pas sur tout le reste de l’actualité (événements sportifs et culturels annulés ; krachs boursiers et crise économique ; villes et pays oscillant entre quarantaines et confinements, etc.). Les rédactions françaises doivent adapter leur fonctionnement, leurs équipes et leurs contenus.

Presque deux ans après, il est possible de poser un regard critique sur le traitement médiatique privilégié au début de l’épidémie en 2020. Même si le virus circule toujours, l’inquiétude qu’il suscite ne semble plus être identique à celle qu’il causait lors de son apparition et expansion. Les Français ont pu voyager et partir en vacances à l’été 2020 ; malgré certaines restrictions, la population française a été relativement libre de ses mouvements en 2021. La frénésie, l’urgence, le « breaking news de 55 jours » (du nom de l’une des conférences des 13e Assises du journalisme de Tours en octobre 2020) causés par la propagation originelle du coronavirus se sont éloignés.

En 2019, un Français sur trois ne faisait plus confiance aux médias traditionnels, selon un sondage Ipsos (Bardon, 2019). Une fois les premières vagues épidémiques passées, la question est de savoir si ce fossé entre les médias et leur public a été creusé ou comblé. En octobre 2020, les Assises du journalisme de Tours commandent à l’institut de sondage Viavoice une étude sur « les attentes des Français sur "l’utilité du journalisme" et le traitement éditorial de la crise sanitaire ». En janvier 2021, l’institut Kantar fournit son 34e« Baromètre de confiance dans les médias » au journal La Croix. Ces deux sondages annuels servent de référence depuis des années à la profession pour réfléchir au contenu qu’elle propose aux Français ainsi qu’à la façon d’innover. Elle permet également aux professionnels du journalisme de faire leur introspection. Les conclusions sont sans appel : les journalistes auraient « trop » traité le sujet épidémique et de façon « trop anxiogène ».

Pour cette recherche, nous avons choisi de nous concentrer sur la presse écrite. En effet, cette branche historique du journalisme a d’abord joué un rôle – au moins symbolique – déterminant dans la couverture de l’épidémie. C’est en effet dans les colonnes numériques de La Voix du Nord, titre de presse quotidienne régionale, le 4 janvier 2020, qu’a été publié le tout premier article sur le coronavirus. Pour en arriver finalement, en l’espace de cinq jours du 17 au 21 mars 2020, à pas moins de 19 000 articles quotidiens consacrés à l’épidémie. La presse écrite print semble donc intéressante d’un point de vue quantitatif pour notre étude sur le surplus d’informations. Plus précisément, nous avons étudié le traitement médiatique de l’épidémie par la presse écrite print de trois titres, Le Monde, Libération et Le Figaro, du 4 janvier 2020 à la veille du premier confinement, le 16 mars 2020, inclus. Le print a été choisi pour l’importance qui y est particulièrement donnée au choix des mots et à la hiérarchisation spatiale de l’information.

Notre corpus est composé d’un peu plus de 900 articles (brèves, filets, papiers d’analyse, reportages, etc.). Tous sont considérés comme traitant du Covid-19 car un des termes suivants : virus, Covid, coronavirus, épidémie, maladie, pandémie, est mentionné dans le titre et/ou la rubrique et/ou le chapô et/ou dès la première phrase du texte de l’article. En outre, ces articles ne se trouvent que dans les cahiers principaux des trois quotidiens, pas dans leurs suppléments (sauf si un article provenant d’un supplément bénéficie d’un rappel de titre placé sur la Une du jour du cahier central). Enfin, le cadre temporel de notre étude répond à une logique de choix de hiérarchisation. En effet, à partir du 17 mars, le virus en tant que tel n’est plus la seule préoccupation des journalistes. Ces derniers se concentrent également sur le confinement, sa portée historique, ses effets sur la santé mentale et l’économie, sur l’adaptation des Français, etc. Nous analyserons donc les trois premiers mois de l’épidémie, une période où l’urgence sanitaire et l’ampleur de son traitement médiatique n’ont fait que croître simultanément. Et confronterons ces analyses à celles portées par plusieurs acteurs et analystes de ces traitements médiatiques : Alexis Lévrier, spécialiste de l’histoire du journalisme, Gilles Van Kote, directeur délégué aux relations avec les lecteurs au Monde, Paul Benkimoun, ancien journaliste spécialiste de la santé au journal Le Monde, Patrick Zylberman, historien de la santé et Éric Jozsef, correspondant en Italie pour Libération, via des entretiens semi-directifs menés entre le 6 avril et le 12 mai 2021. Toutes les citations infra seront tirées de ces entretiens.

Nous développerons des éléments de réponse à ces problématiques en deux axes majeurs. Tout d’abord, nous étudierons d’un point de vue quantitatif et sémantique trois quotidiens : Libération, Le Monde et Le Figaro, du 4 janvier au 16 mars 2020, pour mieux comprendre les décisions – et choix – éditoriaux des journaux durant ces trois premiers mois de la pandémie en France. Nos résultats seront ensuite confrontés aux entretiens de différents professionnels, qui ont vécu l’événement au cœur de leur rédaction. Cette ultime étape permettra de démontrer si la presse a réellement « trop » traité du sujet du virus de janvier à mars 2020 et si son traitement a été (in)justement jugé « anxiogène ».

Un traitement médiatique quantitativement extraordinaire

Dans un article de mars 2020, Luc Bonneville, sociologue et professeur de communication organisationnelle et de communication en santé à l’Université d’Ottawa au Canada, alertait sur une « surabondance d’informations » depuis le début de la crise sanitaire. Il s’interrogeait également quant à la capacité de « ces informations […] à amplifier la panique qui se répand dans la population » (Bonneville, 2020). Un prisme d’absorption de la matière informationnelle partagée par le public.

Comment approcher au mieux la notion de « trop » ? Il semble important d’établir un seuil à franchir (en pourcentage), qui ne serait pas perçu comme arbitraire. Pour passer d’une notion abstraite à un critère étayé, nous nous sommes basés sur des travaux et études plus anciens. Notamment ceux de François Richaudeau. Ce dernier utilise les données d’une enquête IFOP et SOFRES concernant la lecture quotidienne des journaux par les Français. « En moyenne, au moins les deux tiers de chaque exemplaire de presse ne seraient jamais lus […] Cela revient à dire qu’alors que l’ensemble de la presse propose chaque jour à chaque Français 1h04 de lecture, celui-ci ne lui consacre que 22 minutes, soit 34 % du message imprimé qui est effectivement lu. » (Richaudeau, 1971, p. 86) Le temps consacré à la lecture a, depuis les années 1970, drastiquement baissé. Selon une étude de ZenithOptimedia2, et rapportée par Statista, ce temps serait passé de 22 minutes en 2010, à 10 minutes en 2020. Selon le même calcul, le seuil du message imprimé effectivement lu tombe donc à 16 %.

Le palier symbolique de 16 % établirait une première indication d’une production journalistique et éditoriale très importante. Il sera donc une première référence pour toutes les études quantitatives que nous allons aborder ci-dessous. Si ce palier est atteint par un journal du corpus, cela signifiera qu’il a proposé – en proportion – autant voire plus de contenu que ce qui serait « effectivement lu » par les publics. Cependant, ce seul prisme d’interprétation des résultats ne peut pas suffire pour répondre à nos interrogations. Il convient donc de diversifier les axes d’analyse quantitative.

Le nombre de pages par journal peut être un bon indicateur. Le volume de pages dédiées à un sujet est presque toujours précisé en Une, afin d’indiquer au lecteur l’importance donnée à un fait. Comme l’explique Roselyne Ringoot : « Première donnée visible et tangible, le format des pages induit des effets de sens en agissant comme indicateur du projet éditorial. » (2014, p. 71) Nous avons donc calculé le nombre de pages comportant au moins un article lié au coronavirus, pour ensuite le mettre en rapport avec le nombre total de pages proposées par les quotidiens.

Deuxième indicateur : le quart de page. Cet axe méthodologique consiste en la division d’une page d’un journal en quatre quarts. Ces quarts composent la page de bas en haut, de gauche à droite. Nous permettant d’estimer plus précisément la véritable place (en termes de spatialité) occupée par le virus, ce calcul (quotidien, mensuel et global) est un bon indicateur pour estimer la proportion réelle du traitement réservé à ce sujet.

Dernier axe d’étude quantitative : l’écart type à la moyenne. Il ne va pas s’agir de quantifier et d’analyser des données brutes, mais plutôt des variations, des pics. Si les données sont éloignées de la moyenne, nous nous intéresserons à celles qui y sont nettement supérieures. C’est ce que l’on appelle l’écart type à la moyenne « supérieur » (ETS). Tous les numéros qui atteindront ou dépasseront l’ETS correspondront à un pic statistique très élevé, et donc à un traitement non ordinaire d’un sujet.

« La peur est un très bon produit sur le marché dérégulé de l’information », rappelle Gérald Bronner sur l’antenne de France Culture, le 10 mars 2020 (Bronner, 2020). Selon le sondage de l’institut Viavoice susmentionné, 50 % des Français estiment que le traitement médiatique de l’épidémie de Covid-19 a été trop « anxiogène », quand 28 % l’ont jugé « catastrophiste ». Mais que veulent dire ces termes ? Selon Le Petit Robert, est « anxiogène » ce « qui produit l’anxiété, l’angoisse ». L’angoisse est également définie par un « malaise psychique et physique, né du sentiment de l’imminence d’un danger, caractérisé par une crainte diffuse pouvant aller jusqu’à la panique ». Les articles concernés seront donc étudiés sous le prisme du champ lexical de la crainte, de l’angoisse, de la peur.

Nous avons pris comme base de données lexicale les résultats du Centre de recherche interlangues sur la signification en contexte (CRISCO), de l’Université de Caen. L’outil, accessible en ligne, fournit grâce à son algorithme différents classements de mots, listés selon leur pertinence. Une pertinence calculée en fonction du premier terme entré dans la barre de recherche du site. Dans notre cas : « peur », « anxiogène » et « angoisse ». Dans un deuxième temps, dans une optique de précision, nous avons croisé ces résultats avec les travaux d’Evelyne Bourion. Dans le chapitre 4 de sa thèse, elle propose une réflexion sur la sémantique de la peur et détaille sa propre méthodologie (Bourion, 2001, p. 79-81). Elle explique avoir formé son champ lexical à partir de romans du XIXe et XXe siècle. Ce qui nous intéresse dans ce travail, c’est le fait que le champ lexical de la peur qu’elle propose n’est pas uniquement composé de noms communs. Il est aussi composé des variations lexicales et sémantiques de ces mêmes termes (adjectifs, verbes à l’infinitif ou conjugués, participes passés, etc.). Nous avons donc recoupé les sélections du CRISCO avec les mots et les catégories d’Evelyne Bourion pour obtenir le champ lexical de la « peur » le plus précis possible. Nous obtenons 149 items. Quantifier la proportion de présence de ces items dans les articles du corpus constituera une première indication de leur caractère « anxiogène » ou non. Nous avons ensuite effectué le même travail pour définir le champ lexical de la « catastrophe ».

Entre le 4 janvier et le 16 mars 2020 inclus, les journaux Libération, Le Monde et Le Figaro ont publié un total de 186 numéros. Parmi eux, 142 possèdent au moins un article consacré au coronavirus dans leurs colonnes, soit 76,34 %. Face à cette proportion très générale, il convient de préciser qu’aucun journal ne se distingue vraiment à ce stade. Libération a inséré au moins un article traitant du Covid-19 dans 44 numéros, Le Monde dans 48 et Le Figaro dans 50. En revanche, tous ne commencent pas à évoquer le coronavirus à la même date. En effet, alors que La Voix du Nord mentionne une « mystérieuse grippe » le 4 janvier 2020, les trois quotidiens nationaux attendent plusieurs jours pour en parler. C’est Le Monde qui, le premier, publie un article dans ses pages, titré « Une pneumonie d’origine inconnue en Chine », le 9 janvier 2020 (Benkimoun et Lemaître). Il est suivi dès le lendemain par Le Figaro (Thibert, 2020). Il faut attendre le 15 janvier – soit cinq jours après Le Monde – pour que Libération publie son premier article sur le sujet, titré : « Nouveau virus de Sras en Chine : "On est à un moment charnière" » (Favereau, 2020).

Au total donc, sur 3 761 pages produites3, 595 comportent au moins un article dédié au coronavirus, soit 15,82 %. Ce taux, certes conséquent si on le compare au seuil de 16 % préétabli par notre méthodologie, qu’il frôle, est toutefois à relativiser. Il prend en effet en compte la une, considérée comme une page sur les sites d’archivage des journaux. Pourtant, en une, il est très rare de faire figurer un article dans sa totalité. Exception faite de l’édito, que Le Figaro est le seul du corpus à afficher en première page. Il faut donc effectuer le même calcul en enlevant les unes de l’équation. Avec 493 pages sur un total de 3 619 (sans compter les unes), le taux s’élève alors à 13,62 % de pages dédiées au virus sur la période. Le seuil symbolique établi précédemment n’est donc pas atteint de façon générale.

Au fil de la période étudiée, tout comme au fil de la propagation du virus dans le monde, le nombre de pages dédiées à l’épidémie augmente de façon constante (cf. tableau ci-dessous). Le nombre de pages mentionnant au moins une fois le Covid-19 est d’ailleurs démultiplié au fil de la période. Il est plus que quadruplé dans Libération (17 pages en janvier et 81 du 2 au 16 mars), quintuplé dans Le Figaro et multiplié par sept dans Le Monde.

Un moyen d’affiner l’étude (les trois journaux n’ont pas le même nombre de pages en moyenne ce qui peut représenter un biais de calcul) est de s’intéresser au contenu de ces pages et les étudier par quarts de pages. Précisément, une brève peut occuper un quart voire moins, il sera donc compté comme 0,5 ou 0,25 quart. Un article plus ou moins long peut, quant à lui, un peu déborder du quart. S’il n’atteint pas suffisamment de place (au moins 1,25), il sera arrondi à 1 quart. Dans certains dossiers « Événement » où une iconographie importante est consacrée, il peut même occuper plusieurs quarts.


Table 1 : Espaces rédactionnels consacrés au Covid-19 entre le 4 janvier et le 16 mars 2020

Les 142 numéros où le coronavirus est mentionné au moins une fois représentent 14 476 quarts de page. Au total, 1 684,25 quarts ont été dédiés à des articles traitant de Covid-19. Le virus a donc alimenté 11,63 % des quarts de pages des journaux du corpus. Pris individuellement, les résultats sont également assez homogènes. Il est intéressant de noter que cette fois, l’écart entre Libération et les deux autres quotidiens n’est plus aussi conséquent. Le taux de la première moitié du mois de mars est au moins cinq fois plus élevé qu’au mois de janvier, et ce, pour les trois quotidiens du corpus.

Le Covid-19 remplit donc plus de 10 % des pages (en moyenne) du corpus et s’étend également sur plus de 10 % de sa surface. Mais qu’en est-il de la une ? Car si les premières pages ont été écartées des grilles d’analyse précédentes, étudiées en tant que telles, elles peuvent également être un bon indicateur. Ringoot parle de « page sanctuarisée. Elle endosse une fonction d’interface et de prise de contact avec le lecteur. […] Organisant une grammaire spatiale qui confère des valeurs distinctives aux informations, la Une plus que toute autre page construit l’identité éditoriale » (2014, p. 74-75). Sur notre période d’étude, 54,83 % des numéros mentionnent le virus en première page (101 sur 186). Si l’on étudie uniquement ceux traitant au moins une fois de l’épidémie, ce taux monte à 71,13 %.

Là encore, le quotidien Libération se distingue mathématiquement par ses particularités d’editing en une. En effet, sur la période, le journal n’affiche qu’un taux de 47,72 % (21 pour un total de 44), alors que Le Monde et Le Figaro affichent respectivement 87,5 % (42 pour 48) et 78 % (39 pour 50). Le quotidien fondé par Jean-Paul Sartre a en effet pour particularité de proposer des unes très visuelles – où de grandes illustrations occupent l’intégralité de l’espace de la première page – sur un seul sujet. C’est pourquoi ses chiffres sont moins élevés. Une nouvelle fois, c’est en mars que les taux individuels sont les plus élevés, puisque sur les treize numéros du 2 au 16 mars 2020, Le Figaro et Le Monde font apparaître le sujet du coronavirus en première page à chaque fois (100 % donc).

Néanmoins, si ces chiffres montrent un traitement global conséquent du sujet épidémique par les trois journaux, qu’en est-il pour les chiffres quotidiens ? Ces derniers sont très diversifiés. Le corpus étant composé de 186 numéros, des tendances peuvent être dégagées, tout comme des évolutions.

En calculant les écarts types à la moyenne, nous sommes en mesure de déterminer les jours précis où les journaux ont surproduit des articles sur le coronavirus. Comme nous l’avons vu précédemment, en moyenne sur la période, 11,63 % des quarts de page ont été dédiés à l’épidémie ou au virus. Si l’on applique la formule de calcul de l’écart type à la moyenne, on obtient le résultat de 11,54 %. Nous pouvons donc désormais déterminer un palier supérieur – qui correspond à la moyenne générale couplée à l’écart type – représentant le palier de surproduction. Avec les données, la moyenne et l’écart type de ce corpus, ce palier s’établit à 23 %. Passé ce seuil, l’espace dédié au coronavirus peut être considéré comme anormalement élevé. Au total, 14 numéros sur les 142 ont dépassé ce palier statistique.

Près d’un dixième des numéros sur la période dépassent donc ce palier statistique dans leurs colonnes. Ce total monte à 26 numéros si l’on quantifie tous ceux qui se sont approchés à au moins 5 points du seuil (18 % et plus). Logiquement, c’est au mois de mars 2020, à la toute fin de la période, que les plus hauts taux sont atteints. Libération comme Le Figaro dépassent les 50 % d’espace rédactionnel dédié à la thématique Covid-19 en allant même jusqu’à atteindre les 60 % le 14 mars. Cette situation exceptionnelle est due au contexte. Depuis le début du mois, les contaminations et le nombre de décès en France augmentent exponentiellement, les pays voisins se confinent. Le président de la République, Emmanuel Macron, qui a annoncé la fermeture des crèches, des écoles et universités le 12 mars, doit de nouveau s’adresser aux Français le 16. Seule surprise statistique de notre étude : la présence d’un numéro paru en février, le seul parmi les 14 items où le taux est supérieur à 23 %. Le Figaro dédie plus de 35,29 % de son espace au coronavirus pour pas moins de 12 articles – éditorial compris – dès le 28 février 2020. Un taux d’autant plus impressionnant que la proportion moyenne de quarts dédiés à ce sujet en février au Figaro est de 10,37 %.


Table 2 : Les numéros attestant d’une surproduction de contenu sur le Covid-19

Ce chiffre qui dénote avec le reste du mois de février peut s’expliquer par le contexte. En effet, très rapidement, le coronavirus a un impact lourd dans plusieurs domaines d’activités : le secteur de la finance, de l’industrie, de l’événementiel, du tourisme, etc.4 Il y a cette semaine-là une importante actualité économique, que le quotidien spécialisé en économie et entreprises, avec ses célèbres pages « saumon », a sans doute voulu exploiter.

Un traitement médiatique qualitativement maîtrisé

Du lundi 9 au samedi 14 mars 2020, période qui constitue notre corpus restreint, 294 articles ont été dédiés au coronavirus : 62 dans Libération, 92 dans Le Monde et 140 dans Le Figaro. Nous avons intégré chaque article dans le logiciel de recherche sémantique automatisée Tropes, configuré au préalable avec tous les items des différents champs lexicaux étudiés.

Sur les 294 articles, 137 possèdent au moins un terme appartenant au champ lexical de la peur, de l’angoisse, soit 46,59 %. Moins de la moitié donc. Dans le détail, Le Monde est le titre de presse qui en comporte le moins avec 36,95 % (34 articles sur 92). Libération et Le Figaro de leur côté dépassent tous deux la moitié avec respectivement 53,22 % et 50 %. Sur la période du 9 au 14 mars, 615 termes au total apparaissent dans les articles.

Relativement peu d’articles atteignent ou dépassent les cinq mots – appartenant au champ lexical de la peur – par papier. Seuls 45 articles sur 294 sont dans ce cas de figure, soit 15,35 %. Les termes, justement, correspondent tous à ceux mis en évidence par le CRISCO. Dans les 137 articles, c’est le mot « inquiétude » et ses déclinaisons – verbe « inquiéter » sous toutes ses formes, adjectif « inquiétant », etc. – qui est cité le plus de fois, avec 125 occurrences. Vient ensuite le mot « peur » avec 77 apparitions puis les déclinaisons de la « crainte » avec 67 occurrences.


Table 3 : Les termes « anxiogènes » les plus présents dans le corpus restreint d’articles

La présence du champ lexical de la peur dans les textes est donc principalement représentée par ces trois mots et leurs déclinaisons. À eux seuls, ils représentent 43,73 % des termes mis en exergue par le logiciel Tropes. Généralement, ils servent à marquer le ressenti d’un intervenant dans l’article : spécialiste, victime, patient, etc. C’est le cas par exemple dans l’article « Coronavirus : de la maternelle à l’université, "fermeture générale pendant au moins quinze jours" » publié dans Le Monde du 13 mars 2020, où on lit : « Idem dans les universités, où depuis plusieurs jours, l’inquiétude montait chez les étudiants. » (Battaglia, Morin et al., 2020).

Une autre forme du mot permet au journaliste de faire parler son témoin/intervenant, sans pour autant caractériser l’information comme étant elle-même inquiétante. Exemple dans l’article : « Coronavirus : dans le secteur culturel, "la survie des plus fragiles est engagée" » publié le 12 mars 2020 dans Libération (Tion et Rousseau). On y lit : « Laurent Bayle s’inquiète : "Quels gestes symboliques trouverons-nous pour faire vivre la musique le temps de l’interdiction si elle devait durer ? La musique et le théâtre en sortiront affaiblis s’ils doivent faire silence six mois." » (Tion et Rousseau, 2020)

C’est aussi avec l’emploi d’adjectifs que les journalistes caractérisent un fait, pouvant le rendre ainsi anxiogène pour le lecteur. Exemple dans l’article « L’Arabie saoudite déclenche un krach pétrolier et boursier » du Figaro du 10 mars 2020 :

Depuis des semaines, l’épidémie de coronavirus paralyse l’activité mondiale. Née en Chine, pays champion de la consommation de brut (13 % de la demande mondiale), elle a réduit la consommation de pétrole et fait plonger les cours de façon inquiétante (Bohineust, Cheyvialle et al., 2020).

Dans le champ lexical de la catastrophe, les mots sont plus forts mais moins utilisés. Sur les 294 articles du corpus, seuls 40 comportent au moins un terme de ce champ lexical, soit 13,60 %. C’est le quotidien Le Monde qui en compte le plus avec 15,21 %, devant Le Figaro (13,57 %) et Libération (11,29 %). Le nombre d’articles comprenant cinq termes ou plus est très faible : 2,39 % du total.


Table 4 : Les termes « catastrophistes » les plus présents dans le corpus restreint d’articles

Le classement des occurrences est intéressant car il ne suit pas la même logique que pour la thématique de la peur. En effet, dans ce corpus, le mot « catastrophe » n’arrive que quatrième. En première position apparaît le terme « événement ». Intégré dans le champ lexical de la catastrophe, qui est par définition un « événement ou dénouement tragique », il a été mis en évidence 34 fois par le logiciel Tropes. Mais ce résultat doit être pris avec du recul, car le terme « événement » fait peut-être davantage partie du glossaire du journalisme. En effet, les médias relatent des faits et couvrent des événements. Ce terme est donc très utile pour éviter les répétitions ou caractériser une situation dans un article. Il s’inscrit à la fois au cœur des pratiques professionnelles et au cœur de la dimension éditoriale (Ringoot, 2014, p. 78). Le 31 décembre 2013, Les Inrockuptibles l’avaient d’ailleurs cité dans leur « Abécédaire 2013 des médias ». Le terme « événement » ne peut donc pas être considéré comme représentatif de la présence du champ lexical de « catastrophe » dans le corpus.

Ce rôle revient donc aux mots que sont « crainte » et « épreuve » ainsi que leurs déclinaisons. Si le terme « crainte » est utilisé comme « inquiétude » par exemple dans les articles, « épreuve » se distingue. En effet, s’il a été sollicité, d’un point de vue sémantique, par l’annulation des différents concours d’écoles supérieures et du Baccalauréat, le terme sert aussi souvent à caractériser, dépeindre l’épidémie de coronavirus. Comme dans cet éditorial du Figaro signé par Yves Thréard le 8 mars 2020 :

Partout, le coronavirus met les gouvernements sur les dents, désorganise la vie sociale, asphyxie l’économie. Et fait peur aux populations. […] Que ce soit dans le village global ou dans chaque pays, l’épreuve est collective à tous les étages.

Comme les exemples cités précédemment le montrent, c’est par l’utilisation d’adjectifs qu’une impression sur une idée, sur une situation, est transmise. Dans le cadre du corpus restreint, peu d’articles y ont eu recours. Au total, 62 mots ont été relevés par le logiciel d’analyse sémantique. Cela représente seulement 8,15 % du total des occurrences distinguées parmi les deux champs lexicaux étudiés (62 pour 760). Les termes « inquiétant » et « dramatique » reviennent le plus souvent.

La presse : anxiogène mais pragmatique

Depuis 2018, l’institut de sondage Viavoice mène, pour les Assises du journalisme en partenariat avec France Télévisions, France Médias Monde, Le Journal du Dimanche et

Radio France, une large enquête visant à analyser ce que pensent les Français de leurs médias d’information et leurs attentes. En 2020, l’étude s’est inscrite dans le contexte bien particulier de la crise sanitaire, et elle fut claire dans le texte : « [L]e regard porté par les Français concernant le traitement médiatique de l’information sur la pandémie est sévère. » En effet, 60 % des Français considèrent que la place accordée à la pandémie dans les médias a été « trop importante » depuis l’apparition du virus. Sur la période étudiée, les titres de presse quotidienne Libération, Le Monde et Le Figaro ont publié 186 numéros, dont au moins 76,34 % contenaient un article sur le coronavirus. Sur les 142 exemplaires restants, 15,82 % de leurs pages mentionnaient au moins une fois l’épidémie ou le virus. Un taux qui se trouve être croissant sur la période. Au moins 11,63 % de tout cet espace rédactionnel a été dédié au sujet (taux également croissant).

Ces taux restent exceptionnellement élevés. Seul un numéro spécial de Libération dédié intégralement au sujet du Brexit les a dépassés le 31 janvier 2020 (28 pages spéciales sur 28).

En termes de présence en première page, les résultats sont littéralement remarquables. Près de 71 % des 142 numéros du corpus (qui mentionne au moins une fois le virus dans leurs colonnes) affichaient la thématique Covid-19 sur leur première page, et 32,39 % en une, soit près d’un tiers.

Ainsi, les chiffres de la couverture médiatique de l’épidémie semblent donc sortir de l’ordinaire. Nos calculs à l’aide de l’écart type à la moyenne ont aussi montré que 14 numéros sur la période attestent d’une surproduction éditoriale, avec des taux d’espaces rédactionnels dédiés au virus allant de 23 % à 60 %. Ces éléments attestent donc d’un traitement inhabituel, extraordinaire en termes de proportion.

Mais cette couverture exceptionnelle était-elle justifiée ? Pour le sociologue Grégoire Lits, il ne pouvait pas en être autrement, tant la menace était sérieuse :

La littérature médiatique sur les risques montre qu’une maladie exceptionnelle, nouvelle, inconnue, qui fait peur, aura un impact amplifié dans les médias. La comparaison peut être faite avec d’autres événements comme des catastrophes nucléaires (exemple : Tchernobyl) qui ont lieu à l’autre bout du monde, mais qui ont un écho médiatique très important (2020).

Comme le montrent nos chiffres, les mentions du virus ou l’espace rédactionnel alloué au coronavirus n’ont fait que croître, progressivement, sur la période donnée. Les quotidiens du corpus ont suivi scrupuleusement l’évolution de l’épidémie, adaptant leur hiérarchie éditoriale au fur et à mesure. Par exemple, Le Figaro n’a dédié – lorsqu’il évoquait le sujet – que 5,13 % d’espace rédactionnel au Covid-19 en janvier 2020, contre 30,32 % sur les 15 premiers jours de mars, qui correspondent au pic de la menace sanitaire avant le premier confinement. Il a fallu attendre le 28 février pour que le seuil de 30 % soit atteint.

Cependant, ce traitement d’envergure des médias a même, selon Lits, des vertus positives :

Une communication [des] risques permet de prévenir et de gérer la crise, le problème existant. […] Les médias ont un rôle important dans la perception de ces risques. Les professionnels de l’information, et principalement les journalistes, jouent un rôle central dans ce processus […] de la perception des conséquences possibles du coronavirus (2020).

Plusieurs journalistes regrettent cette surabondance d’informations, tout en estimant qu’il n’était pas possible de faire autrement. Ainsi, Jean Forneris, rédacteur en chef de France 3 Centre-Val de Loire : « Je ne vois pas comment on pouvait contourner ce qui se passait. Tous les citoyens étaient concernés, il n’y avait plus d’activité. » (Bruere, 2020) Cette réflexion a également été au centre des débats des Assises du Journalisme à Tours au mois d’octobre 2021. Sur place, Franck Moulin, directeur adjoint de la rédaction de BFMTV, avance que « l’événement était tellement inédit, traversait tellement la vie personnelle de la quasi-totalité des habitants de la planète, qu’il était impossible d’en faire moins ». Paul Benkimoun abonde :

Je trouve que ce reproche n’est pas fondé, quand on voit à quel point cet événement a bousculé la vie des gens. Quand on voit la quantité de dimensions affectées par cette pandémie, c’est important de les traiter. Si les médias ne l’avaient pas fait, ils n’auraient tout simplement pas fait leur boulot.

Un travail d’une ampleur sans précédent, mais qui a été bien fait, à en croire Patrick Zylberman. L’historien de la santé est convaincu que depuis les épidémies les plus récentes, comme Ebola ou la grippe de 2009, les journalistes « ont fait beaucoup de progrès » dans leur traitement de ce type d’information :

Il y a un grand progrès incontestable qui a été fait. En 2009, la culture épidémiologique du journaliste moyen était nulle. Ils ont fait des efforts, et sont aujourd’hui bien meilleurs. Le niveau intellectuel de la presse écrite est absolument remarquable.

Des professionnels des médias soulignent également un paradoxe. Les sujets liés à la pandémie « sont aujourd’hui les sujets qui marchent le mieux », à en croire Estelle Cognacq, directrice de la rédaction de France Info qui témoigne dans les colonnes de RTL : « Du 21 au 26 janvier 2021, on compte tous les jours au moins un sujet sur le coronavirus dans le top3 des articles les plus consultés. » (Daclin, 2021) Une offre et une demande entremêlées donc qui révèlent une « contradiction de l’opinion publique » selon Alexis Lévrier. Paul Benkimoun poursuit cette réflexion :

Ce qui a alimenté une production massive d’articles, c’est la réaction du public. Les abonnements et les clics sur ces articles-là ont grimpé en flèche. Dans les live et chat, on croulait sous les questions.

Aude Dassonville, toujours dans les colonnes du Monde parle même d’un « public ultra-demandeur […] Pendant le confinement, les Français auront […] acheté des journaux autant qu’ils l’ont pu, difficilement dans leur version papier, allègrement dans leur version numérique » (Dassonville, 2020).

Le sentiment de trop plein proviendrait alors davantage du contenu que du contenant, du traitement qualitatif de l’information plutôt que de son habillage. Cependant la presse ne semble pas avoir été protagoniste dans la diffusion de la peur aux lecteurs, tant ils ont été mesurés dans l’expression. L’angoisse du public, Gilles Van Kote, directeur délégué aux relations avec les lecteurs au Monde, y a été directement confronté depuis le début de la crise sanitaire. Il l’affirme, les journalistes du quotidien ont été précautionneux dans le choix des mots, et à l’écoute des lecteurs :

Les lecteurs appuient parfois sur des erreurs de notre part. Je partage l’information au service concerné et on les corrige volontiers. Sur le côté anxiogène, j’ai fait remonter quelques remarques à la direction effectivement. On a ajusté notre curseur par rapport à cela.

Éric Jozsef, le correspondant italien de Libération, assure qu’il était impossible de « minimiser les faits ». Il était sur le terrain pour observer les premières conséquences de l’apparition du virus dans le pays, et dépeint une « situation vraiment catastrophique ». « Au bout de quelques jours, on a pu aller dans les hôpitaux, parler avec les médecins, on a vu que la situation était grave. Il n’y avait pas de capacité hospitalière. Ils laissaient mourir les gens. » Euphémiser le mal ou rendre compte de sa nature menaçante, le journaliste a fait son choix : « Le but n’était pas d’être anxiogène ou de faire du sensationnalisme. Le journaliste qui est correspondant raconte ce qu’il voit, c’est-à-dire une situation dramatique. »

De plus, comme notre étude sémantique des articles de notre corpus le montre, il est difficile de trouver des raisons concrètes à la diffusion de la peur dans ces articles de presse. En effet, les champs lexicaux de la peur et de la catastrophe n’ont pas pris une si grande place au pic informationnel de la période. Respectivement 46,59 % et 13,60 % des articles étudiés comportaient au moins un terme des deux champs lexicaux. Et ceux qui en comptent cinq ou plus ne représentent que 15,35 % et 2,39 %. Concernant la caractérisation de l’épidémie, celle-ci fut faite avec précaution. Rappelons que les occurrences du mot « épreuve » sont plus nombreuses dans les articles du corpus pour représenter le champ lexical de la « catastrophe » que le mot « catastrophe », lui-même : preuve d’un réel choix des mots à Libération, au Monde et au Figaro.

Ce sentiment de peur et de surinformation pourrait alors provenir de deux autres phénomènes. Pour Gilles Van Kote, les titres des articles ont cristallisé l’inquiétude des lecteurs. Comme le rappelle Ringoot, ces phrases courtes et marquantes sont « d’une importance capitale ; car ils figent la nouvelle au point de devenir l’essentiel de l’information » (2014, p. 87). « Les remarques se concentrent assez souvent sur la question des titres, jugés trop anxiogènes ou alarmistes, alors qu’ils sont des vitrines de l’article. Ils ont pu être moins nuancés, et étaient rarement rassurants », regrette le directeur délégué aux relations avec les lecteurs du Monde.

Gilles Van Kote souligne ensuite le fait – pour expliquer le ressenti négatif des lecteurs – que ce traitement inhabituel s’est retrouvé dans un grand nombre de médias, renforçant ce sentiment de trop-plein :

Parfois, il peut y avoir un effet d’emballement et d’engorgement avec tous les médias. Les gens sont percutés d’informations de provenances multiples. Cela peut avoir un effet démultiplicateur anxiogène, d’où les fake news et le complotisme. Si on s’expose 24 heures sur 24 à un flot d’informations, on finit en burn-out.

Le mécontentement envers les médias ne viendrait donc pas du traitement de l’épidémie d’un point de vue quantitatif, mais plutôt qualitatif. Pour Arnaud Mercier, « [c]ette donnée [NDA : le fait que 74 % des Français trouvent qu’on a « trop » parlé du Covid-19 (baromètre La Croix)] ne traduit pas un sentiment d’artificialité de l’information sur le virus. C’est plutôt la traduction d’un malaise vis-à-vis de la façon dont le sujet a été traité : la critique d’une information trop anxiogène » (Dasclin, 2021). Un mécanisme différent de celui de l’amplification sociale des risques, décrite par Helene Joffe (2005) ou de l’analyse que Henri-Pierre Jeudy produit dès 1979 : « Les médias fournissent des objets de peur, entretiennent des raisons de phobie, argumentent les causes de l’angoisse. » (Jeudy, 1979, p. 6)

Gilles Van Kote, du Monde, nuance fortement :

Une pandémie qui se diffuse au niveau mondial à une telle rapidité et qui bloque les économies du monde entier tout en mettant la planète en confinement pendant des semaines, si on n’appelle pas ça une catastrophe, il n’y a plus de catastrophe. Et les médias racontent les catastrophes. C’est leur rôle. Oui, dire qu’on ne sait pas tout, ou compter le nombre de morts est anxiogène. Mais c’est le traitement de l’information ou les faits eux-mêmes qui le sont ? Nous sommes dans une situation depuis plus d’un an qui est par nature anxiogène. Notre rôle n’est ni d’exagérer, ni de minimiser.

Conclusion

Sur un peu plus de 70 jours, entre le 4 janvier et le 16 mars 2020, plus de 11 % des colonnes des trois journaux Le Monde, Libération et Le Figaro, ont été dédiés à une seule et même thématique, celle de l’épidémie du Covid-19. Pour réussir à couvrir un tel événement, les trois rédactions étudiées ont dû mobiliser massivement leurs services et leurs journalistes sur une longue durée. Certains rédacteurs ont tout simplement arrêté de couvrir leur thématique privilégiée pour traiter tous les domaines de la vie des Français impactés par le virus. Cette effervescence et cette urgence informationnelle, à partir du mois de mars, n’ont cependant pas empêché les journalistes d’être précautionneux. L’étude sémantique montre une place conséquente mais pas prépondérante des champs lexicaux de la « peur » et de la « catastrophe » dans les 294 articles du corpus restreint, qui correspond à la semaine la plus chargée du mois de mars (du 9 au 14).

L’impression pour une majorité de Français d’avoir été « trop » informée sur le coronavirus semble fondée. Du moins, le caractère exceptionnel du traitement quantitatif du virus dans les colonnes des trois quotidiens du corpus est avéré par les résultats de notre étude de cas. Le calcul de l’écart type a par exemple déterminé plusieurs moments (entre février et mars 2020) où ces journaux ont été en état de surproduction quant au sujet épidémique, atteignant parfois plus de 60 % de place dédiée au Covid-19 dans un seul numéro. Si ces résultats semblent donc bel et bien excessifs, ou sortir de l’ordinaire, les professionnels et chercheurs spécialistes des médias réfutent la possibilité d’en avoir « trop dit » pendant les premiers temps de l’épidémie.

De façon générale, l’épidémie a poussé le monde médiatique à une certaine remise en question, y compris la presse écrite. En conclusion de son 34e baromètre de confiance par exemple, le journal La Croix assure que le virus a donné une « leçon de modestie » au quotidien. Libération, de son côté, relaie sur son site (le 9 octobre 2020) une tribune de l’association S3Odéon (Sciences, Santé, Société) titrée : « Covid-19 : remettons de l’humilité dans le débat ! » Celle-ci commence par ces quelques phrases, n’épargnant pas les médias et journalistes :

La science et la médecine sortent enfin de leur tour d’ivoire pour occuper le débat public, mais les médias comme les scientifiques doivent cesser les déclarations péremptoires et alarmistes, en finir avec les improvisations intempestives, avoir le courage de dire ce que l’on sait et ce que l’on ignore (Agid, Bach et al., 2020).

Avant même les premiers sondages d’opinion, Le Monde explique finalement très bien les enjeux de la crise sanitaire pour les journaux :

La soif d’informations sur le Covid-19 a paru inextinguible tout au long du printemps. Pour l’étancher, les journalistes spécialisés en santé ou en sciences ont travaillé dans des conditions inédites et, partout dans les rédactions, les messages de remerciements et de soutien ont afflué… en même temps que les remarques piquantes et les critiques parfois cinglantes. […] « Vos émissions sont anxiogènes et alarmistes », « Soyez moins pessimistes » ou encore « Soyez plus critiques ». Autant de réflexions qui engagent à questionner la pratique journalistique (Dassonville, 2020). 

Nicolas Sourisce est maître de conferences à l’Université de Tours. Alexandre Camino est étudiant
en Master 2 journalisme à l’Université de Tours.




Notes

1

Fondée en 1980, Tagaday est une plateforme en ligne privée dédiée à la veille médiatique. Elle effectue une veille médiatique et propose un retour critique à des entreprises, des administrations et des éditeurs de presse.



2

Media Consumption Forecasts 2019 (2020), ZenithOptimedia.



3

Ne sont comptabilisées que les pages provenant de numéros où le coronavirus est mentionné au moins une fois, puisque nous cherchons à en représenter son traitement médiatique.



4

Par exemple : Hervé Rousseau, « Coronavirus : les marchés financiers broient du noir », Ingrid Vergara, Valérie Collet et al., « Les secteurs industriels menacés par le coronavirus », Anne-Hélène Pommier, « Coronavirus : la psychose gagne le secteur de l’événementiel », Mathilde Visseyrias, « Coup d’arrêt sur les réservations de voyages après l’expansion du coronavirus », Florentin Collomp, « La dispersion du coronavirus renforce le risque d’une crise économique mondiale », Le Figaro, 27.02.2020.






Références

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Bruere, Benoit (2020). À VOUS L’INFO – Covid-19 : les médias ont-ils trop informé ? France 3 Centre-Val de Loire, 09.10.2020.

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Bohineust, Armelle, Anne Cheyvialle, Fabrice Nodé-Langlois et Mathilde Visseyrias (2020). L’Arabie saoudite déclenche un krach pétrolier et boursier. Le Figaro, 10.03.2020.

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Référence de publication (ISO 690) : SOURISCE, Nicolas, et CAMINO, Alexandre. Le coronavirus dans la PQN : entre perceptions anxiogènes par les publics et réalité du traitement éditorial. Les Cahiers du journalisme - Recherches, 2022, vol. 2, n°8-9, p. R31-R45.
DOI:10.31188/CaJsm.2(8-9).2022.R031


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