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Nouvelle série, n°8-9

2nd semestre 2022

RECHERCHES

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Les médias de vérification en Tunisie : organisation des rédactions et méthodes à l’œuvre

Arwa Kooli, Université de la Manouba
Ikram Toumi, Kent State University
Fredj Zamit, Université de la Manouba

Résumé

Suivant une approche exploratoire, dans cette recherche fondée sur 12 entretiens semi-directifs avec des journalistes, nous analysons les profils et les méthodes adoptées par six plateformes de vérification en ligne en Tunisie. Toutes les rédactions étudiées sont composées de journalistes, excepté une plateforme qui compte dans son équipe des activistes ayant des professions très variées et qui se définissent comme des journalistes. Certains fact checkers ont bénéficié de formation dans ce domaine, d’autres n’ont suivi aucune formation, ce qui les empêche de travailler sur des photos et des vidéos. Dans leurs pratiques éditoriales, les plateformes étudiées comptent sur des citoyens, des ONG et des influenceurs pour leur signaler des informations à vérifier. Aussi, nous constatons que les fact checkers appliquent uniquement la vérification manuelle en appelant par téléphone les sources concernées.

Abstract

Using an exploratory semi-structured interview study with 12 Tunisian fact-checkers, this study examined the profile and methods of work of 6 Tunisian online fact-checking platforms. The study revealed that 5 platforms’ teams are composed of journalists and one platform composed of activists with various backgrounds but who identify as journalists. While some of the fact-checkers have had training, others have no fact-checking training preventing them from verifying certain types of information such as photos and videos. Besides, they mostly rely on citizens to signal information to verify, in addition to NGOs, and influencers. Finally, the interviews demonstrated that fact-checkers only use manual fact-checking and rely mostly on classical journalism practices such as direct phone calls to the source or subject of information.

DOI : 10.31188/CaJsm.2(8-9).2022.R173





L

e journalisme de vérification est une pratique nouvelle dans la région du Moyen-Orient et Afrique du Nord. Ces dernières années la mise en place des unités de vérification ne cesse de se multiplier. Cette recherche qualitative vise à cerner les origines des plateformes de vérification en ligne en Tunisie, de mieux comprendre la façon dont elles sont structurées et de saisir les méthodes qu’elles mettent en œuvre dans leurs travaux. Ceci est d’autant plus important que le secteur de journalisme en Tunisie connaît, depuis 2011, des mutations ouvrant la voie à des innovations et/ou des recompositions mais aussi prenant des risques de dérapage, notamment durant cette phase de transition dont les horizons ne sont pas encore clairs.

Dans cette recherche notre questionnement s’articule autour des deux axes complémentaires. D’un côté, nous nous interrogeons sur les profils des fact checkers tunisiens. En tant que tâche essentiellement journalistique, la vérification par les faits est-elle l’apanage des professionnels de l’information ? La mobilisation des outils techniques de vérification et l’ouverture de ce domaine à des acteurs associatifs introduisent-elles de nouveaux profils de fact checkers en Tunisie ? Comment les acteurs eux-mêmes perçoivent-ils le profil « typique » du fact checker ? Celui-ci doit-il d’abord acquérir des compétences spécifiques ou ces tâches sont plutôt à la portée de n’importe quel journaliste, voire même chaque citoyen qui s’y intéresse ? Comment les différents profils et compétences s’articulent-ils au sein de la même rédaction ? En bref, sur quels profils s’appuient les plateformes de fact checking en Tunisie pour pratiquer cette nouvelle forme de journalisme ? De l’autre côté, nous cherchons à saisir comment ces acteurs, avec leurs différentes compétences et positions, pratiquent le fact checking ? Dans leurs stratégies et méthodes de vérification, s’appuient-ils sur des procédés automatiques ou recourent plutôt à des démarches classiques de recueil et de traitement de l’information journalistique ? Quelles relations entretiennent-ils avec les sources, notamment dans le contexte tunisien ? Dans quelle mesure impliquent-ils les publics dans les différentes étapes du processus de travail tels que le signalement des infox et la diffusion des informations vérifiées ?

Notre recherche vise à cerner les profils des fact checkers et à comprendre les pratiques éditoriales à l’œuvre au sein de cette nouvelle composante du paysage médiatique tunisien que sont les plateformes de fact checking. Elle est fondée sur des entretiens semi-directifs avec les journalistes de six plateformes de vérification en ligne. Nous avons retenu ces dernières en raison de la régularité des publications au moment de la réalisation de cette recherche, ce qui garantit une certaine teneur et une certaine stabilité permettant d’étudier ces expériences. Notre corpus compte quatre médias en ligne consacrés entièrement à la vérification et deux rubriques faisant partie de sites d’information en ligne. La mise en place de ces plateformes est relativement récente. Deux parmi elles ont été lancées durant l’été et l’automne 2019, la veille des élections présidentielles et législatives de la même année. Il s’agit de BN Check qui est une section du site d’information en ligne Businessnews.com.tn et Tunisia CheckNews, une plateforme de vérification dirigée par la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA), instance de régulation, et regroupant des journalistes des médias publics, à savoir l’Agence Tunis Afrique Presse (TAP), la Radio tunisienne et la télévision tunisienne. Les quatre autres unités ont vu le jour après l’apparition de la pandémie Covid-19 : il y a d’abord Nawaat Fact-check qui est une unité rattachée au média associatif Nawaat.org, puis Falso, une plateforme promue par un collectif de la société civile. Trust News Tunisia, quant à elle, est une plateforme financée durant sa première année par l’Ambassade des États-Unis en Tunisie et affiliée aux Grandes écoles de la communication, un centre privé de formation en communication développé par un Tunisien résidant à l’étranger. Enfin, notre corpus compte également TuniFact, une plateforme spécialisée dans la vérification travaillant sous la tutelle du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) et soutenue financièrement par l’ONG internationale Hivos.

Pour saisir la perception des fact checkers à propos des profils des rédactions, le processus de vérification des informations et des méthodes mobilisées, nous avons réalisé 12 entretiens semi-directifs avec tous les rédacteurs en chef des plateformes mais aussi avec les journalistes, à raison d’un journaliste pour chaque rédaction. Nous avons conduit les entretiens entre mai et octobre 2021 via des vidéoconférences et des rencontres en face à face, suivant les préférences des interviewés, eu égard à la situation pandémique. Ces entretiens ont duré entre 30 min et 2 heures et 30 minutes. Nous avons retranscrit les entretiens et nous les avons exploités manuellement suivant les axes de la question de recherche. Dans cet article, nous n’exploitons qu’une partie des données recueillies.

État des lieux des recherches : quelle évolution des pratiques éditoriales ?

Le fact checking est défini généralement en tant que processus d’analyse et de vérification de la véracité des informations diffusées par les médias de masse dans un contexte particulier (Goasdoué et Karanasos et al., 2013). En effet, à la suite de la multiplication des plateformes de vérification à partir de 2016, des recherches ont été menées sur ce domaine. Dans la sphère francophone on cite notamment les travaux de Laurent Bigot (2017) qui a dressé en quelque sorte la généalogie du fact checking en montrant ses origines états-uniennes qui remontent au début du XXe siècle. Cette pratique consistait à vérifier dans un journal, de manière exhaustive et par un personnel dédié, toutes les informations avant leur publication (Bigot, 2017). Dans les années 2000 apparaissent aux États-Unis de pure players pratiquant le fact checking politique en vérifiant uniquement les propos des politiciens (Amazeen, 2017 ; Bigot, 2017). Ainsi, on passe de la vérification exhaustive à la vérification spécialisée. Revenant sur le cas de la France, Laurent Bigot constate qu’à partir de 2008 des médias « classiques » consacrent, le plus souvent sur leurs sites internet, des rubriques à la vérification (Bigot, 2017). Le nombre de ces rubriques a connu un pic lors des élections présidentielles en 2012 et 2017. Selon ce chercheur, la vérification spécialisée ou thématique qui se réalise sur des plateformes en ligne est une adaptation aux contraintes et aux opportunités relatives à internet (Bigot, 2017). Dans la même lignée que Laurent Bigot, en analysant le fact checking sur le plan épistémologique, Michelle Amazeen (2017) soulève le rôle des infox diffusées par les politiciens dans l’évolution de la vérification. Elle note également que le fact checking est devenu une composante non négligeable du secteur, voire une sorte de mouvement de réforme du journalisme.

Dans le monde, un intérêt manifeste à cette forme de journalisme apparaît avec la propagation de la pandémie Covid-19. Les études à l’échelle mondiale montrent que les activités de vérification des informations ont remarquablement augmenté durant le printemps 2020 (Siwakoti, Yadav et al., 2021 ; Luengo et García-Marín, 2020 ; Seaton, Sippitt et al., 2020). Cette poussée n’est pas surprenante, car la vérification s’accentue durant les moments critiques tels que les crises sanitaires, une conjoncture propice pour la propagation des infox (Siwakoti, Yadav et al., 2021). Les recherches sur la vérification des faits relatifs à la pandémie montrent que les plateformes adaptent rapidement leurs démarches à la propagation fulgurante du virus (Siwakoti, Yadav et al., 2021). Cela étant, les médias de vérification font face à plusieurs écueils, notamment le nombre élevé des infox, la rapidité de leur propagation et le temps limité dont ils disposent pour mettre à nu les fausses informations et rétablir les faits (Burel, Farrell et al., 2020 ; Kim et Walker, 2020 ; Monnier, 2020).

Par ailleurs, les recherches montrent que les journalistes recourent à différentes stratégies et méthodes pour vérifier les informations. Ces stratégies sont axées sur les capacités de vérification manuelle et de vérification automatique et des différences entre les deux méthodes. Ainsi, pour faire face à la propagation des infox et garantir des verdicts rapides et objectifs, plusieurs plateformes utilisent la vérification automatique (Vlachos et Riedel, 2014 ; Goasdoué, Karanasos et al., 2013). Dans cette optique, durant la pandémie, les rédactions mettent en place un dispositif de mesure automatique des risques de désinformation au sujet du Covid-19 sur Twitter (Gallotti, Valle et al., 2020). D’autres tentent de développer des applications et des modèles spécialement pour vérifier les informations relatives au virus Corona (Vijjali, Potluri et al., 2020).

En effet, les procédés de vérification automatique nécessitent préalablement l’existence de ressources et de bases des données numériques (Vlachos et Riedel, 2014 ; Goasdoué, Karanasos et al., 2013). Or, ces ressources ne sont pas disponibles dans plusieurs pays, et ce, en plus du manque de fonds. Aussi, certains chercheurs pensent que la vérification nécessite l’analyse et l’évaluation du journaliste (Graves, 2018 ; Vlachos et Riedel, 2014). Ainsi, plusieurs rédactions optent pour la vérification « manuelle », une méthode jugée plus appropriée pour tenir compte du contexte dans lequel l’information est diffusée (Vlachos et Riedel, 2014). Pour avoir des vérifications plus précises, d’autres chercheurs préfèrent combiner les deux méthodes, manuelle et automatique (Kim et Walker, 2020).

S’agissant de la région du Moyen Orient et Afrique du Nord, les recherches font écho à celles réalisées dans les autres régions du monde et montrent que les plateformes sont souvent le fruit de projets de collaboration internationaux financés par des ONG (Fakida, 2021 ; Zamit, Kooli et al., 2020). Elles sont motivées par des questions d’intérêt public (Seaton, Sippitt et al., 2020). Dans sa recherche à ce sujet, Abdelrahman Fakida (2021) se focalise sur le tri de l’information et le travail de veille. Il constate la nécessité de sélectionner et de publier les informations suivant les directives du pouvoir politique, vu que les médias opèrent sous les régimes autoritaires des pays arabes. Bien que le rôle de la presse en tant que « chien de garde » ne soit pas une approche nouvelle, le chercheur note que les médias des pays arabes s’efforcent de mettre en œuvre cette approche avec beaucoup de précautions afin d’éviter la censure (Fakida, 2021).

Le Covid-19 n’a pas seulement multiplié les activités de vérification des informations mais il a aussi généré la recrudescence des recherches scientifiques sur ce sujet. Cependant, les recherches sur la vérification dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord sont rares (Fakida, 2021 ; Zamit, Kooli et al., 2020). En Tunisie, ce n’est que quelques années avant la pandémie que les premières formations et projets de vérification voient le jour. Covid-19 a remarquablement influé sur cette branche de journalisme en générant la multiplication des plateformes dédiées à cette activité (Zamit, Kooli et al., 2020). La rapidité avec laquelle ces plateformes se prolifèrent dans le paysage médiatique tunisien fait d’elles un objet de recherche intéressant. Des travaux de recherche sur le cas de la Tunisie sont particulièrement importants, car ils permettent de comprendre comment les médias de vérification agissent dans le contexte d’une démocratie émergente favorisant la liberté de la presse.

Résultats et discussion

Profils et organisation des rédactions

L’ampleur de l’équipe journalistique peut dépendre de l’importance de la plateforme de vérification et des ressources dont elle dispose. Ceci devrait influer sur le rythme de publication de chaque rédaction. Le nombre des journalistes dans les rédactions étudiées varie entre 5 et 15. C’est ainsi que les équipes de TuniFact et Trust News Tunisia comptent 5 journalistes y compris le rédacteur en chef. Cependant, ces rédactions produisent plus d’articles que les plateformes qui ont des équipes plus nombreuses. Il s’agit ici de BN Check et Nawaat Fact-check qui ne réservent pas des équipes à la vérification ; les mêmes journalistes travaillent sur l’actualité et font aussi occasionnellement des vérifications. Dans ces plateformes, les sections de vérification peuvent se mettre en veille et ne contenir aucune nouvelle publication durant plusieurs jours, chose que nous pouvons observer et que le journaliste de Nawaat Fact-check confirme : « Nous ne sommes pas spécialisés dans le fact checking […], ce n’est qu’une partie des tâches. Parfois on ne publie rien dans la section Nawaat Fact-check durant une semaine. » (Nawaat Fact-check, journaliste, 22.07.2021)

Par exemple, entre mi-septembre 2021 et mi-janvier 2022 cette plateforme n’a publié aucun nouvel article. Elle était plus active durant les périodes de confinement au moment où l’équipe était obligée de travailler à distance, ce qui coïncidait aussi avec une hausse dans la propagation de fausses informations. Les publications ne sont pas plus fréquentes sur BN Check qui dispose d’une équipe parmi les plus nombreuses. Le manque de ressources financières est l’un des facteurs principaux évoqués par ces deux plateformes expliquant le manque de publications. Elles pourraient fournir plus de contenu si elles disposent des ressources nécessaires permettant de recruter d’autres journalistes. Ainsi, nous constatons que les plateformes qui comptent le plus de journalistes ne sont pas nécessairement celles qui publient plus d’articles. Bien qu’elles aient des équipes moins nombreuses, les plateformes spécialisées dans la vérification mettent en ligne plus de publications.

Par ailleurs, la quasi-totalité des fact checkers est constituée de journalistes de formation. La Plateforme Falso est la seule qui compte uniquement un journaliste. Les autres membres de l’équipe ont des profils professionnels variés. La rédaction de cette plateforme compte des spécialistes de l’histoire, des informaticiens, des avocats, etc. Pour la fondatrice de cette plateforme, la diversité des profils est essentielle pour leurs travaux de vérification, car chacun peut apporter le plus à partir de sa spécialité et suivant le sujet traité. Par exemple, s’il s’agit d’une infox d’ordre juridique, l’avocat/fact checker, partage son expertise et devient, par ailleurs, la source de vérification ou encore, grâce à ses connaissances et contacts, il peut orienter l’équipe vers des sources qui devraient disposer des informations fiables. Plus généralement, pour cette équipe qui a le statut d’une association, le journalisme ne doit pas être le travail exclusif des journalistes professionnels. Elle adopte une définition extensive du journalisme selon laquelle désormais des acteurs de la société civile et des citoyens ordinaires assument des tâches précédemment réservées aux journalistes professionnels (Le Deuf, 2012). C’est un métier en recomposition qui compose avec cette nouvelle donne. Invoquant le droit à l’information comme principe de citoyenneté et profitant du recul de l’État-Parti qui mettait la main sur le secteur de l’information, ces acteurs semblent remettre en question la configuration habituelle du secteur. D’ailleurs, depuis le changement politique de 2011, des médias associatifs constituent désormais une des composantes du paysage à côté des médias publics et privés. En tant que pratique innovante, le fact checking attire l’attention de ces acteurs. La répartition des tâches aux fact checkers suivant les spécialités est aussi observable dans la rédaction de Tunisia CheckNews. Le rédacteur en chef affirme que la répartition des tâches de vérification se fait selon l’expérience du journaliste dans tel ou tel domaine. À force de travailler sur des sujets définis, le journaliste développe des connaissances là-dessus et crée des liens de confiance avec des sources. L’expérience du journaliste et la facilité d’accès aux sources sont les motifs qui expliquent cette configuration. En revanche, à TuniFact, les membres de l’équipe peuvent travailler sur des sujets variés.

Par ailleurs, il importe de saisir la perception des interviewés du profil de fact checker. Là-dessus les avis divergent également. Nous distinguons trois idées-forces. D’abord, il y a ceux qui pensent que le journaliste est fact checker par défaut, car il dispose des compétences professionnelles lui permettant d’accéder aux sources et de vérifier les informations. C’est la position de BN Check et Nawaat Fact-check, deux médias non spécialisés dans la vérification mais qui ont des sections dans cette branche de journalisme. Ces acteurs affirment que des formations supplémentaires leur permettront de travailler sur la vérification des photos et des vidéos, des tâches qui nécessitent l’utilisation des applications dédiées. Ensuite, il y a ceux qui considèrent le journaliste comme étant un fact checker même s’il ne dispose pas des compétences techniques pour vérifier des vidéos et des images. Mais, dans ce cas le journaliste bénéficie des formations internes et d’un coaching de la part des responsables de l’équipe. C’est le cas de Trust News Tunisia qui recrute de jeunes journalistes et les forme avec ses propres moyens. Enfin, Falso considère le profil de fact checker différent du journaliste, car ce dernier peut être la source de fausses informations, notamment lorsqu’il met en avant le scoop au détriment de la qualité de l’information. Dans la même optique, pour un journaliste à Trust News Tunisia, le journalisme de vérification a aussi le rôle d’améliorer les pratiques journalistiques en mettant en exergue les erreurs et en amenant les médias fautifs à se corriger :

Le fact checking nécessite des compétences spécifiques, car le traitement de l’information diffère du travail journalistique classique. Il est peut-être normal qu’un journaliste oublie quelques informations et fasse quelques erreurs de ce type. Mais pour un fact checker chaque mot compte. (Trust News Tunisia, journaliste, 10.5.2021)

À l’instar de Trust News Tunisia, Falso et Tunisia CheckNews pensent aussi que le fact checker doit strictement éviter toute erreur, car l’acte peut avoir des conséquences graves, notamment en termes de crédibilité (Fakida, 2021). Pourtant, quelques plateformes comme TuniFact disposent d’une politique de correction. Lorsqu’elle se trompe dans un verdict, elle rectifie et explique aux lecteurs l’erreur commise. En effet, certains interviewés semblent mettre l’accent sur les erreurs des médias mainstream et percevoir la vérification comme étant un « méta-journalisme », fondé sur la vérification et la correction des travaux des autres journalistes. De son côté, Laurent Bigot (2018) constate que les médias « classiques » contribuent à la diffusion des infox. Bien qu’ils créent des services de vérification, il est recommandé qu’ils intègrent la vérification dans les tâches journalistiques ordinaires (Bigot, 2018).

La vérification participative

Pour tous les médias dédiés à la vérification, la participation du citoyen dans le processus de vérification est nécessaire. L’équipe de Trust News Tunisia compte sur un réseau d’influenceurs dont le rôle est de relayer les informations vérifiées. Ces personnes actives sur les réseaux sociaux numériques et ayant un certain nombre d’abonnés peuvent également signaler à la rédaction des informations suspectes. Selon Trust News Tunisia, les rôles ont changé : « Les médias sont en train de diffuser les fausses informations et ce sont les citoyens qui rétablissent les faits. » (Trust News Tunisia, journaliste, 10.05.2021)

Falso dont les membres ont des profils très diversifiés accorde également un rôle central au citoyen :

Nous sommes sept personnes dans l’équipe. Supposons que nous sommes même mille personnes. Facebook en Tunisie compte des millions d’utilisateurs. La masse des informations circulant sur les médias sociaux en Tunisie est très grande. Il est impossible de tout vérifier. Pour nous, il importe donc d’impliquer les citoyens pour qu’ils nous transmettent les informations à vérifier. Ceci permettra aussi de sensibiliser les gens à ce sujet (Falso, fondatrice/journaliste, 02.06.2021).

Falso, rappelons-le, est une initiative de la société civile. Elle inscrit son activité dans le journalisme citoyen. Dans cette configuration, le citoyen est censé jouer un rôle central. Il est à la fois acteur dans le journalisme de vérification à travers le signalement des infox, le relais des informations vérifiées et la cible d’une médiation de valeurs associées à la connaissance des médias. C’est dans ce sens que Falso publie des rapports sur les fausses informations et des vidéos explicatives des questions qui relèvent de l’éducation aux médias. L’approche participative est moins perceptible dans les plateformes des médias non spécialisées dans la vérification, Nawaat Fact-check et BN Check. Dans ces structures le citoyen est considéré davantage comme bénéficiaire ou simple destinataire de l’information vérifiée. D’ailleurs, sur le site de ces médias, nous ne trouvons pas des sections dédiées à la récupération des données transmises par des citoyens.

Dans la même optique Tunisia CheckNews collabore avec Social Media Club1, sur laquelle la rédaction compte pour chercher et signaler de fausses informations. Certes, les différents médias reçoivent sur leurs plateformes des commentaires et des suggestions d’informations à vérifier de la part des citoyens. Cependant, ils avouent que la participation est faible. Cette réticence peut s’expliquer par une faible éducation aux médias sous les régimes autoritaires qui régnaient avant 2011. Somme toute, l’intégration de simples citoyens et des ONG dans le processus de production de l’information vient confirmer les changements que connaît la profession journalistique. Loin d’être l’apanage des journalistes titulaires, cette profession s’ouvre à de nouveaux acteurs qui peuvent assurer des tâches journalistiques de vérification ou assister la rédaction dans des étapes de son travail. Ce sont des formes d’extension de la profession. Ces reconfigurations qui se manifestent dans la vérification peuvent également être interprétées comme des signes de la dilution de la profession journalistique (Le Deuf, 2012).

Formations et compétences

Une des facettes importantes des profils des acteurs est la compétence dont dispose chaque équipe. En effet, les rédactions de Tunisia CheckNews, TuniFact et Trust News Tunisia ont bénéficié de formation avant ou au moment de lancement des plateformes. La fondatrice de Falso a suivi une formation dans la vérification avant la mise en place de la plateforme. Le rédacteur en chef de cette même plateforme quant à lui a bénéficié uniquement d’une série de formations dans le journalisme d’investigation qu’il a jugée extrêmement utile pour la vérification.

Les formations dans le journalisme de vérification, spécialement celles qui portent sur la vérification des photos et des vidéos peuvent être une opportunité ou un obstacle. Par exemple, Nawaat Fact-check a décidé de ne pas travailler sur des images et des vidéos, et ce, faute de compétences dans l’utilisation des applications dédiées. En revanche, les rédactions de Trust News Tunisia, Falso, Tunisia CheckNews et BN Check mobilisent ces outils et applications et traitent des contenus sous forme de vidéo ou d’image, et ce, parce qu’elles ont été formées là-dessus. Parfois il s’agit de formations internes. C’est ainsi que Falso et Trust News Tunisia organisent ponctuellement des formations en interne et partagent le savoir-faire lié à une technique ou un outil quelconque. Pour l’équipe de BN Check, en plus des formations, la situation dépend du journaliste lui-même qui peut œuvrer pour utiliser des logiciels de vérification en ligne. En ce sens, le rédacteur en chef de Trust News Tunisia considère que les applications de vérification en ligne sont faciles à utiliser. Selon lui, chaque journaliste peut les mobiliser sans passer par des formations, car avec internet, les tutoriels et le « numérique » en général tout devient accessible. Ainsi, pour certains, loin d’être la pierre angulaire du journalisme de vérification, les compétences techniques sont un supplément que chacun peut acquérir en interne ou de manière plus ou moins autonome.

En réalité, dans le cadre de la vague des changements politiques, ces dernières années, on constate en Tunisie une dynamique des formations. Le journalisme de vérification est un axe de formation promu par plusieurs ONG internationales et/ou des structures intergouvernementales tel que le Conseil de l’Europe. Telles qu’elles sont conçues, ces formations permettent une meilleure compréhension du concept de journalisme de vérification. Elles aboutissent aussi à une meilleure maîtrise des techniques et des logiciels dans ce domaine. Pourtant, pour certaines plateformes telles que Trust News Tunisia, même sans ces formations, les journalistes sont suffisamment outillés pour assurer la vérification. Pour le rédacteur en chef de cette rédaction, la curiosité et le flair journalistique sont les fondamentaux de la vérification.

Les stratégies de détection des infox

Les plateformes développent des choix stratégiques concernant la façon dont elles récupèrent les informations à vérifier. Il y a celles qui suivent des pages, des comptes ou des groupes Facebook. Trust News Tunisia et Falso ont mis en place des bases des données des différentes sources sur ce réseau diffusant de fausses informations.

Au moment de son lancement, Trust News Tunisia a observé les acteurs sur Facebook et a dressé une liste des pages, comptes et groupes Facebook qui ont tendance à diffuser répétitivement de fausses informations. Puis, le rédacteur en chef a chargé chaque journaliste de suivre une partie de ces sources. Quotidiennement, le fact checker fait une veille des sources pour évaluer la crédibilité et la viralité des informations. Puis, il repère celles qui sont susceptibles d’être vérifiées. En effet, depuis 2011, les pages rattachées à des partis politiques, des courants idéologiques, etc. se multiplient et arrivent parfois à capter une audience non négligeable. Elles apparaissent et s’activent notamment durant les périodes électorales et en temps de crise. Par exemple, lors des élections présidentielles et législatives de 2019, plusieurs pages avec une identité cachée, dont des pages sponsorisées, diffusaient des informations suspectes ou orientées au moment même du silence électoral. Des contenus circulent sur le net sans aucune régulation des acteurs concernés.

Une autre technique de détection est mobilisée par Tunisia CheckNews. Cette plateforme est la seule qui utilise un logiciel interne permettant de détecter automatiquement des contenus à vérifier. Le recours à ce type de technologie nécessite des moyens financiers et des formations adéquates. Par exemple, Tunisia CheckNews a pu acquérir la technologie de la détection automatique grâce au soutien financier et logistique du Conseil de l’Europe et du PNUD.

En effet, à l’ère du web social, le travail collaboratif via les réseaux sociaux numériques s’avère important pour certains acteurs. Cependant, comme beaucoup d’autres plateformes, ces réseaux peuvent être des armes à double tranchant. C’est, par exemple, le cas de Facebook, le réseau le plus populaire en Tunisie2. Comme nous l’avons vu plus haut, il est utilisé par l’ONG Social Media Club en vue d’aider Tunisia CheckNews dans la détection des fausses informations. L’interface de Facebook favorise la communication, l’interaction et la collaboration. Facebook est non seulement utilisé comme un moyen de travail collectif pour endiguer les fausses informations mais il est aussi mobilisé par toutes les plateformes de vérification elles-mêmes pour diffuser leurs travaux via leurs pages sur ce réseau. Ainsi, Facebook est à la fois une des sources principales des infox et un des moyens de combattre ces dernières. Ce clair-obscur se manifeste encore une fois dans le cas de Facebook qui consacre des fonds afin d’appuyer les plateformes de vérification en collaboration avec le réseau international de vérification (IFCN – International Fact-Checking Network). En même temps, et de manière pratique, il participe à la viralité des fausses informations en favorisant les interactions et les partages. Comme c’est le cas pour les autres géants du web, l’engagement de Facebook contre désinformation est une échappatoire permettant d’embellir son image et de mettre la focale sur des débats de surface tout en permettant aux mécanismes de propagation des infox de se maintenir.

Contact avec la source comme méthode principale de vérification

Après l’examen de la phase de détection, il importe de saisir les méthodes de vérification. Falso et Nawaat Fact-check indiquent qu’elles retracent le cheminement de l’information pour fixer sa source originale et les autres sources qui l’ont relayée. L’objectif est de cerner les acteurs derrière l’information. Elles étudient également la façon avec laquelle ces publications sont écrites en vue d’identifier des indices sur leur crédibilité.

En effet, après l’examen des publications, contacter la source concernée par l’information est la première étape dans le processus de vérification. Grâce à son carnet d’adresses, le fact checker appelle la source qui est souvent la personne concernée et vérifie avec elle les informations. En accumulant les années d’expérience, les journalistes développent des réseaux de contacts qui leur permettent d’accéder facilement aux informations. Cette pratique est bien répandue en Tunisie. Cela étant, parfois, selon le contexte politique, l’accès à l’information passe par plusieurs étapes : établir le contact avec la source, demander l’information, envoyer un email ou éventuellement remplir un formulaire d’accès à l’information, si la source officielle n’est pas coopérative. Certains interviewés mettent l’accent sur le recoupement des sources. TuniFact utilise rarement des applications dans son travail de vérification. Même pour les photos les fact checkers indiquent qu’ils ont essayé de vérifier l’authenticité des photos mais sans résultats. Dans ce cas, quand c’est possible ils contactent les personnes figurant sur la photo. Un journaliste à TuniFact précise :

Quand il s’agit de photo ou de vidéo, on aura besoin d’outils d’analyse automatique. Mais lorsqu’il s’agit d’une information ou d’une affirmation d’un acteur, on a besoin de revenir aux sources. Certes, parfois on trouve sur Facebook des communiqués expliquant la situation. Mais nous devons aller au-delà des informations déjà disponibles. Il vaut mieux pour nous d’avoir une source humaine directe qui nous fournit les précisions nécessaires. Parfois on a affaire à des cas exceptionnels. J’ai utilisé des logiciels comme TinEye et Google Reverse Image pour vérifier une photo mais en vain. Et là j’ai eu recours à une source humaine ; j’ai contacté une personne figurant sur la photo et elle m’a confirmé l’information. Ainsi, quand c’est possible j’utilise cette méthode (TuniFact, journaliste, 25.06.2021).

Pour ces journalistes, les outils qui sont d’usage dans les pays occidentaux sont parfois inefficaces dans la sphère culturelle locale. Ceci s’explique, entre autres, par la différence par rapport à la technologie numérique, notamment la numérisation des données et leur traitement automatique. En Tunisie, malgré une infrastructure assez solide en télécommunication, plusieurs projets tels que Smart Tunisia portant sur l’investissement dans les nouvelles technologie et Portails Open Data, relatif à la e-gouvernance et l’accès à l’information, peinent à avancer. Dans un écosystème pas encore adapté, du point de vue des journalistes, le recours aux techniques classiques est plus efficace, notamment lorsqu’il s’agit de vérifier des contenus autres que les photos et les vidéos.

En effet, toutes les plateformes indiquent le contact avec la source concernée comme la technique principale de vérification. Lorsqu’ils ont affaire à des propos des personnalités publiques ou même des citoyens ordinaires, ces journalistes les appellent pour avoir leur confirmation. En ce sens, les fact checkers évoquent la nécessité d’avoir un bon carnet d’adresses et d’entretenir les relations avec les sources, deux conditions habituelles pour les journalistes ordinaires.

Le rédacteur en chef de Trust News Tunisia met l’accent sur l’importance d’une base de données de contacts. Cette plateforme utilise aussi les réseaux sociaux numériques pour avoir un premier contact avec les sources, avant de passer à l’appel téléphonique direct. Dans cette optique, par exemple, le rédacteur en chef évoque fièrement comment l’équipe a contacté l’agence aéronautique états-unienne NASA via WhatsApp puis par téléphone en vue de vérifier le crash potentiel du satellite chinois hors contrôle, et ce notamment par rapport au territoire tunisien. Il affirme :

Généralement, notre démarche consiste à appeler les sources par téléphone. Dans ce cadre, nous avons pu réaliser une vérification avec l’agence NASA. L’agence nous a transmis un numéro de téléphone que nous avons appelé. Cette source nous a donné les précisions nécessaires. C’était très intéressant. Cela portait sur le satellite chinois qui passait au-dessus de la Tunisie. C’était parmi les choses dont je me réjouis. La source de vérification était de la part de la Nasa elle-même (Trust News Tunisia, rédacteur en chef, 08.05.2021).

Trust News Tunisia met en place une convention avec le ministère de la Santé pour combattre les fausses informations relatives à la santé. D’ailleurs, dans le contexte de l’infodémie, cette institution publique était partenaire des Grandes Écoles de la Communication dans la mise en place de Trust News Tunisia. Comme nous l’avons constaté dans les entretiens, ce cadre a facilité l’accès de la rédaction aux sources dans le secteur sanitaire. Ces imbrications montrent le lien entre la mise en réseau des acteurs et l’accès aux sources pour les fact checkers.

Les relations avec les sources : des orientations divergentes

La citation des sources est un devoir qui fait l’unanimité des professionnels dans le secteur. La majorité des chartes déontologiques souligne ce principe, notamment pour renforcer la crédibilité. Ces chartes mettent également l’accent sur la protection des sources quand cela est nécessaire. Dans des cas exceptionnels, le journaliste se doit de cacher l’identité de la source pour la protéger de tout danger réel. Cela étant, ce principe longtemps reconnu fait l’objet d’une divergence entre une partie des fact checkers tunisiens. Dans le processus de vérification, les journalistes doivent indiquer la source des fausses informations et la source de vérification. La transparence des sources est d’ailleurs un des principes de la charte de l’IFCN où l’on peut lire :

Nous voulons que nos lecteurs soient capables de vérifier eux-mêmes nos verdicts. Nous mentionnons nos sources en détail de manière que nos lecteurs soient en mesure de reproduire notre travail, sauf si la sécurité personnelle de la source est compromise. Dans ce cas nous fournissons le plus de détails possible3.

Pour le rédacteur en chef de Trust News Tunisia, la source de vérification doit être toujours et nécessairement divulguée. Lorsqu’une source demande de rester anonyme et s’il ne trouve pas d’autres sources, il renonce à la publication de l’information vérifiée, et ce, en raison du risque d’être manipulé. Un autre journaliste dans la même rédaction affirme que souvent les fausses informations sont dissimulées derrière les sources anonymes. Ainsi, la rédaction interprète l’anonymisation de la source comme indice de désinformation. Elle considère la divulgation des sources comme fondamentale, spécialement dans le journalisme de vérification. Ce principe est important pour Trust News Tunisia au point qu’il est mentionné dans la charte. Le rédacteur en chef de ce média affirme :

Nous citons la source de la vérification et la source de l’information à vérifier. Si l’une de ces deux sources manque, nous ne publions pas l’information. Notre tâche est de vérifier les informations. Donc, il importe pour nous d’être précis. Aucun élément ne doit manquer. Nous indiquons la source de la fausse information parce que cela est important. Il en va de même pour la source de la vérification. Parfois, nous contactons une source sécuritaire qui demande de rester anonyme. Dans ce cas, nous ne publions pas l’information (Trust News Tunisia, rédacteur en chef, 08.05.2021).

Trust News Tunisia reconnaît quand même qu’il y a des cas exceptionnels où l’anonymisation est justifiée. Contrairement à cette plateforme, Tunisia CheckNews considère la protection des sources comme un principe qui prime, même dans la vérification. Quand la situation le nécessite, ce média cache l’identité de la source et publie l’information vérifiée. Il en va de même pour TuniFact qui anonymise la source, aussi pour garder une bonne relation avec celle-ci. Mais Tunisia CheckNews se distingue par une pratique qui consiste à enregistrer l’appel avec la source après l’obtention de son accord. Selon le rédacteur en chef de ce média de vérification, si la source refuse d’enregistrer l’équipe laisse tomber cette source et en cherche une autre. Le rédacteur en chef de Tunisia CheckNews précise : « Nous demandons l’autorisation de la source pour enregistrer l’appel téléphonique. Nous procédons de la sorte pour avoir une preuve, car il est possible que la source renonce ou nie ses déclarations » (Tunisia CheckNews, rédacteur en chef, 20.10.2021).

L’enregistrement est une garantie pour la rédaction. Du point de vue du rédacteur en chef, ces dernières années, il arrive souvent qu’un acteur nie les propos qu’on lui attribue ou affirme qu’ils ont été altérés.

En effet, en parlant de leurs relations aux sources, les rédacteurs en chef de Tunisia CheckNews et Trust News Tunisia mettent l’accent sur l’importance de la véracité des faits. Leur objectif est le même mais leurs démarches vis-à-vis des sources divergent. Cette différence reflète les perceptions des journalistes concernant la vérification, notamment en comparaison avec les pratiques journalistiques habituelles. En Tunisie, ces dernières années, la relation entre le journaliste et ses sources est marquée par les tensions politiques et sociales qui dominent cette phase de transition. La suspicion imprègne cette relation.

La vérification automatique : une pratique quasi inexistante

La vérification automatique est un procédé qui a émergé il y a une décennie. Il combine plusieurs disciplines comme le traitement automatique des langues, l’intelligence artificielle, l’apprentissage automatique et le journalisme (Graves, 2018 ; Thorne et Vlachos, 2018). Généralement il est basé sur le recours aux algorithmes dans la vérification des informations. Une partie des journalistes interviewés considèrent la vérification automatique comme une technologie coûteuse et par conséquent inaccessible. Mais on trouve également quelques outils mis à disposition gratuitement. Parfois ces outils sont promus par les géants du web ou infomédiaires (Rebillard et Smyrnaios, 2010) qui eux-mêmes véhiculent une grande masse des données, y compris les fausses informations. Ces outils sont aussi financés par des fondations et des organismes officiels comme le Conseil de l’Europe.

La rédaction de BN Check pense que le recours au procédé de vérification automatique nécessite des applications et des formations qui ne sont pas actuellement accessibles. Mais cette équipe se dit ouverte et aspire à ce que sa future reconnaissance par le réseau IFCN lui permettra d’acquérir des connaissances à propos de cette technique. L’équipe exprime son souhait de bénéficier des formations adéquates pour utiliser différents logiciels.

Comme nous l’avons indiqué plus haut, Tunisia CheckNews fait appel à des logiciels propriétaires spécifiques afin de détecter automatiquement les fausses informations. Cependant, on ne peut pas dire qu’il s’agit de vérification, car cela concerne uniquement l’étape de détection. Or, la vérification automatique concerne davantage la vérification de l’information et le verdict à propos de sa véracité. Les autres plateformes recourent à des logiciels libres tels que TinEye, Google Image Reverse, Fotoforensics et YouTube Data Viewer. Nous pouvons considérer l’utilisation de ces logiciels comme une forme de technicisation du métier (Sourisce et Nicey, 2022). Pourtant, les contenus à vérifier sont souvent sous forme de textes. Il est rare d’avoir affaire à des photos ou des vidéos.

Pour la rédaction de Tunisia CheckNews, en plus du flair, l’éthique et le professionnalisme, l’utilisation des outils est nécessaire pour le journaliste de vérification. C’est le point de vue du rédacteur en chef de Falso, le seul journaliste dans l’équipe. Il croit que ces outils sont fondamentaux dans le métier et sont faciles à utiliser. La fondatrice de Falso indique que la plateforme envisage d’adopter des techniques de vérification automatique :

Dans une certaine étape, nous envisageons de passer à la vérification automatique. Nous voulons dépasser la vérification manuelle. Nous allons développer et ajouter au navigateur internet une forme d’extension qui nous indique le degré de crédibilité des sources, notamment sur les réseaux sociaux (Falso, fondatrice/journaliste, 02.06.2021).

La majorité des plateformes sont ouvertes sur des innovations et des évolutions possibles. Contrairement à Nawaat Fact-check et BN Check pour lesquelles l’utilisation des logiciels nécessite des formations, Trust News Tunisia voit que le journaliste n’a pas besoin de formation pour utiliser ces logiciels. Selon son rédacteur en chef, des tutoriels en ligne permettent d’apprendre à manipuler ces applications. En revanche, comme Tunisia CheckNews, Trust News Tunisia met la focale sur le flair et la curiosité comme un prérequis essentiel pour les fact checkers. Somme toute, différentes plateformes font appel à des applications de manière occasionnelle, notamment pour vérifier des photos et des vidéos. La dimension technique est partiellement présente. Mais aucune des plateformes n’utilise la vérification automatique. Comme le constatent Vlachos et Riedel (2014) et Goasdoué, Karanasos et al. (2013), la vérification automatique nécessite l’existence des bases des données et des ressources numériques. Or, ni ce type de données ni les techniques et les pratiques associées ne sont assez établies dans l’environnement médiatique tunisien. Ainsi, les fact checkers s’inscrivent dans cette nouvelle branche de journalisme et pratiquent la vérification avec des méthodes classiques. Actuellement, l’association Arab Reporters for Investigative Journalism (ARIJ) travaille sur la mise en place d’un réseau arabe de fact checking. Elle envisage de promouvoir des techniques de vérification automatique. À ce propos, Amazeen (2017) considère la collaboration entre les plateformes de fact checking comme un point fort. À l’échelle de la Tunisie, nous n’avons constaté aucune forme de collaboration entre les médias pratiquant la vérification.

Conclusion

En examinant les profils des fact checkers en Tunisie, cette recherche a montré que l’ampleur de l’équipe varie d’une rédaction à une autre. Bien qu’elles soient moins nombreuses, les équipes des médias spécialisés dans la vérification produisent plus d’articles que les médias généralistes. La majorité des rédactions est composée de journalistes professionnels. Falso est la seule rédaction qui compte des activistes qui se présentent comme des journalistes. L’extension de la pratique journalistique se manifeste dans des plateformes diverses à travers la participation des citoyens, des influenceurs et des ONG dans la détection des fausses informations et la diffusion des informations vérifiées. À l’exception de Falso, l’étape de vérification reste l’apanage des journalistes. Cela étant, les rédacteurs interviewés reconnaissent que généralement la participation citoyenne est faible. Aussi, la formation dans la vérification influe sur le type de contenu à vérifier. Certaines rédactions ne vérifient pas des photos et des vidéos parce qu’elles n’ont pas été formées là-dessus.

Par ailleurs, nous avons constaté que les fact checkers vérifient les informations en appelant par téléphone les sources concernées. Cette démarche classique s’explique en autres par la nature des informations à vérifier correspondant souvent à des déclarations et des données sous forme de texte. Les contenus sous forme de vidéo ou photo nécessitant l’utilisation des logiciels sont rares. Ainsi, les différentes rédactions pratiquent la vérification manuelle. Certaines rédactions font appel à des logiciels spécifiques en ce qui a trait à la détection. D’autres utilisent occasionnellement des logiciels libres pour analyser des photos ou des vidéos. Mais, même dans ce cas, il ne s’agit pas de vérification automatique. La faible numérisation des données, la lente inscription dans le mouvement des données libres et le manque des formations et des investissements nécessaires en Tunisie sont parmi les facteurs expliquant cet état des choses. Aussi, nous avons remarqué des différences dans les relations des rédactions aux sources. Certaines rédactions mettent en avant la protection des sources et enregistrent quand même les propos recueillis comme preuve au cas où la source nie les déclarations accordées au journaliste. D’autres rédactions se focalisent sur la transparence des sources, notamment dans le journalisme de vérification. Ces différences sont un indice du débat qui anime cette branche de journalisme en Tunisie. Elles peuvent contribuer à l’éclaircissement et à la consolidation des normes professionnelles dans le pays, notamment durant une période de transition marquée par le flou dans le secteur (Chouikha, 2015).

Somme toute, durant une courte période, les plateformes de vérification en Tunisie ont connu une évolution remarquable et se sont imposées dans le paysage médiatique. Pourtant, les différentes expériences demeurent fragiles, notamment en raison d’un financement qui dépend de l’étranger. Elles sont également influencées par l’instabilité politique et économique que connaît le pays. La future évolution des médias de vérification en Tunisie est également tributaire des réformes structurelles qui s’imposent dans le secteur médiatique telles que la transition numérique, le cadre juridique, les modèles économiques et la formation. Dans cette optique, l’aspiration au travail collaboratif entre les différentes plateformes et l’intention d’adopter prochainement la vérification automatique semblent prometteuses. Ce sont des intentions exprimées par les acteurs et qui peuvent se concrétiser à l’avenir. 

Arwa Kooli est enseignante vacataire à l’Institut de Presse et des Sciences de l’Information de l’Université de la Manouba.
Ikram Toumi est maître assistant à l’École des Études en Communication à l’Université Kent State.
Fredj Zamit est enseignant-chercheur à l’Institut de Presse et des Sciences de l’Information de l’Université de la Manouba.




Notes

1

Social Media Club est une association fondée en 2006 aux États-Unis dans le but de promouvoir les bonnes pratiques dans les nouveaux médias. Social Media Club Tunisia est un groupe Facebook fermé créé en 2014.



2

Selon Medianet Labs (2020), la Tunisie compte environ 7 600 000 utilisateurs Facebook, soit 66 % de la population.



3

C’est le deuxième principe de la charte de l’IFCN relatif à la transparence des sources.






Références

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Référence de publication (ISO 690) : KOOLI, Arwa, TOUMI, Ikram, et ZAMIT, Fredj. Les médias de vérification en Tunisie : organisation des rédactions et méthodes à l’œuvre . Les Cahiers du journalisme - Recherches, 2022, vol. 2, n°8-9, p. R173-R186.
DOI:10.31188/CaJsm.2(8-9).2022.R173


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